Fanfiction Diablo II

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Le Paladin de l'ouest

Par Bert
Les autres histoires de l'auteur

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Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Beaucoup avaient entendu parler des malheurs qui s'étaient abattus sur Tristram. Mais peu comprenaient, ou pouvaient comprendre, la véritable signification de ce maléfice parfaitement impropre à l'analyse, de part sa complexité, ses origines multiples et douteuses, mais surtout l'ampleur de son impact sur non pas une ville, un royaume, un continent ; non, sur tout Sanctuary. On sous-entend bien-sûr le retour des Trois Grands, Méphisto, Baal et Diablo. Leur apparition en ce monde était une chose inconcevable ; leur disparition rendait encore plus perplexe - deux éléments qui font d'eux de réelles légendes. Tous connaissent leur histoire. Leur ascension et leur chute. Peu à peu, cela semble s'oublier ; le monde se rétablit. Et Tristram, où tout commença, achève ses souffrances pour devenir une ville éternellement en deuil dont la seule et maxime consolation est le calme qui s'est instauré.

La ville est complètement désertée ; pas d'habitants. Et on ne pourrait trouver de meilleure messe pour célébrer la « fin » du Grand Conflit, ou du moins ce qui ressemble à une trêve. Ce silence ! Comme il plaisait à Bertogale ! Et comme ce-dernier jouissait de cette lente mélancolie à laquelle il pouvait s'abandonner. Il était triste, mais cette tristesse revêtait une insouciance qui la rendait bien douce ; et bien que Bertogale ne s'en doutait pas, il était heureux. Heureux dans sa tranquillité. Pourtant la ville n'était pas parfaitement muette. Il y avait dans un premier temps la présence du prêtre et du marchand - mais que ces compagnons l'importaient peu ! - et de manière plus inquiétante, la cathédrale. Elle jetait des regards anxieux sur Bertogale et semblait le menacer ; lorsque le guerrier répondait de ses yeux, par une contemplation craintive du monument, une vive plaie s'ouvrait dans son coeur et rependait sur son âme les dernier souvenirs qu'il ne s'était pas encore résolu à conter. Mais peu à peu, il affectionna cette mémoire de l'an dernier et, au cours de ses longues promenades à travers la ville, confectionna le récit qui suit.

Une semaine s'était écoulée depuis le retour du Corbeau à Tristram. Les trois premiers jours, il avait longuement raconté ses aventures car l'élan et l'inspiration s'y prêtaient bien. Mais ce qui suivait exigeait de lui quelques méditations. Et le prêtre, ainsi que le marchand, avaient été patients.

A l'aube du huitième jour, Bertogale réveilla ses compagnons et les mena hors de la ville, dans les plaines verdoyantes qui entourent l'ancienne capitale du Khanduras. L'homme d'église avait remarqué que depuis quelques temps, le conteur s'aventurait hors de la ville, lorsque le soleil était à son zénith, avant de rejoindre ses deux compères pour déjeuner. Il semblait chercher quelque chose... Peut-être l'avait-il trouvée ?

Ils arrivèrent à un lieu qui, d'apparence, n'avait rien de particulier. Bertogale longea le périmètre d'un cercle imaginaire et après avoir fait deux tours, il divagua d'un pas vers la droite et frappa un grand coup. Il y eut un bruyant effondrement et la terre s'ouvrit sur un tunnel souterrain que la lumière parvenait à peine à éclairer.

« Ce passage méconnu, expliqua-t-il, mène aux catacombes de Tristram, là où, il y a deux ans, je me perdis avec mes compagnons. Souvenez-vous que Gormondriel, l'archange que j'avais libéré, me mena jusqu'à cette échappatoire et m'implora de quitter ce lieu maudit ; mais je refusais, car je devais retrouver mon vieux compagnons, Kandorma, toujours prisonnier des catacombes. Vous savez comment cette aventure se termine.
- Oui, soupira le marchand, cette historie est glorieuse.
- Oubliez la gloire, maître marchand, rétorqua froidement Bertogale, et souvenez-vous aussi qu'à ce lieu exacte, j'abandonnai autre chose que mon salut. Je veux à présent la récupérer mais, ayant fait le serment de ne plus retourner dans les souterrains hantés de la ville, je vous demande d'accomplir cette tâche à ma place... »

Le prêtre qui avait bonne mémoire, (et l'avez-vous aussi ami lecteur ?), ressenti un sentiment d'excitation à l'idée de retrouver ce que l'aventurier avait effectivement enterré deux ans auparavant. Il se proposa donc d'y aller. Courageux, mais peut-être surtout raisonneur, il ne craignait pas les malédictions qui parcouraient les catacombes, tout simplement parce qu'il s'était fait à l'idée que le Grand Conflit avait pris fin et qu'il était peu probable qu'un démon habite encore ces souterrains. Il plongea dans l'obscurité et disparu, et un frisson parcouru la nuque du marchand. Mais notre raisonneur restait tranquille. Il posa ses mains sur le sol et commença à creuser à divers endroits, et cela pendant un long quart d'heure. Enfin, entre terre et ossements, il tâta ce qu'il recherchait, quelque chose de glaciale qu'il arracha à la terre et qu'il rangea dans une sacoche. Il sortit ensuite, le regard plein d'orgueil et un sourire triomphant sur les lèves.

Bertogale fut touché par la réussite du prêtre et ressentit une amitié sincère à son égard. Le marchand lui-même fut heureux d'avoir participé à cette petite péripétie. Enfin, le guerrier ouvrit le sac. Sale et complètement recouvert de poussière, le heaume de Patrius luisait d'un nouvel éclat sous la lumière du jour dont il avait été si longuement privé, depuis que Bertogale avait enterré l'artefact, il y a de cela presque deux ans.

Tous furent émus par la relique.

« Je vais à présent finir mon récit et vous expliquer pourquoi je suis revenu à Tristram. »
« Contrairement à ce que la plupart des géographes pensent, les montagnes de Tamoe ne prennent pas pieds sur le grand désert d'Aranoch. Elles en sont séparées par une mince étendue de terres fertiles, parsemée de quelques forêts, (notamment au fur et à mesure que l'on progresse vers le nord) ; terres fertiles qui se désolent progressivement avant de devenir un aride champ de pierre puis, enfin seulement, l'infini mer de sable qui s'interpose entre l'ouest et l'orient. Kurast se situe encore plus loin. En effet, après avoir franchi le fameux désert jusqu'à la côte, on peut espérer trouver une embarcation pour la mer qui, si la chance nous sourit, vogue jusqu'à la ville sainte ; et seulement après cette longue traversée, se termine cet ambitieux voyage. Les fidèles qui accomplissaient le pèlerinage n'étaient donc pas sans mérite...

J'entamais ma descente des monts et m'aventurais dans un des ces petits bois qui parsèment le flanc de la montagne. En cette fin d'après-midi, l'ombre qu'offraient les arbres était plaisante. J'entendis le paisible écoulement d'un ruisseau au loin et mon coeur fut rempli de désir et de soif ; aussi je m'y précipitai pour soulager mon gosier. L'eau était fraiche. Teintée de cette pureté minéralogique que confère la montagne aux rivières ou le bassin de pierre à l'eau bénite. Et comme l'onde était des meilleures, qu'elle était froide mais que l'air s'alourdissait sous un soleil exotique, je retirai les vêtements qu'on m'offrit au monastère et me baignai dans le ruisseau.

« Il existe donc encore du bon dans ce monde ! »

Après un bon quart d'heure, je sortis et m'allongeai sous un arbre ; et lorsque je fus séché, je remis l'humble pantalon grisâtre, la chemise blanche un peu trop grande, l'épaisse ceinture à laquelle pendait une boussole - étrange objet de sorcier ! -, vêtements que m'avaient prêtés les moines du monastère, et rangeai l'épée qui m'avait une fois arraché des griffes de la mort. Tout frais, tout propre, je me sentais d'attaque pour le voyage qui m'attendait. Après avoir erré dans la nature sauvage, je trouvai enfin un sentier et le suivais quelques heures durant. Le soleil commença à s'enfoncer dans l'horizon, l'azur du ciel s'embrasa, prélude colorée avant les ténèbres de la nuit... Le dénivelé de la montagne s'estompait, il devint plus facile d'avancer car je n'avais plus à amortir chacun de mes pas de peur de tomber dans mon élan.

Après cette laborieuse descente, je fis une pause et à peine m'étais-je assis, qu'une étouffante sensation de chaleur s'empara de moi. Et en même temps, je frissonnais à cause de la sueur que caressait la brise du soir. Je respirai profondément pendant quelques instants. 'Bon, si je continue à un bon rythme, j'aurai quitté la montagne dès ce soir, ensuite, au bout d'un ou deux jours peut-être de marche, j'aurai atteint le désert puis... hm...comment franchir cette nouvelle étape ? Sans compter qu'après, il faudra traverser la mer... Allons, courage, tu n'es pas le premier à faire ce pèlerinage !...' A raisonner ainsi, j'en oubliai presque la fatigue et la faim. Je me levai et aperçu dans l'ombre naissante de la nuit, à quelques kilomètres de là, une lumière jaunâtre s'allumer. Il s'agissait d'un foyer.

L'heureuse coïncidence !

Je me mis en route, envieux de compagnie et marchai une bonne heure. Cette fois-ci, j'arrivai après le diner. Il s'agissait d'un petit camp, sans tente, sans chevaux, ni caravane, rien que cinq hommes silencieux, assis autour du feu, finissant un lièvre qu'ils avaient sans doute chassé plutôt dans la journée. Lorsque je fus à une centaine de mètre de leur groupe, l'un deux réagit avec vivacité, s'emparant d'une lance et criant dans la nuit :

« Qui vive ?
- Un ami !
- Quel genre d'ami ?
- Le genre qui a besoin d'un peu de compagnie. »

Deux des quatre autres hommes se levèrent pour jeter un coup d'oeil. Lorsque je fus assez proche, celui qui m'avait déjà interpellé recommença :

« Votre nom.
- Bertogale, le corbeau.
- Monsieur, je vous connais, reprit-il, (ce qui pouvait soit être une bonne ou une mauvaise chose). N'est-ce pas vous que les rogues ont arrêté pour l'assassinat de plusieurs vierges ? »

Ah, une mauvaise chose alors.

« Oui, mais à tort, expliquai-je.
- De toutes façons, reprit un petit homme en vêtement de prêtre, les meurtres ont continué même après son arrestation.
- J'y pense, continuai-je, si vous êtes au courant de tout cela, vous devez être des rescapés du Monastère, non ? »

Il y eut un court instant. Le prêtre hocha de la tête.

« Pourquoi ne vous asseyez-vous pas près du feu pour nous raconter votre aventure, » proposa une voix un peu lente et lasse, et par ailleurs familière. Jobin, le regard perdu dans les flammes chatoyantes, leva un regard interrogateur.

Nous nous assîmes tous autour du feu, et étant le nouveau venu, j'étais le premier à parler. Je leur racontai donc ma fuite de la prison, mon entrevue rapide avec le rôdeur, par quel malheureux concours de circonstances Hypérion était mort, comment j'avais rejoint la bibliothèque où s'établissait la résistance, puis ma tentative de trouver la comtesse, expliquant tout simplement que je l'avais trouvée morte au côté d'Ignasse. Enfin, j'inventai une petite anecdote pour expliquer ma fuite avant de décrire ma descente des montagnes de Tamoe. Tout au long de la conversation, je remarquai que mes interlocuteurs voulaient intervenir, mais d'un signe de la main, Jobin leur ordonnait de se taire.

Mes compagnons parlèrent ensuite à leur tour, c'est ainsi que je fis leur rapide connaissance. Tout d'abords, il y avait Jobin, noble seigneur de Khanduras que j'avais rencontré au côté d'Ignasse, complotant au côté d'autres nobles la mise-en-place d'un nouveau gouvernement. C'était ce même Jobin qui m'avait attrapé cette fameuse nuit où les Rogues m'accusèrent du meurtre de trois vierges. Enfin, c'était lui qui avait organisé la résistance dans la bibliothèque du Monastère et je m'étonnai qu'il soit toujours en vie, car il m'avait semblé que les démons avaient tués tous les résistants avant de les ressusciter. Assez honteusement, il admit que perdant lui-même espoir, il s'était finalement enfuit avec deux compagnons, jugeant qu'il serait de toute façon plus utile vivant que mort. Et non sans difficulté, lui et ses hommes étaient parvenus à trouver une sortie et à s'échapper vers les sommets des montagnes de Tamoe.

Parmi les quatre autres hommes, deux étaient ces fameux compagnons. Le premier, Jobias, était celui qui m'avait demandé mon nom. Il était de taille moyenne, barbu, le visage dissimulé sous ses longs cheveux noirs, des petits yeux pétillants y émergeant, habillé d'une cotte de maille et par-dessus d'une robe sur laquelle se dessinait un blason en forme de dragon rouge, escorté par deux clefs noires : le blason de la Marche Blanche. Lui-même n'était pas noble, non c'était un soldat au service de Jobin, et ce depuis dix ans que précédaient de longues années au côté du père du seigneur. Guerrier d'expérience, dévoué, éduqué par de nombreux voyages, il était le plus loyal serviteur que l'on puisse trouver et Jobin commenta que plus d'une fois, Jobias lui avait sauvé la vie. Ses longues années de vécus ne l'avait pas entamé, il était peut-être moins vivace, mais toujours aussi fort ; néanmoins, les évènements d'il y a quelques jours déjà lui avait donné un gros coup de vieux et il commençait soudain à ressentir la fatigue.

Le second, Cadin, était de la même « trempe » que Jobin. Compte de Dunesport, partisan de Jobin qui, selon lui, serait le prochain prince de Tristram, il avait accouru à l'appel de ce-dernier pour tenir une réunion secrète visant à élaborer la prise de pouvoir des seigneurs du Pacte de la Marche. Mais les évènements avaient grandement contrarié leur projet, la plupart de leurs alliés étaient à présent morts, seule l'anarchie et le chaos pouvait s'instaurer dans leurs terres abandonnées aux mains de paysans complètement incapables de quelque action politique-

« Ça va, on a compris, » coupai-je.

Les deux autres hommes n'avaient absolument rien avoir avec la noblesse de Khanduras. Ils étaient de Westmarch et à, ma grande surprise, des compagnons d'Hypérion. Je me souvenais alors les avoir effectivement vus lors du banquet où je rencontrais le capitaine. La nouvelle de sa mort les navra. Ils avaient étés envoyés par Linéus pour escorter Hypérion et retrouver le heaume de Patrius et son détenteur.

« Vous, en l'occurrence, » remarqua le moine en me jetant un regard furtif, avant de replonger ses yeux dans les flammes et de continuer son récit.

La guerre civile avait éclatée à Westmarch. Aux dernières nouvelles, chacun des camps s'armaient pour le conflit mais il n'y avait pas encore eu d'affrontements majeurs.

« Notre mission, continua le prêtre, est de montrer que Linéus avait raison de vous laisser la vie sauve.
- Mais, repris-je après un temps d'hésitation, comment comptez-vous faire cela ?
- Il nous faut une preuve. »

Cette fois-ci, c'était l'autre qui avait parlé. Il était plus jeune, le visage doux, les yeux gris, assombris par l'ombre d'une mèche blonde. Sa phrase avait été dite avec lenteur, chaque mot raisonnait doucement dans l'air. Cet homme n'avait pas l'habitude de parler, je crois. Lorsqu'il eut dit sa réplique ses yeux vacillèrent d'un convive à l'autre avant de replonger dans le sol, quelque chose lui passait par la tête-

« Quel genre de preuve ? demandai-je.
- Je ne sais pas, répondit-il rapidement. Je ne sais pas, répéta-t-il plus doucement.
- Au fait, je ne connais pas vos noms.
- Je m'appelle Mériadon, répliqua le prêtre, mais vous pouvez m'appeler 'mon père'.
- Non-merci, je ne crois pas à la grâce suprême. Et vous ?
- Sylvain. »

Voici donc à quoi ressemble mes cinq nouveaux compagnons : Jobin, seigneur de la Marche Blanche, et son serviteur Jobias. Cadin, compte de Dunesport. Le prêtre Mériadon et son silencieux ami, Sylvain. Cadin s'allongea contre un rocher :

« Bonne nuit tout le monde, je suis esquinté. J'ai l'habitude des chevaux moi, pas de marcher toute la journée sous un soleil de plomb, grommela-t-il.
- Il a raison, approuva Jobin. La journée fut longue et nous pourrions avoir besoin de nos forces pour une éventuelle rencontre avec les démons.
- Je montrerai la garde, proposa Jobias.
- Et où irons-nous demain ? demandai-je.
- Ça, me répondit le prince, nous avons toute la nuit pour y réfléchir. »

Jobias éteignit le feu et bientôt, nous nous endormîmes sous le ciel étoilé de l'orient.
Au matin, Sylvain montait la garde.

« Salut..., murmurai-je.
- Bonjour, Bertogale, » répliqua-t-il doucement, avec cette fraicheur qu'on les hommes matinaux.

Jobin se réveilla en ouvrant brusquement les yeux. Il jeta un coup d'oeil furtif autour de lui. Peut-être espérait-il que les évènements de ces derniers jours n'avaient été qu'un cauchemar ?... en vain. Puis avec une certaine élégance, il se leva, sans même s'étirer ou bailler.

« Bien dormi ? demandai-je.
- Bien dormi, » rétorqua-t-il en ramassant ses affaires. Il s'habilla d'un veston noir et poussiéreux, puis rangea son épée dans son fourreau, avant de regarder le soleil levant. Je l'abordai :

« J'imagine que vous avez réfléchi à où aller ?
- J'ai surtout réfléchi à où ne pas aller.
- C'est un début.
- Mon objectif, expliqua-t-il, est bien entendu de regagner Tristram. Seulement, comme vous le savez, la route vers l'occident est à présent bloquée. De plus, le Rôdeur, est parti vers l'orient ; et très honnêtement, je ne vois pas l'intérêt que nous aurions à le suivre. Donc, il ne nous reste plus que le nord et le sud.
- Vous voulez fuir ?
- Ne tournez pas les choses de cette manière. Vous savez bien que nous ne pouvons rien contre cette... menace.
- Peut-être que nous nous y sommes pris de la mauvaise façon, insistai-je, avec candeur.
- Votre courage est admirable ; votre stupidité l'est moins. »

Doucement, l'énervement monta en moins. J'étais sans doute trop engourdi pour lui flanquer un crochet. Un peu ahuri, je me grattai la tête. Bon, on ne peut pas partir vers l'occident, ni vers l'orient. Dans le midi, il n'y a rien, dans le nord, rien non plus. Superbe ! On n'a qu'à rester ici, tant qu'à faire.

« Démons ou pas, intervint Sylvain, Mériadon, Bertogale et moi partons pour Kurast. Nous avons une mission. Libre à vous de nous suivre.
- Je..., essayai-je.
- C'est ridicule, s'exclama Jobin. Il est hors de question de se séparer ! Et si nous rencontrons un groupe de démons, que ferons-nous ? A plusieurs, nous aurons une meilleure chance de survie.
- Venez avec nous alors, conclue Sylvain.
- Cela aussi est ridicule.
- Écoutez Jobin, repris-je. Je comprends votre positionnement. Mais si... si je vous disais que je connaissais un moyen de vaincre les démons, accepteriez-vous d'aller jusqu'à Kurast ? »

Il y eut un long silence. Quel genre de moyen ? devait-il se demander. Mais comment lui expliquer ? Il allait bien falloir s'y résoudre. Expliquer comment j'étais réellement sorti du monastère et comment je comptais, grâce aux pouvoirs de Gormondriel, terrasser le rôdeur. De plus, si j'avais rencontré l'archange, c'était bien grâce au heaume de Patrius. Destin ou pas, il suffirait, une fois Diablo vaincu, de prétendre que l'héritier de Patrius avait sauvé le monde d'un grand périple et que Linéus avait donc justement agi. Que m'importait alors de ne plus avoir le heaume ? Tout pouvait bien se dérouler.

« Si nous réussissons effectivement à vaincre les démons, reprit Sylvain, comme vous prétendez pouvoir le faire, reviendrez-vous à Westmarch pour revendiquer que vous êtes bien le légitime héritier de Patrius ?
- Je vous le promets.
- Et vous Jobin, que comptez-vous donc faire ?
- Je serais aussi des vôtres. Après tout, c'est toute l'humanité qui est en jeu, non ? »

Sur ce, il se retourna et réveilla ses deux compagnons.

« Nous devrions nous mettre en route ! »

La bonne volonté de Jobin me rendit perplexe. Que manigançait-il ? Sylvain partit réveiller Mériadon.

« Et pour le petit déjeuner ? demandai-je.
- Vous voyez de la nourriture ? » me lança Jobin.

Bon. Je m'habillais rapidement et pris le temps de contempler l'arme de l'archange. 'Pourvu qu'avec, on puisse effectivement vaincre ces démons...' Puis je rangeais la lame dans son fourreau.

Eh bien, en route !

Vers le soleil levant !

Et nous nous mîmes en marche, malgré les protestations de son éminence, le compte de Dunesport. Nous traversâmes une terre craquelée par la sécheresse. Bientôt, il n'y avait plus d'arbres, seules quelques herbes grisâtres qui s'effacèrent au fur et à mesure que notre troupe progressait. La faim commença à nous tenailler, moi qui croyais avoir l'habitude de ne pas prendre de petit déjeuner. Cela devait être dû à l'intensité de l'effort physique et au maigre repas de la veille. Je repensais au banquet des rogues, lorsqu'elles avaient précocement annoncé la mort du Seigneur de la Terreur. Je ressentais à présent la lourdeur de mes jambes. Une fatigue pesante me gagnait... et cette chaleur qui n'avait cessé d'augmenter depuis que nous étions partis !

« Je n'en peux plus ! »

Tous se retournèrent pour voir Cadin s'esclaffer contre un rocher. Ses joues enflées étaient devenues rouges, ses cheveux noirs ruisselaient de sueur.

« Et bien quoi ? s'énerva Jobin. Nous venons à peine de partir ! »

Cadin contempla son compagnon avec surprise. Les yeux du prince brillaient d'un vif éclat et cette sudaine vigueur m'étonna moi aussi.

« Peut-être serait-il sage de faire une pause ? proposa Jobias à son maître.
- Rien que le temps de faire une prière... », ajouta timidement Mériadon.

Jobin se résigna à suivre la volonté du groupe.

« Demande à tes dieux de nous donner des forces, ricana-t-il.
- Modérez votre insolence, » intervins-je.

Sylvain s'assit à côté de Cadin et lui tendit une gourde. Reconnaissant, le compte en bu une épaisse gorgée. Puis Sylvain reprit le bien précieux et la rangea autour de sa ceinture. Un peu plus à l'écart, agenouillé devant l'orient et un petit livre à la main, Mériadon fit sa prière et embrassa une croix d'or qui pendait à son cou.

« Nous devrions peut-être songer à trouver de la nourriture ? remarqua Jobias.
- Il a raison, se lamenta Cadin. Je suis affamé.
- Ouais, rétorquai-je, tu as intérêt à t'y habituer. »

Devant son visage craintif, je ne pus m'empêcher d'émettre un large sourire.

« Cela ne veut pas dire que nous devons faire exprès de mourir de faim, répliqua Jobias.
- Et bien, qu'en pense votre prince ? »

A cette appellation, Jobin, qui contemplait à nouveau l'orient, se retourna.

« Il n'y a rien ici. Le mieux que nous ayons à faire, c'est continuer.
- Bon, m'enflammai-je, il y a tout de même une chose que j'aimerais savoir. Au début, vous disiez que vous ne vouliez pas aller vers l'orient et maintenant, vous êtes pressés ? Qu'est-ce que vous manigancez ?
- Vous avez dit que vous aviez une arme pour vaincre les démons, non ?
- Oui, et elle ne tue pas que les démons d'ailleurs !
- Arrêtez de faire le gamin, répondit-il sèchement. Si ce que vous dîtes est vrai, et que le rôdeur est devant nous, il me parait légitime d'être pressé et de vouloir le rattraper pour mettre fin à toutes cette mascarade démoniaque. »

Je soupirai profondément. Il avait absolument raison mais... mais... tout cela, il le disait hypocritement. J'avais envie de... juste... une fois pour me défouler !

« Continuons notre chemin alors » lança Sylvain avec cette sérénité qui le suivait partout.

Il aida ensuite Cadin à se relever et le moine s'approcha de moi :

« Vous devriez profiter des pauses pour vous reposer. »

Ah, non ! Ils ne vont pas tous se mettre à me faire la morale ! De quel droit... ? Mais au fond, il avait lui aussi raison. Il ne devait pas être hypocrite, en plus... Je respirai profondément. Allons, du calme. Les autres partaient déjà. Jobin ouvrait la marche, moi, la fermais. Au vu de la position du soleil, il devait être midi. Les rayons de l'astre tapaient fort. Le paysage au loin devenait flou, troublé par des vagues de chaleur. La terre se transformait doucement en sable. Cette fois-ci, il n'y avait vraiment plus de plantes. D'énormes rochers surplombaient le désert, et ces édifices de pierre se révélèrent essentiels, car, dans cet océan de feu, ils allaient nous procurer un peu d'ombre. Lorsque nous eûmes atteint un premier point d'ombre, nous fîmes une pause et nous décidâmes de renoncer à voyager l'après-midi, car ce serait du suicide. Pour rattraper le temps perdu néanmoins, il nous faudrait marcher la nuit et donc nous devions profiter de cet instant de répit pour dormir.

Mais il faisait trop chaud pour se reposer convenablement. Protégés par l'ombre, nous étions à présent tous torses nus, excepté Jobias. Nous aurions voulu nous nettoyer un peu mais préférions garder nos rations d'eau pour étancher notre soif. Il nous restait la gourde de Sylvain, celle de Jobin, de Jobias et de Mériadon. Toute était entamée, impossible de savoir à quel point. Sylvain s'efforçait de ne pas boire. Jobin était trop fier pour le faire. A mon tour, je m'étais donné à ce petit jeu et pour je ne sais quelle raison, chacun essayer de prouver son endurance aux autres. Mériadon priait à nouveau à l'écart. Seul Cadin trouvait le sommeil dans cette chaleur infernale. Je voulus parler à Sylvain, mais en ouvrant la bouche, une bouchée d'air brûlante se condensa dans ma gorge et aucun mot ne sortit.

Quelle idée, aussi! Traverser le désert en étant si peu préparé. Seulement voilà: Sylvain et Mériadon avaient prévu de faire ce voyage. Ils devaient connaître la route; peut-être n'étions-nous pas si loin d'une ville ? Une caravane nous attendait-elle quelque part ? Je redoublai mes efforts pour parler:

« Sylvain, lui lançai-je, savez-vous où nous allons ? Et même si vous savez quelle direction suivre, nous ne pouvons pas continuer éternellement sans nourriture.
- Non, tu as raison.
- Avec Hypérion, vous aviez l'intention de faire ce voyage. Vous ne pensiez sûrement pas traverser le désert d'une traite.
- Non. Mais nous comptions partir avec des provisions.
- Ah..., fis-je déçu.
- Cependant, Mériadon et moi avons pris quelques précautions. Hier soir, nous avons jeté un dernier coup d'oeil aux cartes du désert. Si nos calculs sont exacts, nous devrions atteindre un oasis demain soir.
- Bon, il y a de l'espoir.
- Oui, mais il nous faudra tenir encore un long jour. »


Pour moi la nouvelle restait bonne. Un oasis ! Des provisions, de l'eau mais aussi un endroit où se baigner. C'était absolument parfait. Cette nouvelle raviva mes forces. Puis je m'étonnais de ne pas avoir été mis au courant avant. En vérité, chacun semblait comploter dans son coin, en essayant de diffuser au minimum les informations qu'il détenait. Sylvain et Mériadon veulent aller à Kurast pour trouver des preuves que je suis effectivement l'héritier de Patrius, soit. Mais il n'est pas impossible qu'ils sachent exactement, contrairement à ce qu'ils ont insinué la veille, comment obtenir ces preuves. Pourquoi ne rien me dire ? Plus inquiétant : Jobin. Trop motivé, pas de motifs. Sauver l'humanité ? Pour la lumière ? Au regard de son comportement à l'égard de Mériadon lorsque ce-dernier avait voulu prier, il devait être athée... Ou alors, il parvenait effectivement à évaluer le danger qui pesait sur notre monde, après tout, il avait réchappé au Monastère des rogues. Et pourtant, quelque chose clochait. Avait-il un intérêt politique à aller à Kurast ? Pareillement, je n'avais moi-même pas fait part de tout ce que je savais. Personne ne s'était interrogé sur comment je comptais m'y prendre pour combattre les démons. Je n'avais rien dis sur le heaume, ma fuite du Monastère, et encore moins qu'une des raisons pour lesquelles je tenais à aller à Kurast, était de retrouver Syvante. Comment leur expliquer tout cela ? Eux aussi devaient avoir des raisons pour ne pas être bavards, ou du moins pour préférer ne pas l'être. Néanmoins, si nous décidions de former une coterie, cela allait devoir changer, et ceux, décidai-je, avant la prochaine nuit.

Notre pause avait duré quatre heures. Le soleil resplendissait dans le ciel, mais commençait déjà sa descente dans l'ouest. Seul Cadin dormait. Jobin alla le réveiller.

« Debout! »

Pas de réaction. L'aristocrate ronflait, presque paisiblement, allongé sur le sol, jouissant de l'ombre du grand rocher. Jobin le secoua. Il répéta son ordre. Finalement, Cadin ouvrit les yeux et murmura quelques mots. Puis, le bras tiré par Jobin, il essaya de se relever mais une fois debout, il dû s'appuyer contre son compagnon pour ne pas tomber. Ses joues étaient écarlates, il suer encore plus qu'avant. Le compte allait-il pouvoir reprendre la marche ? Mériadon accourut au secours du seigneur; les deux hommes soutinrent le compte et progressivement, ils parvinrent à le faire avancer. Mériadon posa alors une main sur son front.

« Il est fiévreux. »

Le groupe entier poussa un soupir. La fièvre en soit n'était rien de bien grave mais au cours d'un voyage comme celui-ci, elle pouvait être fatale.

« Alors, nous devons gagner cette oasis au plus vite, fis-je.
- Vous savez où en trouver une ? interrogea Jobin.
- Oui, à un jour de marche, expliqua Sylvain, si nos calculs sont exacts.
- Je ne tiendrais pas, souffla Cadin.
- Ne dîtes pas de bêtises, » reprit Jobin nerveux.

Nous marchâmes. Mais notre rythme était lent. Beaucoup trop lent. C'était la fin de l'après-midi, le début du soir. La chaleur était bien plus écrasante qu'au matin. Mes vêtements peser sur mon corps mais je ne pouvais pas les enlever, au risque d'attraper des coups de soleil. Je contemplais mes pieds, foulant le sable, l'écoulement des grains tandis que j'enfonçais et retirais mes bottes du sol. Le soleil commença à s'incliner dans l'horizon. Et nous marchions toujours. Mes yeux plissés se fermaient pour ne plus affronter l'intense luminosité du désert, mes paupières étaient lourdes et je crus céder à un sommeil malsain. Mais s'arrêter à présent, c'était la mort ! Il fallait continuer, coûte que coûte... Eh, quoi ? S'échapper du Monastère pour crever dans le désert ? Non, ce désert, ces rideaux de chaleur, ce soleil menaçant, tout cela, ce n'était rien comparé à ce que j'avais déjà vécu. Comment ai-je pu envisager la mort ? Moi, Bertogale, le corbeau ? Hors de question de renoncer au voyage. Dans un jour, j'aurais atteint l'oasis. Ensuite, nous pourrions nous réapprovisionner et nous irons jusqu'à Kurast. Puis, enfin, je retrouverais Syvante !

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Le soir, nous décidâmes, malgré notre résolution à voyager la nuit de nous arrêter et de dormir. La chaleur tomba rapidement; bientôt, il fit froid. Jobias s'empara d'une buche dans son sac de cuir, la découpa en morceau grâce à une petite hachette qu'il portait à sa ceinture et alluma un feu de camp. Bientôt, nous nous assîmes tous autour du foyer, sans nourriture et sans eau à présent. Le silence tomba. Nous étions trop épuisés pour parler mais top angoissés pour dormir. Que nous arriverait-il demain ? Était-ce la mort qui était au rendez-vous ? Je ne croyais pas si bien dire.
« Il faut que nous parlions, ordonna Jobias. Il faut que nous réjouissons un peu nos coeurs, sinon nous n'aurons pas la force de nous lever demain matin.
- Il a raison, approuva calmement Sylvain.
- Bon, et de quoi voulez-vous parler ? demanda Jobin.
- Je pense que nous avons deux, trois trucs à mettre au clair. »

Je fus surpris d'entendre ma voix. J'avais pensé les paroles, comme si j'avais perdu l'habitude de les prononcer et seulement après, j'avais émis les mots. Au début, l'effort se fit ressentir mais au bout de quelques mots, ma langue sèche s'était déliée.

« Que cela nous plaise ou non, continuai-je, nous sommes à présent une compagnie. Nous ne pouvons plus manigancer chacun de notre côté. Par exemple, j'ignorais tout de cet oasis. Pourquoi avoir omis ce détail essentiel, Sylvain ?
- Je n'aime pas beaucoup parler, répondit doucement l'interpellé. Désolé.
- D'autres surprises pour le voyage ?
- Oui. »

Cette fois, Mériadon parla.

« Nous devons retrouver dans quatre jours une caravane à cent kilomètres de Luth-Golein pour la dernière étape de la traversée du désert. Ensuite, nous avons déjà prévu une embarcation pour la mer.
- Bon, moi qui pensais que nous n'étions pas du tout organisé, rigola Jobias.
- Oui, tout cela est très bien, dis-je. Maintenant, Jobin, des confessions ?
- Non. Vous ? »

Sa réponse m'énerva. Décidément, c'était bien la dernière fois que je tentais d'être diplomatique avec des aristocrates. Kandorma avait déjà essayé avec Ignasse et le résultat fut déplorable. J'aurais dû m'en souvenir. J'eus alors une bonne idée.

« Non, pas de confessions, mais une question. Pour vous tous. Lorsque je vous ai dit que j'avais un moyen de vaincre les démons, vous ne m'avez pas demandé de quoi il s'agissait: pourquoi ?
- Je ne vous croyais pas, fit Jobin le plus naturellement du monde.
- Pour ma part, je ne vous ais rien demander, parce que ce moyen, je le connaissais déjà, » reprit Sylvain.

Tiens ? Comment cela se pouvait-il ? Je n'avais parlé de l'archange qu'à Syvante mais peut-être en avait-elle, elle-même, parlé à Hypérion, lorsqu'elle le rencontra pour organiser ma fuite de la prison des rogues. Hypérion aurait ensuite transmis l'information à Sylvain. Mieux valait s'en assurer:

« Comment ?
- Je dois vous avouer quelque chose, fit-il obscurément. Je ne suis pas que le simple compagnon d'un prêtre et d'un capitaine de l'armée de Westmarch. Je suis un paladin.
- Heureuse nouvelle, dit Jobias.
- Et quel lien cela a-t-il avec ce... moyen ?
- Ce moyen, je le ressens, » expliqua Sylvain.

Il ne l'avait donc pas appris par Hypérion et ce-dernier n'était sans doute même pas au courant.

« Ce corps, continua le paladin en me pointant, renferme une essence extrêmement puissante et... positive.
- Ce corps-là ? » plaisanta Cadin, tout en m'inspectant de près avec des yeux grands ouverts. Je repoussais sa tête d'un petit coup de main. Jobias et Mériadon rirent de bon coeur. Même Jobin ne put s'empêcher d'esquisser un petit sourire.

« Qu'entendez-vous par positive ? demanda Jobin, retrouvant son air dur et sérieux.
- Angélique, bienfaitrice, divine... Nommez-le comme bon vous semble. Mais, si Bertogale veut bien que je dévoile son secret, notre nouveau compagnon n'est pas... humain.
- Quoi ?
- Comment ?
- Mais alors qu'est-il ?
- Doucement tout le monde, intervins-je, ce que dit notre ami paladin n'est pas tout à fait vrai. Premièrement, je suis humain, ça je peux vous l'assurer.
- Moins qu'à notre première rencontre, répliqua Sylvain. Mais peut-être ne le sais-tu pas toi-même ? »

Que voulait-il dire ? Moins qu'à notre première rencontre ? Je l'avais vu pour la première fois au buffet des rogues. Puis nous nous sommes retrouvés hier soir... Qu'avait-il pu se passer entre deux instants qui m'auraient rendu moins humain ? Non, ce n'est pas possible. Cela est purement impossible, il n'y a pas de toute à avoir, je suis un être humain.

« Bon, de quoi parlez-vous, s'énerva Jobin.
- Comment peut-on être moins humain qu'avant, repris-je, ignorant le seigneur et complètement abasourdi.
- Un exemple très simple, fit le paladin, les mort-vivants. »

Décidément, il en savait des choses. L'exemple des mort-vivants était parlant... et douloureux.

« Mais je ne suis pas un-
- Bien-sûr que non, rigola Sylvain, ce n'était qu'un exemple. »

Puis, en réfléchissant un peu, je me souvenais de la flèche qui s'était plantée dans mon buste, là-haut, dans la montagne, lorsque j'affrontais Kentaur.

J'aurais alors du mourir.

Mais Gormondriel me sauva; ou plus exactement, il me ressuscita.

Si Sylvain pouvait ressentir cela, si j'étais effectivement moins humain qu'auparavant, qu'avais-je exactement perdu, cette fameuse nuit où je m'étais fait tuer ?
« Il y a déjà plus d'une semaine, lorsque je suis rentré à Tristram, nous avons, sous les ordres du capitaine Lachdanan, assassiné le roi Léoric.
- Mais c'est de la haute trahison ! s'exclama Cadin.
- Au point où on était, c'était la meilleure façon de servir le royaume, commenta Jobin. Continuez votre récit, Bertogale.
- Ce qui suit est un peu confus et je ne m'en souviens plus très bien. Avec quelques villageois, nous sommes descendus dans les catacombes, guidés par l'archevêque Lazarius. Je ne sais plus vraiment comment, mais je me suis rapidement égaré et retrouvé seul. C'est alors que j'ai fait une rencontre extraordinaire.

