Fanfiction Diablo II

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Si Vis Pacem

Par Qaillate
Les autres histoires de l'auteur

Prélude

Prologue : Back in black

Chapitre 1 : The enemy

Chapitre 2 : Enter sandman

Chapitre 3 : Here it comes again

Chapitre 4 : Path

Chapitre 5 : The quiet place

Chapitre 6 : Are you dead yet ?

Chapitre 7 : Know Your Enemy

Chapitre 8 : Strength of the world

Le texte ci-dessous est un résumé des récits précédents de Qaillate. Il vous permet de poser l'univers avant de commencer le récit Si Vis Pacem en lui-même.

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Treize ans. Cela fait treize ans à présent que Baal a été vaincu, terrassé par la même coterie qui avait défait Méphisto, Diablo et tous leurs séides. Mais cette fois-là, le prix de la victoire a été bien élevé: Lëkor, leur meneur, est tombé au combat.

Ressuscité sous forme d'archange par le Très Saint, l'ancien maître de Tyrael, il charge Katenbau, un barbare qui n'est autre que le descendant lointain du légendaire roi Bul-Kathos, d'accomplir une mission secrète.

S'ensuit une longue période de paix, qui voit la division de la coterie, chacun rentrant dans son pays d'origine, à l'exception de quelques uns qui acceptent d'accompagner Katenbau dans sa mystérieuse quête. Parmi eux se trouvent Nera, la veuve de Lëkor, Omatir, un de ses frères, Nek, un druide au passé obscur, Metaxa, une guerrière taciturne qui s'est jointe à la troupe lors de l'assaut sur l'Arreat, Minnoca, l'héritière du trône des amazones, et Milobrec, un paladin de la Main de Zakarum.

Pendant ce temps, dans le nord du Kehjistan, deux adolescents, descendants d'un peuple depuis longtemps disparu découvrent la prophétie qui est liée à leurs destinées: ils sont les seuls à pouvoir détruire Azmodan, le seigneur du péché, qui foule de nouveau le sol de Sanctuary. Tandis que Menarnar et son frère cadet Miniryak fouillent les tréfonds de l'enfer, puis les sous-bois de Scosglen, la forêt des druides, Katenbau et ses compagnons sont envoyés par Lëkor dans la jungle étouffante du sud du Kehjistan, au coeur des ruines de la cathédrale d'Inarius. Là, l'archange leur fait part d'une funeste nouvelle: Moloch, le quatrième des démons majeurs, dont l'existence était jusqu'à inconnue, se serait rendu sur Sanctuary, plus précisément à Scosglen, et Azmodan et Bélial seraient à ses ordres. Katenbau se dirige alors vers Scosglen, pour découvrir et contrecarrer le dessein de Moloch.

A la poursuite d'Azmodan depuis plusieurs semaines, Menarnar et Miniryak, après avoir appris que Scosglen était attaquée par les démons et secouru les rescapés d'une de ces attaques, parviennent à trouver le seigneur du péché. Penchant d'abord en faveur des deux frères, le combat bascule en suite en faveur du démon. Miniryak est tué, et Azmodan parvient à prendre la fuite. Fou de rage et de douleur, Menarnar jure de ne pas connaître le repos tant que le meurtrier de son frère vivra. Après une longue et vaine errance, il rencontre Katenbau et son groupe et se joint au barbare. L'archange Lëkor intervient alors, et leur apprend qu'il a découvert le projet de Moloch: ce dernier veut utiliser le cromlech de Xanidrya, une très puissante source d'énergie magique, pour mener à bien un rituel qui permettra de libérer Scatar, le père et le plus puissant de tous les démons de sa prison.

Katenbau, Menarnar et les autres s'allient à Zanya, le jeune chef des druides survivants, qui projette de lancer son armée contre Xanidrya. La bataille est remportée par les druides, mais Moloch parvient à mener le rituel à son terme avant d'être terrassé par Katenbau. Au plus fort du combat, Azmodan est vaincu en duel par Menarnar. Bélial est également vaincu.

Katenbau et ses compagnons quittent immédiatement Xanidrya, sur le conseil de Lëkor, et se dirigent vers les sommets de la chaîne de Kwol-Tak-Kren, avant de se rendre au nord, là où se trouve la tour noire de Scatar. Libéré de sa tâche, Menarnar décide de rester parmi les druides pour y faire sa vie.

Treize ans aura duré la paix. Car le retour de Scatar sur Sanctuary annonce la conclusion du Grand Conflit. Et tandis que Katenbau et ses compagnons cherchent dans les cimes enneigées de Kwol-Tak-Kren le moyen de mener à bien leur mission désespérée, les royaumes de l'ouest et du sud sont l'un après l'autre gagnés par la guerre et le chaos. Alors que Menarnar est rattrapé par son passé, c'est au contraire l'avenir qui s'annonce bien sombre pour les peuples de Sanctuary. Car la conclusion du Grand Conflit ne peut se faire que dans le sang.
L'écho de l'immense fracas finit par se perdre dans le lointain. Le silence retomba, et, après son ouïe, ce fut au tour de son toucher d'être agressé. Le froid, un froid mordant, l'envahissait. Il sentait aussi le contact glacé de la pierre sur son dos.

Il ouvrit les yeux. Le ciel, gris acier, étendait sa voûte uniforme au dessus de lui. Il se releva. Il était nu. Son regard se posa sur son corps. Sa bouche fine s'étira en un mince sourire. C'était celui d'un humain, un mâle. Douce ironie...

Une cape apparut autour de lui, couvrant son corps d'une pâleur presque cadavérique. Il releva sa capuche, et contempla le paysage autour de lui. Il se trouvait au sommet d'une tour à base circulaire. Comme il s'approchait du bord, il aperçut de hautes falaises de glace, qui devaient être les limites de la vallée dans laquelle s'élevait la tour, sa tour.

Il s'assit, ses jambes pendant dans le vide; en dessous, le sol devait se trouver à largement quatre cent mètres en contrebas. Il resta là, à ressasser les souvenirs de son existence millénaire, sans bouger, pendant des heures.

Après des centaines de millénaires de captivité, il était de nouveau libre. Et le monde avait changé. Depuis sa prison du Tartare, il avait vu la Guerre du Péché commencer, faire rage, et s'achever sur la mort de ses quatre fils.

Et pourtant, les évènements allaient en sa faveur. Lluelmêth était trop affaibli pour continuer le combat, et ses serviteurs étaient presque tous confinés dans le paradis. Et tous les démons n'étaient par encore vaincus. L'Enfer regorgeait de dizaines de milliers d'entre eux, et ils n'attendaient que le retour d'un chef pour s'unir. Il ne restait qu'un obstacle : ceux qui avaient vaincu les quatre démons primaires et les quatre démons secondaires, les hommes.

Il pouvait les voir, grouillant partout de par le monde, affairés à leurs commerces, à leurs conflits, à leurs vies misérables. Lorsqu'il les aurait vaincu, la création toute entière serait sous sa domination, car la chute de Sanctuary précipiterait celle de son frère.

Mais il ne devait pas répéter les erreurs de ses fils. Les hommes étaient sans doute plus forts qu'ils ne le paraissaient. Il lui faudrait être prudent, et les anéantir plutôt qu'essayer de les convertir. Et pour cela, il faudrait leur opposer un adversaire à la hauteur...

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Sarey bâilla à s'en décrocher la mâchoire. La nuit tombait sur les quartiers pauvres de Kingsport. Il ne viendrait plus de client pour la journée. La diseuse de bonne aventure rangea ses cartes, ses ossements de volaille et sa boule de cristal, qui n'était d'ailleurs pas plus faite de cristal que sa caravane poussiéreuse n'était le palais du Roi.

La vie était dure, pour les voyants et les devins, aujourd'hui. Sarey contempla les maigres revenus de la journée. A peine cent pièces de bronze, tout juste de quoi acheter à manger. Elle se saisit d'une des bougies, et se dirigeait vers le fond de la roulotte lorsqu'elle vit.

Car Sarey inventait certes une large part de ses prédictions, mais il lui arrivait parfois d'avoir des visions de l'avenir.