« Je n'étais plus en possession du heaume de Patrius, perdue lors de ma descente ; mais guidé par une voix, je suis descendu dans les entrailles de la terre et y ai retrouvé la relique après quelques péripéties dont je ne me souviens que vaguement. Quoi qu'il en soit, je me rappelle d'un combat contre un démon et après la mort de ce-dernier, de l'apparition d'un ange. Il se nommait Gormondriel.
- Je comprends, reprit Sylvain. Vous l'avez libéré mais il était trop faible pour s'incarner physiquement. Il s'est donc servi de votre corps. »

Encore une fois, le paladin avait vu juste. Je n'étais peut-être pas le premier homme à qui cela arrivait. Tous mes nouveaux compagnons étaient fascinés parce qu'ils entendaient, seul Jobin masquait encore son étonnement.

« Oui, acquiesçais-je, c'est ce qu'il fit.
- Incroyable ! ne put se retenir Mériadon, un sourire éclairant son visage. Tu es donc vraiment l'héritier de Patrius ! »

Je hochai les épaules. Ce serait trop dommage de lui avouer que ma rencontre avec Gormondriel n'était qu'une pure coïncidence et que le heaume de Patrius m'avait permi d'établir le contact avec l'entité divine comme n'importe quelle relique l'aurait fait. Il restait un dernier point à aborder : le rôle de l'épée des rogues.

« L'ange était donc grandement affaibli, à cause de son combat antérieur contre les démons. Pour utiliser ses pouvoirs, il avait ainsi besoin du support d'une relique, tel que le heaume ou encore... »

Je m'emparai de l'épée et la montrai à tous. Mes compagnons affichèrent une mine perplexe puis tout en saisissant la logique derrière mon étrange aventure, hochèrent gravement la tête.

« Cette fameuse nuit où nous nous sommes rencontrés, continuai-je en m'adressant à Jobin, je n'étais pas en train d'assassiner des vierges mais je cherchais ceci.
- Et serait-il possible d'entrer en contact avec Gormondriel ? demanda Mériadon, tout excité.
- Je ne sais pas, répondis-je. En général, c'est lui qui se manifeste. De toute façon, il ne répondra pas à vos questions.
- Oh, fit le prêtre déçu.
- Donc nous avons bel et bien une arme pour terrasser les démons, reprit Jobin, tout en gardant un air calme.
- Qu'ils viennent seulement ! » s'écria Jobias, plus enthousiaste.

Je partageais la ferveur du vieux garde. Nous poursuivions le rôdeur mais notre quête était loin d'être désespérée ; du reste, nous avions de quoi nous défendre en cas d'attaque ; et je devinais la curiosité de Mériadon piquée à vif face à l'idée de pouvoir communiquer avec un habitant des cieux ; quant à Sylvain, tout ce qui indiquait que j'avais une affinité avec le divin ne pouvait qu'être bon pour sauver son maître et mettre rapidement fin à la guerre civile qui débutait dans le royaume de Westmarch.

La conversation se démystifia et se prolongea pendant une bonne partie de la nuit.

« J'y pense, commençai-je joyeusement, nous avons pratiquement tous participé à la guerre entre le Khanduras et Westmarch. Et aujourd'hui, nous marchons ensemble, face à l'ennemi.
- Les ennemis font les bons amis, expliqua sereinement Jobias.
- Certes, mais que faisiez-vous exactement, il y a quelques mois ?
- J'étais capitaine, répondit Jobin. Je menai le régiment de la Marche Blanche. Une bonne troupe qui se battait courageusement ; des soldats bien entrainés, méritant et disciplinés. Mais par-dessus tout, loyaux. Je me souviens d'un soir, où généraux et capitaines avaient étés conviés dans un camp au nord du pays. Le général Kentaur y tenait une réunion secrète ; il exposa un plan, extrêmement bien pensé qui nous aurait sans doute menés à la victoire, s'il n'y avait pas eu de fuite. »

Je fus saisi de stupeur en repensant que j'étais moi-même responsable de la fuite dont il était question. Mais ce plan, tout bon stratagème qu'il fut, visait à envoyer tout un régiment à une mort certaine pour faire diversion. D'un autre côté, combien de soldats furent tués parce que les troupes de Westmarch accueillirent le gros de l'armée du Khanduras dans les plaines du sud ? Nouvelle pensée troublante... pourquoi avoir parlé de la guerre ? Je pensais qu'il était admirable que nous, anciens ennemis, soyons à présent unis face aux démons mais les souvenirs étaient bien trop douloureux.

« Cependant, continua Jobin avec une pointe de fierté et de défaillance, je n'ai pas suivi cet ordre. Je partageais tout avec mes hommes. Hors de question de magouiller dans l'ombre avec les officiers ! Tout en leur expliquant notre tactique, j'eus honte de mon royaume et nous décidâmes de ne pas participer à un acte aussi lâche.
- Malheureusement, déplora Cadin, les soldats de Dunesport, mené par mon neveu, n'eurent pas votre sagesse, mon prince. »

Il y eut un long silence, en hommage aux guerriers morts lors de cette terrible bataille. Le sujet était triste mais loin d'être inintéressant. Jobias avait sans doute appartenu au régiment de la Marche Blanche.

« Et vous Sylvain, qu'avez-vous fait ?
- J'ai servi sous les ordres du capitaine Hypérion. Ou plus exactement, je représentais l'ordre des paladins dans son régiment.
- Mais alors, demandai-je, ne m'aviez-vous pas déjà vu ? J'ai été fait prisonnier par Hypérion.
- Attendez... Mais oui ! Je vous ai vu traverser notre camp, je ne m'en souviens que vaguement, mais... vous étiez accompagné d'un grand homme !
- Oui, Iljuîtes, le barbare !
- Mais alors c'est vous qui-»

Heureusement, il se tut avant de finir sa phrase. Il savait que j'avais dévoilé les plans de Kentaur à Hypérion, que la fameuse fuite, c'était moi. Pendant un instant, je sentis mon coeur pris entre deux fils tendus, l'un lié à la connaissance de Sylvain, l'autre au patriotisme blessé de Jobin.

« C'est vous qui avait disputé cette fameuse partie d'échec avec un de nos officiers ! »

Bien rattrapé !

« Et vous, Mériadon, reprit Vidias, que faisiez-vous en tant que prêtre ?
- Et bien, je priais, répondit-il tout simplement. Il m'arrivait d'accueillir des blessés dans mon église mais je n'étais pas si proche du front que cela. Je ne l'ai pas vraiment vu passer, cette guerre.
- A votre avis, demanda Cadin, que ce serait-il passé si le Khanduras avait été victorieux ?
- Diablo aurait régné sur deux grands royaumes, expliquai-je. Il aurait eu à sa disposition des milliers d'hommes pour conquérir le reste de Sanctuary. Imaginez-vous : une armée du mal !
¬- Je ne pense pas que nous ayons quoi que ce soit à nous imaginer, coupa Jobin. Le Mal a une armée de démons à sa disposition et les exploits individuels ne suffiront sans doute pas à arrêter la menace qui pèse sur nous. Ce qu'il nous faudrait, c'est notre propre armée. »

Jobin voyait juste. C'était une invasion démoniaque, certes, néanmoins cela demeurait une guerre et pour lutter dans une guerre, il faut avoir une armée. Mais comment regrouper une force humaine aussi grande ? Le Khanduras était en ruine, les Rogues avaient perdu la plus part de leurs meneuses. Westmarch s'apprêtait à la guerre civile. Les barbares au nord ne se sentaient sans doute pas assez concernés pour lever une armée et secourir les terres du sud. Les seigneurs du désert offriraient peut-être une résistance, mais avaient-ils la moindre idée de ce qui les attendait ?

« Notre meilleur espoir, reprit Sylvain, est de trouver le rôdeur et de le tuer. La mort d'un tel chef devrait retarder l'avancée des troupes démoniaques et nous laissait le temps d'organiser une riposte efficace.
- Avec quelle force, je vous prie ? demanda Jobin.
- Avec l'Ordre des Paladins d'Orient. Si Kurast parvient à regrouper ses champions et que nous réussissons, je pense qu'une contre-attaque est envisageable.
- Il est regrettable que l'Ordre de l'Ouest ne puisse pas nous prêter main forte, remarqua Jobin.
- N'en soyez pas si sûr, répondit Sylvain. Nous agirons. Au moment venu, nous agirons. »

_______________


Il neigeait.

Le vent vociférait à travers les montagnes dont on ne distinguait que des silhouettes bleues. D'épais piliers se dressaient autour d'un disque de pierre sur lequel se dessinaient des fresques, à demi couvertes par la neige. Ces motifs faisaient le tour du cercle et le coupaient en deux diamètres. Dessus, on distinguait d'autres cercles, ainsi que des courbes ondulantes entre les premières figures. Également réparties sur la périphérie du disque se trouvaient trois statues d'homme. Le premier, torse nue, brandissait vers le ciel deux hachettes d'or. Le second portait une armure lourde, épaulières, heaume hérissé de pic et tenait dans ses bras une hallebarde avec laquelle il s'apprêtait à frapper. Le troisième était lui aussi lourdement armé : coiffé d'un casque cornu, il brandissait un écu vers l'avant et tenait une épée en arrière, prêt au combat.

D'un édifice de pierre, à quelques mètres du disque, émergea une figure habillée d'une longue robe, le visage caché par l'ombre de son capuchon et les épaules enterrées sous une épaisse fourrure. Puis un deuxième personnage fit son entrer, lui aussi sortant de l'édifice, (qui, je m'en rendais compte à présent, donnait sur une grotte) la chevelure argentée, le regard vif, les traits fins et aigus et une armure dont la couleur se confondait avec la neige tombante.

« Nous y voilà Tyrael, s'exclama le nouvel arrivant. Le sommet du Mont Arréat !
- Oui, répliqua l'interpelé, nous approchons du but. Mais avant de continuer, j'aimerais attendre celui qui, depuis deux jours à présent, nous poursuit inlassablement. »

Au bout de quelques minutes, une troisième figure fit effectivement son apparition par la même entrée, vêtue comme la première, d'une robe noire et sur son dos d'une cape en fourrure blanche, presque étincelante.

« J'espère que tu n'es pas venu pour tenter de nous arrêter, commença Tyrael.
- Au contraire, je viens vous aider.
- Content de t'avoir à nouveau à nos côtés, Gormondriel, fit le guerrier argenté.
- Et qu'est-ce qui t'a donc rallié à notre cause ? demanda le compagnon de ce-dernier.
- Arcannal est devenu fou, s'expliqua le nouveau venu. Il a fait serment de vous détruire et a rallié bon nombre d'humains à sa cause. Plutôt que d'affronter les infernaux, il gaspille ses forces à lutter contre ses frères. Je veux l'arrêter mais ma priorité est de lutter contre les démons originels et pour le moment, vous êtes ceux qui avaient le meilleur plan pour le faire.
- Et que fais-tu de nos lois ? demanda Tyrael toujours méfiant. De l'interdiction ancestrale de toucher à la Création ?
- J'ai tout simplement eu le même raisonnement que vous. Si nous n'agissons pas ainsi, il n'y aura de toute façon plus de Création. Je suis prêt à endosser la responsabilité de mes actions. »

Le guerrier argenté esquissa un sourire, et Tyrael hocha de la tête.

« Eh bien, tu arrives au bon moment, fit-il. Nous allons passer le rite de passage. Voyons donc de quoi sont capables les Anciens. »

Tyrael s'avança d'un pas déterminé et posa sa main sur l'autel au centre du cercle.
Nous sommes les esprits des Nephalims, les Anciens !

Gormondriel retire son grand manteau et dévoile une armure bleue et étincelante. Elle le recouvre entièrement, jusqu'aux bottes et jusqu'aux mains. Il s'empare ensuite d'une large épée qui luit au contact de la neige, et semble saturée d'énergie. 'Les Nephalims', pense-t-il, 'les mystérieux gardiens de la pierre monde, enfants d'anges et de démons, premiers hommes à fouler le sol de Sanctuary... '

Nous avons été choisis pour garder le Mont Arréat où est conservée la Pierre-Monde. Peu sont dignes de l'approcher,...

Tyrael retire à son tour son manteau. Son armure est dorée et émet une aura fantastique ! Cet être respire la puissance et la magie. A son tour, il sort une épée qui s'enflamme.

... moins encore comprennent son véritable pouvoir.

Enfin, le guerrier argenté se tient prêt, lui aussi brandissant une épée, se préparant au fantastique combat que les trois compagnons devront remporter pour accéder au Donjon de la Pierre-Monde et fabriquer les pierres d'âme dont ils ont tant besoin pour renverser le cours de la guerre contre les démons ! Non, ils ont traversé trop de contrés, affronté trop d'ennemis, ils sont arrivés trop loin pour ne pas réussir cette épreuve finale.

Les runes luisent d'un éclat de plus en plus vif. On dirait que l'Autel des Cieux va s'enflammer à tout moment.

Avant d'entrer,...

'Nous y voilà', pense Gormondriel. 'Pourvu que Tyrael ait raison.' A vrai dire, il ne sait vraiment pas à quoi s'attendre. Il n'a jamais eu à lutter contre des esprits aussi anciens, il a l'impression d'affronter une légende dont l'existence était jusqu'à lors incertaine... Ce sera peut-être un combat très facile pour deux archanges et un paladin d'ascendance divine. Ou alors, leur quête est tout simplement impossible. A quoi bon se poser ces questions ? De toute façon, ils vont être fixés sur leur sort très bientôt.

... vous devrez nous vaincre !

Les statues s'illuminent et bientôt se transforment en trois fantômes luisant. Gormondriel reconnait alors les trois Anciens: Madawc, le Gardien, spécialisé dans le double lancé et le combat à distance; Korlic, le Protecteur, réputé pour sa maîtrise de la hallebarde; Talic, le Défenseur, l'ardent combattant, armé d'un bouclier sombre et d'une épée de flammes.

Le combat est lancé et le destin jette ses dés !

Madawc lance ses hachettes sur Gormondriel: deux projectiles hurlant à travers le vent ! Comment parer les deux ? L'archange se roule sur le côté, esquive une hachette et d'un coup d'épée brise la seconde qui tombe fumante au sol. Mais le barbare anticipe la manoeuvre de son adversaire. Avec frénésie, il enchaîne sur un troisième lancée, si fulgurant que la hachette se plante nette dans la cuirasse l'ange, sans que ce-dernier n'ait le temps de réagir.

Korlic effectue un bond spectaculaire et s'apprête à frapper le paladin de toutes ses forces. Mais à sa surprise, le guerrier d'argent bondit à sa rencontre et avant même que le barbare ait le temps d'abaisser son arme, le paladin enfonce sa lame dans l'armure de son ennemi. Décidément, la meilleure des défenses est vraiment l'attaque!

Talic tourne sur lui-même, et Tyrael reconnait une ancienne manoeuvre de combat barbare, appelée 'trombe'. Bientôt, il fait face à un tourbillon de flamme et une épaisse vapeur émane de la neige aux pieds du barbare.

Le choc est violent : Korlic s'effondre sur le sol. En est-ce fait de lui ? Non, l'ancien n'a pas dit son dernier mot. Il se relève et retire, les dents serrées, de sa poitrine la lame argentée, toujours éclatante et sans une tâche de sang. Puis il rend l'arme à son adversaire et fait basculer son hallebarde vers l'avant, prêt à reprendre le combat.

Gormondriel a un éclair de génie. Son épée ne lui sert à rien dans ce combat à distance; cependant, son adversaire vient de lui donner une arme de lancée, il doit profiter de cet atout inattendu. L'archange retire la hachette plantée dans sa cuirasse et s'apprête à la lancer, mais déjà Madawc prépare une nouvelle paire de projectiles. Immobiles, yeux dans les yeux, les deux adversaires jettent simultanément leurs armes. Les trois hachettes se croisent, celle lancée par l'ange passe entre les deux autres. Maintenant, il faut se défendre ! Gormondriel se concentre pour créer un bouclier magique autour de lui. Les projectiles heurtent la barrière psychique avec force, l'ange ressent la puissance du choc mais n'en est pas déstabilisé.

Le paladin se jette avec assurance sur Korlic, sa fureur semble alimenter son épée qui devient de plus en plus luisante. Mais une fraction de seconde avant qu'il n'assène le coup fatal, Korlic se jette à terre sur le côté et tandis que le guerrier argenté frappe le sol avec une force terrible, le barbare porte un coup sur les jambières du paladin, obligeant ce-dernier à tomber à genoux, et faisant jaillir une gerbe de sang de ses mollets. Puis à son tour, Korlic brandit sa hallebarde pour infliger le coup fatal. L'arme tombe net.

Madawc reçoit sa propre hachette entre les sourcils, le projectile éclate en un flash doré, et l'ancien tombe en arrière.

Tyrael n'a pas d'autre choix que d'aller à la rencontre de son adversaire, même s'il semble impossible d'assener un coup à cette tornade. Déterminé pourtant, il frappe et arrêtant sa trombe Talic pare le coup; le choc est superbe. L'acier raisonne dans toute la montagne. Fer contre fer. Feu contre feu. Ange contre Ancien. Talic se débat et usant habilement de son bouclier, il repousse son adversaire qui, de toute évidence, ne manie pas aussi bien l'épée que lui. Renonçant au corps-à-corps, Tyrael fait un saut en arrière, pointe Talic de sa lame, et prononce un mot de pouvoir.

« Non, pas ça ! » s'écrie Gormondriel en voyant son compagnon se faire fendre le crâne par Korlic. Quelques mètres plus loin, Madawc disparait en poussière d'or et la statue de l'ancien reprend forme. Sans perdre une seconde, l'ange s'élance sur Korlic, mais l'ancien l'attend de pied ferme.

Une énorme gerbe de flamme part de la lame de l'ange d'or, le feu crépite d'énergie et de magie. Talic brandit son grand bouclier pour se protéger, et face à cette résistance, l'énorme flamme se scinde en deux et se disperse semblable à une langue fourchue. Au bout de quelques secondes, le sort prend fin. Les deux adversaires sont à nouveau face à face. Aucun des deux n'ose charger, ils se mettent à tourner autour d'un cercle imaginaire, gardant toujours la même distance entre eux, prêts à riposter à la première attaque, tandis que leurs pas s'enfonce dans les flaques d'eau produite par la neige fondue.

Sa force décuplée par son élan, Gormondriel frappe ! Korlic pare l'attaque et en une fraction de seconde, toute l'énergie que l'ange a accumulée dans sa course se dissipe; le choc émet des vibrations qui font s'entrechoquer les mailles sur l'armure du Protecteur ! Mais le fantôme ne bronche pas pour autant, parfaitement stable sur ses appuis. Puis vient la riposte ! Le Barbare balaie l'épée du Divin d'un mouvement circulaire, obligeant ce-dernier à exposer son torse; il aperçoit alors la fissure causée par la hachette de Madowc, et y porte un coup du bout non tranchant de sa hallebarde. Le choc est douloureux, l'ange lâche son épée qu'il étreignait encore, et le barbare donne un coup de pied spectaculaire au ventre de son adversaire. Le bruit du coup raisonne dans toute la montagne. L'ange tombe à la renverse, dans le gouffre qui avoisine le sommet du Mont Arréat.

Korlic, vainqueur de ses deux combats, revient sur ses pas pour prêter main forte à Talic. Mais alors qu'il s'apprête à bondir sur Tyrael, son pied est retenu par une force, d'une nature que le Barbare ne comprend pas. Il aperçoit un ruban plus éclatant encore que la neige pénétrée du soleil, on dirait un filament d'énergie pur ! Du gouffre d'Arréat s'élève alors, porté par des ailes de feu, l'archange invaincu, prêt à terminer son combat. L'ange se pose sur la neige, et par un sort de lévitation, s'empare de son épée et de celle du paladin d'argent. Sans perdre sa concentration, Korlic se précipite sur l'ange. Gormondriel pare difficilement cette attaque d'une de ses armes, mais parvient à riposter avec l'autre. Les assauts et les parades s'enchaînent, les deux combattants sont au sommet de leur art, la technique parfaite des deux adversaires s'annihile, et personne ne semble au début parvenir à prendre le dessus - mais alors que les minutes s'écoulent, l'avantage d'avoir deux armes profite à Gormondriel ! Le Barbare recule, l'ange enchaine sur une double-attaque, Korlic pare la première épée, mais la seconde coupe net le bois de sa garde, et la légendaire Hallebarde du protecteur se brise ! Sans attendre, l'archange embroche alors le fantôme de ses deux lames, perforant ses poumons et ses omoplates.

Le barbare vacille, tient debout quelques secondes - jusqu'à ce que l'ange retire ses deux armes ! Et c'est en poussière d'or que périt le vaincu !

Gormondriel jette alors ses deux armes au sol. Il songe à son lieutenant qui mène un combat difficile, mais son compagnon mourant l'inquiète plus pour l'instant. Le Paladin d'argent git sur le sol, conscient, mais mortellement blessé. L'ange s'agenouille à ses côtés et soulève légèrement sa tête.

« J'aurais dû porter mon heaume, regrette le mourant d'une voix à peine audible.
- Ne meurs pas, mon ami, répond l'ange. J'ai besoin de toi.
- Montre-moi ton visage..., » demande le jeune guerrier.

Ses cheveux argentés perdent lentement leur éclat, ils deviennent gris, puis s'assombrissent à cause du sang qui coule dessus. Comment la Création a-t-elle pu imposer une épreuve aussi ignoble que celle-ci pour protéger la Pierre-Monde ? Quel bien peut apporter la mort d'un homme si valeureux ? Mais au fond, il reste peut-être un espoir. Gormondriel est soulagé de trouver dans la ceinture de son compagnon une fiole contenant un liquide rouge, et il verse son contenu dans la bouche du mourant. Voilà qui devrait lui permettre de tenir quelques heures encore...

Finalement Tyrael décide d'agir: il lance son arme. Celle-ci tournoie dans les airs et fend le vent en un sifflement aigu. Talic lève son bouclier, et pare l'attaque. Mais l'épée est lancée avec tant de force qu'elle parvient presque à poursuivre sa trajectoire originale, laissant une entaille fumante dans le bouclier avant de continuer et d'emporter une corne du casque de Talic. A quelques mètres derrières, elle se plante profondément dans la roche. Talic est quelque peu abasourdi par une attaque aussi puissante, et tandis qu'il perd sa concentration, Tyrael tend le bras et lance un nouveau sort. Sentant l'afflux de mana, Talic se protège. Mais à sa grande surprise, aucune gerbe de flamme ne lui tombe dessus. Au contraire, il ressent un vent puissant, un froid incroyablement intense, bientôt il comprend que s'il ne bouge plus, il va être congelé. Il lâche son bouclier qui ne fait plus que l'alourdir et commence l'ultime course qui doit décider de l'issue du combat. Soit il atteint Tyrael avant que le sort ne l'ai complètement immobilisé, soit il meurt.

« C'est un bel endroit pour mourir, soupire le paladin. Ici, au sommet des montagnes. »

Gormondriel reprend son épée. Tyrael aura sans doute besoin de son aide. Il ne veut pas laisser son compagnon derrière cependant.

Talic court, son armure se gèle mais la glace craque sous l'effet du mouvement. Devant lui, le plus redoutable adversaire qu'il n'est jamais combattu, un flot puissant de flocons emporté par un vent torrentiel. Mais son épée brûle, la glace ne peut pas défaire le feu, il sent le triomphe à portée de main. Tyrael pense avoir déployé toute son énergie, mais face au danger, il trouve le moyen de redoubler ses efforts et de décupler la puissance de son sortilège. L'autel de cieux est à présent complètement frigorifié, tout s'est figé, excepté l'ancien qui avance toujours.

Ça y est !

Le Barbare est assez proche pour lui assener un coup !

Il lève son arme, c'est un flambeau crépitant sous le maelström que déchaine l'archange. Pourtant l'épée lui parait lourde: incroyablement lourde... et lorsqu'il la lève, il ne parvient à l'abaisser. Il s'immobilise. Gormondriel, usant de ses deux mains, déterre alors l'arme de Tyrael et la lui jète. Triomphant, Tyrael l'attrape et expiant toute la fureur que lui inspira ce duel, il transperce le coeur de son adversaire. La statue de glace éclate, des fragments fusent dans toutes les directions et laissent place à une poussière dorée, tandis que la statue du défenseur reprend forme.

_______________


Les deux archanges s'enfonçaient à présent dans le donjon de la Pierre-Monde. Ils avaient combattu des années durant les démons sur Sanctuary; ils s'étaient brouillés avec les Cieux et avaient échappé à la fureur d'Arcannal, du moins pour l'instant; et à présent, ils allaient transgresser les lois fondamentales de la Création... Gormondriel s'étonna d'être éprit d'un agréable frisson en pensant à tout cela. Plus de point de retour à présent. La seule rédemption possible était d'aller encore plus loin: acquérir les pierres d'âme, reprendre la lutte, vaincre... mettre fin au Grand Conflit. Mais ce qui préoccupait l'archange de la sagesse était le paladin mourant qu'il portait dans ses bras. La potion de santé l'avait gardé en vie quelques heures durant mais cela ne suffirait pas. Ironiquement, l'arme que Tyrael voulait utiliser pour détruire les démons allaient peut-être lui permettre de sauver en premier lieu la vie d'un humain.

Ils se déplaçaient à travers un immense donjon creusé dans le Mont Arréat. De vastes couloirs partaient dans toutes les directions, s'entrecoupaient dans de grands carrefours, ici et là une porte donnait sur un escalier. Après avoir escaladé les plus hauts sommets, il fallait à présent descendre: s'enfoncer dans les entrailles de la Terre pour découvrir ce qui pourrait très bien être décrit comme le coeur du monde.

Il songea aux interdictions ancestrales: toucher la Pierre-Monde, c'est toucher à la Création. Mais cette loi avait déjà été transgressée par une coalition de démons et d'anges. Grâce à ce fantastique objet, ils avaient créé Sanctuary: le sanctuaire, lieu sacré où ils espéraient se réfugier pour échapper au Grand Conflit. Peut-être les Cieux condamnaient-ils l'utilisation de la Pierre-Monde tout simplement à cause de l'alliance entre le Bien et le Mal qui en découla ? Où existait-t-il un motif, autre et secret, derrière tout cela ? Toucher la Pierre-Monde, c'est toucher à la Création.

Son compagnon était mourant. Il fallait se dépêcher.

« Sommes-nous encore loin ?
- Non, répondit Tyrael, je ne pense pas. »

Ils arrivèrent alors à un cul de sac. Devant eux se dressait un étrange objet, on aurait dit le cadre d'un miroir, ou même une porte, même si a priori celle-ci ne donnait sur rien. Encore une épreuve ? Non, ils avaient passé le rite. Cet objet devait être là pour des raisons purement pratiques.

« Qu'est-ce ? demanda Gormondriel.
- C'est un portail. Il nous faut comprendre comment l'activer. Il doit y avoir une source d'alimentation ; c'est d'ailleurs pour cela que la porte est éteinte : pour ne pas gaspiller d'énergie. »

Nouveau problème... Ou peut-être pas. Après tout, maintenant qu'ils avaient passé le rite, pourquoi les Nephalims voudraient-ils leur compliquer la tâche ? Cela devait être quelque chose de tout bête... une formule ? Peut-être en s'approchant, la porte s'ouvrirait ? Gormondriel essaya différentes méthodes sans réussite, tandis que Tyrael continua d'inspecter calmement les lieux.

« Une idée ? s'énerva l'ange de la sagesse, se demandant si le paladin survivrait encore longtemps.
- Oui, répliqua l'ange doré. Il y a dans cette salle des dolmens de rubis disposés çà et là. Je pense que la clef pour activer la porte est là. Ce système est homologue à celui des Pierres de Cairn dans le Khanduras. »

Gormondriel n'était pas versé dans l'art des portails. Il savait utiliser un parchemin, passer la porte des Cieux mais il n'en comprenait pas réellement le mécanisme. Son lieutenant semblait cependant avoir étudié le sujet avec plus d'attention. Tyrael se promena d'un rubis à l'autre, posant sa main sur chaque pierre et murmurant un mot de pouvoir. Les dolmens répondaient alors par une note de musique. Contrairement aux créateurs des Pierres de Cairn, les Nephalims utilisaient, non pas des symboles, mais des intonations musicales.

« Il suffit de trouver la bonne combinaison.
- C'est donc encore une épreuve, se lamenta Gormondriel de plus en plus nerveux.
- Je ne pense pas, répondit l'autre. Ou du moins, cela ne l'est pas volontairement. Les constructeurs de ce donjon doivent trouver le mécanisme d'ouverture extrêmement simple, cela n'est pas une épreuve à proprement parlée. Une porte fermée qui peut s'ouvrir en abaissant le poignet ne constitue pas un obstacle... normalement.
- Alors ?
- Alors, il faut réfléchir. Il faut se mettre à la place des Nephalims et comprendre leur raisonnement. »

Il y avait quatre dolmens. Si comme pour les pierres de Cairns il fallait toute les activer une fois, dans le bon ordre, il devait y avoir vingt-quatre combinaisons. En procédant méthodiquement, ils pouvaient toutes les essayer en un laps de temps mineur.

Tyrael tâtonna alors un dolmen, puis un second, un troisième, un quatrième; les pierres émirent leur note formant un accord mineur et la porte s'ouvrit, on aurait dit qu'elle donnait à présent sur une chute dans une rivière d'or.

« L'accord est la base de toute composition, de toute création, expliqua l'ange d'or. Les Nephalims ne sont pas que d'ascendance divine mais aussi d'ascendance démoniaque ; c'est pour cela que l'accord est quelque peu dissonant. »

L'ange d'or se précipita dans la porte et son compagnon le suivit. Ils étaient à présent dans la chambre de la Pierre-Monde ! Les énergies en oeuvre dans ce lieu étaient telles qu'elles distordaient le réel. Gormondriel n'avait jamais rien vu de semblable durant ses longues années de vie.

Devant lui se dressait ce qu'il prit d'abord pour un immense miroir dans lequel ondulaient les images dorées et bleutées des deux anges, mais le reflet se déforma rapidement, se perdit, englouti dans la substance pourpre de l'objet ; puis il vit des montagnes, il reconnut le soleil qui étalait ses rayons sur leur flanc et dessus, une cohorte d'homme qui marchait le long d'un sentier. Il était difficile de les distinguer à travers la neige, une tempête se levait, bientôt un éclair frappa le sommet d'un mont et puis c'était la mer, les vagues déferlantes, les bateaux écrasés par les forces de la nature, les corps gisant sur le sable des plages... tout se brouilla doucement, il n'y avait plus que la surface cristalline, dur et immuable de la Pierre-Monde. Un immense édifice de cristaux, hérissé de pics que parcouraient des éclairs, flottant dans le vide ; sa surface solide se brouillait parfois pour révéler de nouvelles scènes, telle une rivière dans laquelle se perdait le reflet du monde.

Autour de l'immense dolmen, volaient des rochers et il arrivait parfois qu'il percute la paroi de l'immense édifice. Tout était chaos, puissance, torrent, puis tout d'un coup calme, harmonie, ruisseau. Tyrael pris le devant. Il tendit son bras vers l'édifice qui aussitôt se troubla pour jeter son reflet, immense, tendant son bras vers les deux anges. L'ange doré prononça un mot de pouvoir à voix basse mais l'écho hurla la formule que proférait Tyrael.

Soudain, une infime fissure parcourue la surface rouge de l'édifice et le reflet de l'ange disparu, les éclairs redoublèrent de fureur... mais la fissure continuait de grandir, bientôt, elle se scinda en deux fissures, puis en deux autres fissures pour former le contour de quatre objets ; il y eut un son aigüe, le bruit d'un cristal qui se brise, et les quatre objets se détachèrent de la Pierre-Monde, volant timidement à travers l'espace qui séparait l'ange et l'édifice.

Puis ils se figèrent dans le vide, effectuant de lentes rotations sur eux-mêmes, devant le visage masqué de Tyrael. Il posa son index sur l'une des pierres et l'objet le salua par une note de musique, un petit son très doux, comme le gémissement d'un être frêle. Puis il déposa son index vers les autres artefacts et chacun émis une intonation différente... enfin, la dernière, la plus rouge, émit un son dissonant, comme pour rejeter la main de son créateur. Sa surface devint liquide et montra Korlic tranchant la tête du paladin, inspirant à Gormondriel un sentiment de terreur.

« Celle-là, décida Tyrael, je la garde pour Diablo. »

Il en pointa une qui avait une forme un peu plus ronde et élancée et décida de l'utiliser pour Méphisto. Puis il contempla une pierre, plus fine, hérissé d'un pic, elle avait l'air plus fragile et en même temps, plus dangereuse... Baal. Puis se tournant vers la première, la plus petite, la seule qui avait chaleureusement salué Tyrael :

« Celle-là, nous l'utiliserons pour Patrius. »

La pierre s'illumina alors, elle perdit sa couleur rougeâtre pour devenir argentée. Le Paladin rouvrit ses yeux, un spasme parcouru tout son corps, il se redressa un instant puis retomba lourdement sur le sol. Les yeux fermés, une coulée de sang scindant son visage en deux, ses cheveux devenus noirs. Chargée d'une âme, la pierre tomba à son tour à terre... Gormondriel la ramassa et la contempla quelques secondes.

L'objet luisait paisiblement dans la paume bleutée de l'ange. Une faible note s'échappa de la pierre et Gormondriel crut entendre son compagnon soupirait : montre-moi ton visage !
Blanc.

A peine mes paupières s'ouvraient-elles que mes yeux récalcitrant leur ordonnaient de se refermer. Je m'étais endormi. Quand ? Où ? Il me semblait que je tenais quelque chose dans la main. Était-ce un objet ? Non pas vraiment, je crois comprendre que c'était une âme... A quoi pensai-je ? Tout cela n'avait aucun sens. J'avais dû rêvé. Le soleil se levait déjà. Il fallait se réveiller pour continuer notre marche avant le rude après-midi du désert. J'ordonnai à mes yeux de s'ouvrir. Blanc. Une silhouette noire découpa ce paysage de lumière et me tendit une main. Je l'attrapai et fut bientôt tiré vers le haut. Ça y est: j'étais debout, même si je cherchai encore mon équilibre.

« Bien dormi ? demanda Jobias.
- J'ai fait un étrange rêve... j'étais un ange et... Sylvain ? Où est-il ? »

Ce n'était pas un rêve ! C'était un souvenir de Gormondriel ! Ce n'était pas la première fois que cela se produisait. J'avais rêvé de Patrius: oui, enfin le mystère de son identité m'était révélé... mais je n'arrivais pas à m'en souvenir. Tout se brouillait dans mon esprit... vite quelques mots clefs: Tyrael, Patrius... Nous cherchions quelque chose. Mais quoi exactement ? Je ne m'en souvenais plus et pourtant, tout au long du rêve, je n'ai pas arrêté de songer à cette chose.

« Sylvain !
- Oh, la paix, garçon, ordonna Cadin qui dormait encore.
- Il n'y a pas de 'la paix' qui tienne, rétorqua Jobin, toujours en pleine forme. Debout fainéant ! »

Il l'aspergea alors d'une gerbe d'eau. Cadin se réveilla, complètement surpris: de l'eau ! Devant son expression de surprise, Jobin et Jobias éclatèrent de rire.

« Où avez-vous trouvé cet eau ?
- A l'oasis, bien-sûr ! »

'L'oasis' ? Je pensais que nous ne l'atteindrions que ce soir. Nous avions donc de l'eau ; c'est une excellente nouvelle. Mais je ne dois pas oublier les détails de mon rêve. Je dois les cerner... Diantre, que cherchions-nous dans cette montagne ? A quoi bon ? Tous mes efforts étaient vain.

« Où sont Sylvain et Mériadon ?
- Suivez-nous, ordonna Jobin.
- Je ne comprends rien à ce qui se passe, continua Cadin.
- C'est parce que vous ne vous levez pas assez tôt. »

Nous contournâmes l'immense rocher derrière lequel nous avions passé la nuit et aperçûmes l'oasis qui n'était, non pas à un jour de marche, mais toute proche en vérité. Il ne s'agissait cependant pas que d'un oasis. Cet espace naturel était fortifié. Un groupe d'humains y avait édifié, il y a fort longtemps, des habitations, une haute tour de guet et même des murs, bien que ceux-ci furent à présent écroulés. Nous entrâmes dans le petit fort et arrivâmes à une grande place qui donnait sur plusieurs habitations, ainsi que sur un chemin partant vers l'oasis.

« Vous avez fouillé les maisons ? demandai-je, impatient de découvrir toutes les ressources que nous procurait cet avant-poste inattendu.
- Quelques unes d'entre elles, répondit Jobias. Il y a dans ces vielles masures des provisions étonnement fraiches.
- Mais on dirait que ce lieu est complètement abandonné depuis..., commença Cadin.
- Longtemps, hein ? Les aliments ont été, à vrai dire, extrêmement bien préservés. »

Pour une fois le destin nous souriait. En entrevoyant l'eau de l'oasis, je n'eus qu'une envie. Je retirai mes vêtements jusqu'à être complètement nu et empruntai un petit sentier avant de plonger dans l'oasis. Tout d'un coup, la chaleur torride fut purgée de mon corps. Le froid mordait ma chair mais la sensation était délicieuse. J'émergeai ma tête hors de l'onde, laissant couler sur mon visage cent minuscules ruisseaux.

« C'est tout de même l'eau que nous buvons, » se plaignit Cadin.

La réaction de l'aristocrate me fit bien rire ! Ce n'était cependant pas un rire moqueur, mais un rire généreux, cordial, comme ceux qui s'échappent de notre ventre, lorsque nous reconnaissons un défaut caractéristique chez un ami. Ah, Cadin ! Comique personnage ! Ridicule rejeton de la noblesse ! Comme il avait bonne mine, lorsqu'il proférait ces paroles, lui qui souffrait de fièvre, il y a un jour à peine, mais que la nuit, miraculeuse nuit, avait déjà guéri ! En l'espace de ce très court temps au début duquel le soleil se couche, et à la fin duquel il fait son retour, le duc de Dunesport avait oublié toutes nos souffrances de la veille, la soif, la chaleur, la maladie, et naïf, esprit niais qu'il était, il osait se plaindre de la qualité de l'eau !


« Attention, derrière vous ! » m'alerta Jobias.

Je me retournai et vis un énorme serpent descendre d'un palmier et s'enfoncer dans l'eau dans ma direction. Pris de panique, je m'agitai et reculant, je me heurtai le pied contre une pierre, la douleur redoubla ma peur. Il y eut un sifflement et le cou du reptile se décontracta avant de s'ouvrir et de mêler un liquide vermeille à la pureté de l'eau. Le corps du monstre ondula quelques secondes et sombra dans les profondeur de l'oasis. Une dague l'avait égorgé. Je me retournai vers le lieu de provenance du projectile et aperçu une figure fine et haute, se tenant droite face au soleil qui jetait ses puissants rayons sur le visage pâle de l'individu. Mon sauveur s'empara d'une flute d'os et joua un petit air, puis rangea son instrument.

« Qui êtes-vous ? demanda Cadin pour qui décidément, la confusion n'avait cessé d'augmenter depuis qu'il s'était réveillé.
- Je vous présente Selrak, intervint Mériadon.
- Que fait-il ici ?
- Il était là avant nous. Un voyageur égaré d'après ce que j'ai compris.
- Complètement perdu... » renchérit Selrak avec un sourire imperceptible.

Je regardai le mystérieux individu et hochai respectueusement la tête. Il me répondit d'un regard intense et retourna dans le petit fort.

Puis je sortis de l'eau et me rhabillai. Je demandai ensuite à Mériadon où se trouvait Sylvain. Il m'indiqua une hutte. Le paladin était en train de préparer des sacs avec des vivres, des couvertures et quelques ustensiles.

« Pour le voyage ? l'abordai-je.
- Oui. Content de voir que vous nous avez enfin rejoint. J'ai fait une erreur dans mes calculs. L'oasis était plus proche que ce que je pensais.
- Oui, c'est ce qui me semblait..., » repris-je. Un temps. « Sylvain, je pense que j'ai rêvé un souvenir de Gormondriel. Je ne me souviens pas des détails mais il me semble avoir eu une vision de Patrius. »

Il leva la tête. Le nom, aussi tôt que je le prononçais, le captivait. Il me fixa pendant quelques secondes puis voyant que je ne réagissais pas, il joignit la parole au regard :

« Alors ?
- Je n'arrive pas à me souvenir. Je pensai que tu pourrais m'aider... à rétablir...
- Le lien avec l'archange. Dis-moi, as-tu essayé d'utiliser la relique ? »

L'épée des rogues, c'est vrai !

J'avais songé à ne l'utiliser qu'avec la plus grande précaution. Je connaissais la puissance de cet instrument, du reste, le pouvoir manipulateur de certains objets magiques, mais étant donné que j'étais en présence de Sylvain, le risque n'était peut-être pas aussi grand, voir inexistant... Je dégainai l'arme et la contemplai quelques secondes durant. Cette lame blanche, si belle, si pure... Un frisson me parcouru et je repensai à la puissance libérée par cet objet dans le Monastère: deux mots, et cet arme avait noyé les démons dans un océan de lumière avant de me téléporter au sommet de la montagne et de me guérir des plais les plus mortelles. Je regardai Sylvain qui hocha lentement la tête.

« Ardas Illuminati ! »

Un vent puissant pénétra la hutte, le sable et la poussière s'élevèrent dans les airs et formèrent un tourbillon autour de moi, le poids de l'épée augmenta chaque seconde, impossible de la tenir - Sylvain agrippa le pommeau de l'arme et grâce à son aide, je pus mieux supporter cet étrange fardeau. La poussière continua sa rotation autour de nous, mais à intervalle régulier, elle s'approchait puis s'éloignait de nous, tel un coeur se contractant et se décontractant. De la lame jaillit alors la figure fantomatique de l'ange, une silhouette transparente, un être de feu et d'eau. La poussière, le sable, le vent, tout se dissipa doucement... et tout devint harmonie.

« Gormondriel, commença Sylvain en lâchant mon arme soudain redevenu légère, je te salue humblement. Que la lumière du Paradis guide chacun de nos pas.
- Salutation, Paladin, et que la Grâce élucide l'homme dans le doute. Bonjour Bertogale.
- Euh..., salut... Je... ça était difficile de vous invoquer, cette fois...
- Il est difficile de préserver une âme divine sur le plan des mortels, expliqua l'archange. Ce n'est pas une chose naturelle; et s'il nous est parfois donné de contourner les lois de la Création, les Forces suprêmes finissent toujours par rétablir l'ordre. »

Mon ange avait encore parlait de sa voix prophétique, lente et ample, tel un écho lointain.

« Vous voulez dire, repris-je hésitant, que ces... Forces suprêmes vont nous empêcher de maintenir... euh...
- Cela s'appelle le pacte de Sang Divin, coupa l'archange de la sagesse. Et d'une manière ou d'une autre, ce pacte sera bientôt rompu. Mon âme est instable: c'est pour cela qu'il t'arrive de pénétrer mes souvenirs, et ce souvent pendant tes rêves. Et c'est aussi pour cela qu'il t'est devenu difficile de m'invoquer.
- Gormondriel, avançai-je, je sais que vous n'aimez pas répondre à mes questions, mais... j'ai besoin de savoir: avez-vous connu Patrius ? »

Il y eut un long silence. Sylvain était à présent assis dans un coin de la hutte et suivait la conversation, sans dire un mot. J'aurais voulu qu'il m'aide à poser les bonnes questions, je n'avais aucune idée de comment m'y prendre pour soutirer des informations à un ange. A ma grande surprise, Gormondriel décida de me répondre:

« J'ai commis des choses atroces, Bertogale... », confessa-t-il. Le doute troubla sa voix, il se donna encore un peu de temps, avant de se résoudre à s'expliquer.

« L'histoire de Patrius en raconte une. J'aimerais te cacher mes crimes, mais puisque tu rêves mes souvenirs, il est inutile de te cacher la vérité... Patrius... ah, oui, Patrius ! L'ange qui renonça à son statut divin pour devenir mortel ! J'ignore toujours comment il s'y était pris... Mais devenu mortel, il faillit mourir lors d'une grande bataille. Lorsque mon lieutenant, Tyrael, fabriqua les pierres d'âme pour capturer les démons originels, il en édifia une de plus pour préserver l'âme de Patrius. Ce qu'il ignorait alors, c'était que les pierres d'âme étaient soeurs et donc liées: tant que Patrius demeurait dans cette prison, il était condamné à subir l'influence démoniaque des trois Grands.

« Je ne pouvais détruire la Pierre, et tentais donc de transférer l'âme de mon compagnon dans un autre container: le Heaume de Patrius. Le métal utilisé à sa fabrication avait la capacité d'absorber la magie. Aussi ai-je négligé la distinction entre énergie magique et substance de l'âme. Le rituel tourna mal. Une partie seulement de l'âme fut transférée et l'autre resta enfermée dans la pierre. J'ignore ce qu'il arrive à une âme lorsqu'on la brise en deux. Au début, j'ai cru qu'elle disparaissait tout simplement, ce qui était déjà assez pénible. Puis tu es arrivé avec le Heaume et j'ai senti que mon compagnon existait toujours et que cette demi-âme recherchait désespérément son autre moitié... Et dans cette vaine recherche, qui se perpètre depuis des siècles, il y a une souffrance que moi-même ne pourrait concevoir.

« Tu as enterré le Heaume dans les catacombes, Bertogale, mais cela n'a aucune importance, hélas, tout cela n'a plus aucune d'importance!... Oh, comment tout cela a-t-il pu advenir? On m'a volé la pierre d'âme quelques jours après le rituel. Je n'ose que soupçonner quelque démon rusé...

« Voilà, tout est dit! Ne me posez plus de questions! Quelle importance mes réponses peuvent-elles avoir ? Vous êtes curieux, mais tout cela ne doit plus nous distraire de notre quête. Tout ce qui compte, c'est d'arrêter l'invasion démoniaque. Et dorénavant, ne m'invoquez qu'en dernier recours; le temps durant lequel je peux m'incarner sur ce plan m'est compté. Puisse la Grâce Suprême tous nous sauver ! »

La figure s'estompa, regagna la lame avant de se glisser le long du pommeau et de disparaître dans mes bras. Mes veines s'illuminèrent, couleur or, quelques secondes et regagnèrent leur teint verdâtre. Un silence pesant suivi. Tout cela était étrange. Comment une entité supérieure pouvait-elle regretter si amèrement ses actions passées, et surtout, comment avait-elle pu les commettre ? Cette erreur... Comment l'avait-il, lui, ange de la sagesse, commise ?

« Qu'en penses-tu? lançai-je à Sylvain.
- Cela laisse perplexe, dit-il, croisant ses doigts devant son visage. Je ne me serais vraiment pas attendu à cela.
- Oui, c'est comme s'il avait quelque chose...
- D'humain.
- Oui... d'humain. Enfin, bon, rectifiai-je, ça reste un fantôme sortie de mes veines au moyen d'un bout de métal ancestral, qui sait pas mal de choses sur les lois de la Création et sur les Forces suprêmes qui s'en occupent, sans parler du fait qu'il soit capable de mettre en place des rituels pour transférer des âmes d'un objet à l'autre !
- Des demi-âmes..., souffla le paladin. A vrai dire, ce qui m'étonne, ce ne sont pas ces prouesses magiques qui me dépassent de très loin, rien que d'un point de vue conceptuel mais plutôt le fait qu'il ait tout avoué. C'est comme s'il voulait s'expliquer avant que tu ne découvres par toi-même la vérité. Drôle de comportement, non?
- Je suppose... »

Nouveau silence.

_______________


Lorsque le soir tomba, nous allumâmes un feu de camp et dégustâmes les provisions que nous ne pouvions, ou que nous n'avions pas besoin d'emporter. Fruits, pain, poulet, agneau, huile d'olive, pois-chiche écrasé, fromage hydraté... Ah, et le plus important: vin. Nous nous sommes régalés! Même Mériadon s'est laissé tenter par le festin; au début mal-à-l'aise, il est très rapidement devenu joyeux, et il s'est mis à chanter des prières puis des chants qu'un homme d'église n'était peut-être pas censé connaître. Mais celui qui connaissait le plus de chansons était le vieux Jobias. Il savait boire, il avait de l'appétit, un peu de créativité lorsqu'il fallait mélanger les ingrédients... c'était un vrai plaisir de manger avec lui. Cadin, s'il savait apprécier les bonnes choses, n'avait aucune idée de comment les préparer. Jobias l'aidait humblement.

Enfin, nous pûmes faire plus amples connaissances avec notre nouveau compagnon: Selrak. Au début, tout le monde était concentré sur sa nourriture, puis au fur et à mesure que les assiettes se vidèrent, les langues se délièrent.

« Bon, fit Cadin avec ses joues rondes, le nouveau là, faudrait peut-être que tu te présentes, hein?
- Mon nom est Selrak.
- Je le connais ton nom! Ce que je savoir, c'est d'où tu viens, de quel famille, quelle religion, quel métier, ton âge, avec tes cheveux blancs, je ne sais pas si tu as vingt ans ou si tu n'as pas changer de tronche depuis quarante ans!
- Bon, je vais peut-être prendre ça. »

Jobias priva le seigneur de Dunesport de la bouteille de vin que ce-dernier tenait dans une main et la déposa près du feu (en faisait attention à ne pas la laisser trop près de Mériadon).

« Pourquoi ne pas commencer par ce que vous faîtes ici, repris Jobin d'un ton plus posé.
- Eh bien, réfléchit Selrak. Il s'empara de la bouteille, but une gorgée et reprit. Eh bien, vous êtes une compagnie assez charmante, je vais peut-être m'aventurer à vous dévoiler un peu quelle est ma profession. Cela ne va peut-être pas vous plaire, mais je n'en ai pas honte, j'en suis même fier.
- Vous êtes un aristocrate, fis-je avec un sourire narquois.
- Ou un assassin spécialisé dans le meurtre des vierges? répliqua le prince.
- Je n'ai pas tué ces salopes! »

(Et oui, j'avais un peu bu, mais l'idée ne me serait jamais venu de manquer de respect envers les Rogues.)

« Non, fit-il en baissant sa voix pour que nous y prêtions une plus grande attention. Je suis... »

Il laissa sa réplique en suspens et jeta un coup d'oeil aux convives qui le regardaient tous.

« ... un nécromancien. »

Je n'avais à ce jour jamais entendu parler de cette profession mais je vis Mériadon ouvrir sa bouche, Jobin recula tout en restant assis; le visage de Jobias devint sombre, on aurait dit que le bonheur venait d'abandonner son âme pour ne laisser que l'effroi. Seul Sylvain ne semblait pas vraiment réagir.

« Ah, continua Selrak, je vois que certains ont déjà entendu parler de mon ordre! »

Cela semblait le ravir.

« Pas moi, fis-je. Qu'est-ce que cela a de si terrible?
- La nécromancie, expliqua sombrement Jobias, c'est la maîtrise de la mort. Normalement, seuls les démons y ont recours.
- C'est, par exemple, continua Sylvain d'un ton plus calme et quelque peu navré, ce qui a transformé Hypérion en mort-vivant. »

Cette fois-ci, je fus moi-même stupéfait. C'était aussi ce qui avait maudit Lachdanan ! Il n'existait pas de destin plus terrible que de se faire ressusciter pour servir les démons. De toutes les horreurs commises par les forces du mal, celle-ci était peut-être la plus atroce. Depuis le décès de mon compagnon, je m'étais promis de ne plus jamais enterrer, ami ou ennemi, qui que ce soit, mais de m'assurer que son corps soit dévoré par les flammes crépitantes afin qu'aucun cadavre, aucun squelette, ne puisse devenir la marionnette animée de quelque obscur magicien. Et dire que je partager un dîner avec un pratiquant de cette sinistre magie !

« Vous ressuscitez des morts?
- Oui, c'est la base, commenta-t-il le plus naturellement du monde, mais je peux faire bien d'autres choses.
- Mais..., m'écriai-je, naïf peut-être, c'est ignoble!
- Ah, soupira-t-il, je me disais bien qu'on ne me l'avait pas encore sortit celle-là. Bon, je suppose que nous allons commencer notre long débat sur la légitimité de mon art...
- Il n'y a pas de débat à avoir! De quel droit? Vous désacralisez la mort et par là la vie, sans oublier l'âme!
- C'est vrai..., » acquiesça mon interlocuteur faignant un air intéressé.

Je me levai et dégainai mon épée. La formule Ardas Illuminati était en suspens dans ma gorge, d'un moment à l'autre, j'étais prêt à terrasser mon adversaire.

« Du calme, ordonna Sylvain. Un nécromancien, certes, c'est plus lugubre qu'un paladin, mais cela reste un être humain et un allié qui peut se révéler excessivement puissant. Je ne juge pas votre art, Selrak. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir comment vous compter vous en servir. En d'autres mots: que fais donc un nécromancien en plein milieu de désert? »

Selrak jeta un regard intéressé à Sylvain. Il comprenait à présent qu'il n'avait pas à faire qu'à une bande d'incrédules habités par des superstitions qu'il ne connaissait que trop bien, il y avait dans cette compagnie d'aventuriers un paladin qui savait apprécier les qualités de son ordre; et qui plus justement, ne l'interrogeait pas sur la nature de son art mais sur la manière dont il comptait le pratiquer. Finalement, il reprit la parole:

« Je suis ici pour chasser un démon. »

Sylvain hocha la tête, heureux d'apprendre qu'un nouvel allié venait de nous rejoindre dans notre lutte contre le Seigneur de la Terreur.
Le soleil pointa ses rayons dans l'orient lointain. Cette nuit, j'avais parfaitement bien dormi. Au matin, j'eus comme une migraine (peut-être à cause du vin ?) et me passai la tête dans l'oasis. J'entendis alors l'air d'une flute. Selrak, déjà debout, profitait du calme matinal pour travailler son instrument. Quand il eut fini son air mystérieux, il rangea sa flute dans un sac, et, posant son index sur la tempe, me salua:

« Salut, fis-je. Passé une bonne nuit ?
- Oui, dit-il avant d'ajouter en souriant: j'aime la nuit.
- Je..., repris-je un peu troublé, je suis désolé d'avoir voulu...euh... hier soir...
- Ce n'est pas grave, j'ai l'habitude.
- C'est juste que..., » insistai-je, encore plus gêné par l'insouciance de mon interlocuteur que quoi que ce soit d'autre, « j'ai plusieurs amis qui ont étés ressuscités par les démons et c'est franchement...
- Dégoutant ?
- Oui... dégoutant... Mais je me demandais s'il était possible de... enfin de... vous savez... euh...
- Écoute, reprit le magicien après un certain temps, un mort, c'est un mort. Mort-vivant, ça ne veut rien dire: cadavre, corps, pantin, peut-être, mais pas vivant. Tes amis, tu ne pourras pas les sauver. Je suis désolé.
- Ah, repris-je déçu. Au moins, t'es honnête. »

Ça ne devait pas être la première fois qu'on lui posait la question. Peut-être même qu'il avait déjà essayé de sauver ses propres amis mais en vain. Pourtant, l'exemple de Lachdanan trottait dans mon esprit. Mon capitaine avait su, bien qu'un court instant seulement, reprendre le contrôle de lui-même; et cela était bien la preuve que, derrière le grotesque avatar démoniaque qu'il incarnait, il se cachait encore une part intact de son humanité. Et si Hypérion avait la même force d'esprit pour se libérer du joug démoniaque ?

Lorsque tout le monde fut levé, nous petit-déjeunâmes abondamment. Les premières heures de la matinée étaient douces, le soleil n'avait pas encore eu le temps d'incinérer l'atmosphère. Jobin sortit une bouteille de vin et but une gorgée.

« Dès le matin ? m'étonnai-je.
- Puisqu'on part, autant en profiter, expliqua-t-il.
- On peut toujours prendre deux, trois bouteilles avec nous, non ?
- Non, coupa Sylvain. On voyage le plus lestement possible. On en a pour deux jours de marche avant d'atteindre le prochain oasis; là, nous prendrons une caravane jusqu'à Luth-Golein.
- Deux jours, ce n'est pas grand-chose, insistai-je, on n'aura pas trop de bagages.
- Plus on va vite, continua le paladin, plus on a de chance de rattraper le rôdeur.
- Bon... ça va, j'ai compris...
- Santé alors! » conclut le prince.

Lorsque nous eûmes terminé de manger, nous finîmes de préparer les sacs, de telle sorte à ce que chacun en porte un, et nous équilibrâmes les charges autant que possible. Alors que nous nous appliquions à cette tâche, Cadin prit la parole, visiblement embarrassé :

« Sylvain, commença-t-il timidement. Je dois vous faire une concession : Mériadon et moi, voudrions rester ici.
- Pardon ?
- Et bien, continua le duc de Dunesport, je ne pense pas que ce voyage soit fait pour nous. Marcher, courir, se battre, affronter les démons... Nous voudrions vous aider. Mais le fait est que nous ne le pouvons pas. Alors, nous avons pensé qu'ici était un bon moment pour nous arrêter. »

Le paladin regarda Cadin pendant quelques secondes, puis baissant la tête, il ajouta:

« Je comprends. Et de toute façon, je ne peux obliger personne à partir en croisade contre les démons. Est-ce qu'il y a quelqu'un d'autre qui voudrait s'arrêter ici ? Mériadon, es-tu sûr de ta décision ?
- Je ne suis bon qu'à prier, mon cher ami, fit-il avec un sourire navré, et tu peux très bien assumer le rôle de meneur spirituel.
- Et toi, Jobin, veux-tu rester au côté de ton compatriote ?
- Non, je viens avec vous, affirma l'interpellé. Cela dit, je voudrais que Jobias reste.
- Comment ? s'exclama le garde. Mais ma place est à vos côté, monseigneur.
- Si jamais un démon égaré venait s'abreuver dans cet oasis, Cadin et Mériadon auraient besoin d'un homme qui sait se battre. Et il est hors de question de les laisser sans défense. C'est un ordre.
- Bertogale ? continua Sylvain.
- Oh, moi, j'adore me promener dans le désert. Bien-sûr que je viens!
- Selrak, est-ce que je dois te poser la question ? »

Le nécromancien fit non de la tête. C'était donc décidé. Nous perdions à présent trois membres de notre groupe. D'un certains côté, Cadin avait raison: le prêtre et lui ne seraient pas très utiles en cas d'attaque des démons. Néanmoins, Jobias et Mériadon nous tenaient bonne compagnie. Quant au duc de Dunesport, même lui je commençais à l'aimer un peu.

Nous tentâmes d'écourter les adieux... en vain!

A mon grand étonnement, Cadin voulu serrer tout le monde dans ses bras, et il déclara qu'en effet, malgré les horreurs vécues au Monastère, il avait passé un très bon moment en notre compagnie. Après qu'il ait pris Jobin, Sylvain et moi dans ses bras, il se retourna, quant à sa grande surprise, Selrak vint vers lui à bras ouvert pour réclamer son câlin. Le duc fut confus et ne put s'empêcher d'afficher une grimace, ce qui nous fit tous bien rire.

Puis Sylvain et Mériadon échangèrent quelques paroles bienveillantes, se rappelant que Linéus avait misé tous ses espoirs sur leur retour pour mettre fin à la guerre civile de Westmarch. Mais plus émouvant encore furent les séparations de Jobias et Jobin. Les deux en avaient fait du chemin ensembles! Le garde qui avait d'abords servi le père avant de servir le fils. Il avait vu Jobin grandir, l'avait éduqué au combat, puis servi pendant la guerre, escorté jusqu'au monastère, avant de vivre ces quelques jours dans le désert, qui malheureusement devaient être les derniers moments qu'ils passeraient ensembles. Avec fierté et dignité, ils se serrèrent la main, puis, cédant à un torrent d'émotions, le garde pris celui qui n'était toujours pour lui qu'un garçon dans ses bras, et le serra de toutes ses forces, une imperceptible larme coulant sur son dur visage.

Et voyant cela, je ne pus m'empêcher de penser: 'et toi, Bertogale, où sont-ils tes compagnons?' J'étais venu au Monastère avec un ami d'enfance, une sorcière qui me faisait palpiter le coeur, une comtesse toute aussi charmante et un garde-du-corps insupportable qui avait du bon malgré tout ... Puis j'avais retrouvé Hypérion et tout semblait aller pour le mieux. Deux d'entre eux avaient disparu; deux autres s'étaient rangés au côté des démons; l'un était mort, sans doute ressuscité aussi ... Et je me rappelais que j'avais dans un premier lieu cherché à retrouver mes parents mais depuis que j'avais fugué pour m'engager dans l'armée de Léoric, je n'avais plus eu de nouvelles d'eux. Mes pauvres parents.

Selrak me donna une tape revigorante sur le dos et s'écria: « Bon, on y va ? Ou dois-je vous rappeler pourquoi nous n'avons pas pris de bouteilles de vin avec nous ? »

Et ces deux phrases me sortirent de ma soudaine mélancolie, pour me ramener à l'esprit gaillard et rieur de la troupe.

Nous marchâmes donc, veillant toujours à nous diriger vers l'orient. Le rythme était beaucoup plus soutenu. Sylvain menait, suivi par Jobin, et Selrak terminait la marche. Au bout de quelques heures, la chaleur devint à nouveau insupportable; mais je m'étais déjà fait à l'idée qu'elle ne partirait pas et que la meilleure des choses à faire était de l'ignorer autant que possible. Plusieurs fois, je regardai le ciel sans nuage, croyant que le soleil stagnait, comme si le temps avait cessé de s'écouler. Et pourtant, aussi inconcevable que cela puisse paraître, la soirée finissait par arriver. J'étais moins esquinté que les soirs précédents, sans doute grâce au jour de repos qui précédait et à nos provisions abondantes.

Nous fîmes halte sur une dune parsemée de rochers. Le soleil se coucha étonnement vite et lorsque le ciel fut complètement obscurci, nous voulûmes monter un foyer. Malheureusement, nous avions omis de prendre du bois et, posant ma tête sur un rocher, je commentai:

« Eh bien, nous devrons nous contenter des rayons de la Lune. »

Le nécromancien murmura alors une formule et une flamme bleutée jaillit de sa main. Face au regard incrédule de Jobin, je ne pus m'empêcher de rire. Même Sylvain souriait, certes, pas autant que Selrak qui était ravi de se vanter ainsi et de nous montrer que la nécromancie avait du bon. Puis Sylvain, tout d'un coup joueur, murmura à son tour une formule, et une boule de lumière blanche apparu dans la paume de sa main, lumière qu'il jeta dans le ciel et qui retomba très doucement avant de s'éteindre dans le sable.

« Eh, fit Jobin à Selrak, ramène un peu ta lumière par ici. »

Le nécromancien obéit et, grâce à l'éclairage, le prince sortit de son sac... une bouteille de vin! Mon coeur en fut grandement réjouit! Par contre Sylvain...

« C'est une blague ?
- Bah, je dois avouer que moi aussi, » dit Selrak en sortant timidement une bouteille de son sac.

Fou de joie, je sortis à mon tour la bouteille que j'avais clandestinement apporté et tous éclatèrent de rire. Nous mangeâmes donc un diner bien arrosé sous la lumière bienveillante du magicien et des étoiles.

Le lendemain, nous nous levâmes avant l'aube et marchâmes dans un froid presque glacial avant que le soleil ne vienne embraser l'horizon. Pour la première fois depuis quelques jours, j'étais content de le voir. La matinée fut douce. L'après-midi difficile. Nous dûmes prendre plus de pauses que le jour précédent, la fatigue s'accumulait doucement. Mais, très tard dans la soirée, nous arrivâmes au second oasis où nous attendait effectivement une caravane.

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Les commerçants avec qui nous voyageâmes étaient très méfiants. Pour leur assurer que tout était en règle, Sylvain suggéra que Jobin se fasse passer pour Hypérion et Selrak, malgré son attirail un peu lugubre, pour un le prêtre Mériadon. Après que Sylvain ait réglé quelques formalités qui n'en semblaient plus finir, jusqu'à ce que le paladin dégaine une bourse remplie d'écus, nous fûmes très bien reçus par ce qui était en fait une grande famille. Des liens d'amitié se nouèrent d'autant plus vite que nous avions un excellent vin à leur proposer et Sylvain dû reconnaître que le breuvage avait son utilité.

Qu'est-ce que j'étais heureux de ne plus avoir à marcher! Allongé dans une caravane, je me laissais tirer par les chevaux et passais une grande partie de mes journées à dormir. Selrak consultait maints petits manuscrits qu'il avait transportés, sans avertir Sylvain, avec lui. Au début je pensais qu'il s'agissait de livres de magie mais après l'avoir interrogé, je découvris qu'il possédait, certes, en grande partie des ouvrages dédiés aux sciences occultes mais aussi un ou deux recueils de contes. A ma demande, il me présenta le synopsis de quelques histoires: un homme qui payait chèrement le prix d'un pacte avec un démon, un voyageur sombrant à la folie après avoir découvert un livre de magie, ou encore le récit d'une ange qui abandonnait ses pouvoirs pour devenir humaine et épouser un paysan. Devenue mortelle, elle mourrait avant de se faire ressusciter et de se retrouver en enfer.

Quelles morales tirées de toutes ces histoires ? A cette question, le nécromancien hocha les épaules.

La dernière histoire m'intrigua particulièrement, car c'était une histoire d''amour... Je pensais à Syvante que je devais retrouver à Kurast. Mon ange n'avait-il pas lui-même dit que, plus que le devoir ou le désir de vengeance contre les démons, ce qui me motiverait serait ce sentiment ? Ainsi, malgré le sort de Sanctuary qui était en jeux, malgré la guerre civile de Westmarch et malgré les malheurs qui s'étaient abattus sur le Khanduras, la véritable raison pour laquelle j'entreprenais ce long voyage était l'espoir de retrouver cette ensorceleuse que j'avais pêchée, un jour (ou une nuit) dans les catacombes de Tristram. Ah, Syvante ! A quel point me manquais-tu ? Et la réponse me surprit.

Pas tant que cela, finalement.

Certes, il m'importait de savoir si tu avais survécu à l'attaque du Monastère, mais ayant pu apprécier la puissance de ta magie, je n'en doutais pas un instant. Tu étais loin de moi. Je n'étais pas sûr de te revoir. Mais cela ne me torturait pas comme cela aurait torturé un homme véritablement amoureux. Tu me manquais, mais autant que Kandorma, mes parents ou encore Hypérion. C'est étrange. Il y a trois jours, j'étais persuadé de t'aimer mais maintenant...

« Alors, me lança Jobin, on a arrêté de dormir pour méditer, hein ? »

Je levais la tête pour apercevoir le prince qui marchait derrière la roulotte. J'étais assis au rebord de la caravane et mes pieds pendaient dans le vide. Je lui demandai s'il s'y entendait en amour. Cela le surprit.

« Je pense que tu devrais te dégourdir un peu les jambes, ça te fera du bien. »

Je suivis son conseil et pris un peu d'avance sur notre groupe.

Nous suivions à présent une route de pierre, à demi-recouvert par le sable et les cailloux. Très vite, je revins à mes pensées mais j'avais beau tourner la question dans tous les sens, je n'arrivais pas à savoir quels étaient mes sentiments à l'égard de l'ensorceleuse. Puis, je tentais de faire le vide dans ma tête, non sans une certaine résignation. Pour ce faire, je me concentrais sur le bruit de mes pas heurtant le sol et bientôt, je suivais mon propre rythme, sans qu'aucune pensée ne me traversât l'esprit. Tap, tap, tap - tap, tap, tap. Tap, tap. Tap...

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Cette étape du voyage dura une semaine. Ce qui veut dire que la traversée du désert se fit en à peu près une dizaine de jours. Vers la fin du voyage, nous vînmes à manquer de provision, il fallut rationner, mais le plus rude avait bel et bien était les premiers jours de marche, qui précédaient l'arrivée de Selrak. J'avais finalement lu son recueil de contes pendant le voyage, j'y trouvais un passe-temps plaisant et aussi un bon moyen de réfléchir sans pour autant trop me prendre la tête.

Puisque tout s'organisait de soi-même, Sylvain n'avait pas beaucoup parlé au cours de la dernière étape de la traversée. Jobin, non plus. Occasionnellement, il m'adressait la parole, mais je ne devais pas être son interlocuteur favori; du reste, je crois qu'il ne voulait pas converser avec les marchands. Celui avec qui j'échangeais le plus finalement fut le nécromancien. Certes, c'était un personnage lugubre mais il avait de l'humour. Il s'amusait à effrayer les petits enfants qui s'approchait trop de lui le soir, alors qu'il travaillait son instrument un peu l'écart, et il prenait un plaisir similaire à terrifier les parents qui venaient se plaindre. Puis lorsque Sylvain intervenait finalement, il se plaignait, auguste serviteur de la grâce suprême qu'il était, de ne pas pouvoir prier en paix.

Quand nous nous ennuyons, nous partagions des blagues à l'égard des aristocrates, nous causions un peu de nos lectures, j'osai même l'interroger sur l'amour une fois, mais de toute évidence, il n'y connaissait absolument rien, ou tout du moins, tel était ce qu'il affichait. Puis, m'éprenant de plus en plus pour ce personnage, je cherchais à découvrir quel passé l'avait conduit à devenir magicien et finalement à poursuivre les démons; mais il n'élucida pas ce mystère. Et au bout de quelques vaines tentatives, nous étions déjà arrivés à la dernière dune nous séparant de Luth-Golein.

C'était la nuit. La ville était illuminée et son reflet scintillait dans l'océan. Mes trois compagnons et moi nous étions regroupés et jetions des regards perplexes vers l'orient.

« Eh bien, s'avança Jobin, voilà une longue traversée qui prend fin et, qui plus est fut... sans encombre.
- C'est vrai, murmurai-je, pas de trace des démons, ni du rôdeur. Vous en pensez quoi ?
- Peut-être qu'il ne se dirigeait pas vers l'orient, proposa Jobin, comme vous l'avez si précipitamment pensé.
- Ou alors on l'a dépassé, fit Selrak nonchalamment. Après tout, on avançait assez vite avec nos chevaux et nos caravanes.
- C'est bien la peine d'être le Seigneur de la Terreur si c'est pour traverser le désert d'Aranoch à pied! se plaignit l'aristocrate.
- Oh, m'énervai-je, arrête de te plaindre! Et puis, je suis persuadé qu'au fond, t'es bien content qu'on ne soit pas tombé sur le rôdeur. »

Sylvain ne prononçait pas un mot. Son regard était à présent tourné vers une autre dune, un peu plus loin dans le désert.

« Tiens, s'étonna Selrak, d'autres voyageurs... »

Au loin, on pouvait apercevoir une infime lumière jaunâtre autour de laquelle se dessinaient vaguement deux silhouettes.
La silhouette d'un cavalier se dessine dans l'horizon, tandis que le soleil s'élève majestueusement des dunes glacées du désert. Près d'un oasis, un chameau portant les provisions de son maître, figure encapuchonnée que je ne connais que trop bien: Gormondriel, l'archange de la sagesse. Au bout de quelques minutes, le messager monté atteint le point d'eau. Essoufflé, il descend de sa monture et la retient pour qu'elle ne s'abreuve pas avant d'être refroidie. L'archange tourne son visage ténébreux vers l'individu et le reconnaît comme étant un membre du clan Horadrim. Le mage a une bien piètre allure: sa tunique est recouverte de sable, ses mèches blondes sont emmêlées et il a une barbe de quelques jours. Gormondriel retient la monture, et laisse ainsi le cavalier plonger sa tête dans l'eau.

« M'apportes-tu des nouvelles de Tyrael ? » dit-il après que l'humain ait sorti sa tête de l'eau.

Le mage hoche la tête.

L'archange étend alors sa main, dévoilant un gantelet de fer bleuté, et la pose sur l'épaule de l'émissaire. Le monde s'effondre alors sur lui-même et laisse place à un espace vide dans lequel flottent les deux personnages. Puis, tournant la tête vers le bas, ils aperçoivent une vaste étendue de sable criblée de guerriers, le fer claque, la lutte est sans merci ! Ce ne sont pas des soldats ordinaires: il y a d'un côté de puissants magiciens et de l'autre des démons, des mort-vivants et autres créatures grotesques. Le vacarme du combat est porté par le vent, ponctué par le bruit de nombreux sortilèges; au-dessus du sable éclatant on aperçoit des faisceaux lumineux, rouges, bleus et verts, fusant dans toutes les directions et éclatants à tout moment. Puis parmi les rangs humains apparaît l'archange Tyrael et au même moment, au milieu de la masse des démons, Baal, le Seigneur de la Destruction.

Les deux entités dominent à présent la bataille. L'archange s'empare de son épée flamboyante et terrasse les démons par dizaines. Baal jette ses bras tentaculaire sur son puissant adversaire, mais ceux-ci rencontrent les ailes blanches de l'archange. Les filaments d'énergies pures s'entrelacent autour des tentacules du démon, ils les interceptent toutes, et se propagent ensuite jusqu'aux épaules et jusqu'au buste de l'infernal. Quand les deux ennemis se sont parallélisés, Tyrael ordonne:

« Maintenant, Caïn ! »

Obéissant, un archer Horadrim sort de sa tunique un objet rouge que Gormondriel identifie immédiatement comme étant une pierre d'âme. La pierre sert de pointe à une flèche, et le dénommé Caïn la place sur la corde de son arc, murmurant un mot de pouvoir pour gagner en force et en précision. Deux mages l'escortent et repoussent les démons qui veulent arrêter son tir. Conscient du danger, Baal ordonne à ses sbires d'empêcher l'archer de lancer son projectile. Divers créatures s'élancent dans un nuage de poussière vers les trois humains, mais la plupart sont percutés par d'énorme sphère de flamme qui explosent dans un bruit de tonnerre. Bientôt d'autres humains viennent à la rencontre de cet assaut, le combat redouble de fureur, la poussière dorée s'élève et le vacarme s'intensifie...

Mais tant bien que mal, Caïn essaie de se concentrer. Il n'a qu'une chance, car Tyrael n'a conçu que trois pierres d'âme. La première fut utilisée pour emprisonner le Seigneur de la Haine. Il lui reste celle qui se trouve au bout de sa flèche, et la troisième est dans son carquois - mais celle-ci, il doit la garder précieusement pour le dernier des Trois. Il doit veiller à ne pas toucher l'archange non plus, ni à perde trop de temps à viser pour ne pas s'épuiser. Finalement, son oeil, la pointe de sa flèche et le buste du démon s'alignent, et il lâche prise. La flèche fuse, Tyrael resserre ses ailes blanches autour de la cible; mais à un demi-mètre du démon originel, une chauve-souris intercepte le projectile. L'impact est si puissant que la créature meurt transpercée de part en part, et la pierre d'âme se plante dans le sable. Caïn a alors un très mauvais pressentiment.

Face au désespoir de son adversaire, Baal parvient à se dégager, et scrute avidement le sol, à la recherche de la pierre d'âme. Le combat continue de faire rage, Caïn songe que ses compagnons ont besoin de son aide, même si sa priorité est de retrouver l'objet sacré, sans lequel tout espoir de vaincre est nul. Il décoche alors une nouvelle flèche et tue une de ces maudites chauve-souris. Mais, s'appliquant à prendre sa revanche sur la race démoniaque, il n'aperçoit pas une lance fuser dans sa direction, et une seconde plus tard, il meurt. Un de ses compagnons a alors le bon réflexe de fouiller sa sacoche pour retrouver la pierre d'âme réservée à Diablo et dès qu'il la trouve, il cherche à s'enfuir pour que l'objet ne tombe pas dans les mains de l'ennemi.

Plus loin, un squelette découvre un objet rouge luisant dans le sable. Plus curieux que réellement intéressé, il s'empare de la pierre d'âme fracturée. En effet, l'impact a fissuré l'objet qui, ne contenant pas d'âme, était extrêmement fragile. Une vague électrique frappe alors le squelette, et le sorcier, à l'origine de ce sortilège, se téléporte vers les ossements brisés de son minable adversaire, et récupère la pierre d'âme. Baal l'aperçoit, fou de rage, il jette son corps énorme vers l'humain, et pousse un cri de fureur. Mais le mage lui répond par un regard intense, c'est un regard glaçant, presque hypnotique, d'autant plus que l'une des pupilles du sorcier est anormalement violette. Le mage tient à présent la pierre d'âme dans sa main comme une dague et se lance à la rencontre du démon originel. Grâce à un sort de télékinésie, il parvient à repousser les tentacules du Seigneur de la destruction et, lorsque le buste du démon est à portée, il enfonce de toutes ses forces la pierre fracturée dans le coeur de Baal.