Des flammes. A perte de vue. Une cité en flammes. Sarey reconnut Kingsport. Son regard fut alors entraîné vers le nord, irrésistiblement. Elle vit une autre cité, presque aussi grande, avec une immense tour en son centre. La tour était à moitié effondrée. C'était Duncraig, la capitale du Westmarch. Puis elle continua, vers le nord. Une large plaine s'étendait, coincée entre une mer qu'elle savait être le golfe du Westmarch, et la chaîne de Tamoe. Les vallées grouillaient de soldats en armure noire. La plaine déboucha subitement sur les steppes barbares. Sarey était toujours attirée vers les nord, de plus en plus fort , de plus en plus vite. Une autre cité en flammes passa sous son regard. Les cris des enfants que l'on égorgeait... Tout passait très vite devant elle, et sa vision se brouillait. Une montagne, avec à son pied une citadelle, elle aussi livrée au feu... les râles d'agonie des guerriers... l'odeur de la cendre, de la chair brûlée... Les montagnes, au nord, aux flancs couverts par de noires légions d'ennemis... les sommets déchiquetés, couverts de neige sanglante sous la lune gibbeuse, puis la mer glacée, couverte par une banquise sur laquelle des dizaines de milliers de guerriers attendaient... et enfin l'île maudite... un chaos de glace, puis une grande dépression circulaire, avec au centre une tour... et sur la tour... la noirceur... le mal incarné...

Sarey s'effondra, en transe. La bougie lui glissa des mains. Elle se tordit, prise de convulsions violentes, tandis que la flamme se répandait doucement sur le parquet de bois. Ses yeux roulèrent, et son visage affichait un masque de terreur absolue. Elle sembla se flétrir à vue d'oeil, et ses convulsions empirèrent. Ses cheveux devinrent blancs. Le feu s'étendit aux meubles et aux murs de la roulotte. Le bois sec s'enflamma rapidement. Puis Sarey cessa de bouger. Des filets de sang coulèrent de ses yeux et des commissures de ses lèvres, et sa bouche resta figée dans un cri muet. Les flammes commencèrent à lécher son corps. L'incendie envahit toute la pièce et la dévora, consumant tout sur son passage.

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A des lieues et des lieues de là, Scatar sourit, une lueur de plaisir éclairant ses yeux azur. Il avait soif de mort, et celle-là n'était qu'une goutte. Il allait bientôt s'abreuver à l'océan.
Grevburg était un village de pêcheurs tranquille installé très loin au nord-ouest des steppes barbares, tout près du cap de Givre, où la mer était redoutable, mais généreuse en poisson. L'hiver revenait, et le village était alors bondé de pêcheurs venant de presque toute la côte. A Grevburg, donc, on était habitué aux étrangers, même si certains avaient une étrange apparence.

Mais quand cet étranger-là débarqua, un soir de pluie torrentielle, dans l'unique taverne du village, toutes les voix, aussi bien les conversations amicales, que les cris et les éclats de rire des ivrognes, les chants des marins et les racolages des prostituées, s'éteignirent, cédant place à un silence inquiétant. On n'entendit plus alors que le dégouttement de l'eau qui coulait du toit, le bruissement de la cape de l'étranger, et le martèlement de ses bottes contre le sol poussiéreux. Il s'installa sans un mot au bar, et les conversations reprirent, mais elles s'étaient réduite à des murmures craintifs.

« Que désirez-vous ? demanda le tavernier.

Le silence tomba à nouveau. Sans un mot, le visage toujours dissimulé par son ample capuchon, l'étranger se tourna vers lui. Personne ne rompit l'écrasant silence, mise à part l'eau de pluie qui dégoulinait du toit. Alors que le tavernier semblait prêt à répondre quelque chose, sa tête explosa littéralement, comme une citrouille trop mûre que l'on fendrait d'une hache, projetant du sang et de la cervelle sur les murs, le comptoir, le sol et la robe de l'étranger qui ne bougea pas. Le corps décapité s'effondra avec de violents spasmes. Immédiatement, des marins dégainèrent leur cimeterre. L'étranger se retourna vers eux, et l'acier de leurs lames fondit. Leurs corps prirent feu presque en même temps, et le reste de l'assistance commença à prendre la fuite, paniquée. Des flammes jaillirent du sol, encerclant l'auberge, et le vent souffla de plus en plus fort, jusqu'à arracher le toit poutre par poutre. La pluie tomba dans la pièce, mais une pluie étrange, un liquide rouge qui brûlait les chairs qu'il touchait, et la tempête reprit de plus belle. Les éléments se déchaînèrent sur Grevburg. Et au milieu du chaos et des hurlements, l'étranger restait immobile, comme s'il était totalement extérieur à la scène de cauchemar qui se déroulait autour de lui.

Feu, foudre et grêle s'abattirent sur le village, fracassant les os et brûlant ceux qui avaient pu se mettre à l'abri. Enfin, le vent se leva, et balaya les ruines. La tempête cessa. Le silence finit par retomber sur Grevburg.



Quelques silhouettes hagardes arpentèrent les décombres, des rescapés du cataclysme. C'étaient toutes des jeunes femmes, en âge d'avoir des enfants. L'étranger s'approcha d'elles, et les voyant trembler de terreur, leva les mains en signe de paix.

-Je ne vais pas vous tuer, murmura-t-il.

Toutes étaient trop choquées pour répondre. La plupart fondirent en larmes.

-Suivez-moi, ajouta Scatar. »

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Il se réveilla en sursaut, son torse nu ruisselant de sueur. Menarnar rejeta ses draps et se leva. Il crut entendre un dernier murmure, mais le bruit s'évanouit rapidement, cédant place au sifflement continu de la brise froide qui pénétrait dans sa chambre par tous les interstices que les vieilles pierres des murs lui offraient. Les voix étaient parties. Menarnar se rassit lentement. Il n'y avait personne d'autre dans la pièce. Sorrow, son épée, se trouvait toujours là où il l'avait posée la veille. Le jeune homme soupira, et massa son front moite.

Cela faisait plusieurs nuits que les voix venaient troubler son sommeil, rôdant comme des fantômes autour de lui à son réveil. Ce n'étaient guère que des murmures, et Menarnar ne parvenait jamais à en saisir le sens. Il contempla ses mains. Il s'était débarrassé de l'anneau de son ancêtre après avoir tué Azmodan, laissant l'objet maudit dans la salle souterraine, qui depuis avait été scellée par les druides, quelques jours après le départ des héros. Menarnar avait finalement décidé de rester à Xanidrya. La période sombre qu'il avait connu de la mort de Miniryak à celle d'Azmodan était terminée, mais tout ne pourrait jamais redevenir comme avant, comme quand il était enfant.

A aucun moment, d'ailleurs il n'avait envisagé de revenir vivre auprès de ses parents. Cette époque était révolue, tout comme celle des combats et des massacres. Menarnar avait besoin de tranquillité pour repartir d'un nouvel élan. Il avait été arraché plus d'un an plus tôt à tout ce qu'il connaissait, puis écarté du reste de l'humanité pendant des mois. Il avait besoin de temps.

Et pourtant, pensa-t-il amèrement, il n'en aurait guère. La Guerre commencerait sans doute dès l'an prochain. Sans parler de ces voix...

Menarnar s'allongea de nouveau, l'esprit troublé. Il ne parvint cependant pas à retrouver le sommeil.

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Le ciel se teinta peu à peu des couleurs pastel de l'aube. La neige autour d'eux rosissait, et les lacs gelés ressemblaient à autant de flaques de lumière liquide, tandis que le soleil orangé paraissait de derrière une montagne. L'aube se levait doucement. La vallée en contrebas du sentier fut bientôt baignée dans une magnifique lumière vermeil, mais qui n'apportait aucune chaleur, aucune vie, comme une statue superbe, mais qui n'est rien de plus que de la pierre froide. Tandis que le soleil apparaissait lentement, tel un acteur préparant avec soin son entrée sur la scène, la lumière éclaira progressivement toute la vallée recouverte d'un linceul de neige immaculée, la transformant en paysage lunaire, mort et immobile, un chaos de scintillements cristallins. La lumière atteignit enfin la corniche où ils se tenaient, et Katenbau dut protéger ses yeux de sa main pour ne pas être aveuglé. Il observa Wolkaernis, le village qu'ils venaient de quitter, et qui se trouvait plusieurs centaines de mètres en contrebas. Le dernier bastion de civilisation...

Metaxa le rejoignit.

« Serons-nous bientôt arrivés ? Demanda le barbare.

-Nous avons à peine couvert le quart de la distance. Et maintenant, nous allons devoir progresser dans les montagnes. Il n'y a pas beaucoup de cols praticables dans les Kwol-Tak-Kren, à plus forte raison en hiver. Le voyage sera long, et très difficile. Nous devrons nous hâter pour atteindre le plus haut sommet avant le printemps.

-Ce sera si long ?

Metaxa haussa les épaules en souriant.

-Seulement si nous avons de la chance. Parmi ceux qui entreprennent de traverser les Kwol-Tak-Kren à pied, peu nombreux sont ceux qui réussissent.»

Puis elle repartit. Katenbau fit signe au reste du groupe, qui se trouvait derrière lui, et ils reprirent leur route, peinant dans la couche de neige épaisse de plusieurs décimètres.

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Ke-lok'tan entoura de ses bras la taille de Vedila.

« Ton pays ne connaît donc que l'été ? demanda le barbare.

L'amazone contempla le superbe lever de soleil qui s'offrait à eux depuis la terrasse de sa villa. Alors que les premières neiges tombaient sur la moitié de Sanctuary, la brise marine qui venait s'échouer en soupirant sur le littoral de Lycander et ses vieilles cités de pierre était encore douce.

-Et le tien ne connaît que l'hiver, soupira-t-elle.

Le barbare sourit. A Harrogath, en été, il faisait bien plus chaud que dans l'archipel amazone, mais peu le savaient. Le soleil sortit de derrière un nuage, et une douce lumière illumina la terrasse autour d'eux. Il sourit de nouveau. Les îles amazones étaient un véritable paradis sur terre.

-Cet endroit est merveilleux, dit-il.

Vedila se retourna, et passa son bras derrière la nuque de Ke-lok'tan.

-Ce serait un désert sans toi, mon amour. »

Elle l'embrassa, puis retourna dans leur chambre, sublime même dans sa robe de chambre. Un ange...

Ke-lok'tan se retourna, et s'accoudant à la balustrade de pierre, contempla le lever du soleil, laissant ses pensées s'égarer. Un paradis...

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Scatar attendit patiemment au sommet de sa tour. Les premiers démons étaient arrivés la nuit dernière. Tous ceux qui étaient présents sur Sanctuary répondraient à son appel. La plupart mourraient en chemin, mais cela importait peu.

Il leva le regard. Un groupe de créatures ailées approchaient. C'étaient des balrogs. Leurs grandes ailes membraneuses se replièrent, et ils se posèrent cercle autour de lui, au sommet de la grande tour. Tous s'agenouillèrent, jetèrent leurs armes et touchèrent la pierre noire de leur front en signe de soumission totale, comme il l'exigeait la tradition en enfer. Scatar s'approcha de celui qui portait l'armure la plus impressionnante.

« Es-tu mon serviteur ? demanda Scatar.

Le balrog resta silencieux quelques instants, comme s'il hésitait à parler en présence du plus puissant des démons. Enfin, il répondit :

-Jusqu'à la mort.

-Alors suis-moi, toi et tes sbires. »

Scatar se dirigea vers un escalier en spirale. Les démons le suivirent en silence.

L'intérieur de la tour était fait de la même pierre noire que le plafond. Ils traversèrent de nombreuses salles immenses, passèrent sur des arches qui enjambaient des gouffres de ténèbres, descendirent des escaliers sans fin, avant de parvenir dans une salle éclairée seulement par quelques torches, où stagnait une forte odeur de paille, et de déjections. Scatar ouvrit la lourde porte, et s'écarta pour laisser entrer les balrogs. Les occupantes de la pièce se tassèrent dans les coins non éclairés, tentant vainement de se dissimuler à la vue des démons.

Scatar leva les mains, et des formes pâles se traînèrent sur le sol. Les jeunes femmes, nues et terrifiées, rampèrent pour échapper au démon, mais celui-ci les attira à lui de la seule force de sa pensée. En voyant un sourire apparaître sur sa face, elles se blottirent les unes contre les autres.

-Je vous les confie, murmura Scatar, puis il quitta la pièce. »

Les balrogs restèrent quelques secondes sans bouger. Puis ils se débarrassèrent de leur armure, et du pagne qui dissimulait leur bas-ventre, laissant apparaître des pénis d'une taille choquante, qui frémirent dès que les démons s'approchèrent des jeunes femmes.

Un cri de douleur atroce monta dans les ténèbres de la salle close. Puis un autre. Et encore un autre.



Un invocateur des ténèbres l'attendait à la sortie de la salle. Scatar l'avait choisi pour sa perspicacité et sa servilité.

« Votre plan se déroule-t-il comme prévu, maître ? demanda celui-ci d'un ton mielleux.

-A merveille, sourit Scatar. Nous disposerons bientôt de nos premiers demi-démons. Cependant, je crains que le nombre d'humaines ne soit pas suffisant pour que nous puissions disposer d'un armée assez conséquente.

-Je me charge de lancer des expéditions pour en ramener davantage.

-Ne me déçois pas. »

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« Ils sont en route, Maître, dit Lëkor.

-C'est parfait, fit la voix du Très Saint. Qu'en est-il de leurs pouvoirs ?

-Je ne m'en suis pas encore chargé.

-Il faudrait que tu le fasses, mais cela peut attendre. J'ai découvert plus important encore. Le pouvoir de ce barbare est celui de l'Unique. Je pense avoir compris ce qui se passe. Je vais te confier un secret qu'aucun autre archange ne connaît.

-Vous pouvez avoir pleine confiance en moi, Très Saint.

-A la vérité, je n'ai pas toujours été du côté du Bien. J'ai été le Seigneur des ténèbres, j'ai régné sur l'Empire des ombres.

L'archange ne répondit rien.

-Scatar était alors dans le camp du Bien. Mais il s'est fourvoyé. Il a quitté la voie du Bien, et Thao a du dépenser une immense énergie pour me ramener à la Lumière, afin de rétablir l'équilibre. Scatar en a alors profité pour bannir Thao hors du monde réel. Et le Grand Conflit a commencé.

Je ne sais pas comment, mais Thao a sans doute assisté au Grand Conflit. Après tout, il est le Créateur. Ses pouvoirs sont immenses. Il a sans doute prévu le retour de Scatar, et la destruction de l'équilibre qu'il a toujours cherché. Il a placé ses pouvoirs en ce barbare pour défaire Scatar.

-Mais si Scatar est vaincu, alors l'équilibre ne sera-t-il pas rompu de toute manière ?

-C'est vrai. Mais si Scatar est détruit, hypothèse hautement improbable, son essence est liée à la mienne, autrement dit, je mourrai avec lui. Cependant, ma mort même ne saurait rétablir l'équilibre. J'en viens à la conclusion que Thao à renoncé à entretenir l'équilibre, et qu'il préfère laisser au Bien plutôt qu'au Mal. Mais ce n'est pas là le sujet de notre conversation. J'ai une dernière mission à te confier Lëkor, avant la Dernière Bataille.

-Je suis à vos ordres.

-En vérité, Katenbau n'est pas le seul élu de Thao. Il semblerait qu'il y en ait un autre, qui sera autrement plus difficile à convaincre.

-Et qui est-il ?

-Tu le connais déjà. »
« Voilà les Kerus-an-Ammôn, les Dents Miroitantes, les plus hauts sommets de la chaîne, dit Metaxa en montrant du doigt un immense massif rocheux qui les surplombait de plusieurs centaines de mètres.