La pierre d'âme s'active alors et libère une quantité d'énergie phénoménale. Un vent puissant s'élève, une tempête de sable se forme autour de deux adversaires, des éclairs jaunes tournoient autour du tourbillon, puis tout s'estompe pour laisser place à un homme tenant entre ses doigts une pierre, non plus rouge, mais jaune. L'objet vibre toujours, de la fissure s'échappe une quantité d'énergie immense, et Tal Rasha comprend alors que sa seule chance d'empêcher le seigneur de la destruction de revenir à tout instant, et de faire de son propre corps la prison de Baal. Il s'exécute et s'enfonce l'objet dans le buste, tout en poussant un hurlement de douleur, la souffrance du mage raisonne dans tout le désert, bientôt d'autres humains se jettent sur lui et essaie de le neutraliser...

Tout est alors englouti dans un océan de ténèbres, seule la lumière jaune et éclatante de la pierre d'âme parvient à défier le vide qui s'installe, et progressivement, un nouveau décor se met en place. C'est une rivière de lave, au-dessus duquel se trouve un pont en suspension. Escorté par deux hommes encapuchonnés, Tal Rasha est amené de l'autre côté du précipice de feu et attaché à une roche sacrée. Des runes écarlates se dessinent dessus, et bientôt, l'enchantement empêche le mage Horadrim de se défaire du dolmen. Finalement, Tyrael se place face au démon en gardien tout puissant, et les deux humains reviennent sur leur pas, avant de refermer le tombeau de Tal Rasha, inviolé à ce jour. A peine la lourde porte s'est-elle refermée qu'à nouveau les souvenirs du messager sont engloutis dans l'obscurité et tout d'un coup, le monde réel apparaît: l'oasis où s'abreuve le cheval, la mer infinie de sable, et l'archange, qui a retiré sa main de l'homme.

« Gormondriel, poursuit l'humain, je suis venu pour vous apporter ceci. »

Il produit alors la dernière pierre d'âme de sa tunique et la tend vers l'ange de la sagesse. Ce-dernier hésite. Contrairement à son lieutenant, il ne sait pas faire fonctionner le sortilège qui permet d'emprisonner les âmes, et du reste, sa dernière expérience dans le domaine a très mal tournée. Mais que peut-en faire cet homme ? La tâche lui revient de comprendre au plus vite quel enchantement Tyrael a utilisé pour emprisonner les deux premiers démons originels afin qu'il puisse s'attaquer au cadet des trois. L'ampleur de son devoir est énorme mais sans plus attendre, Gormondriel saisit l'objet.

« Il faut rassembler les Horadrims pour livrer l'ultime bataille, déclare-t-il. Sait-on où se trouve le Seigneur de la Terreur ?
- Au dernières nouvelles, Diablo s'est enfuit vers les terres de l'ouest. »

Gormondriel songe gravement. Diablo ne s'est pas enfuie. L'archange ne sait que trop bien ce qui se trouve au finistère de l'occident.

_______________


Je dégageai ma couverture. Le sable était glacé à cette heure de la nuit. Tout le monde dans le camp dormait. La cité de Luth-Golein était à présent éteinte, et je distinguai le soleil jaillir de l'océan. Un nouveau jour qui commence: eh bien, je l'aurai fait cette traversée du désert ! A quelle distance étais-je donc à présent de Tristram ? Je ne pouvais le concevoir. Sanctuary est tout de même un monde aussi vaste que magnifique finalement...

Non loin de notre campement se trouvait un oasis, petite étendue d'eau autour de laquelle poussait une végétation luxuriante et exotique. Mes trois compagnons et moi offrirent au marchand d'aller remplir les jarres d'eau, après tout, même si nous avions payé pour ce voyage, la tradition marchande voulait que tout le monde aidasse à la survie de la communauté. Jobin ne semblait pas approuver cette règle mais Sylvain le convainc de venir en lui expliquant qu'il serait bon s'il pouvait avoir un peu de temps seuls, car après tout, nul n'aimait les gens qui tenaient des discours sur les démons.

« Et pourquoi ne prennent-ils pas leur eau directement de Luth-Golein ?
- L'eau de l'oasis est gratuite, répondis-je. Mais le souci économique, ça ne te dit pas grand-chose, hein ?
- Je tiens à vous faire remarquer que cela fait depuis une nuit et une matinée que nous languissons en face de cette citée, au lieu d'entrer et de prendre la première embarcation pour Kurast.
- Après cette rude étape, intervint le paladin, une nuit de repos n'était pas malvenue; nous aurons besoin de toute nos forces pour traverser la mer. Et si la tradition marchande veut que nous les aidions, même au jour où notre contrat expire, il me semble honnête de leur rendre ce petit service.
- C'est cela, ricana Jobin, venez-en donc à l'honnêteté légendaire des nomades du désert! »

Une vague de frustration monta en moi. Cet homme, j'avais bien envie de lui éclater la tête avec une noix de coco, ou de lui loger une orange au fond de son gosier...

Au bout de quelques minutes, nous arrivâmes, sans Jobin qui marchait d'un pas plus retissent, à l'oasis. Je ne me souviens pas avoir vu de lieu plus paisible. Le sable faisait place à un gazon sombre, au milieu duquel se dressaient les troncs de grands palmiers qui étiraient leur feuillage au-dessus de nous. Des fleurs de diverses couleurs les ornaient, nuançant leur écorce noire des couleurs les plus carnavalesques: rouge écarlate, jaune or, bleu, blanc, violet.... et filtrée par les branches des arbres, la lumière du soleil devenait verdâtre, faisant scintiller l'eau comme une émeraude. Quel plaisir pour les sens que ce spectacle de couleurs, baigné dans l'air d'une végétation chatoyante et perdu dans le calme d'une paix absolue. Seul le gazouillement des oiseaux et l'écoulement de l'eau troublaient le silence de ce petit paradis.

Je m'avançais pour remplir la jarre, et en m'y appliquant, je me rendis soudain compte que Selrak et Sylvain s'étaient immobilisés, le regard tiré vers le haut. Le premier affichait un air aussi grave que perplexe, l'autre avait la bouche grande ouverte, et ses yeux trahissaient toute la terreur dont il était épris. Qu'est-ce qui avait donc pu troubler ce paladin si calme d'habitude ? Je levai à mon tour mon regard et sursautai, le vase glissa de mes mains et je tombai sur mes fesses, complètement ahuri. Soudain, j'avais eu devant moi une vision absolument cauchemardesque...

Charriés au gré du vent, trois corps étaient pendus au branches d'un arbre de l'autre côté du point d'eau. Et je reconnus avec horreur, le prêtre Mériadon, Cadin, le duc Dunesport et Jobias, le serviteur de la Marche Blanche.

Morts.

Qui donc était à l'origine de cette macabre mis-en-scène ? Et qui les avait massacrés avant de trainer leurs corps à travers tous le désert pour les pendre ainsi dans cet oasis ? Quelle était donc cette odieuse machination ? Tout cela semblait impossible...

« Eh bien Bertogale, lança Jobin, je vois que vous avez eu la maladresse de perdre une de nos précieuses jarre d'eau ! »

Je me relevai alors, ivre de rage, et lançais des yeux flamboyants à l'aristocrate.

Le doute s'afficha sur son visage. Il ne comprenait pas qu'autant de haine ait pu jaillir d'une remarque aussi idiote, qui du reste était loin d'être la première. Mais sans qu'il est le temps de se poser plus de questions, je m'étais jeté sur lui, lui avait ôté sa jarre des mains avant de l'envoyer fracasser contre un palmier. Il recula, complètement surpris:

« Allons du calme ! Vous n'allez pas perdre votre sang froid pour... »

Je lui flanquai un énorme coup de poing dans la figure. Une gerbe de sang fit éruption de son nez.

« Mais tu as complètement perdu l'esprit, s'écria Selrak, en m'agrippant les bras.
- Lâche-moi ! m'exclamai-je, irrité qu'on tente de me maîtriser ainsi. Pourquoi le défends-tu ?
- Je te signale, reprit le nécromancien, qu'il y a parmi les trois corps qui pendent là-bas deux de ses amis. Donc ce qui est arrivé n'est certainement pas de sa faute ! »

La fureur s'évapora soudain pour laisser place à une douleur intense. Devant moi, Jobin était un peu amoché, il avait le nez de travers il essayait de le réajuster avec ses mains. Mais pourquoi diable lui avais-je donc fait cela ? Selrak alla à la rescousse du jeune prince, et d'un geste expert, il lui remit le nez en place.

« Mais qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-il à Selrak complètement perdu.
- Je pense que tu dois le voir par toi-même... »

C'est vrai, il n'avait encore rien vu! Il ne savait pas! Jobin s'avança et vit alors ses trois anciens camarades. Il lui fallut un peu de temps pour comprendre que quelqu'un les avait pendus. Il n'eut aucune réaction. A quoi pensait-il donc à cet instant précis ? Impossible de le savoir, car il était devenu complètement inerte.

« Ça va Sylvain ? demanda le nécromancien au paladin qui n'avait, lui non plus, pas encore bougé.
- Tout cela est de ma faute, répondit le serviteur du Zakarum, tout en essayant d'affiché un air calme. Je les ai abandonnés dans cet oasis.
- Allons, allons ne dis pas de conneries, » reprit Selrak.

Ce paladin, si franc, si dur, si sage, ressemblait tout d'un coup à un enfant. Ses yeux gris luisaient bleus sous la lumière verte de l'oasis; ses cheveux étaient dorés, et au fil des jours, quelques-unes de ses mèches avaient fini par boucler; on eut dit qu'il avait une tête de séraphin à présent. Était-il juste qu'un être si doux, si frêle, si pur, fut chargé du devoir qui était le sien ? Percer le secret de Patrius, affronter le Seigneur le Terreur, veiller tant bien que mal sur ses compagnons ! Et pourtant, me disais-je, il avait dû avoir une existence bien paisible avant que le destin ne se manifeste aussi abruptement.

Mais tout jeunot qu'il fut, garçon à peine sorti de sa formation de paladin, et chargé de représenter son ordre dans les armées de Westmarch, il avait accepté avec une détermination, grave mais honnête, la tâche qu'on lui confiait. Bien que humble, il mesurait l'importance de sa mission et ne se cachait pas ses qualités, puisqu'ils devaient à présent compter sur elles pour servir la Grâce Suprême. Le sucés à la guerre l'avait enhardi; l'intervention de Linéus lui avait donné foi en la cause qu'il servait; et il fut bien heureux d'accepter la mission que son chef lui confiait, puisqu'il lui fut donné comme compagnon l'intrépide Hypérion, et le bon Mériadon. Ainsi escorté, il se pensait invincible. Mais on sait ce que les évènements firent de ces deux compagnons: comment l'un se rangea parmi les mort-vivants, et à présent, comment l'autre fut abandonné et retrouvé pendu. Et lui, paladin, effleuré par la gloire, mais surtout couvert de tant d'espoirs, n'avait rien pu faire. Et maintenant comment agir ? songeait-il aigrement. Il n'y avait rien à faire dans l'immédiat. Aussi restait-il interdit.

« Bon, continua calmement le nécromancien, vous n'avez pas l'habitude de la mort, hein ? Si vous le voulez bien, on peut commencer par décrocher les corps de cet arbre et les brûler, ce serait une bonne idée, non ?
- Selrak a raison, approuva Sylvain d'une voix qu'il voulait calme, ça ne sert rien de se lamenter.
- Je veux savoir qui a fait ça, et je vais le torturer pendant des heures avant de l'achever et de le pendre à son tour..., grogna Jobin entre ses dents. Je vous jure que si je découvre celui qui est à l'origine de toute cette mascarade...
- Nous y voilà, » soupira Selrak.

Le prince se sentit soudain ridicule. Qui était à l'origine de tout cela ? C'était bien simple: Diablo. Et que pouvait-il faire contre un démon originel ? Même à nous quatre et à cinq avec l'aide de Gormondriel, quel espoir avions-nous de vaincre ? Nous avons cru chasser le Seigneur de la Terreur, en vérité, c'est lui qui nous a tendu un piège. Nous étions quatre compagnons, joyeux et fiers ! Tout d'un coup, notre amitié était teintée de ce douloureux souvenir, comme souillée par un maléfice obscur. Oui, nous étions prêts à affronter des armées, nous étions prêts à terrasser des démons, nous avions des épées, nous avions des sorts, et avec deux mots, je pouvais noyer les ténèbres les plus profondes dans un océan de lumière. Mais le Seigneur de la Terreur était plus rusé que cela. Il disposait d'autres armes, bien plus puissantes que la lame la plus aiguisée de n'importe quel combattant. Et c'était donc grâce à la Terreur qu'il comptait nous vaincre.

Je regardai Selrak, le plus tranquille de nous, mais lui-même était devenu pensif à présent; il s'était peut-être habitué à la mort, mais il savait fort bien qu'on ne s'habituait jamais au désespoir de ceux qui ont perdu un être cher. Sylvain s'était affaissé sur le rebord du lac, avait retiré ses bottes, et trempait ses pieds dans l'eau glacée. Jobin était silencieux. Il songeait sans doute qu'il avait abandonné ses compagnons et cela devait aussi lui rappelait comment les démons avaient autrefois écrasé sa minable résistance dans la bibliothèque du Monastère, avant de ressusciter tous ses compagnons.

Quant à moi, un autre doute me travaillait. Si les démons avaient si brillamment réussi leur coup de théâtre, c'est qu'ils devaient savoir exactement où nous allions, et donc qu'ils nous avaient incessamment suivis, même ce matin, lorsque nous décidions d'aller remplir les jarres d'eau: et peut-être nous surveillaient-ils en ce moment même. Je scrutai le paysage, sans rien apercevoir.

Après une heure où tout le monde se perdit dans ses propres pensées, Selrak se servit de sa dague pour décrocher les cadavres, porté par Sylvain et moi qui lui faisions la courte échelle, tandis Jobin partit chercher des branches mortes pour allumer un bûcher. Les corps étaient plus lourds que ce que nous pensions, en particulier celui de Cadin. Enfin, lorsqu'ils furent tous à terre, nous les débarrassâmes de la corde qui leur resserrait le cou et les plaçâmes chacun sur le grand foyer. Puis nos regards se portèrent sur Sylvain, le seul qui savait mener un office.

Il s'approcha des trois cadavres brûlants et fit un signe de croix.

« Dans les Livres du Zakarum, il est écrit: Lorsque le Mal foulera à nouveau le sol de cette terre, toute l'humanité devra se rallier à la sainte croisade contre les démons. J'ai longtemps vu en ces paroles un appel aux armes ou un avertissement dilué à travers les âges. Mais aujourd'hui, j'y vois une prophétie: car chaque homme n'aura non pas le devoir de joindre la lutte contre l'Enfer; chaque homme joindra inévitablement cette lutte. Ainsi, nous avons cru pouvoir vous abandonner à la paix d'une oasis lointaine, tandis que continuons notre quête - mais alors que nous marchions en vain, vous avez rencontré l'Ennemi. Vous avez étés torturés, traînés à travers le désert, puis pendus ici, afin de nous insuffler un sentiment de peur et de nous pousser dans le précipice sans fond du désespoir.

« Les belles histoires racontent que les paladins n'éprouvent pas ce sentiment. Si seulement... Nous avons tous peurs. La vue cauchemardesque de vos cadavres dansant au vent hantera nos coeurs, longtemps encore, je n'en doute pas. Mais puisque je ne peux nier le désespoir, laissez-moi, chers compagnons, trouver quelques paroles de sagesse. L'ordre des paladins nous apprend que chaque mort est un rappel. Un rappel que la vie n'est pas quelques chose qui va de soi, qu'elle est au contraire précieuse; qu'elle est une chose à laquelle nous devons tenir, mais, plus important, à laquelle tiennent aussi nos camarades, nos amis et nos familles.

« Nous vous avons perdu, plus rien ne vous ramènera à nous. Mais vous, des cieux, vous ne nous avez peut-être pas encore perdu ? J'entends en mon âme l'écho de votre voix; mais j'entends aussi celui de la voix des démons. L'une me demande de garder foi pour mener le combat; l'autre de désespérer et d'abandonner. Laquelle de ces deux influences est la plus forte ? Le temps nous le dira. Reposez en paix, et qu'il en soit ainsi. »

Nous répétâmes en coeur 'Qu'il en soit ainsi' et gardâmes le silence une minute durant, minute pendant laquelle les corps de nos vieux camarades nourrirent les flammes du grand bucher, contenu par un cercle de pierres. Nous remplîmes ensuite les jarres qui nous restaient d'eau et rebroussâmes chemin. Nous devions avoir deux à trois kilomètres à parcourir, et j'en profitais pour causer avec Sylvain, dont l'attitude m'avait dernièrement quelque peu surprise, et m'apprenait que je connaissais bien peu de choses sur ce personnage.

Ainsi, derrière l'impression sage et sereine qu'il dégage, derrière cette allure d'homme expérimenté, de chef-né, il se cachait, profondément ancrée dans l'âme du paladin, non pas une vérité toute autre, mais une nuance qui mérite qu'on l'expose. Voici donc ce que j'appris au cours de cette rapide conversation qui suivit les funérailles de Mériadon, Cadin et Jobias, mais aussi pendant les quelques jours qui suivirent cet épisode.

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Sylvain était né en 1236, soit cinq ans avant moi, et avait donc, en cette année où se déroule cette aventure, vingt-neuf ans. Il avait grandi dans le village de Branddoc, à l'ouest de Westmarch. Comme il était fils de fermier et l'ainé trois frères et d'une soeur, c'était lui qui devait hériter des terres de son père. Pourtant, lorsqu'il eut onze ans, un événement troubla son existence et son destin de paysan. Bien que sage, il était aventureux. Avec un groupe d'enfants, il fit une excursion qui dura quatre jours, car le groupe de petits diables se perdit dans les landes qui bordent l'océan. C'est sur une falaise qu'ils trouvèrent une forteresse à demi en ruine, gardée par deux hommes, qui paraissaient fort bien vêtu, si l'on se rappelait qu'ils se trouvaient au milieu de nulle part.

Ils accueillirent les enfants, et l'un proposa d'abandonner son poste pour les ramener à Branddoc. Sylvain, aussi curieux que vif, leur demanda quel étrange trésor gardaient-ils, mais les deux gardiens refusèrent de répondre, et à ce jour Sylvain ignorait pour quelle raison on les avait placés ici. Les adultes décidèrent de garder les enfants pendant la nuit qui tombait déjà et de les ramener le lendemain. Ce retard permit à Sylvain de révéler un don particulier qu'il possédait, sans encore le connaître. En effet, le soir, un des deux hommes travaillait sur un parchemin, et lorsque le garçon lui demanda de quoi il s'agissait, il lui confessa qu'il concoctait un enchantement pour protéger le château pendant son absence. Pourtant, quelques runes qu'il traçât sur le parchemin, il ne trouvait plus la formule qu'il recherchait. Les symboles intéressèrent Sylvain, il demanda quelques explications et comprit très rapidement certains concepts qui nécessitaient d'habitude quelques semaines d'apprentissage.

Enthousiaste, le gardien lui expliqua quelle étape il lui manquait pour lancer le sortilège. Et si le garçon ne trouva pas la solution, il corrigea une erreur écrite plus haut sur le parchemin et posa quelques questions judicieuses qui aidèrent le gardien à achever son enchantement. Cela fait, le sorcier commenta:

« Tu es doué, petit, très doué ! »

Le 'petit' fut embarrassé par ce compliment et ne suit quoi répondre. L'adulte alla donc droit au but:

« Si cette science que tu viens de découvrir t'intéresse, il existe une école pour apprendre les secrets de cet art. Si ta foi en la Grâce Suprême égale ton intelligence, tu pourrais, je le crois, devenir Paladin. Dis-moi, quel est ton nom ?
- Sylvain.
- Et mon nom est Linéus. »

On devine ce qui suivit. Sylvain commença sa formation de paladin; quant à Linéus, il devint, quinze ans plus tard, chef de l'ordre des paladins de l'ouest; et deux ans plus tard, il me rencontrait sur les plaines qui devancent la ville de Tristram, lors de cette fameuse bataille que mena le capitaine Lachdanan - et ce fut grâce à l'intervention de Linéus, reconnaissant en moins l'héritier de Patrius, que la guerre prit fin et que le Khanduras fut 'épargné' pour quelques jours.

Mais revenons-en au jeune Sylvain. Il quitta donc ses parents, laissant à ses frères les terres qu'il devait hériter de son père, partit pour la capitale de Westmarch et mena des études difficiles pour devenir Paladin. Avec un ton à la fois navré et plaisantin, il me raconta que ses trois premières années, il fut plutôt médiocre, et plus d'une fois on le jugea indigne de sa formation. Heureusement, ce même gardien qui l'avait recruté, veillait sur lui. Lorsque Sylvain eut quatorze ans, ses études ayant été un échec, Linéus décida de l'emmener en voyage, afin de sauver son protégé. Il lui fit gouter aux plaisirs du voyage, remplissant ses journées de milles péripéties - tout ce dont un jeune garçon pouvait rêver ! - mais le soir il exigeait de son disciple une prière et demanda à ce qu'il lise les écrits de la Grâce Suprême avant de s'endormir. Le matin, Sylvain devait se lever de bonne heure et préparer le petit déjeuner. C'est par ce mélange d'aventures et de rigueur, que Linéus remit l'enfant fermier sur le 'droit chemin'.

Donc, au bout de deux ans, lorsque ce long voyage se termina, et que Sylvain s'était non seulement construit une discipline solide mais avait aussi acquis les premières expériences de la vie, il retourna à la capitale et s'affirma comme élève brillant. Au bout de quatre ans, il termina ses études de théologie et de magie, et il suivit une formation de guerrier en servant dans l'armée de Westmarch trois ans durant. Puis il partit à l'aventure avec un groupe de camarades qu'il s'était fait à l'académie des théologiens, des paladins et dans l'armée, et parcourut tout Westmarch, les terres du Nord, les montagnes de Tamoe, il visita même le Monastère des Rogues. A vingt-huit ans enfin, il décida d'entreprendre le périlleux pèlerinage vers Kurast. Mais la guerre entre le Khanduras et le Westmarch éclata, ce qui le retint dans son pays. Et ce n'est que lorsqu'elle prit fin, qu'il put saisir l'occasion de partir pour Kurast en compagnie d'Hypérion et de Mériadon.

Il n'était donc pas officiellement un paladin, ou plus exactement un maître-paladin: garçon aventureux, élève médiocre, disciple aimé, brillant étudiant, militaire, grand voyageur, et combattant, cependant. Le pèlerinage aurait achevé d'en faire un guerrier accompli. Mais il lui manqué cette dernière étape, moindre mais pourtant essentielle, et ce manque expliquait, selon moi, que cet homme si fort et si droit, eut parfois ses rares moments de faiblesses. Quoi qu'il en soit, la véritable épreuve pour lui ne serait plus le pèlerinage, mais, comme il l'appelait lui-même, la sainte croisade contre les démons.

_______________


Quand le feu consuma les trois corps, nous l'éteignîmes et plaçâmes les cendres de nos compagnons dans une des jarres. Puis nous l'enterrâmes et posâmes quelques pierres dessus, sur lesquelles on pouvait lire, gravé au couteau:

Ci-git,
Mériadon, le Bon, prêtre de Westmarch
Cadin, l'Ami, duc de Dunesport
Jobias, le Brave, gardien et camarade des seigneurs de la Marche Blanche,
Mort en l'an 1265, assassinés par les démons.


Au bout d'une petite heure nous revînmes au camp des nomades; pourtant il ne restait de cette grande famille qui nous avait accompagnés à travers le désert qu'un champ de bataille couvert de morts. Leur corps étaient mutilés, éparpillés sur le sol.

A nouveau, les démons avaient frappé par surprise, et nous n'avions rien pu faire.
Le soleil toucha bientôt à son zénith, jetant ses rayons ardents sur une scène désolée.

Les caravanes étaient renversées, les provisions et les marchandises éparpillées dans tous les sens et le sang chaud se mêlait au sable brûlant ; je retrouvais même la couverture, sous laquelle j'avais dormi, complètement déchirée. Ils avaient tous étaient massacrés: hommes, femmes et enfants. Parmi les cadavres, se trouvaient aussi une demi-dizaine de corps infernaux: fruit d'une moindre résistance qui fut vaine.

« Bon, fit calmement Selrak, au moins ils n'ont pas étés ressuscités. »

Le nécromancien avait raison. Le sort de ces nomades aurait pu être bien pire, et il en était de même pour nos trois compagnons, dont les cendres étaient à présent enterrées dans une oasis non loin de Luth-Golein.

« Il ne nous reste plus qu'à faire le ménage, continua machinalement le magicien.
- Non, » coupa le Paladin.

Il avait retrouvé son calme et son assurance habituelle, mais ses yeux avaient perdu leur lueur sereine pour laisser place à un éclat de colère.

« Le sang est encore frais et les cadavres sont chauds, expliqua-t-il. Les démons qui ont commis ces meurtres ne doivent pas être loin. Nous pouvons les rattraper.
- Écoutez, reprit Selrak en essayant de cacher son exaspération, démons à proximité ou pas, la meilleure chose que nous puissions faire à présent est de nous assurer que ces corps ne serviront jamais de pantins à nos ennemis. Chaque chose en son temps.
- Vous avez raison, gronda Jobin, chaque chose en son temps ! Si nous brûlons ces corps maintenant, les démons auront le temps de prendre assez d'avance pour que nous ne puissions plus les rattraper ! »

Je ne savais quel parti prendre. Je trouvais les paroles de Selrak beaucoup plus censées, il semblait avoir déjà vécu ce genre de situation. D'un autre côté, j'avais vraiment envie de venger cette famille de marchands qui nous avait escortés à travers le désert et je savais que cela était possible grâce à l'aide de Gormondriel. Et de plus, si les démons ne l'avaient pas fait à présent, qui nous disait qu'ils reviendraient pour relever les corps ?

« Scindons notre groupe, proposai-je. Deux d'entre nous peuvent rester et s'occuper des cadavres, tandis que les deux autres partiront chasser les démons: en l'occurrence Selrak et moi. »

Ils me questionnèrent du regard quant au choix du groupe que j'avais fait.

« Sylvain doit faire les aumônes pour ces nomades. Moi, je bénéficie de la puissance d'un archange, je suis donc celui qui a le plus de chance de m'en sortir en cas de rencontre avec des démons. Quant au choix de celui qui m'accompagnera, nous savons tous que je m'entends beaucoup mieux avec Selrak qu'avec Jobin. Est-ce convenu ?
- Hors de question que je m'occupe de la dépouille de ces nomades alors que les assassins de Jobias et de Cadin se promènent tranquillement dans le désert ! »

Le prince était catégorique et il partait déjà, suivant les traces on-ne-peut-plus claires sur le sable. Je regardai les deux autres. Les mouches commençaient à s'accumuler. Dans cette chaleur, l'odeur des cadavres était vraiment insupportable.

Tant pis !

Je rattrapai Jobin et nous partîmes à la poursuite des démons, tandis que le nécromancien jetait un regard perplexe au lieu du crime.

« A quoi penses-tu ? l'interrogea Sylvain.
- Je me disais qu'on avancerait plus vite si ces nomades nous aidaient à les enterrer.
- Un conseil, rétorqua le paladin. Oublie. »

Et il récita une prière:

Louée soit la grâce suprême !
Louée les voix de la lumière !
Que les anges parsèment
Le salut en toute terre !
Qu'en toute vérité,
Nous trouvions la merci !
Soyez donc pardonnés,
Dieu a repris la vie !
Louée...


« Attends ! ordonnai-je. Cela ne sert à rien de marcher aussi vite pour rattraper les démons, si au moment du combat nous sommes complètement épuisés ! »

Mais Jobin avait trop d'orgueil pour m'écouter. Pourtant lorsque nous eûmes atteint le sommet d'une dune, nous pûmes contempler les traces de pas qui serpentaient au loin dans le désert, s'éloignant de Luth-Golein. De toute évidence, il nous faudrait beaucoup marcher avant d'espérer rattraper les agresseurs qui avaient massacré les nomades. Je lançai un regard interrogateur à mon compagnon, qui se contenta d'avancer, en gardant un rythme plus lent mais plus régulier.

La ville disparut bientôt derrière les dunes du désert - peut-être aurions-nous dû y quérir de l'aide ?

« Au vu des pas, commenta Jobin, il doit y avoir une vingtaine de démons... Ça risque de ne pas être facile à un contre dix.
- Je te rappelle que nous sommes trois. »

Notre chasse, ou plutôt notre marche, dura quelques heures, sans que nous apercevions la moindre silhouette de démon à l'horizon. La chaleur était éprouvante et nous n'avions pas songé à apporter de l'eau, après tout, nous ne pensions pas qu'il nous faudrait autant de temps pour rattraper nos ennemis. Je ne pus m'empêcher de regarder l'aristocrate: il avait tout de même la face amochée, bien que son nez ait été remis en place... J'avais vraiment été bête de perdre mon sang froid. Comment en étais-je arrivé là ? Bien-sûr l'attitude de Jobin m'avait exaspéré depuis le début de ce voyage mais pas au point de lui flanquer un crochet dans la figure. Après tout il était un de mes alliés dans ma lutte contre Diablo. Était-ce la vision cauchemardesque des trois cadavres pendants à un arbre qui avait provoqué cette réaction ? Avais-je cédé... à la folie ? Il semblait réaliste que ma santé mentale ait été bousculée par les évènements de ces dernières semaines... mais je n'étais pas fou. Non. Juste un peu fatigué. Oui, voilà, ça devait être cela, l'épuisement, le choc... rien de plus.

Lorsque le soleil s'enfonça dans l'horizon, nous aperçûmes les vielles ruines d'un temple, à quelques dunes de notre position. Des piliers s'élevaient des sables, entourant un monument effondré sur lui-même, l'absence de toit exposait son intérieur au grand air. Cela devait avoir été un édifice important autrefois, ou tout du moins, tel était ce qu'indiquait sa grande taille. Puis, en nous approchant, nous nous rendîmes rapidement compte que les démons s'éparpillaient sur le site, et nous nous abaissâmes tout de suite derrière une dune pour ne pas être repérés.

Je levai tête pour inspecter les lieux. De loin, on aurait dit des soldats humains, mais à leur vêtement sombre ainsi qu'à leur quasi-immobilité, on pouvait reconnaître que ces individus n'avaient rien de vivant. Quelques gardes étaient postés aux extrémités du site, mais la plupart avait la tête tournée vers le centre, où se dressait un autel de pierre, ancien coeur du temple: les dernières torches qui pendaient au mur étaient allumées et jetaient des ombres chatoyantes sur les piliers à demi-écroulés. Impossible de distinguer plus de détaille sans s'approcher.

« Sauf qu'on ne pourra le faire sans se faire repérer par les sentinelles, objecta Jobin. Il serait dommage de perdre l'effet de surprise.
- Bon, il est temps de faire appel à notre troisième compagnon. »

Je sortis la relique des rogues de son fourreau, et l'éclat de lame à la Lune jeta une lueur bleue sur nos visages.

« Ardas Illuminati ! »

L'épée se mit à trembler, sa luminosité s'intensifia, gagna en puissance. Je craignais que cela ne nous fasse repérer, mais bientôt, la lumière s'arracha de l'épée pour devenir une lueur ondulante dans l'espace et voltigeant à sa guise dans les airs, tout en laissant raisonner une note aigu dans son sillage. Tout d'un coup, la boule lumineuse éclata en un flash et nous fûmes aveuglés quelques secondes durant. Puis lorsque nous eûmes recouvert la vue, le monde extérieur était devenu flou, seul Jobin et moi semblions encore appartenir au réel... ainsi que la figure bleutée de Gormondriel.

Le prince jeta un regard complètement surpris vers le divin, il semblait presque avoir peur, mais l'aura de l'ange était rassurante, il comprit bientôt qu'il avait face à lui un puissant être originaire des Cieux, et sans crainte, il contempla impressionné la beauté de ce qui s'était matérialisée devant ses yeux.

« Salutation mortels, commença-t-il de sa voix ample, tout en baissant la tête.
- Bonsoir, Gormondriel, fis-je plus tranquillement. Nous pourrions avoir besoin de vos pouvoirs pour le combat.
- Ma puissance a beaucoup décru depuis mon arrivée en ce monde..., continua-t-il. Avant d'engager la bataille, je pense qu'il serait bon d'en apprendre un peu plus sur nos adversaires.
- Comment ? osa Jobin. Sans votre aide, nous ne pouvons pas risquer de nous approcher des sentinelles. »

L'ange eut alors comme un petit ricanement.

« Ne vous en êtes fait pas, seigneur de la Marche Blanche, vous ne vous ferez pas repérer. »

Il y eut un nouveau flash et le monde reprit sa forme originelle. L'ange était à nouveau cette lumière volante et à peine avions-nous eu le temps de reprendre nos esprits, que Gormondriel se précipita vers les ruines du temple. Un peu sonné au début, nous nous mîmes à courir pour ne pas perde le fantôme qui se déplaçait à une allure impressionnante. Nous nous approchions de plus en plus, les gardes devaient maintenant nous apercevoir d'autant que nous étions devancés par une lumière éclatante dans l'obscurité de la nuit. Mais ils ne bronchèrent pas, laissant leur regard vide se perde dans l'horizon, exécutant leur rôle de sentinelle sans vraiment croire à son utilité. Bientôt, nous pénétrâmes les ruines du temple, où des mort-vivants en tenue de guerre étaient assis sur des rochers écroulés, et faisaient face à un autel, au centre du monument. Amusés par le sortilège d'invisibilité jeté par l'ange, nous prîmes place à côté de nos ennemis et contemplâmes une scène bien étrange.

L'autel était une sorte de sarcophage de pierre, poussiéreux et couvert de sable, sur lequel se jetaient les ombres menaçantes des démons. Mais le plus fascinant était les runes gravées dessus, qui scintillaient à la lueur de la Lune et émettaient une lumière bleuâtre, contrastant avec l'éclat rouge des torches. Les bras ligotés, deux hommes et une femme étaient agenouillés devant le mystérieux autel, la tête inclinée vers le sol, n'osant la relever pour regarder leurs lugubres spectateurs. Je reconnus alors trois des nomades avec qui nous avions traversés le désert. Un des hommes était celui que Sylvain avait payé pour le voyage. Le second ne me revenait que vaguement à l'esprit. Quant à la femme, elle cachait son visage derrières ses cheveux d'ébène, légèrement bouclés à leur extrémité. Il me semblait reconnaître une des mères de famille du clan.

Ma gorge se noua. Il était probable qu'elle ait perdu toute sa famille au cours du massacre plus tôt dans la journée.

Derrière l'autel, jaillit une silhouette drapée d'une longue cape bleue, à l'allure légèrement courbée en deux. Cette fois-ci, ce fut au ventre que je ressentis un malaise, comme si quelqu'un m'y enfonçait une dague acérée. Le nouvel arrivant masquait son visage derrière l'ombre de sa capuche mais je reconnus avec effroi celui qui avait été mon plus fidèle ami.

« Qui êtes-vous ? » demanda le marchand que j'avais reconnu. Sa voix était dur, presqu'impératif, et il ne levait pas la tête.

L'intéressé marcha lentement vers son prisonnier avant de s'agenouiller devant lui, exposant ainsi son visage à la lueur mystique des runes. Il posa sa main sur l'épaule du nomade qui frissonna en ressentant ce touché glaciale.

« Mon nom est Hypérion, dit-il doucement. Ne crains rien, marchand. Je suis venu t'offrir une seconde chance. »

L'interpellé se contenta de fermer les yeux.

« Je ne pactiserai pas avec votre race infâme »

Il cracha.

Hypérion se releva et trancha la gorge du nomade.

La femme poussa un crie de terreur, un spasme parcouru tout le corps de Jobin qui se releva d'un bond brusque, le dernier prisonnier secoua la tête en gémissant. J'étais comme en transe. Je ne voulais pas intervenir. Je voulais comprendre ce qu'était devenu Hypérion. Cet exécution, avait-elle était un acte de cruauté... ou de générosité ? Voyant mon calme, Jobin se rassit, ravalant sa salive et essayant de ne plus perdre son sang froid.

Hypérion s'avança vers l'autre homme.

« Allons, allons, ne t'en fais pas, dit-il d'une voix presque paternel. Personne ne ressuscitera ton compagnon. Vois-tu, il n'y a pas de nécromancien dans mon régiment. »

L'homme éclata en sanglot, il se mordait les lèvres mais un son aigu s'échappa de sa gorge.

« Je ne veux pas mourir... »

Ses lèvres tremblaient. Cette réplique intrigua le fantôme.

« Mais tout le monde mérite de mourir, soupira-t-il, comme si cela était la plus fondamentale des évidences. Puis son regard s'intensifia: Il y a ceux qui souffrent et pour qui la mort est une délivrance... et il y a les lâches, qui jouissent de la vie parce qu'ils refusent de voire la souffrance des autres. J'ai souffert et j'ai vu les lâches. Et je pense que ni les lâches, ni ceux qui souffrent ne méritent de vivre ! »

Il cracha sur le cadavre de sa dernière victime. Ses yeux s'étaient enflammés, il était complètement immergé dans son raisonnement, et affichant un sourire plein de fierté, il leva les mains vers le ciel et cria:

« Oui ! Tout le monde mérite de mourir ! »

Le morts se levèrent en coeur et commencèrent à s'exciter, acclamant leur capitaine, répétant ses mots, épris d'une euphorie malsaine. Bon, au moins le verdict était fait, mon ancien camarade était devenu fou.

D'un signe de la main, Hypérion calma son régiment.

« Je sais que ce n'est pas facile, fit-il doucement en s'adressant à nouveau au nomade. Comment accepter une telle conclusion ? Vois-tu, moi, c'est un peu avant ma mort que cela m'a traversé l'esprit. Tu sais, ce n'est pas un démon qui m'a tué. Une femme m'a éventré et plutôt que de m'achever, mon compagnon a voulu essayer de me sauver, parce qu'il était trop lâche pour voir que je souffrais. Au début, j'ai lutté. J'ai lutté pendant des heures pour rester en vie. Des heures d'agonie inutile ! »

Ses dents se serrèrent tandis qu'il se remémorait les derniers moments de sa vie. Puis un sourire bêta se dessina sur son visage:

« Ensuite, j'ai succombé... C'était peut-être la sensation la plus agréable qu'on puisse ressentir. Je croyais avoir enfin droit au repos. »

Un calme profond s'instaura alors dans la salle. Cette fois, même le nomade écoutait Hypérion attentivement, ses larmes s'étaient séchées sur ses joues rouges. L'ancien capitaine de Westmarch regarda ses mains blanchâtres et reprit d'une voix neutre:

« Mais il en fut autrement. »

A nouveau un silence noya le temple. L'air frais de la nuit pénétrait à présent la salle. Jobin était complètement absorbé par ce spectacle infernal, moi je me demandais s'il ne serait pas temps de passer à l'action. Au-dessus de nous, la lumière du divin voltigeait dans les airs, faisant des boucles, comme si elle attendait tranquillement.