Les Kerus-an-Ammôn ressemblaient à une seule montagne gigantesque, sur laquelle quelque titan ou immense dieu nordique de la guerre aurait abattu sa hache. La montagne se divisait à une certaine hauteur en deux pics, laissant au centre une large dépression dans laquelle s'amoncelaient d'impénétrables brumes. Les deux pics étaient strictement identiques, comme s'ils étaient chacun le reflet de l'autre dans un miroir. Leur deux sommets se perdaient dans les nuages.

-Là vivent les Nuskris, continua Metaxa, en montrant du doigt la vallée perdue dans le brouillard. C'est une tribu étrange. Ils n'ont jamais de contact avec aucun étranger. »

Ils repartirent, commençant l'ascension des pentes déchiquetées par le vent des Kerus-an-Ammôn. Cela faisait plus de deux mois, maintenant, qu'ils peinaient dans les reliefs escarpés de la chaîne, endurant le vent, les blizzards, et le froid mordant le jour, et dormant dans la promiscuité d'une caverne la nuit.

La pente, assez faible au début, se faisait de plus en plus escarpée en approchant de la vallée. A cent mètres en dessous de celle-ci, ils se retrouvèrent devant une paroi verticale.



Katenbau se hissa en gémissant sur le rebord de la falaise abrupte, et se laissa rouler sur le sol rocailleux et dénué de toute végétation. Metaxa le rejoignit rapidement, suivie de Nera, Minnoca, Fiacla-Géar et enfin d'Omatir, qui avait été désigné dernier de cordée du fait de sa robustesse.

Ils se trouvaient à l'endroit où la montagne se séparait en deux sommets. Un sentier s'étirait devant eux, délimité par des parois rocheuses inclinées vers l'intérieur, et menant à la vallée perdue dans la brume où vivaient les Nuskris. Les deux sommets semblaient, de là où ils se trouvaient, s'incurver comme pour se rejoindre en une arche titanesque à des milliers de mètres au dessus d'eux.

Tandis qu'ils s'avançaient en suivant le sentier, Katenbau demanda :

-Sommes-nous au moins certains que ces Nuskris n'auront pas une attitude hostile envers nous ?

Metaxa haussa les épaules.

-Si Lëkor nous a dit de venir ici, c'est sans doute que... »

Elle fut coupée par une flèche qui se planta dans le tronc rabougri d'un arbuste mort depuis des années, juste derrière elle. Une douzaine de guerriers se tenait sur les parois rocheuses qui encadraient le sentier. D'autres apparurent devant et derrière eux, leur bloquant toute retraite. Ils étaient vêtus d'épais manteaux de fourrure, et armés soit d'arcs, soit de javelots. Ils avaient tous le teint mat, les yeux légèrement bridés, le visage imberbe, et les cheveux longs et sombres, coiffés en chignon dans lesquels ils avaient coincé des plumes d'aigle. Katenbau nota que le nombre de plumes variait d'un combattant à l'autre.

L'un des guerriers baragouina un ordre à ses camarades, puis leur fit signe de les suivre.

Les sept héros furent amenés à un village perdu au milieu des brumes, niché au creux de la vallée. Ce dernier était protégée par une haute palissade de bois, au pied de laquelle attendaient un petit groupe de Nuskris.

« Que vont-ils nous faire ? murmura Katenbau.

Metaxa haussa les épaules.

-Que sont ces plumes dans leur cheveux ? demanda Minnoca. Une parure guerrière ?

-Une plume veut dire un ennemi tué, expliqua Metaxa.

-Alors ce doit être leur chef, suggéra Katenbau en montrant un des Nuskris, dont le chignon était orné d'une bonne cinquantaine de plumes, qui formaient une collerette circulaire derrière sa tête.

Comme s'il avait deviné que l'on parlait de lui, le nuskri s'approcha d'eux avec une expression sinon hostile, au moins méfiante. Il les dévisagea l'un après l'autre; son visage afficha soudainement une expression de fureur mêlée de dégoût lorsqu'il vit Metaxa.

-Toi ! hurla-t-il. »

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« Votre altesse ?

-Qu'y a-t-il ?demanda Grihor en se tournant vers son interlocuteur.

Le sculpteur émit un grognement.

-Pardonne-moi, Phinéas.

-Excusez-moi, sire, mais un rapport de la plus haute importance vient de m'être remis par l'un de nos capitaines, qui croisait dans le nord du golfe.

-Je vous écoute, amiral Greene.

-Je préfèrerais en parler en privé, Votre Altesse. Cela concerne des choses confidentielles.

-Phinéas est un homme de confiance, répondit Grihor.

Le sculpteur balbutia un remerciement avant de revenir à son travail. Greene, lui, eut une moue de désapprobation.

-Cela concerne les attaques sur les villages du nord. Il y en a eu d'autres. Une fois encore, il n'y a pas eu de survivants pour raconter les évènements.

-Malheur ! Tempêta Grihor. Savez-vous au moins si c'est là l'oeuvre de pirates ?

-Altesse ! cria le sculpteur.

-Excuse-moi, Phinéas, dit Grihor en reprenant la pose.

Tous les rois de Westmarch devaient avoir une statue grandeur nature à leur image. Celle-ci était exposée sur une place de Duncraig, la capitale du royaume, choisie par le roi lui-même une fois terminée. Phinéas était un sculpteur de grande renommée, et la statue était impressionnante de réalisme. Au grand soulagement de Grihor, qui n'appréciait guère d'être contraint de rester figé dans une position inconfortable des heures durant, de surcroît vêtu d'un manteau de cérémonie passablement pesant, la sculpture était presque terminée. Phinéas achevait son visage.

-Comme je vous le disais, altesse, reprit l'amiral, nous ne disposons d'aucun témoignage. L'état des ruines laisse cependant deviner une intervention magique.

-De quel classe ?

-Supérieure, sire, à n'en point douter.

L'administration royale avait créé des catégories afin de répertorier tous les moyens d'attaque employés par les bandits et les pirates. Ainsi, on ne perdait pas de temps à envoyer la moitié des meilleurs mages du pays à la poursuite d'un bandit ne maîtrisant guère que le trait de feu, simplement à cause du témoignage exagéré d'un paysan à qui la peur et la superstition font perdre le bon sens.

-Vous pensez à des démons ?

-Sans aucun doute, répondit l'amiral Greene.

-Malédiction ! jura Grihor. Doublez les effectifs prévus pour le nord du golfe! Faites patrouiller nos navires sur toute l'entrée du golfe. Que personne ne puisse atteindre nos côtes sans être vu ! Et que chaque navire inconnu soit abordé après deux sommations ! Cela ne peut plus durer !

-Ce sera fait, Altesse. Puis-je me retirer à présent ?

-Vous pouvez disposer, amiral.

Owen Greene sortit de la pièce d'un pas pressé, sa cape voltigeant derrière lui.

-En as-tu bientôt terminé, Phinéas ?

-J'achève la barbe de Son Altesse. »

Quelques minutes plus tard, en effet, il en avait fini. Grihor, soulagé, retourna à ses appartements. Ils étaient vides. Il se dirigea vers le balcon.

Le soleil se couchait sur Duncraig, embrasant l'horizon. Il resta accoudé quelques instants à la balustrade à contempler le paysage.

Duncraig, bien que moins peuplée que Kingsport, était la capitale du Westmarch, la cité des Rois. La ville était nichée au creux des collines qui marquaient l'extrémité méridionale de la chaîne de Tamoe, dans une plaine étroite où s'écoulait paisiblement la Hwèthrïvar, qui se jetait ensuite dans le Grand Océan au niveau de Kingsport. D'après la légende, Duncraig était plus ancienne que le royaume même, elle aurait été construite par les maîtres d'un empire immense, bien avant l'arrivée du premier roi. La cité, de forme circulaire, était dominée par une tour centrale d'une hauteur dépassant tout autre édifice dans Sanctuary, où résidait le roi. De la tour partaient quatre longs ponts surplombant le reste de la ville, orientés selon les quatre points cardinaux, qui rejoignaient ensuite la muraille circulaire. Celle-ci était puissante, haute d'une vingtaine de mètres, et assez épaisse pour que quatre hommes en armes puissent marcher côte à côte sur le chemin de ronde sans se gêner. A l'extérieur de la cité vivaient de nombreux cultivateurs qui profitaient de la fertilité des terres assurée par les crues régulières de la Hwèthrïvar.

Le soleil disparaissait lentement à l'ouest, et l'ombre des collines s'allongeait régulièrement sur les champs de céréales qui encerclaient Duncraig. Grihor laissa son coeur s'emplir d'une douce mélancolie à la vue de ce décor fantastique.

« Dois-je conclure que le supplice de ce malheureux sculpteur est enfin terminé ? fit une voix féminine.

Grihor se retourna. C'était Ercala.

-Ma Reine...

-Cesse de m'appeler ainsi, tu es ridicule ! railla-t-elle. Et quelle est cette manie de laisser pousser ta barbe en mon absence ?

Elle revenait d'une visite à Kingsport.

-Un roi ne peut-il faire comme il l'entend dans son royaume ? feignit de s'insurger Grihor.

-Tu es peut-être roi mais tu ne sera pas maître ici tant que je ne l'aurai pas décidé.

Il soupira. Ercala était d'une telle autorité que les serviteurs du palais avaient pour coutume de la surnommer «la Tyrannique».

-Alors tu admets que je suis au moins le maître en ton absence, sourit Grihor.»

_______________


« Hé bien qu'y a-t-il ? demanda Scatar d'un ton irrité.

Il suivit néanmoins l'invocateur des ténèbres.

-J'espère que tu ne me fais pas perdre mon temps.

-Vous ne serez pas déçu, assura servilement le démon.

Ils atteignirent une salle peu exposée à la lumière du jour au centre de laquelle une jeune femme, visiblement enceinte, était allongée sur une table autour de laquelle de nombreux démons mineurs s'affairaient. La femme hurlait de douleur, tandis que les démons étaient de plus en plus agités.

-Est-ce... sourit Scatar.

Un autre cri se mêla à celui de la jeune femme. Celui d'un enfant. Une succube se saisit du bébé et le présenta à Scatar.

Celui-ci le contempla en silence. Le bébé paraissait presque normal. Il était cependant plus grand qu'un jeune humain, avait le teint légèrement olivâtre, et les traits de son visage étaient plus grossiers. Enfin, son corps était déjà doté d'une musculature assez importante.

-Le premier de tous...

-La gestation est très courte, maître, l'interrompit l'invocateur des ténèbres. Il y a fort à espérer que la croissance sera rapide également.

-La mère ? demanda la succube.

-Tuez-la.

L'instant suivant, la jeune femme avait la gorge tranchée. Scatar et l'invocateur des ténèbres quittèrent la pièce.

-Vous le confierez aux succubes, et dès qu'il marchera, vous chargerez les balrogs de l'entraîner. Que quiconque osera mettre sa vie en danger soit exécuté dans la minute. Combien y a-t-il d'autres enceintes ?

-Un petit millier. Trois raids doivent revenir bientôt, et nous en ramener deux cent.

-Parfait. Il nous faut cinq mille mères avant la fin de l'hiver, c'est compris ?N'hésitez pas à réutiliser celles qui ont déjà servi si elle semblent capables de procréer une seconde fois. Il va falloir tirer d'elles le maximum.

-Ce sera fait, maître. »

L'invocateur des ténèbres se retira. Scatar monta au sommet de sa tour, et là, contemplant le désert de glace qui s 'étendait à perte de vue, il laissa ses pensées vagabonder. Le premier semi-démon était né. Bientôt, ils seraient une armée. L'armée la plus meurtrière que la création ait jamais connu. Les quelques dizaines de démons qui étaient sous ses ordres n'allaient pas tarder à se rendre compte qu'il comptait les remplacer par ses semi-démons. Lorsqu'il aurait suffisamment de génitrices, il se débarrasserait d'eux.

Scatar décida d'observer l'ennemi, comme il aimait souvent le faire lorsqu'il était seul au sommet de sa tour. Il laissa son regard passer tel un vent funeste sur le monde. D'abord son île, forteresse naturelle imprenable, puis la mer gelée, et recouverte d'une épaisse banquise. Son armée passerait là, plus tard. Puis de hautes montagnes. Derrière, il le savait, il y avait une immense plaine, où se dressaient deux cités. Mais quelque chose retint son attention dans les montagnes. Quelque chose qui lui échappait, quelque chose qu'il ne parvenait pas à reconnaître, mais qu'il avait déjà croisé dans le passé. Un pouvoir... Une menace...

Scatar chassa le doute qui s'insinuait dans son esprit. Cela faisait deux mois qu'il observait ce monde. Aucun être puissant n'aurait pu lui échapper. Certes, il le savait, une poignée d'humains avaient réussi à vaincre les Trois. Ceux-là seraient à surveiller. Mais ils n'étaient pas une menace. Il pouvait les balayer d'un revers de main, comme lorsqu'on chasse quelque insecte importun. Pourtant, il y avait quelque chose dans ces montagnes, quelque chose qui, patient, attendait, un peu comme lui avait attendu lorsqu'il était emprisonné dans le Tartare. Il y avait quelque chose, et ce quelque chose le préoccupait.

_______________


Ils cessèrent leur long galop lorsqu'ils virent les lueurs vacillantes de feux de camp, à peine perceptibles dans la nuit. Leur chef sauta de cheval et se dirigea en le guidant par la bride vers le campement. Suivant les ordres de son second, ses hommes firent de même.

Invisibles dans la nuit, ils s'approchèrent le plus discrètement possible du campement, et l'encerclèrent. La lune sortit de derrière un nuage, et éclaira la scène. Les démons étaient environ cinquante, et étaient principalement massés à l'intérieur d'un cercle délimité par des feux de camp. Il s'agissait principalement d'engeances démoniaques, des rescapés de la guerre de la destruction. Les guetteurs ne tardèrent pas à remarquer, à la lueur pâle de la lune, la trentaine d'ombres qui les encerclaient.

Ils donnèrent le signal en même temps que leurs assaillants. Les démons se ruèrent sur leurs armes, mais les barbares étaient déjà sur eux. Les guetteurs furent balayés.

Les barbares étaient mus par une soif de vengeance insatiable envers ceux qui les avaient vaincus treize ans auparavant. Leur assaut était d'une sauvagerie ineffable, mais c'était une véritable furie sanguinaire qui guidait leur chef. Hösrok se fraya un passage à la faux de guerre à travers ses ennemis. Tranchant l'un d'eux au niveau de la taille, il sortit de la mêlée. Une troupe d'engeances le chargea. Avec un hurlement enragé, il fonça à leur rencontre. Le premier démon fut sectionné verticalement de la tête jusqu'au bassin, laissant le passage libre à la faux de guerre de Hösrok qui en transperça un second. Le barbare asséna un violent uppercut à un adversaire qui arrivait sur sa gauche, stoppant net son attaque, retira son arme du corps du démon qui s'effondra, para un coup venant de la droite, trancha d'un vaste mouvement circulaire le bras du démon auquel il avait déjà asséna un coup de poing, se retourna, décapita celui dont il avait bloqué l'attaque, se retourna derechef, éventra le démon à sa gauche, et continua ainsi, tournoyant sur lui même, fauchant toutes les cibles passant à sa portée, faisant jaillir le sang et les entrailles, avant de se retrouver de nouveau isolé du reste du combat.

Sa troupe avait facilement enfoncé le flanc gauche des démons, mais celle d'Emund n'avait pas eu autant de succès, se heurtant à une résistance plus farouche.

« Suivez-moi ! hurla-t-il, chargeant les démons qui repoussaient maintenant Emund et ses hommes hors du campement. A mort ! »

Et il chargea à nouveau, semant la mort sur son passage, fauchant les membres et sectionnant les os. Bientôt, il se retrouva face à un balrog qui mesurait presque deux fois sa taille. Nullement décontenancé, Hösrok attaqua, mais le démon bloqua ses premiers assauts. Mais la charge avait permit à Emund de reprendre la contrôle de la situation, et la douzaine de démons survivants fut de nouveau encerclés Alors que le balrog s'apprêtait à placer une contre-attaque, une épée à la large lame le traversa de part en part. Hösrok profita de son hoquet de douleur pour viser la gorge.