« Je n'ai pas eu de choix, continua le mort-vivant. Mais tu en auras un. Tu peux mourir et reposer en paix, ou tu peux te joindre à nous. Personne ici ne l'est contre son gré. Nous sommes une confrérie de démons et d'humains, unis sous les bannières de Diablo, parce que nous pensons que la destruction est le seul moyen de guérir les souffrances et la mauvaise foi humaines. Tu as vécu une vie vaine. A présent, tu as une seconde... et dernière chance. »

Le visage du nomade se durcit. Il jeta des yeux d'éclair vers le démon.

« Si j'accepte ta proposition, laisseras-tu Aldéra partir, sans la tuer ?
- Non, fit calmement Hypérion, après un temps.
- Alors, je t'attendrais en enfer, démon ! »

Il y eut un sifflement, et un carreau transperça le front de l'impudent. Son corps tomba comme un boeuf sur le sol de pierre. L'attention s'était à présent tournée vers l'arbalétrière qui avait tiré, il s'agissait d'une femme... et au teint de sa peau, elle était encore vivante ! Elle portait une tunique blanche recouverte par une armure et des bottes en cuir noir. A sa ceinture pendaient moult couteaux, et sur son dos se trouvait un carquois rempli de carreaux. Il était difficile de discerner son visage, elle portait un large chapeau de paille, ce qui contrastait étrangement avec le reste de son accoutrement militaire. Cela dit, quand les visages se tournèrent vers elle, elle était en position de tir, ce qui lui conférait une allure assez impressionnante.

« Et bien Rhana, salua Hypérion, je vois que tu as encore réussi à duper mes sentinelles ! Moi aussi, de mon vivant, j'aimais bien les surprises, ricana-t-il.
- Salut Capitaine, répondit l'interpellée, en rangeant son arbalète sur son dos. C'est Torgan qui m'envoie. »

L'humaine se précipita au milieu de l'assemblée de mort-vivants, tenant un parchemin à la main qu'elle tendit à Hypérion.

« Il s'agit des plans d'attaque de la ville, expliqua-t-elle. La plupart des démons suivront Diablo jusqu'au tombeau de Tal Rasha, ce qui veut dire que nous n'aurons pas beaucoup de troupes à notre disposition pour tenir la ville. Cela dit, avec une bonne stratégie, rien n'est imprenable.
- Je suis surpris qu'ils t'aient laissé quitter le Monastère, commenta Hypérion en s'emparant du parchemin.
- Apparemment, reprit nonchalamment Rhana, ils ont besoin de moi pour tuer... un ange. »

Le capitaine s'immobilisa quelques secondes, puis se reprenant, il déploya la carte sur la table.

« Torgan lancera tout simplement un assaut frontal, commenta l'arbalétrière. Pour cela, il aura trois catapultes à sa disposition. Ses troupes garderont et assiègeront la ville, excepté la façade nord. Ce n'est cependant pas son régiment qui prendra la ville.
- Son rôle est de faire pression et diversion, acquiesça Hypérion. Et nous ?
- Vous, la façade Nord, continua Rhana. Il s'y trouve une seconde entrée. A tous les coups, il y aura des habitants désespérés qui essaieront de s'enfuir. Vous attendrez discrètement qu'ils ouvrent la porte pour rentrer.
- Et si les habitants décident de se cloitrer dans leur forteresse ?
- Alors nous passeront par les égouts. Cela dit, le passage des égouts est très facile à défendre, la route étant étroite, et nos adversaires ayant l'avantage de la hauteur.
- Vous voulez donc jouer sur l'élément de surprise..., songea le capitaine. Cela reste risqué.
- Je ne suis pas là pour discuter, s'impatienta la femme, mais pour te donner tes ordres. »

Rhana reprit le parchemin et s'apprêta à partir. A la place, elle s'arrêta, elle se tourna vers la femme nomade, et chargea son arbalète.

« Non ! »

Le sang bouillant, Jobin s'était levé pour hurler. Toutes les têtes se tournèrent vers lui, complètement surpris par sa réaction, avant de comprendre qu'il n'était même pas des leurs. Les armes furent dégainées, luisant sous le clair de Lune.

Terrassé par la passion du prince, le sortilège de l'ange s'était brisé !
Surpris, nos adversaires ne bougèrent pas pendant quelques secondes. Toute leur attention était à présent focalisée sur Jobin. Il fallait en profiter.

Dégainant mon épée, je lançai un premier assaut sur l'adversaire le plus proche de moi, ma lame repoussa la sienne sans qu'il n'oppose aucune résistance et j'enchaînai sur un revers qui le décapita.

Un autre humain ! comprirent les démons !

Nos adversaires se tenaient à présent en position de combat.

La tête de ma première victime tomba, pas de sang, juste le vacarme de son heaume heurtant le sol, rebondissant, une fois, une deuxième fois, avant de devenir inerte.

D'une impulsion commune, les démons se jetèrent tous sur nous ! Assurant mes appuis, je me mis en garde. Jobin sortit son épée, et il poussa un cri de rage:

« Pour Tristram ! »

Laissant la défensive, je m'élançai sur mes ennemis mais ceux-ci ripostèrent avec force. Submergé par le nombre, je devais bientôt reculer, quand tout d'un coup un flash plongea toute la scène dans une lumière si intense que j'en fus aveuglé. Puis recouvrant la vu, j'aperçus, s'interposant entre les démons et moi, l'archange Gormondriel ! ses ailes de géant jetant des rayons d'argent sur les mort-vivants devenus impuissants.

« NUL NE PORTERA LA MAIN SUR MES ELUS ! »

Les démons se masquèrent les yeux, ils ne purent pas soutenir une telle luminosité et furent obligés de reculer - et ceux qui osèrent lever leur regard sur le divin, périrent, consumés de l'intérieure par des flammes blanches, avant d'être réduit en cendres.

« L'ange ! » s'exclama Rhana.

J'entendis ensuite la voix lointaine d'Hypérion m'appelait...

Bertogale !

Puis tout d'un coup, les ténèbres, le vide... je flottais dans l'air glacée de cette nuit de désert... Je revoyais Hypérion, la première fois que je l'avais rencontré: une cape rouge sur le dos, un sourire confiant devant ses deux prisonniers: un soldat du Khanduras et semblait-il, un barbare... Puis je fis une chute de deux mètres, m'écrasai contre une dune, avant de rouler le long de la pente.

Le sable s'incrusta dans mes habilles, je fus à bout de souffle mais bientôt, la roulade infernale cessa, et allongé sur le dos, je puis respirer. Je me relevai rapidement, me croyant encore au milieu du combat et fit une rapide tour sur moi-même. Pas de démons. A quelques mètres de là, Jobin, et la dénommée Aldéra, dernière survivante du groupe nomade qui nous avait escortés à travers l'Aranorch. Eux aussi étaient tombés du ciel mais le sable avait amorti la chute.

« Vous allez bien ? leur demandai-je.
- Que s'est-il passé ? demanda Aldéra complètement dépassée par les évènements. Qui êtes-vous ?
- Par mon père, nous sommes tous sains et sauves, s'exclama Jobin.
- Je vous reconnais: vous êtes les soldats de Westmarch !
- Pas tout à fait..., avouai-je. Nous sommes du Khanduras, en vérité.
- Je m'en fiche d'où vous venez, coupa la femme. Êtes-vous des envoyés du Zakarum ? Des serviteurs de la lumière ?
- C'est compliqué, soupirai-je.
- Est-ce que vous allez venger mon clan ? »

Un silence pesant s'instaura.

J'avais bien envie de lui lancer, 'je n'en sais rien, on verra bien ce qui se passe'. De toute façon, le plus important à présent était de gagner Luth-Golein et d'organiser les défenses de la ville. Nous connaissions le plan d'attaque des démons, même si bien-sûr, Hypérion allait changer de stratégie pour nous tromper. Il savait qu'il ne pouvait plus jouer sur l'effet de surprise - à condition bien-sûr que nous gagnons la ville à temps. Il fallait aussi retrouver Sylvain et Selrak, les deux seraient très certainement de puissants alliés dans le combat qui s'annonçait.

« Oui.
- Oui, quoi ? demandai-je à Jobin.
- Oui, nous allons venger les nomades, et nous vengerons les Rogues, et nous vengerons Cadin, Jobias et Mériadon. Ces démons ne fouleront plus le sol de Sanctuary impuni. Nous allons les terrasser jusqu'au dernier. J'en fais le serment.
- Je ne demande que la tête de celui qui a voulu nous convaincre de trahir notre race, » coupa la femme.

'Celui qui...' Toute cette rancoeur et toute cette haine, se pouvait-il vraiment qu'elles soient tournées contre Hypérion ? Non, ce n'était pas Hypérion... Juste un avatar démoniaque. Je me demandai ensuite où était passé Gormondriel. Il nous avait sauvés d'une mauvaise impasse en nous téléportant ici. Mais pourquoi ne pas avoir tout simplement terrassé les mort-vivants ? Se pouvait-il qu'il soit déjà affaibli à ce point ? Voilà qui était bien inquiétant...

« Gormondriel ? » lançais-je à travers la nuit.

Un liquide bleuté et transparent sortit de mes bras et commença à léviter, avant de former une boule blanche qui se déplaçait lentement et qui laissait une mince trainée d'énergie dans son sillage. La sphère essayait de s'élever mais « trébuchait », attirée vers le sol. Puis elle se ressaisissait et volait courageusement. Des fragments de lumière s'en échappaient avant de disparaître et de s'éteindre dans la nuit.

« Je ne savais pas... murmurai-je. Je ne savais pas que vous étiez aussi affaibli. J'ai abusé de vos pouvoirs... pardon. »

La sphère continua de s'éloigner autant qu'elle le pouvait, puis elle se stabilisa, s'étira pour former une ellipse qui donnait sur... une forêt. En plein milieu du désert ? Cela devait être un portail. Mais où l'ange voulait-il donc m'emmener ? Je n'avais pas de temps pour réfléchir. Qui sait quelle énergie devait-il consommer pour maintenir cette porte ouverte ? Après tout, pensai-je pour la première fois, je pouvais bien lui faire confiance.

L'air était frais et humide. Des gouttelettes glissaient le long des feuilles et s'écrasaient sur le sol sombre du bois. A quelques pas de là, se trouvait une clairière, la lumière qui en provenait contrastait avec l'obscurité de la forêt. Il y avait là-bas un champ de fleurs bleues... non, violettes ! C'était, je le distinguai à présent, des pétunias !

« Venez, ordonnai-je à mes deux compagnons, je pense que nous devons aller par-là ! »

Mais il n'y avait derrière moi rien que la forêt s'étendant infiniment, un milliers d'arbres qui sombraient progressivement dans un océan de ténèbres. Plus de portails, et aucun signe de Jobin ni d'Aldéra. 'Bon, j'imagine que Gormondriel sait ce qu'il fait'.

Lorsque j'entrai dans la clairière, j'aperçus au milieu des fleurs et des rayons obliques du soleil, une figure humaine en tailleur, cachée sous un ample manteau noire. Vint alors du côté opposé par lequel j'étais rentré un homme habillé d'un manteau similaire à celui du premier personnage, mais dont la couleur était rouge sombre.

« Pourquoi m'avoir fait venir ici ? lança le nouvel arrivant.
- Cette chasse a assez duré, répondit l'interpellé. Je suis las de courir. Je ne veux plus courir.
- Alors... tu te rends ?
- Non, Arcannal... Je t'ai fais venir ici pour te demander d'abandonner ta mission.
- C'est impossible. Je suis l'exécuteur du Tribunal des Cieux. Je dois te ramener à l'Arche de Cristal, car tu as défié les lois de la Création. 'Toucher la Pierre-Monde-
- C'est toucher la Création.' Je sais. »

Gormondriel se leva pour faire face à son interlocuteur et il lui tendit un énorme rubis qui gisait sur la paume ouverte de sa main.

« C'est à cause de cette pierre que tu t'es retourné contre ton lieutenant.
- Tyrael a transgressé nos lois ancestrales...
- Lorsqu'Hadriel est descendu en enfer à la recherche d'Izual, continua Gormondriel sans prendre en compte ce qu'Arcannal venait de dire, tu l'as abandonné parce que tu estimais que ton devoir était d'empêcher Tyrael et Patrius d'atteindre la Pierre-Monde.
- Tu m'as piégé pour les sauver.
- Oui, fit l'ange d'une voix plus faible. Après toutes ces années, nous nous sommes retournés les uns contre les autres.
- Nous avons nos devoirs.
- Oui, nous avons nos devoirs. Je dois utiliser la dernière pierre pour enfermer l'âme de Diablo, tandis que toi, tu dois m'empêcher d'à nouveau défier les lois de la Création. Il n'y a pas de compromis possible. Nous allons donc nous battre. »

Il y eut un long silence.

Les deux hommes se tenaient face à face. Aucun ne bougeait. Les seuls mouvements perceptibles étaient le balancement mélancolique des pétunias charriés par la brise. Le soleil s'enfonçait dans la canopée des arbres, et l'ombre de la forêt s'étalait sur la petite clairière. L'archange de la sagesse rangea la pierre d'âme dans son manteau et s'avança, tandis que l'exécuteur ne bougea pas, son regard immobile toujours porté vers l'emplacement où son frère se tenait il y a quelques secondes.

_______________


« Bertogale, fit Jobin. Réveillez-vous. Nous devons déguerpir, les démons sont à nos trousses. »

Je sortis complètement étourdi de ma transe. Mes deux compagnons n'avaient-ils rien vu de ce qui s'était passé ?

« Dépêchez-vous ! »

Jobin, suivi par Aldéra, se dirigeait vers la mer, sans doute dans l'espoir de retrouver Sylvain et Selrak. Je les suivis, préoccupé par le songe que m'avait insufflé l'ange. Au loin, des cris perçaient la nuit, des messagers étaient dépêchés pour avertir les démons qu'il allait falloir changer de tactique, tandis que d'autres partaient à la poursuite des fugitifs. Affaibli, Gormondriel n'avait pas pu nous téléporter très loin du camp d'Hypérion. Mais le désert était grand, nos pas étaient amortis par le sable et le clair de Lune éclairait difficilement nos traces - de plus, les démons ne savaient pas par où commencer leur recherche.

Nous courûmes toute la nuit, puis marchâmes jusqu'à l'épuisement. Le soleil se levait et la mer scintillait. Nous pouvions à présent apercevoir la cité de Luth-Golein.

Un sifflement perça le silence, suivi d'un petit cri de douleur. Aldéra tomba au sol, une flèche enfoncé dans une de ses jambes.

« Par l'enfer, s'écria Jobin, ils nous ont rattrapés ! »

Un liquide vermeil s'échappa de la robe de la nomade pour se mêler au sable encore froid du désert. Je n'avais pas la force pour me battre et je n'osai pas invoquer les puissances de l'archange. Jobin n'était guère dans un meilleur état.

Trois cavaliers firent éruption de la prochaine dune, montés sur des chevaux ténébreux, leur corps à moitié en décomposition et laissant apparaître sous leur chair putride les os de leur squelette. Leurs cavaliers n'étaient pas moins terrifiants: des mort-vivants, drapés de capes déchirées, vêtu d'armures sombres et opaques, l'un d'eux un archer monté, qui décochait une second flèche pour achever sa cible, les deux autres respectivement armés d'un cimeterre et d'un fléau.

Jobin s'interposa devant l'archer, en criant lâche ! La flèche partit, je me jetai sur le prince, il tomba à terre et la flèche fila sur sa première victime qui poussa un nouveau gémissement. Elle était touchée au dos, au bord de la mort, sa robe prenait doucement un teint pourpre, des larmes coulaient abondamment sur son visage. L'archer monté tira une nouvelle flèche de son carquois, prêt à porter le coup fatal. Comment l'atteindre ? Il était hors de porté ! Ses deux compagnons s'approchèrent alors de nous, nous devions songer à nous défendre nous-mêmes.

« Imbécile ! s'énerva Jobin. Par votre faute, elle va périr! »

Il me donna une baffe. Ses joues étaient rouges, son visage tordu par la douleur et l'exaspération. Moi-même, je sentais mon sang bouillir, l'énervement et la fatigue avaient atteint leurs paradigmes.

« Si vous ne vous levez pas, crachai-je à son visage, c'est nous qui serons morts ! »

Je m'exécutai difficilement et dégainai mon épée qui sembla peser une tonne; mais Jobin, complètement à bout, se mit sur le dos, prêt à accueillir la mort.

Le premier cavalier vint vers moi levant haut son cimeterre, galopant à toute vitesse- son attaque fut fulgurante - paré ! - mais elle emporta mon arme qui se planta derrière moi. Le deuxième cavalier suivit, son fléau à la main, et je n'eus plus aucun moyen de me défendre. Une flèche fendit l'air, et perfora le crâne d'Aldéra.

« Non ! » s'enflamma le prince.

Il poussa un hurlement de rage, parvint à se dresser sur ses genoux et dégaina son épée. Le cavalier au fléau ne fut à présent plus qu'à quelques mètres de moi.

« Baisse-toi ! » m'ordonna Jobin.

Je me baissai, et me roulai sur le côté. Pour porter son coup, l'infernal devait passer entre Jobin et moi, il lança son attaque mais je l'esquivai, et ce temps durant, Jobin, d'un coup d'épée, brisa les pattes de la bête, la chair en putréfaction vola, le sang gicla, les os craquèrent, le cheval tomba au sol, écrasant le cavalier sous son énorme cadavre.

Le prince respira profondément... Je profitai de cet instant de répit pour récupérer mon arme, le cavalier au sabre avait fait demi-tour, lançant une nouvelle charge, et l'archer lâcha la corde tendue de son arc.

« Jobin ! »

Il se retourna pour voir le projectile volait à toute vitesse vers lui, il était trop tard pour esquiver. Mais par chance, la flèche frôla son visage, emportant une oreille, mais pas la vie du prince. Il se tordit de douleur et agrippa son visage, tentant de contenir l'hémorragie.

D'autres bruits de galop se faisaient à présent entendre - se pouvait-il que nos adversaires reçoivent des renforts ? A travers les dunes se proliférèrent une vingtaine de cavaliers, avançant en formation de flèche et laissant dans leur sillage un nuage grandissant de poussière. A chaque extrémité, un archer monté décocha une flèche, la première se planta dans le sable, à un mètre du mort-vivant armé d'un arc, la seconde flèche transperça le crâne du cavalier à l'épée. Il lâcha alors son arme et je pus lui assener le coup fatal, en lui brisant les côtes qu'il m'exposa. Il tomba de sa monture. Voyant que la chance avait tourné, l'archer monté des démons entreprit de s'enfuir mais un des cavaliers quitta la formation pour partir à sa poursuite, frappant son cheval de ses bottes et gagnant très rapidement en vitesse.

La poursuite fut courte, et ce malgré la longueur d'avance qu'avait le démon, car le cheval vivant était de très loin supérieur en vitesse à son équivalent zombi. Lorsque le cavalier eut atteint le fugitif, il le décapita d'un coup de sabre, et laissa la bête démoniaque galoper à travers le désert. Les autres cavaliers poussèrent des cris de clameurs et le héros revint en trottant vers ses camarades qui l'accueillirent en triomphe.

Jobin se précipita vers le corps d'Aldéra. Trois flèches étaient plantées dans son corps, à la jambe, au dos et dans le crâne. Il fit un geste désespéré et sentit son poux à son poignet, mais la femme était bien morte. Il lui arracha alors les projectiles un à un, provoquant ainsi une coulée de sang encore plus importante, et retourna le corps pour voir le visage d'Aldéra. Dessus, une expression inerte, des yeux grands ouverts et du sang. Il posa alors l'index et le majeur sur son visage et ferma ses yeux.

Les cavaliers s'approchèrent alors de nous, l'un deux acheva le guerrier au fléau d'un coup de lance bien placé. Puis, celui qui ressemblait au chef de la compagnie descendit de sa monture et s'approcha de nous, jetant un regard navré vers la jeune femme morte. Il portait une cotte de maille, un casque décoré d'un ruban jauni, des bottes de cuir et une longue cape rouge qui signifiait son importance dans la troupe. Son regard était dur, une barbe noire parfaitement bien taillée, un visage portant quelques rides, presque imperceptibles mais indiquant une certaine expérience.

« Je suis navré, lança-t-il d'une voix plus compatissante que ce à quoi je m'attendais. Vous avez toutes mes condoléances.
- Et vous, répondis-je, notre reconnaissance. »

Je lui tendis respectueusement la main et me présentai:

« Je suis Bertogale, le corbeau-
- Et votre compagnon est Jobin, seigneur de la Marche Blanche, continua le soldat. J'ai rencontré vos compagnons Selrak et Sylvain au milieu du désert, expliqua-t-il, et c'est pour cela que nous sommes partis à votre recherche. Cela dit, ils ne nous ont pas parlé d'une femme.
- J'ai beaucoup de choses à vous raconter, fis-je, mais il serait bon que mes deux autres compagnons soient aussi présents.
- Très bien. Suivez-moi! »

_______________


Notre sauveur s'appelait Greiz. Il était le capitaine d'une troupe de mercenaires qui, ayant eut vent de l'avancée des démons dans le Khanduras et dans l'orient, était parti offrir ses services à Jerhyn, le régent de Luth-Golein. Pour eux, toutes cette histoire étaient synonymes de bonnes affaires et ils ne semblaient pas se rendre compte du danger qui les guettait. Pourtant, lorsque Greiz était arrivé, Jerhyn avait refusé leur aide, sous prétexte que les démons ne s'étaient pas encore manifestés et qu'il n'était pas dit que les malheurs de l'occident toucheraient inéluctablement sa cité. Déçu, mais digne, Greiz s'était retiré, sans abandonner la région, en attendant le déroulement des évènements, dans l'espoir que le prince de Luth-Golein revienne sur sa décision.

Le camp des mercenaires se trouvait proche de la ville, ils venaient de le monter. La troupe de Greiz étaient très bien organisés, les tentes impeccablement montées, on s'occupait bien des chevaux, ça et là, des hommes s'entraînaient au combat, les jeunes apprenant des plus âgés et dans une tente, on laissait les blessés au soin d'un sorcier. Dès que nous fûmes arrivés, j'aperçus au milieu du camp, Sylvain, enseignant à un groupe d'intéressés quelques techniques de combat propres aux paladins. D'un coin de l'oeil, il me vit et arrêta sa leçon:

« Bertogale ! Jobin ! »

Devant son expression de surprise, je ne pouvais m'empêcher de sourire et je marchai vers lui à bras ouvert. Il vint à ma rencontre et me serra, avant de me tenir par les bras pour me regarder. Il parut inquiet, je devais être assez sale, couvert de sable et d'égratignures, sans parler des cernes qui ornaient mes yeux: la nuit avait était longue. Puis il vit que Jobin avait perdu une oreille, c'était une vilaine plaie...

« Selrak est-il aussi ici ?
- Oui, bien entendu... Je pense qu'il se repose dans sa tente.
- Bon, repris-je, nous n'avons pas de temps à perdre. Les démons ont l'intention d'attaquer Luth-Golein très prochainement. Il faut organiser la défense de la cité.
- Vous oubliez un détail, intervint Greiz. Avant quoi que ce soit, il faut convaincre Jerhyn de l'imminence du danger qui guette sa cité. »
« Elles sont belles mes mangues, elles sont belles !
- Venez goûter au meilleur vin du désert ! Et puisque la saison était bonne, pour quatre bouteilles achetées, on vous offre la cinquième !
- Il n'y a rien qu'une potion ne puisse guérir !
- Mes articles sont comme neufs, approchez, chez amis !
- Ouais, c'est ça ! Tu les as volés, non ? Vieux chacal !
- Bon, voilà le palais: comment fait-on pour rentrer ? demandai-je.
- Venez goûter à mon poisson, il est frais mon poisson !
- Le problème, ce sont les gardes, expliqua Greiz. Ils ne laisseront personne rentrer, j'ai eu un mal fou à avoir un entretien avec Jerhyn la dernière fois.
- Ce qu'il faudrait, reprit Selrak avec un petit sourire, c'est faire diversion.
- Comment ? demanda Sylvain.
- C'est simple, rétorqua le nécromancien. Tout le monde sait que ton poisson, il n'est PAS frais !
- Pas frais, mon poisson ? demanda le pêcheur.
- Celui-ci a l'air plus âgé que l'autre vieux chacal, reprit un marchand.
- Tu sais ce qu'il te dit, le vieux chacal ?
- Mes mangues, mes mangues !
- Tu sais où tu peux te les mettre tes mangues ?
- Ah ouais ?
- Ouais ! »

Et le premier coup de poing était donné. Le second, le troisième et le quatrième ne tardèrent pas. Sous une chaleur époustouflante, la place du marché s'était transformée en baston générale, des gardes accoururent pour tenter de calmer la situation, mais ils étaient trop peu nombreux, bientôt les deux soldats qui gardaient le palais furent obligés d'intervenir. Greiz, Selrak, Sylvain et moi-même en profitèrent pour nous faufiler au milieu des bagarreurs, jusqu'au palais. Dans le chaos, je reçus un coup dans le visage, et fou de rage, je répondis à mon assaillant d'un revers qui l'expédia au sol. Un de ses amis vint à sa rescousse et engagea le combat avec moi.

« Bertogale, me lança Sylvain, on doit bouger.
- Pas le temps de l'attendre, continua Greiz, je ne sais pas combien de temps le chaos durera. »

J'assommai mon adversaire d'un coup de tête, et me rendis compte que mes compagnons étaient déjà à l'entrée d'un vaste palais qui dominait la ville de son dôme d'or. Je courus à leur poursuite, mais un garde s'interposa, et il déclara:

« On ne passe p- »

Mais je lui flanquai un coup dans la mâchoire, enchaînai sur un coup de coude sur la tête, et tandis qu'il posait sa main devant sa bouche pour contenir le sang, je rejoignais mes trois camarades.

Aussi tôt que nous fûmes rentrés dans le palais, les bruits de bagarres s'évanouirent. Ici, l'air était frais et un silence presque sacré régnait. Les murs étaient d'une blancheur aveuglante à la lumière du soleil que filtraient à peine quelques vitraux et sur lequel on distinguait vaguement des tâches de couleurs, formant des figures à l'à peu près. Le sol était décoré de fresques qui se répétaient à l'infini et de formes géométriques d'une complexité parfois surprenante. Au centre de la chambre se trouvait un escalier qui descendait en spirale.

« Eh, vous ! Vous n'avez pas le droit de rentrer ici ! »

Le garde que j'avais attaqué nous avait poursuivi et brandissait à présent une lance, prêt à engager le combat seul contre quatre. Nous n'allions tout de même pas le tuer ! Un homme vêtu d'un vêtement de lin surgit alors de l'escalier et d'une voix à la fois jeune et autoritaire, il demanda:

« Qu'est-ce qui se passe ici ?
- Mon prince ! fit le garde en se mettant au garde-à-vous.
- C'est lui le régent de Luth-Golein ? osai-je sans masquer ma surprise.
- Mais je vous reconnais ! Vous êtes Greiz, le chef des mercenaires; je vous ai déjà dit que je n'avais pas besoin de vos services.
- Vous vous trompiez, monseigneur, coupai-je. Nous sommes des voyageurs qui avons échappé au Monastère, et nous avons traversé le désert pour vous mettre en garde contre le danger qui menace tous Sanctuary.
- Est-ce qu'on doit vraiment en parler maintenant ? »

Une jeune femme surgit alors à son tour de l'escalier, elle ne portait qu'une serviette autour de son corps. Devant cette entrée tout le monde se tut, Sylvain détourna les yeux, Selrak lui jeta un regard intéressé, et Greiz haussa un sourcil... quant à moi, j'étais stupéfait pas sa beauté, aussi mystérieuse qu'inquiétante. Une peau pâle comme l'ivoire, une taille svelte, un regard sombre et perçant, et le plus surprenant était sa chevelure entièrement blanche... ou plutôt argentée. Elle marchait lentement, et aucun son ne s'échappait de ses pas: était-elle vivante, ou s'agissait-il d'un fantôme ?

« Mais qui... ? balbutiai-je.
- Hem, intervint Greiz. Cet escalier mène au harem du palais.
- Ah ! fis-je un peu embarrassé.
- Ah ! continua Selrak avec gourmandise.
- Vous n'êtes pas mariés ? demanda-je.
- Bah, non, répondit le prince.
- Mais cette fille est une... »

J'allais dire 'gamine', mais il y avait quelque chose d'assez obscur dans son regard qui ne s'accommodait pas du tout à ce mot. D'autres gardes accoururent à l'entrée du palais, la place du marché avait dû se calmer mettant fin à notre petite diversion.

« Écoutez, monseigneur, dit Sylvain, nous vous avons offensé, et interrompus durant... euh... votre repos. Mais les démons se massent à votre porte !
- Seigneur, devons-nous les expulser de la ville, demanda le garde que j'avais attaqué.
- Un instant, reprit Jerhyn. Le sage n'essaie-t-il pas de connaître les messagers avant de décider s'il va les écouter ou non ? J'ai refusé d'écouter votre compagnon, mais peut-être vous écouterai-je ? »

Bien-sûr, Greiz n'était qu'un mercenaire, ses intérêts dans cette affaire étaient trop évidents. Il pouvait tout à fait mentir, encaisser quelques pièces et déguerpir le lendemain.

« Respectueux seigneur, commençai-je en m'agenouillant, je puis vous assurer que nos intentions sont pures et que nous ne demandons aucunement à être payé. Il nous importe de lutter contre les démons parce que nous avons déjà souffert leurs crimes et que nous voulons épargner nos malheurs à nos peuples voisins.
- C'est un discours bien altruiste, commenta Jerhyn. Il nous tourna le dos pour réfléchir puis fit à nouveau demi-tour, et déclara: vous ne demandez aucunement à être payé ? Si cela est vrai, je veux bien vous faire confiance. Revenez ce soir et joignez-vous à notre diner. »

Le prince redescendit l'escalier suivi par la jeune femme, tandis que les gardes nous obligèrent à sortir. Une fois dans les rues de la ville, nous conversâmes sur le déroulement de cette entrevue.

« Jerhyn est malin, s'énerva Greiz, il a le sens des affaires, et il veut nous faire travailler sans nous rémunérer. Mais j'ai une troupe de mercenaires moi, démons ou pas, je dois les payer, mes soldats.
- Je sais, commentai-je, mais il importe de d'abords gagner sa confiance.
- Peut-être que Jobin pourrait nous aider, proposa le nécromancien. D'un aristocrate à l'autre, il devrait pouvoir s'entendre, non ?
- Selrak a raison, acquiesça Sylvain. Il doit exister des coutumes ou des approches politiques qui peuvent tourner à notre avantage. »

Nous rejoignîmes le camp des mercenaires. Les soldats vinrent vers nous pour nous demander s'ils allaient enfin toucher une solde et Greiz leur expliqua que cela était en cours de négociation. Laissant le capitaine à ses hommes, nous allâmes trouver Jobin, assis sur un rocher. Le prince était pensif, la mort de ses deux compagnons et d'Aldéra l'avait beaucoup affecté, sans parler de sa « défaite » contre les mort-vivants la nuit dernière, après qu'il ait juré de se venger des démons. Il ne parlait plus, il ne bougeait plus et aux dires des autres soldats, il n'avait pas déjeuné non plus.

« Jobin, commença Sylvain. Jobin ?
- Hmmm... ?
- Je sais que tu as besoin d'un peu de temps seul, mais nous avons besoin de toi ce soir. C'est très important. »

***

Deux cavaliers galopaient entre le désert et la mer, avant de bifurquer vers le continent et de s'approcher d'un canyon. Au début l'endroit semblait déserté de toute vie, ce qui n'était pas aussi faux que cela. Car le canyon était infesté de démons qui attendaient les ordres de leur maître pour passer à l'action. Très rapidement, les deux cavaliers se rendirent compte que ça grouillait là-dedans, les créatures étaient impatientes, désorganisées, bagarreuses...

Hypérion était exaspéré par le comportement de ces démons. Il aimait l'ordre et la discipline, c'était un militaire après tout. Même s'il ne doutait pas de leur victoire, il avait l'impression que le déploiement inefficace de toutes ces forces était un gros gaspillage. Tandis qu'il s'avançait au milieu du campement des infernaux, les regards hostiles à l'égard de sa compagne, Rhana, se multiplièrent: que faisait donc une humaine sous leur bannière ? Finalement, un colosse à tête de boeuf, portant une armure d'acier et une énorme hallebarde sur le dos, vint accueillir les nouveaux arrivants:

« Hypérion, beugla-t-il d'une voix grave, tu devrais être auprès de ton régiment, l'assaut de Luth-Golein est imminent !
- Je n'ai pas d'ordre à recevoir d'un laquais, répondit sombrement le mort. Dis à ton maître que j'ai à lui parler, c'est urgent. »

La bête grogna et malgré, obtempéra. Hypérion était très impopulaire dans les rangs démoniaques, parce qu'il n'était qu'un humain et de plus, comme ses vertus de capitaine étaient reconnues par les seigneurs démons, cela n'en finissait pas de frustrer les autres entités démoniaques. L'homme à tête de boeuf réapparut et laissa les deux « humains » entrer dans une vaste tente, caractérisée par sa couleur rouge et les os qui la parcouraient pour faire tenir l'édifice debout. Dedans, le seigneur-démon Torgan siégeait sur un trône d'ossements, sa position était lasse et il tenait dans sa main une coupe d'or qui pouvait aussi bien être remplie de sang que de vin.

Le démon était assez impressionnant. Il avait une figure humaine, mais anormalement musculeuse et devait mesurer plus de deux mètre et demi, peut-être même trois. Sa peau était pâle et on distinguait aisément en certains endroits des veines ondulant sous les muscles disproportionnés du démon. A la place des ongles, il possédait des griffes acérées, sur sa tête deux cornes, une tête qui ressemblait vraiment à celle d'une gargouille, à cause des joues creuses et du menton avancée, et enfin, une paire d'ailes, l'attirail gigantesque d'une chauve-souris, déchirées et trouées en plusieurs endroits, qu'il laissait trainer derrière son trône.

Lorsqu'il vit Hypérion, il avala sa boisson d'une traite, en se disant qu'il en aurait sans doute besoin. Le capitaine s'agenouilla respectueusement et fut imité par Rhana.

« Salut à toi, Torgan, commença-t-il. Je suis porteur d'une mauvaise nouvelle.
- Tu devrais être auprès de ton régiment pour mener à bien la tâche qui t'a été confiée, rétorqua la gargouille. J'espère que tu as une bonne raison de me désobéir. »

Hypérion ignora cette menace:

« Des humains nous ont surpris hier soir en train de revoir les plans d'attaque de la ville. Ils ont échappé à la vigilance de mes sentinelles grâce à un sortilège d'invisibilité et sont parvenus à s'enfuir sans que nous les rattrapions.
- Combien d'humains ? demanda le démon, enfin intéressé.
- Deux.
- Deux humains et un ange, rectifia Rhana.
- L'ange du Monastère, reprit Torgan pensif.
- Mais il est faible, continua l'arbalétrière, très faible. La preuve, c'est que nous sommes toujours là.
- Cela ne change rien au fait qu'ils connaissent notre plan d'attaque, coupa Hypérion, et qu'ils ont dû en alerter les habitants de Luth-Golein. Si je suis venu ici, c'est pour vous prévenir que nous allons devoir changer de tactique. »

Torgan considéra les deux humains pendant de longues secondes. Cela était effectivement une mauvaise nouvelle. Mais si l'ange était réellement affaibli au point de ne plus pouvoir se battre contre une poignée de démons, il n'avait même plus besoin des services de l'humaine, il pouvait même s'en occuper lui-même. Un sourire se dessina sur ses lèvres et il regarda le capitaine de Westmarch avec des yeux déments:

« Ils connaissent notre plan d'attaque ! Crois-tu sincèrement que cela fasse une différence ? Nous les écraserons quoi qu'il arrive, par la force plutôt que par la ruse s'il le faut. J'ai réfléchis, ils ne doivent être plus d'une cinquantaine d'humains, et nous n'avons pas moins d'un millier de soldats à notre disposition pour mener cette attaque. Depuis quand les humains opposent-ils une résistance au Seigneur de la terreur ? »

'Il n'a pas du tout réfléchis,' songea Hypérion avec exaspération - heureusement qu'il était mort, sinon il aurait très vite perdu son sang froid.

« Écoutez, reprit le capitaine avec un ton patient, les attaques de Tristram et du Monastère se sont bien déroulées parce que nous avons bénéficié de l'effet de surprise. C'est facile de se battre contre des adversaires qui ne comprennent rien à ce qui leur arrive. La plupart d'entre eux ne savaient même pas que les démons existaient. Seulement, à présent, les humains commencent à se rendre compte de la menace qui pèse sur eux, et d'une manière ou d'une autre, ils vont riposter.
- Crois-tu vraiment que je crains leur riposte ? demanda Torgan amusé. Ils restent humains, après tout.
- Des humains qui ont survécu à des attaques des démons, continua machinalement le mort. Des humains qui ont échappé à la malédiction de Tristram ou à celle du Monastère, ou même au deux. Des humains qui, croyez-le ou non, ont déjà triomphé des démons.
- Comment oses-tu...
- Vous estimez qu'il n'y ait pas plus de cinquante hommes derrière leur rempart ? Mes sentinelles m'ont rapporté qu'une troupe de quatre-vingt mercenaires faisaient route il y a deux jours vers Luth-Golein. Cela triple presque le nombre d'ennemis, et ce n'est pas rien, parce qu'ils auront l'avantage de la défense. Et après, à centre-trente contre mille, qu'est-ce que cela change ? Si vous vous obstinez à n'avoir recours qu'à la force brute, vous allez être navré d'apprendre à quel point il est facile de perdre un millier de soldats. »

Cette fois, le mort-vivant se tenait droit devant son supérieur hiérarchique et le désignait de son doigt. Torgan n'en revenait pas. Jamais, pas même un démon, avait été aussi insolent - et en même temps, aucun de ses serviteurs ne pouvaient rivaliser d'intelligence avec ce mort, même lui doutait en être capable, ou tout du moins, lorsqu'il était sujet de bataille. Hypérion était un vrai joueur d'échec, il avait de l'expérience, tandis que lui, seul son statu de seigneur-démon lui avait permis d'accéder à son grade. Il craignait que si Diablo s'en apercevait les rôles pouvaient bien finir inversés. Le mieux à faire était de l'écouter patiemment, après tout, il devait bien avoir une nouvelle tactique en tête; appliquer sa stratégie pour gagner les faveurs du Seigneur de la Terreur et se débarrasser discrètement du mort-vivant pendant la bataille. Il fantasmait déjà sur cet instant.