La tête jaillit avec un flot de sang qui recouvrit la moitié du visage d'Hösrok. Celui-ci abattit encore quelques démons, mais la bataille était déjà scellée.

-Pas de dégâts ? demanda Hösrok lorsque le dernier démon fut dûment décapité.

-Aucun mort, aucun blessé, sourit Emund. Quelques bêtes ont été effrayées par le combat, mais nous les retrouverons au matin.

-Bien. Entassez-moi tout ça, fit-il en désignant d'un revers de main négligent le charnier qui les entourait, et mettez-y le feu. »



Ils repartirent à l'aube, après avoir retrouvé toutes leurs montures, ne laissant comme trace du massacre qui avait eu lieu qu'un amas de cadavres carbonisés, d'où s'élevait un mince panache de fumée qui vacillait dans le matin pâle, et une forte odeur de chair grillée.

Ils traversèrent la steppe au galop tout le matin durant, ne s'arrêtant que rarement afin d'abreuver leur bêtes, et approchèrent bientôt d'une immense montagne, dressée comme un phare au sommet couronné de blanc et aux flancs striés de noir au dessus de la plaine. Un paysage nu et rocailleux se déroulait jusqu'aux collines à ses pieds et montait dans de nombreuses vallées qui, n'étant pas encore touchées par la lumière de l'aurore, se glissaient jusqu'au pied de la montagne. Juste devant eux, la plus large de ces vallées s'ouvrait dans les collines, à l'intérieur de laquelle on apercevait un large talus, comme un petit massif érodé, sur lequel était bâtie une cité solidement fortifiée et ceinte d'une solide muraille et de hautes tours. Harrogath.

La lourde herse se souleva en grinçant, et ils arrêtèrent leurs montures dans la vaste cour au moment même où l'aube dorée inonda celle-ci d'une froide lumière.

Tandis qu'Hösrok et ses hommes descendaient de cheval, Qual-Kehk s'approcha d'eux. Le poids des treize années écoulées depuis la guerre contre Baal avait pesé lourd sur ses épaules, et s'il avait encore le maintien fier et l'esprit alerte, il n'avait plus la force de porter constamment son armure et avait cédé le rôle de chef militaire d'Harrogath à Hösrok.

« Vous voilà enfin, dit-il. Hösrok, bon sang, pourquoi avez-vous désobéi au conseil ? Cela va encore provoquer des discordes. Enfin, de toute manière, j'ai pour ordre de vous convoquer au conseil dès votre arrivée.

-Je compte bien m'y rendre, répondit le frère cadet de Katenbau. Il n'est pas question que je me plie aux ordres de ces vieux séniles, à plus forte raison lorsqu'il sont d'une telle absurdité.

Il se tourna vers Emund.

-Dis aux soldats qu'ils peuvent disposer. Ils ont été vaillants et n'ont rien à se reprocher. »

Puis il suivit Qual-Kehk qui le mena au siège du Conseil des Patriarches, où ils étaient visiblement attendus.

« Bienvenue à vous, Hösrok, prince et chef d'état-major d'Harrogath.

Il se tenait, seul face aux huit patriarches dont Qual-Kehk alla compléter les rangs, au milieu de la pièce à peine éclairée par la lumière de quelques braseros.

-Je suis toujours honoré de me trouver devant le Conseil.

-Nous n'en doutons pas, répondit calmement l'un des patriarches, dont Hösrok ne pouvait voir le visage.

Des vieillards séniles et des imbéciles arrogants. Voilà ce qu'était devenu le conseil. Mis à part Qual-Kehk, aucun d'eux n'avait la moindre étincelle de bon sens, ou alors elle était éclipsée pour un désir aveugle de pouvoir. Les Patriarches de l'époque de la guerre avaient du être remplacés au pied levé. Ceux-là étaient pour la plupart des imbéciles n'ayant pas connu ce qu'était la guerre, ou bien l'ayant trop vite oublié. Les autres étaient des vieillards déjà trop séniles pour gouverner à l'époque.

-Cependant, nous vous avons convoqué ici pour mettre certaines choses au point. Il semblerait, Prince, que vous n'entendiez guère les consignes que nous vous donnons lors de ces séances. Certains affirmeraient même que vous concentreriez tout votre effort à déstabiliser cette assemblée.

-Tout mon effort est concentré à préserver la sécurité de cette ville et de ses habitants, répliqua fermement Hösrok.

Il n'entendait pas laisser les patriarches l'insulter ainsi.

-De plus, des citoyens mal informés, par exemple, pourraient voir en cet entêtement à agir contre nos directives une tentative d'établir votre pouvoir en lieu et place de notre autorité séculaire...

-Et ces mêmes citoyens pourraient, lorsque des démons traversent la steppe par centaines à moins de vingt lieues des murs de la cité et pillent tout sur leur passage, et que les patriarches recommandent de ne pas réagir, croire que ceux-ci n'ont aucun sens commun.

-Il suffit ! s'écria un autre patriarche. Cela fait trop longtemps que vous défiez notre autorité, Prince. Cette expédition est contraire à notre décision, vous allez devoir en subir les conséquences.

-Et quelles seront-elles ? s'exclama Hösrok. Que pouvez-vous faire ?

-Vous semblez jouir parfaitement du fait que la princesse et matriarche puisse s'opposer à toutes nos décisions. A l'évidence, elle est pour vous un bouclier efficace.

-Je ne vous parle pas d'Anya et ne vous permet pas de la déshonorer par vos propos inconséquents. Si vous me bannissez de la ville, c'est au peuple que vous aurez affaire !

-Vous persistez donc dans votre obsession ? Mais si nous devions vous écouter, les murs d'Harrogath seraient depuis longtemps dégarnis, et la ville serait livrée aux bandits.

-Je vois qu'il est plus important pour vous d'assurer la sécurité de l'argent des marchands que celle des habitants des villages.

-Soit, Hösrok. Continuez ainsi si cela vous convient. Mais n'espérez pas toujours vous en tirer à si bon compte. Vous devrez à un moment ou à un autre faire face aux conséquences de vos actes.

-Je n'entendais pas faire autrement, dit-il en sortant de la salle. »



Il lui fallut plusieurs minutes de marche dans les rues encore désertes de la ville pour évacuer sa colère. Il finit par croiser Malah et Anya qui le cherchaient visiblement.

« Ah, enfin te voilà de retour ! sourit Anya.

Ils s'embrassèrent, puis Malah demanda.

-Qu'a dit le conseil ?

-Rien de nouveau. Ils n'acceptent pas que je désapprouve leurs décisions absurdes.

Il finit par déverser sa bile, ne voyant pas qu'Anya tentait de l'interrompre à chaque fin de phrase.

-Ces patriarches ne sont qu'une grotesque assemblée de vieillards gâteux et de gamins ineptes qui ne rêvent que d'asseoir encore davantage leur pouvoir. Ces imbéciles préfèrent voir la campagne brûler à cause des pillages de ces démons, et ignorer la menace qu'ils représentent, plutôt que de reconnaître leur erreur. Ces couards, ces bons à rien préfèrent se persuader que je suis un mauvais général alors qu'aucun, je dis bien aucun de mes soldats n'est jamais mort au combat. Ces...

N'en pouvant plus, Malah finit par le couper.

-Hösrok !

-Qu'y a-t-il ?

-Ta femme veut te parler, alors par les ancêtres, cesse de te plaindre et écoute-la !

Anya sembla hésiter, puis dit précipitamment.

-Hösrok... je suis... je suis enceinte. »

_______________


« Et un je me fends, deux je recule et je bloque, trois je tourne et je bloque, quatre je tire et je désarme ! » cria Menarnar.

La trentaine d'adolescents qui se trouvaient dans la salle répétèrent consciencieusement les gestes appris.

-Plus vite ! Un-deux, et trois-quatre ! Plus vite encore, un-deux-trois et quatre ! Encore plus vite, allez !

Ils gémirent sous l'effort, lui arrachant un sourire satisfait. Ils étaient encore faibles et maladroits, mais progressaient bien. Zanya lui avait confié l'entraînement des jeunes, car les druides avaient décidé de se préparer du mieux possible à la guerre à venir.

-Très bien, par deux maintenant ! Un attaquant, un défenseur, trois enchaînements chacun, puis changement de rôle ! Un, deux-trois et quatre !

Ses élèves étaient en général aussi âgés que lui, mais très peu avaient jamais eu à se battre, et aucun n'avait participé à la bataille de Xanidrya. C'étaient tous des garçons, à l'exception de Keelarwen, la fille de Kenndron, le bras droit de Zanya.

-Bon travail ! Allez, on passe au combat libre ! Les coups sont portés !

Menarnar observa Keelarwen. Elle était de constitution assez frêle, mais brillait par sa volonté d'acier et sa fougue. Elle n'était pas sa meilleure élève, mais progressait plus vite encore que les autres et finirait sans doute par le devenir. Il regarda les reflets cuivrés de ses cheveux roux, longs et fins, s'agiter comme une crinière derrière elle tandis qu'elle chargeait avec hargne Metras, un des meilleurs élèves, munie du bâton qui devait représenter l'épée de chacun d'eux.

-C'est bon, c'est bon ! intervint-il. Asseyez-vous en cercle, fit-il. Vous avez bien travaillé et vous gagnez encore en fluidité, mais il vous manque encore quelque chose d'important. Keelarwen, lève-toi et prend ton bâton.

Menarnar en prit un lui-même, et s'avança au milieu du cercle d'apprentis où se trouvait déjà Keelarwen.

-Attaque-moi.

Elle leva haut son bâton, mais fut bloquée par Menarnar qui para le coup avant même qu'il ne s'abatte, et passa dans son dos, la forçant à se retourner pour bloquer sa riposte.

Elle attaqua de nouveau, et Menarnar para sans problème, puis feignit un estoc et la balaya. Keelarwen tomba et il posa son bâton sur sa gorge.

Plusieurs élèves s'esclaffèrent, parmi lesquels se trouvait Metras. Menarnar l'appela.

-Metras, attaque-moi.

Metras se saisit d'un bâton et attaqua. Le coup était plus fort et plus rapide que celui de Keelarwen, mais Menarnar le dévia d'un geste presque désinvolte; puis, avant même que Metras se soit dégagé -avant même que son esprit ai envisagé de se dégager, Menarnar le saisit à la gorge et le mit au sol en moins d'une seconde.

-Voilà l'objet de la prochaine leçon. Humilité et méfiance. Vous ne pouvez pas savoir qui est en face de vous. Se méfier de l'adversaire, suspendre son jugement. Il ne faut ni le sous-estimer, ni le surestimer. Ce sera tout. A la prochaine fois. »

Les élèves le saluèrent, récupèrent leurs affaires et quittèrent peu à peu la salle, commentant bruyamment la mésaventure de Metras.



Tous les élèves étaient sortis depuis longtemps, et Menarnar rangeait les bâtons qui leur servaient de simulacres d'épées lorsqu'il sentit sur sa peau transpirante un courant d'air glacé qui le fit frissonner, non de froid mais d'un mélange d'appréhension et de répulsion. Une étrange plainte, comme un murmure d'outre-tombe, plana autour de lui telle un spectre glaçant.

-Il y a quelqu'un ?

La salle était cependant vide, et aucune fenêtre n'était ouverte. La porte claqua derrière lui, le faisant sursauter.

« Bon sang, pensa-t-il, voilà qu'un simple courant d'aire m'effr... »

La porte se rouvrit, et une seconde plainte arriva à ses oreilles, tantôt s'éloignant, tantôt se rapprochant au gré d'une brise glacée qui le fit se raidir.

Il quitta la salle et entra dans le long corridor sur lequel elle donnait. Vide, absolument vide. A nouveau, un murmure se fit entendre, porté par un courant d'air qui semblait venir de nulle part.

Les voix se turent. Menarnar s'approcha de l'une des torches qui éclairaient le couloir, et comme le vent spectral l'effleurait derechef et les murmures maudits, qui ressemblaient davantage à un appel lointain qu'à une complainte, se faisaient de nouveau entendre, il observa la flamme.

Elle était immobile. Aucun courant d'air, en vérité, ne circulait dans le couloir...



"Exit, light...

Enter, night...

Take my hand..."
On les avait mené dans cette grande tente faite d'épaisses peaux de bêtes, les protégeant efficacement du froid redoutable qui régnait au-dehors, et on leur avait fait comprendre qu'ils ne devaient pas en sortir. Là, on les avait laissé seuls depuis cinq jours, en leur apportant régulièrement de quoi manger et boire. Une certaine agitation à l'extérieur du tipi les portait à deviner que les villageois, dehors, débattaient du sort qu'ils réserveraient à leurs prisonniers. Tous avaient été surpris de la réaction du guerrier nuskri lorsqu'il avait remarqué Metaxa, mais celle-ci n'accepta de leur en donner la raison qu'au bout de plusieurs jours.

« J'appartenais autrefois au peuple nuskri, expliqua-t-elle, mais j'ai été bannie. Mon père, le chef de la maison Takeri, s'était épris d'une femme appartenant au peuple des Kallyrys.

-Les Kallyrys ? s'étonna Nera. Ils sont encore vivants ?

-Qui sont ces Kallyrys ? demanda Katenbau.

-Il y a bien longtemps, les elfes régnaient sur Sanctuary. La légende raconte que lors de l'avènement des hommes, les elfes se retirèrent en deux régions. Dans les verts bois au sud de Kehjistan, sur les flancs des chaînes de Hammëmon, et dans les cols déserts des chaînes de Kwol-Tak-Kren. Vers Hammëmon s'établit le plus grand nombre, si bien qu'un jour ceux du sud perdirent tout contact avec les rares qui s'étaient établis au nord. Nous les pensions tous disparus.

-Les Kallyrys sont un ennemi de tous les peuples humains de ces montagnes. Ils font constamment la guerre aux autres tribus.

-Sans doute en vérité sont-ce les autres tribus qui leur font sans cesse la guerre.

-Cela, je l'ignore. En tout cas, les Nuskris ont une haine toute particulière envers les Kallyrys, qui sont leurs ennemis de toujours. Mon père a longtemps réussi à dissimuler sa liaison avec ma mère, mais à ma naissance, son peuple découvrit sa trahison. Les Tsumeha, une famille rivale, demandèrent son exécution pour trahison. Leur chef, Kanei, était un ennemi de longue date de mon père.

Finalement, Hirato, mon père, porta l'affaire devant le conseil, et obtint mon bannissement et celui de ma mère, contre son suicide. Mon père se suicida donc, mais Tsumeha Kanei était toujours furieux. Pour rendre total le déshonneur de mon père, il fit fondre son sabre et en fit des hameçons pour les pécheurs du village.

Ma mère et moi devions alors quitter le village. Mais le fourbe Kanei décida d'aller contre la décision du conseil, et envoya ses sbires nous assassiner la nuit qui devait précéder notre départ. Ma mère se sacrifia pour me donner le temps de fuir. Je me retrouvai seule, perdue dans les montagnes, et ce fut presque par miracle que des Kallyrys me trouvèrent errante plusieurs jours plus tard.

Ils me recueillirent, m'enseignèrent la langue des elfes et celle des hommes, la lecture, l'écriture, l'art du combat et de la guerre. Puis, voyant que j'étais à demi-humaine, ils me rejetèrent dès que je fus en âge de survivre par moi-même.

Bannie par les elfes et par les hommes, je quittai les montagnes de Kwol-Tak-Kren, j'errai dans les steppes, me nourrissant de baies et de viande de lapins, et enfin j'arrivai sur le Mont Arreat; là, je m'établis, mais j'évitai le peuple d'Harrogath, craignant d'être à nouveau bannie. Plusieurs années s'écoulèrent, et je vous ai rencontré peu après que la guerre se soit étendue sur le royaume barbare.