« Que proposes-tu, demanda-t-il.
- J'ai effectivement une idée, répondit Hypérion, heureux d'avoir atteint son but. En dialoguant avec d'autres démons, j'ai découvert qu'il existait un portail dans les caves du palais donnant sur une dimension oubliée, remplie de démons: le Sanctuaire des Arcanes.
- Effectivement, cela me revient à l'esprit, prétendit Torgan.
- Nous allons mettre en place notre plan initial pour les leurrer. Attaque frontale, attaque par les égouts, quelques troupes devant la seconde porte au cas où ils décideraient tout de même de l'utiliser. Ces attaques ne doivent être que figuratives, inutiles de gaspiller trop d'énergie. Grâce à cette diversion, vous pourrez ouvrir le portail. Si mes sources sont exactes, les démons devraient alors affluer. Il sera ensuite extrêmement facile de prendre le contrôle de la ville, car les mortels ne disposeront plus de l'avantage de la défense et seront en infériorité numérique.
- Et comment comptes-tu rentrer en premier lieu ? questionna Rhana.
- C'est une ville marchande, répondit le capitaine, faisons-nous simplement passer pour des marchands. Venons-en donc à présent aux détails de l'infiltration et de l'attaque, une fois le portail ouvert. »
Chaleur époustouflante sur le marché de Luth-Golein. Les habitants rangent rapidement le bazar causé par la baston plus tôt dans l'après-midi. Tout cela pour une histoire de poisson...

Je profite de ce moment de répit pour explorer la grande ville. Il y a une bouche d'égout près de la place du marché et une autre au bord de la mer. L'entrée principale est tournée vers l'occident. Il existe une seconde porte mineure tournée vers le nord. Enfin, il reste aussi la possibilité de s'enfuir par la mer... ou de s'y faire attaquer. Hypérion envisage sans doute cette possibilité. Comment faire pour se défendre d'une attaque navale ? Des archers armés de flèches enflammées pour couler les bateaux avant qu'il n'arrive à bon port devrait faire l'affaire. Oui, il ne faudra pas oublier de mettre cela en place. Les murs sont hauts et le sable rend la progression de l'ennemi difficile. Puisque nous défendons, nous aurons recours à des archers. Nous essayerons de les répartir autant que possible sur la muraille, après tout, rien ne vaut des tirs croisés.

Ce qui m'inquiète à présent sont les trois catapultes. Les murs sont solides. Néanmoins, leur puissance de feu est peut-être suffisante pour les faire crouler. Le plus embêtant bien-sûr, c'est que les armes de siège sont hors de porté pour les archers et il est beaucoup trop risqué de tenter une sortie. A moins de poster, bien entendu, des soldats hors de la ville avant le début du combat. Un régiment qui pourrait s'approcher rapidement et efficacement des catapultes ennemies pour les détruire - je pense que dans ce cas là, les chevaux de Greiz pourraient se révéler extrêmement utiles. Le champ de bataille va grouiller de monstres, ce qui veut dire qu'on aura besoin de guerrier bien entraîné pour mener à bien cette mission; mais voulons-nous vraiment risquer de perdre aussi facilement nos meilleurs éléments ?

Autre problème qui me touche plus directement: la dénommée Rhana, venue ici pou tuer un ange. Au vu de ses prouesses de la veille, c'est une arbalétrière remarquable; elle n'a peut-être même pas de pouvoirs particuliers lui permettant d'engager le combat avec un divin; puisque comme tout bonne assassine, elle tue sa proie avant de l'engager, le combat. Les démons m'ont donc assigné une personne chargée de me tuer. Ça va être difficile de se battre si je dois me soucier à chaque instant de ne pas me prendre un projectile dans le dos.

Tiens : l'auberge.

Selrak m'a donné quelques pièces dans l'éventualité où j'aurais envie d'aller me déshydrater à l'auberge de la ville. J'ai dit que je préférais me concentrer sur quelle stratégie nous pourrions mettre en place en vue de la bataille à venir. Mais ayant subi la chaleur intense du désert pendant près de deux heures, j'ais effectivement envie de me dessécher la gorge. J'entre, m'approche du comptoir et demande une bière bien froide. J'entends alors un « pssst ! », lancé par un autre client. Veut-on encore me vendre quelque chose ? Je regarde derrière moi, et vois, cachée sous une cape et une capuche de lin blanc, une femme au regard perçant, une mèche argentée découpant son front. Je reconnais la gamine que j'ais vue plutôt chez Jerhyn et ma curiosité est piquée à vif. Que peut-elle donc me vouloir ?

Lorsque je reçois ma cruche, je prends place en face d'elle.

« Vous êtes l'amie de l'autre garçon, lui fais-je.
- Vous savez, rétorque la jeune fille, être femme au harem est quelque chose de très honorable dans ce royaume.
- C'est vrai, je vous envie. »

Je bois une gorgée. C'est de la bonne boisson.

« Et votre nom ?
- Kyra. Et vous, vous êtes Bertogale, n'est-ce pas ? Bertogale, le corbeau !
- Comment le savez-vous ?
- C'est une sorcière qui me l'a dit.
- Une... »

Sorcière ? Se pourrait-il que...?

« Est-ce qu'elle est là ?... La sorcière ?
- Non, répond Kyra, heureuse d'être parvenue à m'intéresser. Mais elle est passée il y a trois jours, avant de partir pour Kurast où elle comptait vous retrouver.
- Kurast... Elle aurait pu m'attendre.
- Elle n'était pas sûre de savoir si vous n'étiez pas encore passé, ou si vous étiez déjà reparti. Elle vous a cherché pendant une journée, elle a interrogé tous les passants et comme elle ne vous trouvait pas, elle allait se saouler la gueule dans cette auberge pour noyer sa déception et son chagrin.
- Elle m'aime !
- Ouais, bah ça ne lui a pas fait beaucoup de bien. Elle a bu de quoi faire perdre connaissance à un éléphant. Heureusement que j'étais là pour m'occuper d'elle... et heureusement qu'il y avait son copain aussi.
- Son copain ?
- Un jeunot, continue-t-elle, même âge que vous, légèrement blond, une tête bien naïve.
- Kandorma !!!
- Oui, s'exclame Kyra, c'était son nom, je ne m'en souvenais pas, mais maintenant que vous le dîtes... »

Mon coeur palpite, tant je suis excité par cette nouvelle. Ils s'en sont donc tous les deux tirés vivants du Monastère, ils sont à ma recherche, et en vogue pour Kurast! Mais eux, savent-ils que je suis encore vivant ? Ou ont-ils voyagé pendant une longue semaine, sans réel espoir de ne jamais me retrouver ? Moi qui suis si heureux à présent, il est atroce de me dire qu'eux souffrent la possibilité que je sois mort ! Je dois les rattraper aussi rapidement que possible ! Partir ! Mais quand ? Après la bataille de Luth-Golein ? Et si je n'y survis pas ? Je ne retrouverai jamais la femme que j'aime, ni mon ancien compagnon d'enfance, pour qui je suis parti à l'aventure en premier lieu... Comme je voudrais que nous soyons à nouveau tous les trois réunis, à voyager ensembles comme nous le faisions à travers le Khanduras, il y a de cela quelques semaines à peine.

Kyra voit à mon silence à quel point je suis bouleversé par cette nouvelle.

« Lorsqu'elle était complètement ivre, ose-t-elle, elle m'a demandé de vous faire passer un message. Je n'étais pas sûr de le faire mais maintenant que je vous vois... »

Elle m'agrippe le visage et m'embrasse tendrement avant de projeter sensuellement sa langue dans ma bouche et de se retirer doucement, reculant son visage tout en gardant ma lèvre inférieure entre ses dents.

Ah, quel baiser ! Décidément, c'est un très beau message... Je ferme les yeux et soupire. C'est la deuxième fille qui n'est pas Syvante que j'embrasse depuis que je me suis avoué mon amour pour la sorcière. Puis je songe que j'ais surpris la jeune fille plutôt dans la journée occupée avec Jerhyn dans le harem, et qui sait ce qu'elle a fait avec cette bouche... Nouveau soupir.

J'ouvre les yeux et la vois un peu inquiète, se demandant si elle n'a pas dépassé les limites. Mon dieu qu'elle est belle ! Bon je dois me ressaisir, je m'empare de mon verre et finit mon énorme cruche, cul sec. Lorsque j'abaisse le vers, elle est toujours là. Je balbutie alors, quelque peu embarrassé:

« Euh... merci pour le message.
- De rien. »

Elle ferme les yeux et a un sourire lumineux, l'expression ravissante d'une jeune fille, une chaleur émane de son visage. Puis elle rouvre ses yeux sombres et s'apprête à partir.

« Vous viendrez au banquet de Jerhyn ? »

Pourquoi ais-je posé la question ? Qu'est-ce que cela peut me faire qu'elle vienne ou pas ? D'accords, elle est jolie... et surtout grâce à elle, je sais que Syvante et Kandorma sont toujours en vie. Cela vaut bien des voeux d'amitié.

« Oui, sans doute, répond-elle. Je suis un peu pressée, excusez-moi. Mais nous aurons l'occasion de reparler. Je le souhaite. »

Elle le souhaite... ? Furtivement, elle part. Quelle rencontre, tout de même. Alors qu'elle franchit la porte de l'auberge, un grand gaillard l'interpelle, sans doute un ivrogne, mais elle l'ignore. Puis un autre personnage sombre fait son entrée.

« Ah ! Je savais bien que tu finirais par avoir envie de te déshydrater, s'écrie Selrak en me voyant. Aubergiste, ce sera une coupe de ton meilleur vin, pour moi ! »

_______________


Ce temps durant, Sylvain faisait aussi un tour de la ville; il ne se préoccupait cependant pas encore de quelle tactique choisir pour défendre la ville. Le plus important était de convaincre le régent de la cité de l'ampleur de la menace et le reste suivrait après. Il passa devant une fontaine taillée dans une roche orange; dessus un séraphin tenait un poisson qui crachait de l'eau. L'artiste s'était bien appliqué à dessiner les muscles de l'enfant et les écailles de l'animal. Le paladin contempla l'écoulement de l'eau, non sans songer à l'inexorabilité du phénomène et se demanda: 'et si tous nos efforts ne servaient à rien ?' Hypérion était mort, Mériadon avait suivi... 'Et si cela était l'ordre naturel des choses ? Se pouvait-il qu'une force supérieure ait décidé, il y a fort longtemps, que les démons métreraient à feu et à sang Sanctuary, et que rien ne puisse s'opposer à cette volonté providentielle ? Peut-être que cette entité suprême ne se souciait-elle même pas des humains, elle aspirait à un plus grand dessin et eux, comme des insectes, étaient par pur hasard sur son chemin, voilà tout...'

« Eh vous ! Arrêtez-les ! Aux voleurs ! »

Il s'agissait des cris essoufflés d'un homme. Le paladin se retourna et aperçu, dévalant les rues à toute vitesse, zigzaguant dans toute les directions, deux des compagnons avec qui il avait traversé le désert. Derrière eux, un homme costaud, brandissant un sabre, le visage de rouge de sueur, courant sans perdre sa détermination.

J'avais du mal à rester debout sur mes jambes, je trébuchais sans cesse, le monde dans lequel j'avançais vacillait, maints visages me jetaient des regards étonnés, étrange visage qui se dédoublaient de temps en temps avant de disparaître derrière moi. Je risquai un regard en arrière pour voir le guerrier qui nous poursuivait, un gros lard, habillé d'une forte moustache et d'une toge bleue, et le voyant qui s'approchait dangereusement de nous, je commençai à avoir le fou rire, j'en avais mal aux abdomens:

« Attention, il est derrière nous ! lançai-je à Selrak.
- Vous croyez vraiment que vous allez vous en sortir sans payer ! Ce n'est pas gratuit le vin ! »

'Mais qui m'a fichu cette bande d'ivrognes ?' se demanda Sylvain. Après hésitation, il décida d'intervenir pour s'assurer que nul ne se fasse blesser:

« Oh là, Bertogale, Selrak, arrêtez-vous !
- Oh, zut, voilà Sylvain, » soupira le nécromancien.

Nous nous écroulâmes, presque contre notre gré, au bord de la fontaine, étions à bout de souffle mais ne pouvions nous empêcher de rigoler à plein coeur. Sylvain dégaina alors son épée et s'interposa devant notre poursuivant:

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il avec autorité. Pourquoi mes amis sont-ils pris en chasse ?
- Ah, ce sont vos amis ? Eh bien, vous allez pouvoir payer pour eux ! Ils ont consommé le meilleur vin de l'auberge d'Atma et sont partis sans régler leur compte !
- Combien ?
- Douze pièces d'or.
- Je n'ai pas cet argent.
- Alors écartez-vous. »

Le sabre à la main, il s'avança vers nous, nous n'avions pas la force de nous lever pour reprendre la course, et devions même rire en voyant le regard terrible de notre adversaire. Sylvain leva alors sa lame pour obstruer le chemin du guerrier:

« Je n'ai pas d'or mais il me reste cet autre métal.
- Croyez-vous m'impressionner ? Savez qui je suis ?
- Non.
- Je suis Geglash, le plus grand combattant de cette citée !
- Plus maintenant. »

Il claqua sa lame contre l'arme de Geglash et envoya le sabre voltiger dans les airs. Puis pointant la gorge du grand homme, le paladin reprit avec courtoisie:

« L'auberge d'Atma ? Eh bien, rassurez-vous, dès que j'aurais trouvé de l'or, je la rembourserai. Vous avez ma parole de paladin.
- Pa... paladin ? comprit Geglash. Je lui transmettrai le message... mais ne tardez pas ! »

Le grand homme s'en alla après avoir ramassé son sabre. Puis Sylvain se retourna vers nous, nous jeta des yeux d'éclair, nous attrapa un à un avant de plonger nos têtes dans l'eau de la fontaine.

« Bande d'ivrognes ! »

Nouveau plongeon dans l'eau tiède, j'oubliai de retenir ma respiration, l'eau commença à couler dans la ma gorge, mais Sylvain me sortit à nouveau.

« C'est bien le moment de se faire remarquer ! »

A nouveau ma tête se retrouvait dans l'eau, je sentis mes cheveux ondulaient dans le liquide, plus aucun son extérieur, juste le crépitement fluide de l'eau. Et après un nouveau geste sec, je me retrouvai exposé au soleil ardent du désert.

« Avez-vous oublié que nous sommes sur le point de livrer la plus grande bataille de notre vie ? »

Le son du monde extérieur s'estompa, ma vision devint floue, je parvins à peine à respirer mais à nouveau Sylvain me sortit la tête, avant que je ne me noie, j'inspirai profondément, et d'un réflexe, je lui attrapai le bras.

« Ça suffit, » parvins-je à souffler.

Le regard du paladin resta dur, mais il lâcha prise. Je respirai rapidement, il en fut de même pour le nécromancien, mais celui-ci afficha un sourire un peu bêta:

« A quoi penses-tu ? lui dis-je.
- Ivrogne ! renchérit Sylvain.
- Peut-être, reprit Selrak sans perdre son sourire, mais l'ivrogne a ses moments d'inspiration. Et je viens justement d'avoir une idée... »

_______________


Ce soir-là, Jerhyn organisait un grand festin, au cours duquel se rassembleraient ses meilleurs conseillers pour parler de la politique intérieure du royaume, des relations entre les pays de l'est et de l'ouest, en particulier en ce qui concernait les taxes levées sur les routes marchandes, et accessoirement, si le temps s'y prêtait, de l'hypothétique problème des démons.

De nombreuses figures se rassemblaient devant le palais. Elles étaient habillées de manière extravagante et colorée. C'était un véritable arc-en-ciel de tissues qui s'agitait devant la demeure du jeune prince. Souvent les jeunes hommes étaient accompagnés d'une femme, les plus fortunés en avaient même plusieurs; puis à ce cortège d'amants se joignaient des érudits, moins fantaisistes dans le choix de leur vêtement mais plus soignés. Des motifs compliqués étaient brodés sur leurs robes de mage, et je ne me lassais jamais d'être amusé par cette géométrie décorative.

N'ayant d'habilles convenables, nous nous étions contentés de l'uniforme des mercenaires de Greiz, excepté Sylvain qui avait voulu garder ses vêtements de Paladin, bien que ceux-ci fussent usés par le long voyage qui précédait. A mon désoeuvrement, j'appris que Jobin avait refusé de nous suivre et s'enfonçait de plus en plus dans sa solitude. Je me demandais alors comment, au milieu de cette foule, nous allions pouvoir attirer l'attention de Jerhyn et organiser les défenses de la cité. En arrivant devant le palais, Greiz nous fit part de son scepticisme, mais nous ne lui répondîmes pas, ne voulant pas renoncer à notre entreprise mais n'osant pas réfuter qu'il avait raison.

« Ça va, fis-je Selrak, pas trop sonné ?
- Oh, tu sais, j'ai l'habitude de boire... Et toi ?
- Moi, j'avoue que j'ai une petite migraine.
- Ah, la jeunesse ! »

La salle à manger était gigantesque et s'étendait sur plusieurs dizaines de mètres. De larges tables étaient disposées en carré, de sorte que les danseurs puissent pratiquer leur art au centre et distraire les convives. Au lieu de chaises, des coussins de toutes les couleurs, roses, turquoises, jaunes... Enfin, à chaque coin, d'énormes flambeaux jetaient une lumière dorée dans toute la salle. A un bout de la table trônait Jerhyn, habillé d'une robe jaune, et à ses côtés, portant des voiles blanches assorties à ses cheveux d'argent, Kyra. Avant même que tous furent assis, la musique commença à jouer, les danseurs débutèrent leur frénétique chorégraphie et la nourriture, fruits énormes, salade, viandes, poissons, et autres substances exotiques, affluaient continuellement des cuisines du palais; et bien entendu, le vin coulait à flot, mais sous le regard sévère de Sylvain, nous nous abstenions. Ayant du reste quelque chose qui se rapprochait d'une gueule de bois, je n'avais plus vraiment goût à cela.

Quand le repas fut bien entamé, Jerhyn leva son verre, et sans qu'il n'eut à dire un mot, les convives se turent un à un, pour écouter leur gouverneur.

« Merci mes chers amis, mes sages conseillers, commença-t-il de sa voix d'amende, d'être venu ce soir. Nous allons commencer par parler de la politique intérieure du royaume. Que les émissaires de mes vassaux se prononcent. »

Chacun leur tour, des hommes avec divers blasons plaqués sur la poitrine annoncèrent des requêtes, des plaintes, des questions... Et souvent, d'autres convives réagissaient, appelant au mensonge, bondissant de leur coussin, renversant par inadvertance un verre de vin. Mais Jerhyn parvenait rapidement à les calmer et la cérémonie reprenait. Il y avait beaucoup d'émissaires, beaucoup de messages à transmettre et cela s'éternisait.

« Nous ne parlerons jamais des démons, si cela continue, m'énervai-je.
- Je vous avais bien dit de ne pas attendre trop de ce festin, rétorqua Greiz. Les princes du désert s'intéressent bien plus à leur terre et au commerce qu'à des superstitions.
- Mais nous devons réagir, insistai-je, sinon, tous ces seigneurs et tous ces commerçants seront bientôt morts ! Sylvain, fais quelque chose !
- Je réfléchis. »

Le dernier des émissaires se rassit. Un silence s'instaura, car Jerhyn scrutait les convives du regard comme s'il attendait quelque chose de leur part. Personne ne savait comment réagir, doucement des murmures s'élevèrent dans la salle: tout le monde essayait de comprendre quels étaient les désirs du monarque.

« Eh bien, demanda finalement Jerhyn, les Rogues n'ont-elles pas envoyés leur émissaire ? »

Il n'y eut pas de réponse.

« Aucun représentant de l'ouest pour discuter de la route entre l'orient et l'occident ? »

Nouveau silence. Jerhyn jeta un regard inquiet dans toutes les directions. Devions-nous lui expliquer pourquoi les Rogues n'avaient pas envoyé de messagère ? C'était peut-être le moment d'attirer l'attention sur le problème des démons. Je voulus me lever pour parler, quand soudain les portes de la salle s'ouvrirent dans un bruit ample. Apparu alors une figure drapée d'une cape écarlate: l'homme portait une éclatante chemise blanche, un long et fin pantalon noir et chacun de ses pas claquaient sous ses talons ! Ses cheveux d'or étaient rattachés à l'arrière de sa tête et il portait un ruban bleu autour du front qui, par ailleurs, lui cachait une oreille. Imperturbable, le nouveau venu s'avança vers le régent de la ville, enjamba la table pour se retrouver au centre des convives et fis face à Jerhyn.

« Et qui êtes-vous..., demanda incertain ce-dernier, monseigneur ? »

Jobin avait fière allure dans son costume, il rivalisait de majesté avec le monarque, mais en termes d'élégance et d'originalité, le prince du désert n'arrivait pas à la cheville du seigneur de la Marche Blanche. Lentement, mon compatriote salua Jerhyn, inclinant la tête et faisant tourner sa main.

« Excusez-mon retard, intima-t-il, la tête toujours baissée. Je suis l'ambassadeur de l'occident, le messager des rogues, mais aussi... le prince de Tristram. »

A ce nom, de nouveaux murmures s'élevèrent, je fus heureux d'ouïr divers rumeurs sur les malédictions de ma ville natale. Mais j'étais surtout content de voir que notre compagnon ne nous avait pas abandonné. Au contraire ! Il avait longuement songé à comment se démarquer au milieu de tous les autres seigneurs et, habile politicien qu'il était, il y était parvenu.

« Je ne suis pas venu pour vous faire part d'une requête ou d'une plainte, continua l'aristocrate. Je suis venu pour vous donner un avertissement.
- Un avertissement ?
- Quelle insolence !
- Mais qui est donc cet homme ?
- Croyez-vous qu'il va nous parler de démons ? »

Jobin perfora du regard les audacieux qui murmuraient dans son dos et à nouveau le silence s'instaura dans la salle.

« Oui, je suis venu vous parler de démons !... Vous riez ? J'étais comme vous autrefois, je n'y croyais pas. Mais demandez-vous pourquoi je suis aujourd'hui l'émissaire des Rogues, demandez-vous pourquoi elles n'ont pas envoyées l'une des leurs. »

Les rires s'estompèrent. Personne n'osait répondre.

« Parce que je suis le seul qui ait survécu l'attaque des démons contre leur Monastère. Vous m'avez bien entendu: le sanctuaire des Rogues a été profané, et les soeurs de l'Œil Aveugles sont mortes. En l'espace d'une nuit, leur ordre ancestrale est tombé, écrasé par la vague infernale qu'a déchainé le Seigneur de la Terreur. Tristram d'abords, le Monastère ensuite - croyez-vous sincèrement que Diablo va s'arrêter devant votre pitoyable désert ? Je l'ai traversé moi votre terre de feu, et savez-vous ce que j'y ai trouvé ? Du sable... et des démons ! Et c'est tout ce qui restera de votre grande cité si vous vous attardez sur des débats politiques qui n'auront de toute façon bientôt plus aucune importance !

« L'ennemi est à nos portes ! Je l'ai entendu et je connais son plan; et je peux vous assurer que nous n'avons actuellement aucune chance de survivre. Si vous tenez à la vie, je vous conseille de fuir. Mais je suis aussi venu avec des alliés pour prêter main forte à la grande cité de Luth-Golein; alors que les plus valeureux restent avec nous, car les démons ne nous aurons pas cette fois. Cette fois, nous allons nous battre, et nous vengerons Tristram et l'Ordre des rogues ! »

Il brandit alors son épée et d'un geste majestueux tendit la lame vers le ciel. La salle crépitait d'énergie, personne n'osait répondre à l'appel du prince de Tristram, tout le monde attendait de voir la réaction de Jerhyn. Greiz se leva alors et hurla:

« Et nous rouvrirons la route entre l'orient et l'occident ! »

Les marchands approuvèrent et se levèrent d'un coup, ce qui avait des armes dégainèrent leur sabres et les agitèrent dans le ciel en poussant des cris d'euphorie ! Le coeur bondissant, je les rejoignis et brandis haut la relique des Rogues, me promettant de venger celles à qui je l'avais volées.

Jerhyn se leva au milieu des cris de joies, jeta un regard intense à Jobin, et murmura, en connaisseur:

« Bien joué. »

Puis à son tour, il sortit son sabre et hurla:

« Vous avez entendu le prince de Tristram ? Aux armes ! »

Les aristocrates répondirent à l'appel et se joignirent au marchand.

Je n'en revenais pas... je ne me souvenais pas avoir été aussi heureux de toute ma vie et mon coeur irradiait d'espoir !
Le Paladin de l'ouest 13



Des éclaireurs montés revenaient vers la cité de Luth-Golein, galopant à travers le sable ardent du désert. Treize avaient étés dépêchés pour explorer les dunes autour de la ville et essayer de repérer l'armée de l'ennemi. Douze revinrent.

Lyr, capitaine de la garde de Luth-Golein, vint accueillir ses hommes pour écouter leur rapport. Cela ne fut pas nécessaire: en voyant quel éclaireur manquait à l'appel, il comprit que l'ennemi se terrait au nord-ouest de la ville, probablement dans un des canyons de la région.

Greiz s'approcha doucement de lui:

« A votre avis, il nous reste combien de temps avant l'attaque ?
- Croyez-vous que les démons attaquent pendant le jour ? demanda le chef.
- J'avoue que cela m'étonnerait, répondit le mercenaire.
- Alors, nous avons jusqu'à ce soir.
- Capitaine ! Capitaine ! appela un soldat accourant vers Lyr. Des marchands, à l'entrée principale. Ils disent qu'ils viennent du nord et qu'ils ont été attaqués par une escouade de démons. Ils demandent à se réfugier derrière les remparts de la ville.
- Et bien, préviens-les que notre cité n'est plus aussi sûr qu'autre fois, répondit l'intéressé, mais s'ils insistent, laisse-les rentrer.
- Bien mon capitaine ! »

Le soldat s'exécuta, suivi du regard questionneur du mercenaire. Lyr continua d'organiser ses hommes, mettant en place le plan qu'il avait longuement élaboré pendant la nuit en compagnie de Greiz, Sylvain, Selrak, Jobin, Jerhyn, ainsi que d'autres seigneurs et marchands connaisseurs... et de moi-même. Nous avons longuement spéculé sur comment les démons changeraient leur tactique, tout en gardant à l'esprit qu'ils n'avaient peut-être pas la marge nécessaire pour y apporter de grandes modifications. La première chose sur laquelle tous se mirent d'accord, fut de sceller la porte Nord, afin de s'assurer qu'aucun démon ne s'infiltre par ce passage. Des archers furent disposés sur les façades nord et ouest de la cité, ainsi que sur le port, dans le cas peu probable d'une attaque navale. Derrière l'entrée principale, des régiments composés des troupes de Lyr ainsi que des hommes de Greiz. Enfin, quelques mercenaires cavaliers s'étaient regroupés au sud de la cité, afin d'intervenir, dans ce qui serait une mission quasi-suicidaire, au cas où il fallait absolument arrêter le bombardement des catapultes.

Selrak demanda à mener le front des égouts, et pour cela, il réquisitionna l'aide d'une dizaine d'hommes seulement, assurant l'assemblée qu'il connaissait un sortilège très efficace pour renvoyer les démons cinq pieds sous les souterrains de la ville. Il fut question de comment les démons feraient pour infiltrer les égouts et Jerhyn expliqua que les souterrains débouchaient sur une ancienne ville en ruine à l'ouest qui n'était plus gardée depuis des décennies. Etait-il encore temps d'envoyer des hommes à la ville oubliée ? Non. Le temps manquant, il valait mieux concentrer nos forces dans la cité. Jobin demanda à mener un régiment d'archers et à défendre un corps de garde. Quant à Sylvain et moi, étant tous deux des cavaliers accomplis, nous décidâmes de rejoindre le régiment de Greiz au sud de la ville.

Je me reposais le matin et passais l'après-midi à m'habituer à ma nouvelle monture, un grand étalon noir, qui par sa force de caractère me rappela Lupus, la jument que j'avais montée lors de la guerre contre Westmarch. Son nom était Baron et d'après Greiz, il était impossible de mourir au combat si on le montait. Je l'avais regardé d'un air peu crédule, auquel il répondit avec un sourire confiant. Quoi qu'il en soit, nous allions bientôt mettre à l'épreuve les paroles du mercenaire. Sylvain montait une jument blanche et je dus reconnaître qu'il avait beaucoup plus de maîtrise que moi. Quand je donnai un coup de botte pour faire galoper ma monture, lui, rien qu'en avançant doucement les reines, parvenait au même résultat que moi.

Notre régiment était composé de trente hommes, parmi eux une dizaine d'archers montés. En début de soirée, l'un d'entre eux arriva en tenant triomphalement dans sa main un sachet rempli de fioles de différentes couleurs.

« Qu'est-ce ? demanda un de ses camarades.
- De quoi induire les flèches pour qu'elles brûlent comme un soleil et, aux dires du marchand, des liquides explosifs !
- Aux dires du marchand, hein ? Et ça marche ? »

Il prit une fiole contenant un liquide jaunâtre et l'envoya devant lui. Le projectile éclata en atteignant le sol, des flammes et des morceaux de verre fusèrent dans toutes les directions. L'archer éclata de rire en contemplant la petite explosion et les autres répondirent par des sourires approbateurs. C'était le genre d'équipement dont nous aurions besoin pour venir rapidement à bout des catapultes. Seul Sylvain jetait un regard inquiet vers l'horizon, se demandant quel genre de surprises les démons auraient, eux, à nous offrir. J'étais du reste curieux de voir de quoi était capable le paladin sur le champ de bataille: avait-il des compétences particulières ? Et moi-même pourrai-je compter sur l'aide de mon archange ?

_______________


Le soleil commença sa chute dans l'occident lointain. Dire qu'au-delà de ce désert infernal, se trouvait le Khanduras et les ruines de Tristram. Cette guerre contre les démons m'avaient tout de même bien fait voyager et je ne parle même pas de Sylvain qui venait d'encore plus loin.

Les mercenaires nous distribuâmes du pain et nourrirent les chevaux avec des bottes de foins. En contemplant le maigre morceau que je tenais dans ma main, je songeai que ce serait peut-être mon dernier diner. Puis je regardai le ciel, comme si je n'avais plus personne envers qui me tourner et murmurai silencieusement: « Si il y a vraiment une entité supérieure là-haut qui s'appelle la Grâce Suprême, donnez-nous un petit coup de pouce. S'il vous plait. »

Le chant menaçant de tambours s'éleva alors dans le nord. Un bruit lointain mais assourdissant. Il devait y avoir des dizaines, des centaines peut-être, d'instruments qui se faisaient percuter sur le même rythme. Puis lentement, une ligne noire se dessina sur l'horizon, s'élargissant au fur et à mesure qu'elle dévalait les dunes du désert. Une vague de créatures difformes, une nuée de démons, une masse sombre et immense s'apprêtait à dévorer la cité de Luth-Golein.

« Hypérion est malin, expliqua Sylvain. Il savait qu'il n'avait plus l'effet de surprise. Il a donc décidé de faire le contraire. »

Le sang froid du paladin était remarquable et son explication me redonna du courage. Tout cela n'était qu'une mascarade pour nous impressionner. Mais pas question d'avoir peur.

Au milieu de l'armée se dressaient trois immenses catapultes hérissées de pics auxquels étaient accrochés des têtes de mort. D'énormes minotaures tiraient les armes de siège et les faisaient difficilement avancé à travers le désert. Les créatures s'approchèrent des murs de la ville et s'arrêtèrent à deux centaines de mètres pour rester hors de la portée des archers. Les derniers rayons du jour disparurent derrière le cortège démoniaque, et bientôt on ne distinguait plus que les torches tenues par les infernaux. Des cris raisonnèrent alors dans la cité de Luth-Golein, et à cet appel, les lumières de la ville s'allumèrent, jetant une audacieuse lueur d'espoir dans les ténèbres de la nuit.

Les minotaures chargèrent alors les catapultes de pierre, tandis que d'autres démons de plus petites tailles jetaient un liquide sur les projectiles avant de les incinérer avec leur torche de flammes. Bientôt, on distinguait au milieu de l'ennemi trois flambeaux énormes, ultimes messagers de la destruction dont nous allions bientôt faire les frais. Un cavalier vêtu d'une cape sombre et déchirée s'avança vers la cité, tenant dans sa main ce qui semblait être un drapeau blanc, et demanda à parler au chef de la ville. Les archers se retinrent de tirer, Lyr voulait écouter ce que le démon avait à dire. Il s'agissait en effet de l'éclaireur qui n'était pas revenu.

Quelques minutes s'écoulèrent. Quelques minutes d'attente insupportable. Que pouvait bien vouloir ce démon ? Et qu'espérait donc Lyr ? Signé un traité avec Diablo ? Jerhyn arriva enfin au sommet du rempart, prêt à écouter la proposition du démon.

« Je suis venu te donner une dernière chance de te rendre, lança le mort d'une voix malade. Les seigneurs-démons te complimentent pour la beauté de la ville ! Ils préfèrent le confort de ton palais à celui des tentes au milieu des ruines. Accepte ma proposition et ta ville ne sera pas détruite. »

Jerhyn fixa l'émissaire quelques secondes, avant de revenir sur ses pas.

« D'un geste de la main, j'ordonnerai le bombardement de ta ville, insista l'émissaire. Avant le levé du jour, Luth-Golein sera en cendres, ses citoyens morts et ressuscités pour grossir les rangs de nos armées ! »

Le régent de Luth-Golein n'en revenait pas. Ces menaces étaient donc bien réelles, et lui avaient tenté d'esquiver le sujet pour s'intéresser au commerce de la ville. Mais tout cela était vain. La mort frappait à sa porte et il ne savait pas comment répondre. Il devait y avoir au moins un millier de démons attendant un signal pour écraser sa ville. Et que pouvait-il faire ? Une larme d'impuissance coula sur sa joue. Devait-il accepter l'offre du démon ?

Lyr s'empara alors d'une flèche et sans plus attendre, lâcha la corde tendue de son arc. Le projectile suivit la trajectoire sifflante d'une parabole avant d'atterrir dans la gorge de l'émissaire et le démon tomba à la renverse dans le sable du désert. Les infernaux ne savaient pas alors comment réagir: devait-il bombarder la ville ?

« Maintenant ! » ordonna Sylvain et l'épée à l'avant, il chargea vers l'ennemi en vue de détruire les catapultes aussi rapidement que possible. Nous partîmes tous au galop, laissant naître dans notre sillage une invincible tempête de sable. Nos cris se joignirent à l'ordre du paladin:

« Ils vont manger du fer !
- Pour Tristram !
- On va vous rappeler c'que ça veut dire qu'd'être mort ! »

Les chevaux galopèrent à toute vitesse, surexcités par les coups de botte qu'ils recevaient. Ils essayaient de rattraper la jument de Sylvain, comme pour gagner une course. Mais une course vers quoi, pardi ? Vers la mort ?

La masse démoniaque se mit alors en marche, prêt à écraser de tous son poids les audacieux cavaliers.

« Couvrez-les ! » ordonna Lyr.

Dès que les démons furent assez proches, les archers lâchèrent une salve mortelle de projectiles qui se plantèrent dans les heaumes, brisant les crânes et transperçant les muscles contractés ! Les créatures tombaient par dizaines, un rideau de poussière s'élevait devant eux, impossible d'avancer, et déjà une nouvelle salve de flèches pleuvait sur l'ennemi pris au dépourvu.

Plus que trente mètres, et nous allions devoir galoper à travers une mer de démons.

Des hurlements s'élevaient des tous les côtés, des ordres étaient criés par les généraux infernaux, les humains répondaient par leur instructions, déterminés à ne pas céder... à aucun prix !

Vingt mètres...

Je n'entendais plus que les sabots de ma monture battre le sable qui s'élevait, projeté dans toutes les directions par la puissance de ma bête, je tenais ma lame, prêt à frapper, prêt à tuer !

Dix mètres...

Les dernières chaleurs du désert s'estompèrent, il faisait presque froid, ça y est, Sylvain passa la première rangée d'ennemi, il en décapita un, à mon tour, je levai mon arme, tournant mes épaules avant de laisser se balancer ma lame parallèle au corps de Baron. J'en embrochai un, lui scindant l'épaule et le haut de la poitrine en deux, mais le coup fut plus dur à porter que ce à quoi je m'attendais, j'étais déséquilibré, et pris de panique resserrai mes jambes pour ne pas tomber, la bête paniqua à son tour et commença à s'agiter. Un démon l'effleura de sa lance, emportant sur son arme un épais morceau de chair, le sang gicla et m'aspergea, puis j'essayai de le frapper, mais il esquiva, il était derrière moi à présent... Sous le choc de sa blessure, Baron s'arrêta au milieu des créatures... et une fraction de seconde plus tard, nous nous retrouvions encerclés ! Mais le cheval fit un saut et, ce faisant, donna un coup de sabot qui expédia trois démons en arrière ! Il enchaîna sur un second saut, volant au-dessus du cercle d'ennemis et gagnant en vitesse, il rattrapa les autres cavaliers. Sa vitesse était telle qu'il me suffisait de garder fermement mon épée tendue pour trancher la chair démoniaque qui s'offrait à ma lame.

Greiz avait raison, ce cheval était absolument remarquable ! La plaie était pourtant béante, combien de temps la bête allait-elle tenir ? Tout d'un coup la mer d'ennemis se dissipa. Notre troupe venait de traverser d'une traite les lignes ennemies et nous nous retrouvions derrière l'armée des démons. Nous n'étions plus qu'une dizaine, Sylvain toujours en tête. Puis un bruit mécanique raisonna et un projectile de feu fusa à travers le ciel. Nous nous retournions pour contempler les trois catapultes jetaient simultanément leur projectile destructeur sur la cité. Leur parcours dura quelques secondes. Le premier missile s'écrasa dans un bruit de tonnerre à quelques mètres devant la forteresse, ébranlant majestueusement le sable dans lequel il atterrit. Le second missile subit le même sort et le troisième disparu derrière les remparts de la ville. Un bruit encore plus violent se fit entendre et nous pûmes voir des débris enflammés voler dans les airs, dernier vestige de la maison qui venait de se faire abattre.

« Sortez les élixirs ! ordonna le mercenaire qui nous avait procuré les potions explosifs, nous allons riposter ! »

Sylvain approuva d'un geste de la tête et mena la charge vers les catapultes. Celles-ci se trouvaient derrière l'armée, nous n'avions pas à traversé une mer d'ennemis pour les atteindre. Cependant, les énormes taureaux qui tiraient les armes de siège semblaient beaucoup plus robustes que leurs congénères démoniaques; nous n'allions pas pouvoir les chevaucher. Et quand bien même nous arrivions à détruire les armes de siège, comment revenir vers la ville après ? Nous étions moins nombreux et n'avions plus l'effet de surprise, notre charge allait être beaucoup moins efficace.

Jobin regardait anxieusement l'incendie causé par la catapulte infernale. Leurs ennemis avaient mal visés, les défendeurs n'auraient peut-être pas autant de chance la prochaine fois. Au milieu de la foule d'habitants qui accourait avec des sceaux d'eau, il aperçu trois silhouettes se faufilaient dans les ténèbres. Il se demanda pourquoi ils ne travaillaient pas à éteindre l'incendie. Il reconnu à la lueur des flammes, un visage anormalement pâle - un visage qui l'avait tant marqué la première qu'il l'avait aperçu qu'il le reconnu immédiatement. Puis il jeta un rapide coup d'oeil à une autre des silhouettes et reconnu Rhana. Les démons étaient dans la ville.

« Abattez ces trois hommes ! » ordonna-t-il à ses archers.

Les soldats se retournèrent vers leur chef et furent surpris de voir que son index pointait non pas l'ennemi dans le désert, mais les rues de la ville. Face à leur air dubitatif, Jobin renchérit:

« C'est un ordre ! Il faut arrêter ces trois hommes ! »

Il montra l'exemple, arma son arc et décocha une flèche. Le projectile siffla à travers la nuit et vola quelques mètres devant Hypérion, se plantant dans les murs d'une masure. Le démon fut aussi tôt alerté et commença à accélérer le pas, tandis que Rhana, tout en courant, sortit deux arbalètes déjà armées de son manteau et tira en direction du rempart. Jobin esquiva un carreau de justesse, qui fusa exactement où il s'était tenu il y a quelques secondes, mais le deuxième carreau frappa un des soldats en plein coeur ! Le défunt fit quelques pas en arrière, et tomba du haut du mur, avant de s'écraser dans le sable. Jobin n'en revenait pas ! En une fraction de seconde, son ennemi avait tiré deux carreaux et elle avait visé à la perfection.
Cette attaque mit cependant les hommes de Jobin sur le qui-vive et ils engagèrent le combat avec l'humaine. Jobin tenta une nouvelle fois d'abattre l'ancien capitaine de Westmarch, mais ce-dernier disparu dans l'ombre suivi par son mystérieux compagnon. Le prince contempla quelques secondes l'allée où le mort s'était éclipsé, avant d'être ramené à la réalité par un cri d'agonie. Un autre de ses hommes venait de se faire abattre, un carreau à travers la gorge. Les archers répliquaient mais leur cible se déplaçait trop rapidement, elle se servait des bâtiments pour se protéger et ripostait à une telle vitesse, que les soldats devaient renoncer à attaquer pour se défendre. Lorsqu'un troisième soldat fut touché à la cuisse, Jobin ordonna à ses hommes de se disperser. Ce combat ne servait à rien. Impossible de venir à bout de cette femme dans un combat à distance. Et tout en pensant à cela, il se dirigea vers le plus proche escalier qui lui permettrait de descendre des remparts pour gagner la ville.

« Un instant, Jobin ! » ordonna une voix autoritaire.

Il s'agissait de Lyr suivi par Greiz.

« Que se passe-t-il ? Pourquoi nos hommes se font-ils attaqués de l'intérieur ?
- Parce qu'au moins trois démons ont réussi à s'infiltrer, rétorqua le prince. Et ils sont extrêmement dangereux ! Nous devons les retrouver et les arrêter !
- Bon, songea Lyr en constatant le cadavre de l'archer qui gisait au pied du rempart, pas le temps de mobiliser des hommes, et le mur tiens bon du reste. Allons-y Greiz ! »

Et les trois meneurs s'enfoncèrent dans les pénombres de la ville, troublées par quelques lanternes et l'incendie magique qui ne cessait de grandir.

« J'aimerais quand même bien savoir ce qu'il y a dans ce sac ! s'énerva un des soldats que Lyr avait confiés à Selrak.
- T'inquiète, répliqua le nécromancien.
- Et puis, il ne se passe rien ici ! Nous devrions remonter à la surface pour aider les autres à éteindre l'incendie... »

Au bout du long corridor qui se perdait dans les ténèbres apparurent deux lumières jaunes, l'une émanant d'une torche, l'autre de l'eau des égouts. Ah, quand même ! Selrak finissait par se demander si les démons allaient venir. Il ordonna à la dizaine d'hommes que Lyr lui avait confiée d'armer leurs arcs et d'attendre son signal pour faire feu. La lumière tremblotante s'approcha doucement, on aurait dit un fantôme. Lorsque l'ennemi fut assez proche, les humains purent distinguer à la lueur éclatée des flammes un crâne écarlate. Perdant patience, un des archers tira. La flèche traversa le long couloir, cela dura quelques secondes, et perfora le crâne du mort. C'était un tir magnifique ! Les autres soldats s'enthousiasmèrent devant la réussite de leur compagnon. Seul Selrak ne se joignait pas aux festivités. En effet, le squelette avait beau avoir une flèche à travers la tête, cela n'avait pas arrêté sa marche. Et bientôt, d'autres lumières jaunes apparurent de toute part, des dizaines de points lumineux, qui donnaient l'impression qu'une explosion était doucement en train de se propager dans les souterrains de la ville.

C'était une véritable armée ! Les soldats se tournèrent alors vers le magicien. Lyr leur avait dit qu'ils avaient mis au point un plan pour se débarrasser de la vermine démoniaque qui se répandrait dans les égouts, mais le flegmatique nécromancien avait refusé de faire l'exposer de son stratagème. Quelque fut cette tactique, il était peut-être temps l'appliquer.

« Alors, on fait quoi maintenant ? demanda anxieusement le même soldat qui s'était plain plus tôt.
- On va peut-être aider les gens à la surface à éteindre l'incendie, proposa un autre.
- J'ai dans ce sac, confessa finalement Selrak, l'ultime ingrédient pour lancer un sortilège extrêmement puissant: une sorte d'explosion magique qui devrait se répandre très efficacement dans les couloirs des égouts. Seulement, il va me falloir un peu de temps pour incanter le rituel... et il faudrait aussi que l'ennemi se rapproche encore un peu.
- Mais nous allons nous faire trucider !
- Mais non..., le rassura le magicien. Enfin, peut-être.
- Et c'est quoi au juste, ce fameux ingrédient que tu trimbales dans ton sac ? »

Le nécromancien ne put s'empêcher d'esquisser un sourire.

« C'est un cadavre ! »
« Un cadavre ? sursauta le soldat. Mais t'es complètement dément !
- Non, juste peu orthodoxe. »

Une flèche de feu siffla entre leurs nez et mit fin à la conversation. Bientôt une nuée de projectiles enflammés volèrent en direction du petit groupe. Les soldats coururent jusqu'au premier croisement, et se dispersèrent en deux groupes, se couvrant derrière les angles morts. Selrak mit plus de temps car il du transporter son fardeau, ce qui l'exposa dangereusement aux tirs de l'ennemi. Anticipant une flèche visant le dos du mage, un des soldats quitta l'angle mort, agrippa Selrak par les épaules et le plaqua contre le mur. Le projectile fila à quelques centimètres des deux hommes, mais sans les blesser. Malheureusement, surpris par le choc, Selrak lâcha le sac et ce-dernier tomba dans l'eau. Désespéré, le nécromancien vit le corps qu'il avait si longuement préparé pour son sortilège partir à la dérive.

« Le sac !
- Tant pis pour le sac ! s'imposa le sauveur. On trouvera autre chose. Si on court après, on meurt tous. Il faut rester à couvert et essayer de riposter. »

Mais les flèches de l'ennemi fusaient continuellement, impossible de sortir des angles morts pour contrattaquer. Ils étaient faits comme des rats. Les squelettes avançaient inexorablement et ils ne seraient pas arrêtés par des armes normales. C'était quitte ou double. Et sans crier garde, Selrak plongea dans l'eau des égouts.

Mon corps se balançait au rythme de la bête qui me portait, je resserrais mes jambes autour de ses côtes et regardais avec inquiétude la plaie béante sur son flanc. Baron perdait beaucoup de sang, et bientôt, il allait à nouveau devoir se jeter dans la mêlé. Levant la tête, je vis les lanciers qui se regroupaient devant les catapultes, prêts à nous enfourcher. Puis resserrant mon emprise sur l'épée des rogues, je murmurai doucement « Ardas Illuminati ! », espérant que l'ange pourrait me prêter main forte en ces moments désespérés. L'arme s'illumina faiblement mais la lueur disparu très rapidement. Mon coeur se serra. Puis je me rendis compte que la plaie sur le cheval avait disparu, et la bête galopait à présent avec plus de fougue que jamais. J'avais donc deux robustes compagnons sur lesquels je pouvais encore compter.

« Ya ! »

Vif, je gagnai les côtés de Sylvain. Les démons abattaient à présent les lances dans notre direction. Plutôt que de charger vers eux, le paladin bifurqua au dernier moment, de manière à longer le dos de l'armée sans engager le combat. C'était bien pensé. Nous n'avions pas besoin de trop nous approcher des catapultes, ayant après tout l'intention de les détruire avec des armes à distance. Les démons ne comprirent pas la manoeuvre et quelle fut leur surprise, lorsqu'ils virent une demi-dizaine de fioles voler en direction de leurs armes de siège et éclater en gerbe de flammes ! L'explosion était fantastique, broyant la matière de la catapulte, le bruit destructeur de nos armes était jouissif ! Notre plan fonctionnait, et il fonctionnait même à merveille ! Hypérion n'avait sans doute pas prévu cela !

A présent nous galopions vers la deuxième catapulte. Les démons commencèrent une manoeuvre pour nous arrêter. Certains archers décochèrent leurs flèches mais il était difficile de viser des cibles se déplaçant aussi rapidement que des cavaliers. Non, le plus inquiétant était les grands minotaures qui, plutôt que de tirer ou de charger le prochain projectile de la catapulte, quittaient leur rang pour intercepter notre minuscule bataillon. Quatre colosses énormes qui mesuraient deux fois notre taille même lorsque nous étions à cheval. Fallait-il les affronter ou bien tenter de se faufiler entre eux ? Un frisson d'hésitation parcourut tout le groupe. Seule la détermination du paladin restait intacte et il décida sans fléchir une seconde que la meilleure façon de s'en sortir était de charger encore plus rapidement.

Il commença à nous distancer mais bientôt nous adoptâmes son rythme, un rythme si intense que je me demandai s'il nous serait possible de manoeuvrer pour jeter les fioles sans perdre notre équilibre. Je n'entendis plus que le son affolé des sabots s'abattant sur le sable, j'aiguisai ma concentration, fixant l'ennemi, sans vraiment savoir quoi faire au moment de la fatidique rencontre. Ce serait à nouveau à Sylvain de montrer l'exemple. Et je n'oubliais pas que ma bête était brave et que mon ange veillait sur moi.

Un des boeufs tenait une immense hallebarde - quand le paladin fut assez proche, il l'abattit, mais la jument s'arrêta, se dressant sur ses pattes arrières et esquivant de justesse l'arme ennemi. Sylvain lâcha ses rennes et prenant son épée à deux mains, entailla le bras du monstre. La bête poussa un cri de douleur, les patte-avants du cheval retombèrent sur terre, puis les bottes de Sylvains donnèrent l'ordre à la bête de repartir. Il s'empara alors d'une fiole et la jeta en direction des catapultes, mais à cause la fatigue causé par son effort immense, il visa mal et l'explosif se perdit dans le sable. Puis plaquant ses bottes sur le flanc gauche de sa monture, il lui ordonna de faire demi-tour en suivant la trajectoire d'un demi-cercle.

Le second soldat ne s'en sortit pas aussi bien que lui. La bête vers laquelle il chargeait n'avait pas d'armes - mais ses bras étaient énormes et valaient bien des massues. Et lorsque l'humain fut à porté, il agrippa le cheval et arrêtant net sa course, le souleva dans les airs. Le cavalier perdit son équilibre et tomba au sol. Le minotaure tint la bête haute au dessus de lui, comme s'il brandissait un énorme trophée et il jeta alors le cheval sur l'homme à terre. Mais ce faisant, il laissait filer deux soldats et ces-derniers ne perdirent pas leur temps, jetèrent leurs fioles avec plus de succès que leur meneur, causant l'explosion recherchée.

A ma droite, le corps d'un mercenaire se faisait découper en deux par un des colosses. Face à moi le dernier de ses monstres, une hache à la main et en position de combat. Nos regards se croisèrent et ne se perdirent plus. Quand je fus à un mètre de lui, il frappa, je déviai le fer de sa hache en levant mon épée, et enchainai tout de suite sur un coup dans sa poitrine. Grâce à l'élan, l'épée perfora son coeur ! Je ne lâchai pas prise et restai suspendu au démon, tandis que ma monture continuait sa chevauchée. Baron suivit les mercenaires qui le devançaient, et ceux-ci, comme Sylvain, firent demi-tour d'un grand mouvement circulaire.

La bête que j'avais frappée tomba lourdement, m'entrainant avec elle sur le sol. Debout sur son ventre, je retirai ma lame. Ses deux compères se précipitèrent alors vers moi, mais rapide comme l'éclair, je lâchai mon arme et m'emparai de deux fioles explosives.

« Approchez-vous ! Je vais vous carboniser la chair ! »

Les bêtes chargèrent, le sable en trombe sur leurs pattes. Je lâchai un cri de rage et balançai le premier explosif sur un des monstres. Il parvint à éviter le projectile en se baissant et l'élixir explosa quelques mètres plus loin dans le sable. Il ne me restait qu'une fiole pour deux monstres. Cette fois, je ne voyais vraiment pas comment m'en sortir.

Sylvain et les mercenaires revinrent à la charge. En m'attaquant, les deux bêtes avaient laissé la catapulte sans défense et les hommes de Greiz en profitèrent pour tout faire sauter, avant de continuer sans plus attendre vers la troisième catapulte. Personne ne viendrait donc à mon secours... Je compris ma méprise en entendant les bruits puissants d'un galop dans la nuit. Me retournant, je vis une troisième bête charger vers moi: Baron ! Parviendrait-il à m'atteindre avant que les deux démons m'aient écrasé ?

Je lançai l'élixir dans les airs. J'entendais la respiration des minotaures. Baron se faufila entre les deux bêtes. J'agrippai sa selle et le cheval me tira hors de danger. Puis la fiole explosive retomba et, heurtant la corne d'un des démons, vacilla avant d'exploser entre les têtes ahuries des deux boeufs. Après avoir trouvé mon équilibre sur mon destrier, je me retournai pour voir les deux démons tomber, leurs têtes étaient complètement carbonisées, il y eut un bruit sourd et une éruption de sable autour des deux cadavres. Je les avais battus... les trois ! Je donnai une tape forte au cou de Baron et rejoignis mes sept compagnons restants, prêt à affronter un nouveau groupe de démons.

Sylvain pointa alors le ciel de sa lame, et cria :

« Sanctum Luminati ! »

Le glaive s'illumina, projetant des rayons d'argents dans toutes les directions. Aveuglés, nos adversaires ne purent se défendre et les mercenaires jetèrent les quelques fioles qui leur restèrent sur la dernière catapulte. Ce nouveau feu d'artifice fit gicler le sable dans tous les sens, l'assaut était surpuissant ! Notre petit régiment était parvenu à traverser une armée de mille démons et à exterminer leurs catapultes !

Et maintenant ?

Sylvain vira vers Luth-Golein, et tenant l'ennemi à distance grâce à son sortilège, il galopa à travers les rangs des démons, se frayant un chemin que nous pouvions tous emprunter. J'avais l'impression que les serviteurs de Diablo s'écartaient pour laisser place à notre cortège. Mais alors que nous nous approchions des remparts de la ville, le sortilège du paladin prit fin et la bataille fut à nouveau plongée dans l'obscurité. Telle une bête fermant sa gueule, l'armée démoniaque se rua sur les audacieux cavaliers. Nous étions à présent assez proches pour être couverts par les archers de Luth-Golein, mais ils ne pouvaient pas abattre tous nos ennemis. Je claquai mes bottes contre la poitrine de Baron, lui ordonnant d'accélérer encore et tous suivirent mon exemple. A présent, seule la vitesse pouvait nous sauver.

La grande porte de la cité fut ouverte pour nous laisser trouver refuge derrière les murs de la ville. Ça y est, les démons avaient refermé le chemin creusé par le Paladin ! Sylvain, deux mercenaires et moi nous en sortions de justesse, le reste de notre compagnie fut noyé dans cette mer d'ennemis, broyée par les haches, les épées et les griffes. Mais nous étions sauves à présent, ils ne pourraient plus nous rattraper. Une flèche fusa alors à ma droite, et se planta dans le dos d'un des hommes de Greiz qui me devançaient. L'archer démon fut aussitôt abattu par l'un des nôtres. Puis quelques secondes plus tard, nous étions trois à rentrer dans la forteresse. Des hommes se dépêchèrent pour fermer les portes avant que la nuée de démons ne les atteignent. Nos adversaires lancèrent leur ultime charge, mais bombardés par une grêle de flèches, ils ne purent atteindre leur but, et durent retraiter ! Leurs pertes étaient énormes !

Nous étions donc à nouveau dans la ville. De toute part, des cris de clameurs nous accueillaient. Notre plan audacieux avait fonctionné, nous avions remporté la bataille et repoussé une armée d'un millier de démons ! Vingt-sept des meilleurs hommes de Greiz, ainsi que la plupart de ses chevaux étaient cependant morts sur le champ d'honneur. A la joie de la victoire se mêlait à présent le goût amer des sacrifices. Mon corps était couvert de sueur, ma lame pétrie de sang, de la fumée émanait du corps de Baron. Celui qui attirait cependant le plus d'attention était Sylvain, le grand meneur de cette troupe, et partout j'entendais chanter :

« Vive Sylvain ! Vive le Paladin de l'ouest ! »

Sylvain arrêta sa jument et se retourna pour venir à moi, ignorant les éloges des soldats.

« Je n'étais pas sûr d'à quel moment utiliser mon sortilège, avoua-t-il. Un paladin plus expérimenté aurait pu le maintenir plus longtemps mais je...
- Je trouve que ce n'était pas mal du tout, fis-je avec une légère ironie.
- Bertogale, reprit mon camarade inquiet, c'était trop facile. Hypérion est un meilleur stratège que cela. Il va se passer quelque chose d'autre. »

Décidément, l'eau des égouts était vraiment nauséabonde. Impossible d'ouvrir les yeux. Selrak sortit sa tête de l'eau pour voir son si précieux sac partir à la dérive. Puis une flèche de feu plongea à un mètre de lui, laissant s'échapper de la fumée au bord de l'eau. Malheureusement, le courant l'emportait vers les mort-vivants, il devait trouver un moyen intelligent de s'approcher d'eux pour rattraper son sac sans se faire tuer. Les soldats que Lyr lui avait confiés ne pouvaient l'aider, car attaquer serait s'exposer. Il fallait avoir recours à de la magie. Si seulement, oui, si seulement ils pouvaient au moins tuer un de leurs zombies, ça lui ferait un cadavre au sein des ennemis. Peu importe comment, ses hommes devaient lancer une attaque, une seule, unique et fatale. S'agrippant au bord des égouts, il cria ces instructions :

« Il faut que vous tuiez un de nos adversaires ! Un seul, et je me charge du reste ! »

Sans réellement comprendre, un soldat obtempéra. La flèche prête et la corde déjà tendue, il se jeta au milieu de la voie, lâcha son projectile et se réfugia tout de suite derrière l'autre angle mort, esquivant une dizaine de missiles qui fusaient droit sur lui. Si les tirs ennemis furent vins, celui de l'homme fit mouche. Une bout de bois dépassant de sa poitrine, une sorte de ramassé de chair qui ressemblait à peine à un humain tomba sur le sol. Selrak tendit sa main, pointant le corps de la paume de sa main, et animé d'une étrange sorcellerie, le cadavre éclata, comme si une puissance phénoménale venait de s'en libérer. Le régiment de squelettes fut chamboulés par ce sortilège, certains perdirent la moitié de leurs os sous le choc, et le flot, jusqu'à lors ininterrompu, de tirs ennemis prit fin.

« Aller, les gars ! On en profite ! » ordonna un des soldats.

Les soldats prirent l'allée et se mirent sur le qui-vive, prêt à abattre le premier ennemi qui réapparaîtrait.

« On ne passe p- argh !! »

Rhana retira la dague de la gorge du garde, une gerbe de sang vola vers elle mais l'assassin fit un pas sur le côté pour ne pas se faire tâcher. Le deuxième garde était complètement ahuri. Torgan l'agrippa et le souleva. Puis, laissant apparaître sous son capuchon de grands yeux jaunes, il fixa le pauvre humain qui se transforma en pierre. Il fracassa alors la statue contre le sol et le seigneurs-démon déclara avec une fausse frustration, qui ne signifiait en vérité que sa satisfaction:

« Pitoyable ! »

Hypérion songea qu'il était bête de gaspiller autant d'énergie pour tuer un seul humain mais il s'abstint de faire le commentaire. Il devait se dépêcher de trouver la porte des arcanes Les humains avaient mis en place une défense solide. Le palais semblait désert, les trois serviteurs de Diablo firent très rapidement le tour de la grande salle, avant de descendre l'escalier qui menait au harem. Ils entendirent des murmures. On se cachait. Sans doute les femmes de Jerhyn. Ils n'avaient pas de temps à perdre à les massacrer, les démons qu'ils libéreraient s'en chargeraient de toute façon. Vite, trouver le prochain niveau.

Ils avançaient à travers de longs couloirs en voute, éclairés par des torches réparties à intervalle égale. La décoration était riche. Il s'agissait à nouveau de fresques géométriques, ça et là, des figures qui trompaient l'oeil et donnaient le vertige aux observateurs. Les couloirs donnaient sur de petites chambres, garnies de lits et de coussins multicolores; il s'y trouvait parfois une table en bois, avec un échiquier et divers autres jeux dessus; ou encore, un autel, derrière lequel était accroché au mur un tapis, sur lequel on avait tissé des récits de chasse. Ils entendirent soudain un cri, quelque chose qui ressemblait à l'agonie d'un homme. Cela les intrigua: quel homme pouvait donc se cacher ici ?

« Je vais jeter un coup d'oeil, lança Rhana, je vous retrouve en bas plus tard. »

La chasseresse s'empara d'une dague et se dirigea en direction du cri. Hypérion n'était pas ravi de se retrouver seul avec Torgan. Les deux ne s'aimaient pas, ils allaient devoir se concentrer sur leur mission pour ne pas laisser leur haine réciproque provoquer une bagarre. Heureusement, ils trouvèrent enfin l'escalier qui menait aux caves du palais.

Lyr contempla la plaie béante dans la gorge du garde. Un ruisseau de sang coulait le long des marches du palais. Le soldat s'était fait impitoyablement poignardé. Quant à l'autre...

« Vous êtes sûr que c'est prudent d'y aller ? demanda Greiz.
- On n'a plus le choix, répondit le flamboyant Jobin. Ces démons veulent sans doute assassiner Jerhyn. D'un prince à l'autre mon devoir est de le sauver. Quant à vous, Greiz, s'il mourrait, personne ne vous paierait.
- Alors, dépêchons-nous, avant qu'il ne soit trop tard ! »

Ils parcoururent à leur tour les longs corridors du harem.

Rhana découvrit Jerhyn, assis sur un trône de coussin, entouré de deux femmes nue et tenant une coupe d'or à la main.

« Je vous le dis, c'est la fin du monde, donc mieux vaut en profiter ! »

Et sur ce, il but une gorgée et embrassa ardemment une de ses compagnes, avant de tomber à la renverse de son ''trône''.

Caressant sa dague, Rhana songea que l'attitude du régent était tout simplement répugnante. Elle aurait grand plaisir à mettre un terme à sa vie.

« Ah, une troisième ! s'écria Jerhyn à moitié ivre. Venez mon enfant. Mais que... ? »

Il se rendit compte qu'elle tenait un poignard à la main, et la seconde d'après, le couteau volait vers lui, il eut à peine le temps de s'emparer d'un cousin, mais ne put s'en servir pour se protéger, les deux femmes poussèrent des cris hystériques, puis il y eut un bruit métallique et l'arme de Rhana voltigea dans les airs, avant de tomber au sol. S'en suivit un bruit sourd. La chasseresse vit planté dans le mur le projectile qui avait dévié le sien. Une autre dague. Elle sortit immédiatement de la salle, plaquant son dos juste à côté de l'entrée et risquant un regard. Elle était une des chasseresses les plus douées de Sanctuary et elle n'avait depuis la fin de sa formation rencontré personne capable de rivaliser avec sa technique de lancée. C'était peut-être un coup de chance. Elle se disait qu'elle était impatiente mais elle prit le risque de découvrir à qui elle avait à faire.

Elle s'empara d'un couteau et fut tout de suite accueillie par une dague volante, ses oreilles aiguisées, sensible au sifflement de l'arme, l'avertirent immédiatement du lieu de provenance du projectile, mais lorsqu'elle y tourna les yeux, elle ne vit rien, si ce n'est l'arme qui tournoyait vers elle - et qui s'approchait plus rapidement que ce à quoi elle s'était attendu. Difficilement, elle para la dague de son arme, mais la dague persista et elle jeta sa tête en arrière pour éviter de se faire perforer le crâne. Lorsqu'elle leva la tête, elle vit encore deux couteaux fuser vers elle, apparaissant de nulle part: son ennemi était invisible !

Cette fois, elle se roula parterre et se faisant, dégaina deux couteaux et dans la continuité du geste, elle répéta une tentative d'assassiner Jerhyn. A nouveau un projectile remarquablement bien lancé vola au secours du prince mais, identifiant la position de son adversaire, la chasseresse enchaîna immédiatement sur un second lancé, et la dague si figea dans les airs. Touché !

Kyra apparu alors en fondu, le couteau planté dans son épaule gauche. Mais le sang ne coulait pas ! Rhana vit que son adversaire portait une armure en cuir légère, cela l'avait peut-être protégé, pourtant, ses attaques venaient à bout des armures les plus coriaces d'habitude... Décidément, cette femme n'était pas ordinaire.

« Kyra ? s'exclama Jerhyn.
- J'avais une vie avant de te rencontrer, tu sais, rétorqua la combattante en retirant l'arme plantée dans son armure.
- Une vie d'assassin, comprit Rhana triomphante. Pas mal le sortilège de transparence !
- Tu n'as encore rien vu, » fit Kyra en relevant une mèche blanche.

Lyr, Jobin et Greiz firent soudain leur entrée dans la chambre et furent complètement ébahis par le spectacle qui se déroulait devant eux. Un régent ivre, deux femmes nues terrifiées, et deux combattantes, qui semblaient s'affronter rien que par l'intensité de leur regard.

« Par tout l'or du monde ! » s'exclama le mercenaire sans oser avancer.
Kyra s'approcha de son adversaire en zigzaguant, elle semblait disparaître par moment pour réapparaître plus proche de son ennemie, jusqu'à ce qu'elle soit assez proche pour lui porter un coup. C'était là que l'assassin gagnait son inestimable avantage sur la chasseresse: au corps-à-corps. Le pied de Kyra partit vers la tête de Rhana mais cette-dernière ne se laissa pas faire, et para de son avant-bras, le choc fut si puissant que tout l'air de la salle se mua, et on sentit comme un courant d'air partant du télescopage. Kyra enchaîna sur un nouveau coup, l'autre esquiva, riposta, impossible de suivre leurs gestes, maîtresses de leurs arts, elles anticipaient les coups avant qu'ils ne surviennent sans même devoir attendre qu'ils soient lancés pour les voir arriver, c'était comme une chorégraphie où tout avait été planifié.

« Vous croyez qu'on peut aider la petite ? demanda Greiz.
- Elle se débrouille, fit Lyr, nous devons sortir Jerhyn et les deux citoyennes...
- ''Citoyennes'' ? s'arrêta Jobin. Mais alors vous êtes...
- Républicain, oui ! s'énerva le capitaine, et ce n'est pas le moment d'en parler ! Je n'ai pas l'intention d'abandonner mon prince, en ce moment, il est un citoyen comme tous les autres.
- Bon, se contint Jobin, laissons là ce détail. Moi, ce qui m'inquiète, c'est qu'un seul des trois démons que nous chassions soit là. Que peuvent bien vouloir faire les deux autres ?
- Si on les trouve assez tôt, on n'aura même pas à le savoir, commenta Greiz, dépêchons-nous !
- Et eux ? fit Lyr en pointant Jerhyn et ses deux compagnes.
- Qu'ils viennent ! »

Le nouveau groupe de six sortit de la salle, laissant les deux combattantes à leur terrible duel. A présent par où aller ? Chercher dans le harem ? Descendre vers la cave ?

Or justement, dans la cave:

« Voilà, fit Hypérion quelque peu soulagé, nous l'avons trouvé ! »

Devant lui se dressait deux arches qui formaient une demi-ellipse aiguisée. Ils étaient seuls dans les sous-sols du palais. Trop occupé à se défendre contre l'attaque frontale, personne n'avait songé à les arrêter, et plus personne ne le ferait. Il ne leur restait plus qu'à ouvrir le portail, et démons afflueraient de l'intérieur pour réduire à feu et à sang la glorieuse cité de Luth-Golein. Même Torgan devait reconnaître que c'était très bien joué de la part du mort-vivant.

Néanmoins, il allait à présent en finir: avec les humains...

...et avec Hypérion.
Effectuant quelques mouvements de brasse, Selrak parvint à rattraper le sac, puis s'accoudant au rebord, il tenta de sortir de l'eau. Il fut aidé par un des soldats qui accouru à son secours. Ça y est: ils avaient réussi ! Ils avaient le sac ! Pourvu que l'eau n'ait pas effacé les glyphes que le nécromancien avait passé la nuit à confectionner... Il sortit le pâle cadavre du sac, il s'agissait d'un homme qui ne devait pas avoir plus de trente ans. Il avait des cheveux noirs et frisés, des joues creuses et si peu de graisse sous la peau qu'on aurait presque dit un squelette. Il y avait des marques sur son corps mais celles-ci étaient par endroits brouillés, on aurait dit des tâches d'encre jetées accidentellement sur le mort. Les craintes du magicien s'étaient confirmées. Avec des runes si mal dessinées, il allait être très difficile de lancer son sortilège. Ils ne pouvaient plus gagner cette bataille.

Tout était calme dans ces maudits égouts. Les archers humains attendaient que l'ennemi se manifeste mais l'explosion macabre du nécromancien semblait les avoir repoussés: peut-être de manière définitive ? Ils attendirent nerveusement que les squelettes se remettent à tirer leurs projectiles de feu. Pourtant devant eux, il n'y avait que l'obscurité mêlée à la fraicheur des égouts.

« Il faut sortir d'ici.
- Quoi ? Maintenant que nous avons une chance de gagner, tu veux retraiter ?
- Oui, répondit Selrak. Ce corps est inutilisable pour le sortilège que je veux lancer.
- Je le savais, moi ! T'es qu'un malade mentale ! Quelle idée aussi de mettre un nécromancien à la tête d'un régiment pour repousser une armée de mort-vivants ! Je parie que t'es de mèche avec eux ! »

Le plaignant se jeta sur le magicien, repoussant son camarade qui voulait protéger Selrak et tenta de lui flanquer un coup de poing. Mais le nécromancien se baissa et esquiva l'attaque, avant de sortir sa dague et de la plaquer contre le ventre du soldat.

« Ce n'est pas le moment de perdre son sang froid, fit-il d'un ton glacial. La prochaine fois, je ne te laisserais pas la vie sauve.
- Dîtes... C'est normal que l'eau bouge autant ? »

Des mains squelettiques firent éruption de l'eau et commencèrent à s'accrocher au rebord pour remonter à la surface. Les démons n'avaient pas été repoussés par la contrattaque des humains ! Ils avaient opté pour une autre tactique et étaient passés sous l'eau. Pris de panique, les soldats se défendirent tant bien que mal pour repousser la multitude de morts qui sortaient de l'eau, donnant des coups de bottes à leurs crânes, battant du sabre pour les empêcher de remonter jusqu'à eux. Mais ils étaient trop nombreux. Comment n'avaient-ils pas pu les voir arriver ?

Un à un les soldats se firent trucider, submergés par la masse macabre d'ennemis. Selrak, le soldat qui l'avait aidé à repêcher le cadavre et celui qui l'avait attaqué, se battait avec rage, l'un jouant de son sabre, l'autre frappant de sa hallebarde. N'ayant plus besoin d'économiser son énergie pour lancer l'explosion macabre magique, Selrak laissa affluer en lui le mana environnant et fit jaillir de ses mains une gerbe de flammes bleutées, carbonisant les ennemis à ses pieds qui tentaient de sortir de l'eau. Il s'empara d'un tibia qui flottait sur l'eau et lança l'os. Le missile s'enflamma, laissant une trainée bleuâtre dans son sillage et embrochant les ennemis qui tombèrent à moitié déflagrés dans l'eau.

« La voie est libre ! Nous devons fuir ! »

Les trois se mirent à courir, Selrak se retourna et fit sauter le cadavre qu'il avait mis tant de temps à confectionner pour lancer une simple explosion macabre. A nouveau, des squelettes volèrent en éclat mais le nécromancien savait bien qu'il était inutile de les tuer en si petite quantité. Poursuivis par des centaines de morts, les trois humains parvinrent à trouver l'échelle qui les ramènerait à la surface. Ils commencèrent à l'escalader mais lorsque le premier soldat, qui se trouva être le plaignant, arriva en haut, il ne put ouvrir la trappe. Il donna des coups, il frappa du plus fort qu'il pouvait, rien n'y faisait.

« Tu dois descendre, lui ordonna Selrak.
- Non !
- Écarte-toi et je pourrais lancer un sortilège pour faire sauter cette trappe !
- Je ne veux pas redescendre là-bas !
- Tu nous condamnes tous ! » cria le second soldat.

Une flèche se planta dans sa nuque, le sang gicla et le brave combattant tomba pour s'écraser dans un bruit sourd. Le nécromancien crut entendre tous ses os craquer et même lui ressentit un léger malaise. De nouvelles flèches furent tirées dans leur direction et le magicien jugea plus prudent de descendre de l'échelle.

« Que faîtes-vous ? paniqua le dernier survivant du régiment que Lyr avait confié au magicien.
- Puisqu'avec vos conneries, nous ne sortirons pas d'ici, je vais vendre chèrement ma peau ! »

Le nécromancien atterrit au sol et sortit de son ceinturon une fine baguette qu'il fit tournoyer dans ses doigts. Cette situation ne lui déplaisait pas tant que cela: il était sûr de mourir, il pourrait donc lancer toutes ses forces dans cette ultime bataille.

« Venez, bande de salopards ! »

Il agita son arme pour faire apparaître une dizaine de sphère lumineuse autour de lui, les faisant tournoyer, avant de les jeter une à une sur l'armée ennemie, provoquant des explosions de lumière et retardant quelque peu son inexorable mort. Le soldat restait perché sur l'échelle insista et continua de frapper la trappe en espérant que quelqu'un l'entende. Soudain, quelqu'un de l'extérieur répondit par trois coups.

« Nous sommes sauvés ! » cria le garde triomphant.

« A trois, on y va, lançais-je à Sylvain. Un, deux, trois ! »

Combinant nos forces, nous parvînmes à soulever la trappe pour voir la face terrifiée d'un soldat. Aussi rapidement qu'il le put, ce-dernier sortit, le visage trempé de sueur, les yeux écarquillés et plein de terreur:

« Le né... Le nécromancien ! marmonna-t-il. Il est resté là-dessous !
- Selrak ! » compris-je.

Nous entendions des bruits de tonnerres provenir du bas et descendîmes pour assister notre cher compagnon dans sa grande bataille.

L'épée du paladin s'illumina et il se jeta sur la masse de mort-vivants, bientôt suivi par moi. Selrak nous salua d'un sourire bienveillant, comme s'il avait toujours su que nous viendrions le sauver. Cela dit nous n'étions pas encore tirer d'affaire et nos ennemis étaient tellement nombreux que nous ne pouvions que reculer, lentement repoussés. Ce combat nous paraissait difficile, en particulier après nos éprouvantes péripéties à cheval. Mais pas question de se laisser faire ! Après la raclé que nous avions flanqué à leur catapultes, j'avais le serment que cette ville ne tomberait pas.

« Bertogale ! cria Sylvain. Il faut utiliser les pouvoirs de Gormondriel ! C'est notre seule chance de salut ! »

Invoquer l'archange alors qu'il était si faible ? Je voulais bien essayer, mais cela serait-il suffisant pour nous sauver ?

« Donne-moi la main, fit le paladin confiant, je t'aiderais. »

J'obtempérai et sentit la fantastique énergie du paladin affluer en moi. Puis serrant le pommeau de ma lame de toutes mes forces, je hurlai à plein poumon:

« Ardas Illuminati ! »

L'énergie du Divin se déversa dans mon corps, l'air se mit à crépiter d'énergie, un vent puissant tourna autour de moi, une douleur intense me parcouru le corps, la puissance qui se libérait était en train de me déchirer - non, en vérité, c'était l'archange qui était déchiré, l'archange qui déployait toutes ses forces pour rester attaché à notre monde et nous porter secours, c'était lui qui trahissait à nouveau les lois de la création et qui en payait déjà les frais ! Mes yeux s'enflammèrent, je devenais aveugle et poussais un cri de douleur si puissant que mes deux compagnons durent se boucher les oreilles. Puis je sentis mes omoplates s'incinéraient pour voir apparaître deux ailes d'argents; d'un battement de ces ailes, je libérai un vent si puissant que tous les morts furent emporté par une tempête souterraine qui ne laissa dans son sillage que des os brisés. Puis l'énergie se stabilisa: l'ange avait regagné sa place dans notre plan d'existence, il semblait complètement réincarné.

« Ça alors..., fit Selrak ahuri.
- Je ne fais que repousser la première vague, expliqua Gormondriel. Il y a trop de démons là-dessous pour que je puisse tous les détruire. Du reste, nous avons un plus grand problème. Tu avais raison, Sylvain, Hypérion a prévu quelque chose d'autre pour détruire cette cité; je suis même tenté de croire que les catapultes et l'attaque des égouts n'étaient qu'un leurre pour détourner notre attention de la véritable menace. Je n'arrive pas encore à localiser le lieu de provenance, mais je ressens un très grand afflue d'énergie quelque part dans la ville.
- T'en fais pas mon petit séraphin, lança Selrak, on va trouver ce que mijote ce zombie. Aller, sortons d'ici, j'ai passé trop de temps dans ce merdier ! »

Assis en tailleur, Torgan avait commencé à incanter pour ouvrir le portail. Hypérion surveillait l'entrée, non pas qu'il s'attendait à ce quelqu'un tente de les arrêter mais il se demandait où était passée Rhana. Le seigneur-démon murmurait des mots dans une langue étrangère, ses yeux étaient fermés et pour la première fois, le capitaine de Westmarch le vit serein. Il se demandait combien de temps cela prendrait et se risqua à poser la question, espérant ne pas interrompre la méditation de son maître.

« Bientôt j'aurais ouvert la porte, expliqua le démon de sa voix grave. Ensuite, il me faudra le stabiliser. Cela devrait prendre quelques minutes. »

Puis il se remit à méditer. Quelques minutes. Tant mieux. Même si tout se déroulait comme prévu, il n'avait vraiment pas envie de se frotter à Sylvain ou à Bertogale, surtout si ce-dernier était effectivement aidé par un archange. Il espérait aussi que Rhana serait capable de le tuer si cela devenait nécessaire. D'ailleurs où était-elle ? Il entendit alors des pas descendre les escaliers de la cave et fut soulagé de savoir que la chasseresse allait les rejoindre. Quelle fut sa surprise lorsqu'il vit apparaître Jobin, suivi d'un étrange cortège composé de deux soldats aguerris, du gouverneur de Luth-Golein complètement ivre et de deux femmes sans vêtements.

« Qu'est-ce que... ? »

Lorsque Jobin aperçu le capitaine de Westmarch, il le fusilla du regard, dégainant son épée et prêt à engager le combat qu'il avait le plus à coeur de mener. En voyant les pupilles jaunes du mort, il se souvint du meurtre de Jobias, il songea au corps de Cadin pendu au milieu de l'oasis et au massacre des nomades et d'Aldéra. La haine et la rancoeur lui donnèrent des forces qu'il ne croyait pas posséder et il se promit qu'à la fin du duel l'un des deux serait mort pour de bon.

« Laissez-le moi ! cria le prince. Il est à moi ! Occupez-vous de l'autre démon. »

Hypérion dégaina à son tour son épée, reconnaissant à peine son adversaire, mais ne doutant pas un instant que ce serait un duel difficile.

« Aujourd'hui, tu payeras pour tes crimes, traître à ta race ! Aujourd'hui, tu connaîtras la justice de Tristram ! »

Jobin couru vers son adversaire, lançant un assaut d'une force phénoménale, Hypérion se défendit et le fer claqua ! Le prince enchaîna sur une multitude de coups, gagnant en rage à chaque attaque qu'il lançait, et l'autre se défendait avec toute l'expérience qu'il avait acquise dans l'armée, surpris cependant par la ténacité de l'humain. Le fer chantait, les regards se croisaient, les pupilles bleues du prince reflétant les pupilles jaunes du mort, des éclairs semblaient en jaillir et dans chaque geste se dégageaient les énergies tangibles de la haine !

Greiz et Lyr se précipitèrent vers le démon en transe, prêts à le tuer dans le dos, quand tout d'un coup, la créature sembla gagner en taille, de la chair poussait de ses membres, et de cette chair naquirent deux démons semblables aux premiers: deux clones ! Mais eux n'étaient pas en transe, non, eux allaient pouvoir se défendre et étaient à présent les adversaires des deux soldats. Sans broncher Lyr se précipita sur son ennemi et lui assena un coup de sabre qui percuta les muscles du monstre. Ce-dernier riposta d'une énorme gifle qui expédia le grand capitaine au sol et le fit glisser de quelques mètres. Puis le démon se jeta avidement sur son ennemi à terre. Greiz attendit que son adversaire attaque et, le sabre à la main, se tenait sur la défensive. Un sourire malsain se dessina sur le visage de la gargouille et celle-ci se jeta sur ce gringalet qui osait s'opposer à lui. Il tenta lui aussi de donner une énorme claque à l'humain mais le mercenaire se roula sur le côté et se relevant, il entama la chair au niveau des côtes, laissant apparaître une mince trainée de sang.

Rhana sentait que si elle ne s'éloignait pas, elle finirait par perdre sa concentration et recevoir un coup fatal de la part de Kyra. Si elle pouvait gagner quelques secondes, elle userait de poudre magique pour disparaître et surprendre l'assassin plus tard dans la bataille. Kyra ne bronchait pas, elle frappait sans relâche, mais elle sentait que même au corps-à-corps son adversaire était presque son égale et elle n'avait pas l'habitude de prendre autant de temps à tuer quelqu'un. Si elle feignait une retraite, elle pourrait peut-être surprendre son adversaire avec sa technique martiale favorite: ''vol du dragon''. Qu'importe la distance à laquelle on se trouvait, le coup de pied combiné à ce sortilège frappait l'adversaire comme s'il se fut trouvé à un mètre seulement. Elle donna un coup de poing que la chasseresse para et fit un bond en arrière, leva le pied pour lancer son ultime assaut, mais tout d'un coup son adversaire disparu dans un nuage de poussière...

Kyra s'était fait avoir.

« Garce ! » murmura-t-elle amèrement.

Puis sans perdre une seconde, elle partit à la recherche des autres démons dans le palais.

Le deuxième Torgan agrippa Lyr et le balança contre une pile de tonneaux. Le bois vola en éclat et le capitaine de la garde tomba dans une rivière de vin à laquelle se mêlait son propre sang. Le démon s'étonna que l'humain respire toujours. Il allait bientôt y remédier de toute façon.

Greiz se défendait mieux mais les quelques coups qu'il portait à son adversaire ne lui causaient aucun dégât. C'était peine perdu. Sans tuer son ennemi, il devait trouver un moyen d'atteindre le premier Torgan pour mettre fin à l'incantation qu'il lançait - quelle qu'elle soit.

Quant à Jobin, son combat n'avançait pas non plus. Il était dépassé par la technique d'Hypérion, seule sa soif de vengeance compensait, mais avec l'épuisement, cela ne suffirait bientôt plus. Jobin était créatif, il esquivait, il inventait des parades, bloquait des coups à la dernière minute, mais finalement, il paraissait bien ridicule face à cet adversaire qui avec bien moins de gestes était tout aussi efficace. Puis la lame du mort-vivant dérapa sur le bras du prince, laissant une ligne rouge dans son sillage. C'était plus douloureux que ce à quoi s'attendait Jobin. Son coeur se mit à battre, il douta une seconde et Hypérion en profita pour frapper sa main, lui arrachant trois doigts et lui faisant lâcher son arme. Il poussa un hurlement de douleur, avant de recevoir un crochet dans la face et de tomber au sol.

A terre, le prince agrippa sa main pour stopper l'hémorragie tandis qu'Hypérion déposa la pointe de sa lame sur la poitrine de sa victime.

« Où est Rhana, humain ?
- Morte ! mentit l'aristocrate. Je l'ai tuée, comme tu as assassiné Jobias, Cadin et Mériadon ! »

A sa grande surprise, Jobin vit un des yeux jaunes du mort se perler, laissant échapper une imperceptible larme qui glissa le long de sa joue. Hypérion retint un sanglot, il leva son épée et troua le poumon droit de l'humain. Jobin cracha du sang et se retint pour contenir la douleur.

« Souffre ! lança le mort d'une voix tremblante. Tu ne ressentiras jamais ma douleur mais je veux que tu agonises lentement et que tu me rejoignes ensuite. »

Il retira sa lame et se tourna vers son maître. Ça y est, un voile bleu était apparu entre les deux arches. Le portail était ouvert. Torgan n'avait plus qu'à le stabiliser. Puis il regarda les autres Torgans. L'un soulevait Lyr qui avait déjà la moitié de ses membres brisés et le jetait brutalement contre le mur. L'autre attrapait Greiz et le fixait des yeux pour le transformer en pierre.

Tout d'un coup le Torgan original reçut un énorme coup de pied dans la face qui l'expédia à une dizaine de mètres, le faisant glisser jusqu'à Jerhyn qui commençait à reprendre ses esprits. Kyra retomba au sol en toute légèreté, ça c'était une frappe comme elle les aimait : surprenante et efficace ! Elle se retourna alors et sortit une dague tout à fait particulière de son ceinturon qu'elle jeta au travers du voile bleu formé entre les deux arches de la porte des arcanes. La dague étincela en traversant le portail et éclata en poussière d'or; plusieurs ondes se formèrent autour du lieu où la dague s'était enfoncée ; puis au bout de quelques secondes, le voile se brisa comme du verre ! Cela provoqua un torrent, un vent d'une puissance phénoménale, mais qui ne dura que quelques secondes et laissa place à un étrange silence.

Quant Torgan ouvrit les yeux, il y avait devant lui Hypérion qui contemplait l'assassin: une seule personne, une seule avait réussi à déjouer son plan... Il n'en revenait pas. Lyr gisait mort, Jobin avalait ses dernières bouffées d'air, seul Greiz avait survécu au combat et les deux clones avaient disparu après que Torgan ait reçu le coup de pied et perdu sa concentration. Puis lorsque le seigneur-démon aperçut la chevelure argentée de Kyra, il ne put s'empêcher de murmurer:

« Patrius... »

Il se releva alors, un peu sonné, mais furieux contre l'assassin. Mais tout d'abords, il se tourna vers Hypérion et déclara d'une voix grave que la colère décuplait:

« Ton plan a échoué, misérable goule ! Voici ce qu'il en coute à un seigneur-démon d'écouter un humain ressuscité. Mais je vais m'assurer que cela ne se reproduise plus. Et après, je me chargerais moi-même d'anéantir cette ville, seul et sans armée s'il le faut ! »

Hypérion s'attendait à cela, il s'y attendait même si le plan fonctionnait. A présent que lui importait la destruction de Luth-Golein, tout était perdu et il n'y avait plus qu'une seule chose qui comptait: sauver sa peau. Il courut vers les escaliers pour sortir de la cave mais Torgan se jeta sur lui à une vitesse phénoménale, l'agrippa et le jeta contre un mur comme s'il ne s'agissait que d'un misérable pantin en bois. Heureusement, le mort-vivant était plus résistant qu'un simple humain. Il se releva tout de suite et dégaina sa lame. Le démon sourit.

« Aidez moi à les transporter hors d'ici, » lança Greiz à Kyra, tout en soulevant Jobin et en le mettant sur son dos.

Kyra obtempéra et prit son amant par la main pour l'entraîner hors du palais. Avant de quitter la salle, Greiz s'arrêta et jeta un dernier regard au corps méconnaissable de Lyr:

« Adieu, citoyen... »

Puis il suivit la vive Kyra. Les deux autres femmes du prince suivirent, toujours sous le choc des évènements mais capable de marcher. Maligne, l'assassin posa quelques pièges mineurs qui leur permettraient de gagner le temps qu'il leur faudrait pour sortir du palais et trouver un moyen de tuer le seigneur-démon.

Torgan lança une nouvelle charge contre l'ancien capitaine du Westmarch, mais ce dernier laissa tomber deux billes de fer, desquelles émana une épaisse fumée, et aveuglé, Torgan s'écrasa contre un mur. Hypérion avait demandé à Rhana de lui apprendre cette technique, et cette nuit là, cette ruse de chasseur leur avait permis à tous les deux de survivre. Néanmoins, Hypérion jura qu'il ne se contenterait pas de sauver sa peau et qu'il se vengerait de l'arrogant démon.

Tant bien que mal, Greiz et Kyra sortirent du palais, accompagnés de la trentaine de femmes qui constituait le harem du régent et de Jerhyn lui-même. Les soldats sur les remparts, en voyant le tumulte, quittèrent leur poste pour aller voir ce qu'il se passait. Sylvain, Selrak et moi-même nous précipitâmes à l'entrée du palais, accompagnés des habitants de la cité qui se demandaient si l'heure était venu de célébrer leur victoire contre les démons.

« Greiz ! cria Sylvain.
- Jobin ! » m'exclamai-je, en le voyant couvert de sang, sur le dos du mercenaire.

Greiz posa le prince à terre et je me jetai à ses côtés:

« Jobin ! Jobin ! »

Ses yeux étaient clos et à son poux je sentais que son coeur ne battait que très faiblement.

« Bertogale, me lança Sylvain. Nous n'avons pas le temps pour cela. Nous devons trouver pourquoi les démons accumulent de l'énergie !
- C'est fini, tout ça, c'est fini, répondis-je. Je ne sens plus de perturbation... Quelqu'un ou quelque chose les a déjà arrêtés... Jobin ! Jobin ! Mon compatriote ! »

A mon grand étonnement, le prince ouvrit alors les yeux et, faiblement, il murmura mon nom:

« Bertogale... fit-il. Tu te souviens... tu voulais savoir dans le désert, pourquoi tout d'un coup, je voulais absolument partir pour Kurast...
- Ce n'est pas grave mon ami, oublie cela, je t'en supplie, oublie... pardonne-moi.
- J'ai été fou !... Je n'avais aucune raison, Bertogale... Je voulais vaincre les démons et me faire un nom... revenir glorieux au Khanduras... J'ai rêvé d'aventures, Bertogale... L'aventure!
- Oui, mon compagnon, moi aussi j'ai rêvé d'aventure, et j'en rêve toujours... »

Ses paupières tombèrent paisiblement et son coeur cessa de battre. Je l'avais pris pour un hypocrite mais comme moi, il n'était en vérité qu'un rêveur et il avait connu le prix de son ambition.

« Repose en paix, mon prince. »

Un nuage de poussière fit éruption du palais et une ombre gigantesque s'imposa sur la grande place devant les yeux ébahis de la foule. Faisant tonner sa voix tonitruante, il annonçait l'apocalypse et déclarait qu'il tuerait un à un tous les humains de cette ville. Gormondriel reprit le contrôle de mon corps, mes yeux s'illuminèrent et des ailes, semblables à des voiles blanches, repoussèrent lentement. Sur la mer infinie, apparaissaient les premiers rayons de l'aube. La nuit avait été longue et prendrait peut-être bientôt fin.

« Laisse ces humains en paix, ordonna l'archange de sa voix puissante. Ton adversaire ici, c'est moi. »
Torgan leva les yeux et douta un instant. C'était la deuxième fois qu'un ange intervenait lors de cette bataille. Tout deux pourtant étaient maudits, la Création ne leur permettrait pas d'utiliser leur pouvoir et le combat était gagné d'avance ! A moins que...

Greiz me regarda d'un oeil émerveillé. Après toutes les ruses, toutes les tactiques et tous les efforts déployés pour cette ultime bataille, venait enfin ce dont nous avions le plus besoin: un miracle ! Je devais avoir fière allure, avec mes yeux scintillants et mes ailes de lumière.

Jerhyn vit autour de lui son peuple et souffrit d'une atroce migraine. Plus jamais, se promit-il, non, plus jamais, abandonnerait-il ses sujets, si lâchement comme il avait tenté de le faire. Grâce à la bonne fortune, il avait survécu à toutes ses mésaventures et sa vie qu'il tenait à présent avec tant de fermeté dans ses mains, il jurait de s'en servir pour défendre l'humanité. Qui sait: peut-être de sa cité partiraient les héros qui terrasseraient les démons ? Car à présent, oui, il ne doutait pas que ceux-ci existèrent.

Selrak, lui, éprouvait une certaine fierté à voir ce brave garçon du Khanduras porter sur ses épaules tout l'espoir d'un peuple, peut-être même d'un monde.

Sylvain était resté lié à moi depuis que j'avais prononcé la formule bénite, et gardant un calme inébranlable, il continuait de me fournir les énergies nécessaires pour préserver l'archange sur notre plan d'existence.

Quant à Kyra, elle se demandait anxieusement où était passé la chasseresse qu'elle avait affrontée plus tôt dans le harem du palais. S'était-elle enfuie ou attendait-elle le bon moment pour surgir de l'ombre et frappait le coup fatal ?

Or la ''tueuse d'ange'' n'était pas loin. Elle s'était cachée sur le toit de l'auberge d'Atma et préparait une flèche toute particulière qui lui avait été confiée pour qu'elle mène à bien sa mission d'assassin. Son maître n'aurait même pas à se battre. Elle positionna le projectile magique sur son arbalète, et malgré la distance qui la séparait de sa cible, elle visa, patiente, ralentissant sa respiration pour ne pas encombrer son tir de gestes parasites.

Sans plus attendre, Torgan se précipita sur moi, battant de ses grandes ailes de chauve-souris. Avançant mon pied droit, je me tins sur la défensive. Lorsque le démon fut assez proche de moi, il feinta un assaut de son poing, avant de se baisser et de m'attaquer à l'aide de ses grandes ailes. Mais les ailes de l'ange partirent à la rencontre des ailes du démon, les deux attaques s'annulèrent. Torgan se leva et ce faisant me flanqua une énorme baffe de sa gigantesque main, m'expulsant à quelques mètres en arrière et me faisant perdre mon arme un court instant. Heureusement, Sylvain maintint le lien avec la divinité et grâce à mes ailes angéliques, je pus atterrir tout en douceur sans me faire mal. Gagnant en rage, la gargouille se jeta à nouveau sur moi. S'apprêtant à m'infliger un énorme coup de poing, il concentra toutes ses forces dans une ultime attaque.

Je me baissai, son poing passa au travers du vent, et sans plus attendre, je lui donnai moi-même un coup dans l'abdomen. A ma grande surprise, j'aperçus un cerceau de lumière se former autour de mon poing, grandir en taille, crépitait d'énergie, le démon poussa un cri, comme pour mieux résister, puis fut tout d'un coup expulsé à une vingtaine de mètres, avant de traverser une masure d'un bout d'un l'autre. Jouissant à présent de toute la puissance de l'archange, je tendis mon bras vers mon arme et l'épée revint se figer dans la paume de ma main.

Mais ma joie ne fut que de courte durée. Kyra flaira le piège mais ne fut pas assez rapide pour m'en protéger.

« Bertogale ! »

Une flèche se planta dans mon omoplate, la douleur physique était difficile à supporter, mais pire encore: l'énergie divine qui m'animait commença à se dissiper, comme s'il y avait une fuite dans mon dos d'où s'échappait toutes les forces de l'ange. Je retirai promptement la flèche, mais rien n'y faisait, le maléfice se perpétrait. Kyra repéra le lieu d'où la flèche avait été tirée et partit en direction de l'auberge d'Atma. Selrak décida de lui prêter main forte et dégaina une dague trempée dans le plus meurtrier de ses poisons.

Mes yeux regagnèrent leur teint sombre, mes ailes dépérirent et je me sentis lourd, lourd et faible. Puis il eut un bruit, comme une tempête qui se déchainait. La masure dans laquelle j'avais envoyé Torgan s'enflamma avant d'être balayé par un vent surpuissant. Le démon émana de ce décor apocalyptique, des yeux de braise luisant, ses ailes de géant plumées de flammes, l'aura de puissance qui se dégageait de la créature était énorme. Et moi n'était à présent plus qu'un simple homme. Le démon rasa le sol vers moi, Sylvain tenta de s'interposer, mais fut repoussé par un simple coup d'aile qui l'envoya voler à une dizaine de mètres, Torgan continua sa course vers moi, je courus à mon tour vers lui, et tandis qu'il s'apprêtait à me balayer de son immense bras, je fis tomber le fer de ma lame, avant d'être assommé -

Tout mon corps vibra, il me sembla que mon nez partit en mille morceaux, je ressentis le sang qui s'y proliféra, ma respiration fut coupée net, une chaleur intense parcourait tous mes organes, et tout d'un coup je m'écrasai contre le sol, couvert de bleus, d'égratignures et de sang. J'entendis un cri perçant. Le démon n'était pas sorti indemne de ce télescopage. De toutes ses forces, il agrippait son bras droit - ou tout du moins, ce qu'il en restait, car je lui avais tranché la chair de sa main, et le sang coulait à flot.

« Misérable humain ! » déclara l'être de feu.

Tant bien que mal, je parvins à me relever. J'avais tout d'un coup une idée, qui pourrait peut-être marcher, et je courus en direction de la mer et du soleil levant. Torgan mit quelques secondes à se remettre de sa blessure, ce qui me permit de gagner le quai. Puis je me retournai, armant mon coeur de bravoure et d'insolence et lançai cet ultime défi à mon terrible ennemi:

« Aller, vient gouter à ma lame ! »

Il ne se fit pas attendre, et usant de ses ailes, il atterrit juste en face de moi.

« Ta mort annoncera le commencement de mon règne sur cette cité, et pour vous punir de votre insolente résistance, je vous torturerai tous jusqu'à la mort !
- Le soleil s'est levé Torgan et aucun maléfice ne peut venir à bout d'un archange. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'il revienne.
- Alors je te tuerai rapidement ! »

D'un coup d'aile, il me jeta au sol, et acérant les griffes de sa main intacte, il s'apprêta à me perforer la gorge. Je me roulai sur le côté et tombai dans la mer glacée. Mon corps se figea dans l'air, avant d'effleurer la surface de l'eau, puis de s'enfoncer lourdement dans la substance cristalline de l'océan. Je me retrouvai tout d'un coup dans un autre monde - un monde de silence. Au-dessus de moi, les premières lueurs du jour qui caressaient la surface de la mer, le ciel bleu qui ondulait, les vapeurs de sang sortant de mes plaies...

Qu'avais-je pensé ? Pouvoir jeter le seigneur-démon dans l'océan et espérer l'éteindre comme on éteint un incendie ? J'étais désespéré ! Et à présent ? Mourir ? Rejoindre mon archange dans les cieux ? S'enfoncer doucement dans les ténèbres et y demeurer à jamais... Je tenais toujours l'épée des Rogues de la main et songeai que je l'emporterai dans ma gigantesque tombe.

La surface de l'eau se troubla, et Torgan apparut à travers un torrent de bulle. Le revanchard voulait m'achever lui-même... Pas question ! Retrouvant mes esprits, je décidai de lutter jusqu'au bout, même sous l'eau s'il le fallait. Mes ma première préoccupation fut que l'air me manqua. Je devais respirer avant d'espérer me battre. Je nageai vers la surface mais la créature infernale, m'attrapa la jambe et me maintint sous l'eau. Je me débattus, en vain, rien ne pouvait rivaliser avec la force de Torgan. Sa voix raisonna dans ma tête et il déclara: Ne t'en fais pas. Ce n'est pas la fin pour toi. Bientôt tu commencerais ton éternelle vie de mort-vivant.

Non !

La surface de l'eau fut à nouveau troublé et malgré ma vision brouillée, je reconnus mon fidèle compagnon: Sylvain ! Il était toujours en vie ! Il m'attrapa la main et je sentis à nouveau les énergies divines affluer en moi. Se pouvait-il que je puisse renouer le lien avec l'archange ? Que malgré le maléfice qui m'avait frappé le dos, je puisse le ramener sur Sanctuary ?

La foule d'habitants s'était rassemblée sur les quais et se demandait anxieusement ce qui se déroulait sous l'eau. De son perchoir, Rhana contemplait le même spectacle, sans se rendre compte que deux personnes redoutablement dangereuses s'étaient lancées à sa poursuite.

Tout d'un coup, un gigantesque jet d'eau s'éleva de l'océan et de l'onde apparurent deux hommes, l'un porté par les ailes d'un archange, l'autre accroché à son buste. Nous nous envolâmes haut dans les cieux et pûmes bientôt apercevoir d'un coup d'oeil toute la grande cité de Luth-Golein, devenue à présent minuscule ! Le vent soufflait à travers nos cheveux et les nuages caressaient nos frimousses ! Pardi ! C'était magnifique de pouvoir voler !

Mais le corps de mon ami me parut soudainement lourd. Les ailes de l'archange faiblissaient, il fallait atterrir. Nous redescendîmes en direction de la cité et nous nous rendîmes alors compte que Torgan aussi avait fait éruption hors de l'eau et volait à notre poursuite. Lorsque nous fûmes assez proche d'un toit, je lâchai mon compagnon qui fit quelques roulades à terre avant de moi-même me faire malmener par le sol.

« Rien de cassé ? demanda le paladin.
- Non, ça va, ça ne me fait pas aussi mal qu'une baffe de l'autre brute. »

Rhana hésita un instant. Ces deux oiseaux venaient de s'écraser devant elle, devait-elle les tuer... Et comment était-il possible que l'humain ait pu utiliser les pouvoirs de l'archange ? Qu'importe, elle avait à présent l'occasion de les achever facilement. Une trappe s'ouvrit alors sur le toit, elle se retourna pour voir qui cela pouvait être mais au lieu d'apercevoir qui que ce soit, elle vit voler une dague qui coupa la corde de son arbalète. L'assassin !

Kyra sortit armée d'une nouvelle dague à lancer, suivi par Selrak et déclara avec autorité:

« Plus un geste ! »

Soudain, Torgan s'écrasa lui aussi sur le toit dans un nuage de poussière et se rua vers moi, assoiffé de sang et de mort.

« Laissez-là, ordonna Hypérion à Kyra, son épée posée sur le dos de l'assassin. Nous avons des problèmes plus importants à régler. »

Sylvain leva haut sa lame, prêt à frapper le démon par derrière mais Torgan se retourna brusquement et empala le paladin sur ses griffes. La victime cracha une énorme gerbe de sang, puis Torgan la jeta dédaigneusement à terre.

« Sylvain ! Salopard ! Salopard de merde ! »

Je me relevai, prêt à jeter toutes les forces qui me restaient pour terrasser la créature. Il y eut trois sifflements et le démon fut tout d'un coup canarder de couteaux, l'un d'entre eux parvint même à lui briser une corne. Il se tourna pour apercevoir Selrak, Kyra et Rhana, chacun une dague à la main, prête à être lancée. Mais celui qui retint le plus son attention était Hypérion.

« Traitre ! » vociféra-t-il.

Sans plus attendre, Hypérion partit à sa rencontre, je l'accompagnai et le démon fut pris entre deux lames tentant tant bien que mal de se défendre avec la main qui lui restait. Mais le combat était trop inégal, la gargouille ne pouvait stopper les assauts de cinq adversaires ! Profitant d'une ouverture, le capitaine de Westmarch lui porta un coup au coeur, il enfonça sa lame si profondément qu'il ne put la retirer. Le démon fit quelque pas chancelant en arrière, les yeux virés sur l'épée qui lui perforait la poitrine.

« Je te maudis, Hypérion, souffla-t-il. Le destin te réservera une bien sombre fin. »

Il se figea alors, regagnant l'état de gargouille de pierre. Était-ce la fin ? Je regardai mon ancien compagnon, ses yeux étaient pétillants de rage, il attrapa son épée et tira. Mais le fer était figé dans le roc. Il serra ses dents, insista, il accompagna ses efforts d'un cri de colère. La roche céda enfin et la statue éclata en poussière, avant d'être emportée par le vent. Le mort-vivant respirait profondément.

Mon coeur battait aussi à toute vitesse. Se pouvait-il qu'Hypérion se soit libéré du joug démoniaque, avait-il retrouvé sa conscience humaine ? Je posai ma main sur son épaule, il se retourna violemment, me menaçant de son épée, Kyra leva une dague prêt à intervenir, Rhana et Selrak se menacèrent mutuellement de leur couteau.

« Tout cela ne change rien entre nous ! me lança Hypérion. J'ai changé de camp : il n'y pas de retour possible.
- Tu as tué ton maître !
- Je ne l'ai pas fait pour vous sauver. J'avais mes raisons, ajouta-t-il après un temps.
- Lachdanan..., insistai-je. Lui, il avait réussi à reprendre le contrôle de son corps.
- Tu aurais dû brûler mon corps, répliqua-t-il sur un ton plein de reproche. C'est trop tard, maintenant. Beaucoup trop tard !
- Je sais, repris-je doucement. Je sais... Et maintenant ? Je dois partir à Kurast pour continuer le combat contre les démons et toi, tu dois servir tes nouveaux maîtres. Nous allons donc nous battre... Mais j'ai perdu trop de compagnons aujourd'hui. Laissons les autres en dehors de cela. Ce sera juste toi et moi. »

Je levai mes yeux vers Kyra. Elle hésita un instant puis baissa sa dague. Hypérion ne me quitta plus du regard - mais ce fut tout ce qu'il fit. Il me fixait et semblait attendre que je porte le premier coup. Les minutes s'écoulèrent. Sans trop savoir ce que je faisais, je m'en allais finalement vers le cadavre de Sylvain et demandai à Selrak de m'aider à le porter. Puis accompagnés de l'assassin, nous le descendîmes du toit, tandis que nos ennemis attendaient immobiles. Hypérion n'avait pas bougé, il regardait toujours devant lui comme si je m'y trouvais. Puis nous arrivâmes au grenier et empruntâmes l'échelle qui menait au premier étage. Je descendis en premier, Selrak me tendit le corps et je le tins, le temps que le nécromancien vienne m'aider. Kyra suivit et avec un zeste de perfidie, elle retira l'échelle et l'allongea contre le mur. Nous arrivâmes ensuite en bas et fûmes accueillis par Atma. Selrak lui expliqua qu'elle ne pouvait cependant plus nous aider.

Dehors, la foule attendait impatiemment qui allait sortir vainqueur du combat. Tous furent soulagés de me voir émerger avec Kyra et Selrak à mes côtés. Mais lorsqu'ils reconnurent le corps que nous portions, un silence religieux tomba. Sylvain fut placé auprès des autres guerriers tombés au combat, parmi lesquelles étaient déjà Jobin et Lyr. Plus tard dans la matinée, des prêtres exécutèrent les rites funéraires. Les corps furent brûlés et la ville porta le deuil de ses héros.
Je contemplais l'orient et la mer qui s'assombrissait. Une brise légère soufflait et faisait danser mes cheveux noirs, cette fameuse chevelure qui m'avait valu le surnom de Bertogale, le corbeau. L'incendie avait été éteint, les quelques masures endommagées réparées et tous les cadavres avaient étés brûlés. Il s'en suivit quelques festivités privées mais Jerhyn n'y prit pas part, car il se souciait beaucoup plus des démons qui grouillaient encore dans le désert et dans les égouts de sa cité. Heureusement, il pouvait à présent compter sur l'aide de Greiz, qui avait enfin réussi à faire embaucher ses hommes... ou ceux qu'il en restait.

Dans ma main, je tenais fermement le ruban rouge que Syvante avait accroché à la garde de l'épée des Rogues. D'ailleurs, je me demandais à présent d'où venait réellement cette épée et pourquoi elle m'avait permis de canaliser les pouvoirs de l'archange. Mais tout cela n'avait plus beaucoup d'importance à présent. Peut-être devrais-je même songer à prendre une autre épée, moins belle sans doute, mais plus maniable. Les dernières forces du divin avaient été jetés dans une ultime bataille contre Torgan, elles avaient fini par se dissiper et depuis... plus rien. Qu'était-il advenu de Gormondriel ? Avait-il été tué par le maléfice démoniaque de Rhana ? Les Puissances l'avaient-elles définitivement puni pour ses crimes contre la Création ? Était-il mort damné ou avait-il reprit sa place parmi les Cieux ? Lui qui tenait tant à accomplir sa mission ici-bas... et sans doute voulait-il à nouveau tenter de réparer son erreur et de sauver Patrius. Patrius... Ainsi la moitié de son âme était dans le heaume que j'ai laissé à Tristram. Mais l'autre moitié ? Qu'en était-il advenu ?

Selrak vint s'asseoir à mes côtés et regarda aussi le mouvement mélancolique des vagues. Puis il s'essaya à une réplique:

« On s'en sort plutôt bien, non ?
- Souviens-toi de notre traversée du désert, répondis-je. Nous étions sept, huit à l'oasis abandonnée, même neuf si j'inclus justement mon ange-gardien; et à présent il ne reste plus que nous deux.
- Bah, reprit le nécromancien tout en gardant son lugubre optimisme, la dernière fois que j'ai rencontré les démons, j'ai été le seul survivant de ma coterie.
- Tiens, tu n'as jamais parlé de ton passé, remarquai-je. Moi, je voyageai avec un groupe de quatre personnes autrefois. L'un est décédé au Monastère des Rogues, l'une s'est avérée être une comtesse démoniaque, quant aux deux autres, j'ai récemment appris qu'ils étaient toujours en vie et en route pour Kurast.
- Tu comptes les y rejoindre ?
- Je ne sais pas, repris-je après un temps de réflexion. Au début, je voulais rejoindre la ville sainte pour mettre fin à une guerre civile dans un royaume au fin fond de l'occident. Puis je voulais y aller pour sauver le monde. Ensuite parce que j'étais amoureux. Mais à chaque étape de mon voyage, j'ai rencontré de nouveaux compagnons et j'en ai perdu autant. Quant tout cela finira-t-il ? Je me dis que si je continue l'aventure, je risque de les perdre, eux deux aussi.
- Que tu sois là ou pas, ce n'est pas cela qui les protégera des démons...
- Je sais, repris-je après un court temps. Je commence à comprendre que je n'ai pas le choix. Je ne peux pas tous les protéger. Je ne peux pas tous les sauver. Je ne sais pas combien de temps j'arriverais à me garder moi-même en vie. Je suis impuissant... Et pourtant il faut continuer... Toujours continuer. »

Le nécromancien se retint pendant quelques secondes. Il soupira, puis laissa passer une minute, une minute durant laquelle le jour gagna en obscurité.

« Tu sais, reprit-il, nous avons tout de même montré aux démons que nous étions capables de nous défendre. Certes, il y eut des pertes, mais pour la première fois depuis le début de cette guerre, toutes ces morts ne furent pas vaines.
- J'imagine que tu as raison...
- Aussi, rajouta-t-il plus lentement, après avoir rencontré ton ami Hypérion, je me suis reposé quelques questions sur la conscience des mort-vivants et en feuilletant mes vieux manuscrits, j'ai, à ma grande surprise, trouvé quelque chose qui pourrait t'intéresser. »

Quelque chose qui pouvait m'intéresser ? Se pouvait-il qu'on puisse sauver Hypérion ? Devant la radiance qui émanait de mes yeux, Selrak ne put s'empêcher de sourire.

« Ce ne sont que des hypothèses pour le moment, modère tes attentes. Mais je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour t'aider. »

Même si l'espoir était infime, la gratitude que j'éprouvai alors pour le nécromancien était immense.

« Merci. »

_______________


Atma avait eu beaucoup de clients pendant cette longue nuit, après tout, les évènements de la journée se fêtaient. Sa réserve lui avait presque suffit. Il restait un dernier client qui demandait un verre de vin. Comme elle était heureuse que les affaires marchent si bien, elle décida de lui offrir une bouteille de sa réserve personnelle et partit la chercher dans son grenier. Elle fut surprise de voir l'échelle allongée contre le mur du premier étage, elle ne se souvenait pas l'avoir mise là. Elle l'ajusta, monta au grenier, et fut incapable de trouver la bouteille qu'elle cherchait. Dommage, elle qui était d'une humeur généreuse... Cela l'énerva: qu'avait-elle bien pu faire de cette bouteille ? Vivement la prochaine livraison !

Or la bouteille en question n'était pas si loin. Elle se tenait sur le toit de l'auberge, debout entre une femme vêtue d'un chapeau de paille et un flegmatique personnage aux cheveux noirs et à la peau de cendre. Leurs pieds pendaient dans le vide et leurs regards se perdaient entre la mer et la Lune.

« Et maintenant ? » demanda Rhana.

Hypérion ne répondit pas, pensif, ailleurs... Voilà qu'il faisait encore le mort ! Décidément, la chasseresse ne s'habituerait jamais à ce genre de compagnon. Il devait sans doute être en train d'élaborer de nouvelles tactiques de guerre pour réparer son échec, ou alors il songeait à comment il échapperait à la malédiction du seigneur-démon. Et elle que ferait-elle ? Ses supérieurs lui demanderaient peut-être de l'assassiner. Obéirait-elle, ou partirait-elle avec lui ? A quoi pensait-elle au fond ? Il n'était qu'un mort-vivant. Bientôt il allait recevoir de nouveaux ordres et serait obligé d'obtempérer. A moins que...

« Dis-moi Hypérion, osa-t-elle, dans quel camp es-tu ? »

L'ancien capitaine de Westmarch leva les yeux vers le ciel étoilé et pour la première fois depuis longtemps, il laissa un sourire glisser sur son visage. Il attrapa la bouteille de vin, la posa sur le côté pour qu'elle ne fut plus entre lui et la chasseresse, et s'approcha doucement d'elle. Rhana fut surprise de sentir son coeur battre à toute allure dans sa poitrine, tout d'un coup elle était toute agitée, elle avait chaud, très chaud. Mais avant qu'elle ne pue réagir, Hypérion pressa ses lèvres contre les siennes et les retira doucement, avant de retourner à la contemplation des étoiles scintillantes sur la mer. Le coeur de Rhana continua de battre pendant de longues minutes, ses pensées étaient tellement chaotiques qu'elle n'arrivait même pas à se poser de questions. Puis, plus audacieuse qu'elle se serait cru capable de l'être, elle laissa tomber son chapeau de paille dans les rues de Luth-Golein, et se jeta sur Hypérion pour l'embrasser encore.
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