J'espère que cela vous éclaire sur l'attitude que j'ai adopté lorsque je vous rencontrai pour la première fois. Il me paraissait inconcevable alors que l'on m'accepte telle que j'étais. L'homme qui m'a reconnu est sans doute Tsumeha Kenru, le fils de Tsumeha Kanei. Et en ce moment, le conseil se concerte sans doute sur le sort qu'ils vont nous réserver. »

Un silence ponctua révélation. Personne n'osa dire mot, hormis Nera, qui eut par la suite une longue conversation avec Metaxa. Plusieurs jours s'écoulèrent encore, sans qu'aucun événement notable n'arrivât.



Ce fut à la fin de leur neuvième jour de captivité que l'homme qui leur apportait le repas chaque soir resta plus longtemps que les quelques secondes habituelles, durant lesquelles ils posait les écuelles à même le sol et s'en allait.

Cette fois, il s'avança jusqu'au milieu de l'intérieur du tipi, se tourna vers Metaxa, s'inclina brièvement et parla.

« Le conseil aura bientôt délibéré, et ils vont choisir la sentence de mort à n'en point douter.

-Qui êtes-vous ? demanda Metaxa. Ils n'est pas dans les usages nuskris de parler aux condamnés avant leur exécution.

L'homme s'inclina à nouveau.

-Suneshi, ancien serviteur du clan Takeri. Vous devez savoir, madame, que les Tsumeha ne sont plus en odeur de sainteté au conseil, désormais.

-Que voulez-vous dire ?

-Vous aurez droit à une dernière volonté, madame. Défiez Tsumeha Kanei. S'il refuse, il perdra la face, et sera déchu. S'il accepte, vous pourrez le vaincre et devenir chef des Nuskris. Le conseil sera à vos ordres.

-C'est un plan intelligent, admit Katenbau. Pourquoi nous aides-tu, Suneshi?

-Je ne désire que la grandeur du clan Takeri, messire. Le retour de la fille du grand Takeri Hirato est synonyme d'espoir pour nous qui sommes privés du pouvoir depuis fort longtemps.

Il se tourna de nouveau vers Metaxa.

-Je vous en prie, madame, défiez Kanei, il ne saurait gagner. Le clan Takeri a besoin de vous. »

Puis il se retira subrepticement.


Le lendemain, en effet, on vint les chercher dans la tente. Ils traversèrent le village enneigé, escortés par une quinzaine de guerriers à l'air menaçant. Puis ils arrivèrent à une place circulaire, délimitée par des tipis de peaux, d'une taille qu'ils estimèrent au triple de celle, déjà fort vaste, dans lequel ils avaient été retenus. Devant chacune des tentes, flottait au gré du faible vent un étendard à l'image de l'animal totem du clan qui vivait là. Une foule assez importante, apparemment toute la population du village, était réunie là, disposée le long du cercle des totems. Seuls une dizaine de vieillards, au visage mat et ridé, et au corps voûté par leur grand âge, se tenaient au milieu. L'un d'eux prit la parole.

« Le conseil décrète, énonça-t-il lentement d'une voix exténuée, que la sentence promulguée à l'encontre de Takeri Metaxa et de ses compagnons étrangers, qui ont violé le territoire nuskri en dépit de leur non-appartenance à la tribu, ou de leur bannissement, est la sentence de mort. Les condamnés ont-ils une dernière volonté ?

Metaxa s'avança et parla d'une voix claire.

-Je souhaite défier en duel Tsumeha Kanei.

De toute évidence, les vieillards s'attendaient à cette décision, car ils prirent très rapidement leur décision.

-Malgré votre bannissement, vous appartenez au peuple nuskri. La dernière volonté sera donc respectée. Takeri Metaxa défie Tsumeha Kanei, chef de la tribu. Le vainqueur occupera cette fonction à la place du vaincu, ou confortera sa place. »

Tous les membres de la coterie, à l'exception de Metaxa, furent placés à l'écart du disque central. Les membres du conseil se séparèrent et rejoignirent la foule. Seuls restèrent Metaxa, et un homme vieux d'une soixantaine d'années, mais au port fier. Il était encore assez grand, et son regard était toujours alerte, et ses mouvement assurés, alors même que son crâne était presque entièrement dégarni. Tsumeha Kanei. L'homme qui avait tué son père et sa mère.

Un homme rompit les rangs du cercle qui les entourait. C'était Suneshi. Il remit un long étui d'ivoire à Metaxa, puis se retira en glissant : « Le sabre de votre père... celui que Kanei fit fondre était un faux, nous avions dissimulé le vrai. »

Elle le dégaina lentement, et glissa l'étui à sa ceinture, tandis que son adversaire faisait de même. La lame, longue d'environ un mètre vingt, était d'une élégance sans pareille. Elle avait été forgée dans la tradition nuskri, légèrement recourbée, avec un seul tranchant, destinée seulement aux coups de taille. Kanei attaqua le premier. La lumière glacée du soleil boréal se refléta sur l'acier de son sabre tandis qu'elle parait sans problèmes le coup bien trop lent et faible de son adversaire. Il avait certes encore des réflexes, mais son corps était désormais celui d'un vieillard affaibli, et le combat était sans espoir pour lui.

Elle bloqua un autre coup, et répliqua par un revers de lame qui balaya la garde du vieil homme. Un second coup le désarma. Kanei voulut rouler vers l'avant pour récupérer son sabre, mais son dos douloureux le stoppa au milieu de son mouvement, et il s'effondra dans la neige. Metaxa s'approcha de lui et leva son sabre. Le vieil homme, comprenant que son heure était venue, s'assit en tailleur, et ferma les yeux.

La lame miroitante s'abattit, un flot de sang éclaboussa la neige vierge, un bruit mat se fit entendre.



Katenbau observa avec effroi la tête du vieil homme glisser lentement le long du cou décapité avant de chuter dans la neige teintée de son sang, rapidement imitée par le reste du corps. Quelle était donc cette culture folle et impitoyable, où l'on envoyait à la mort des vieillards, où l'on assassinait des bébés et leur mère ? Il croyait auparavant connaître Metaxa, mais il se surprit à éprouver pour elle, sinon du dégoût, une totale incompréhension. Il avait jusqu'alors interprété sa froideur comme une scrupuleuse réserve, mais il comprit qu'il y avait autre chose. En fait, tout comme chez les autres nuskris, son calme n'était qu'apparent, servant à dissimuler une terrifiante violence intérieure. Cependant, comme Katenbau le comprit en voyant l'expression dégoûtée de Metaxa alors que celle-ci tranchait le cou du vieillard, il ne s'agissait pas de la cruauté des démons; le peuple nuskri n'était pas sanguinaire, mais impitoyable. Ils ne toléraient pas la faiblesse, ni chez les vieillards, ni chez les nourrissons. Il frissonna en imaginant les pratiques eugénistes qui devaient découler d'une telle philosophie. C'était comme si, affrontant un adversaire non-humain, les nuskris avaient renoncé à leur propre humanité pour obtenir la victoire.



Tirant Katenbau de ses pensées, quelqu'un, à sa gauche, sortit des rangs, et s'avança au milieu du cercle. C'était Tsumeha Kenru, le fils de Kanei. Tandis que des hommes traînaient à l'écart le cadavre de son père, laissant derrière eux une bande de neige rougie par le sang, il s'écria :

« Je défie Takeri Metaxa en duel !

-Je relève le défi, répondit-elle. »

Les membres du conseil hochèrent la tête en signe d'approbation. Tsumeha Kenru dégaina ses deux sabres et se mit en garde. L'assistance redoubla d'attention, car le second combat s'annonçait beaucoup plus équilibré donc intéressant. Un silence de mort s'abattit de nouveau.

Car Metaxa avait beau être une immense guerrière, ayant affronté et vaincu l'élite des troupes de Baal, et ayant combattu contre Moloch lui-même, le sabre n'était pas son arme de prédilection. Kenru, au contraire de son père, était dans la force de l'âge -Katenbau lui donnait un peu moins de quarante ans, et au contraire de Metaxa, s'entraînait depuis son enfance au combat au sabre.

Ils commencèrent à décrire des cercles l'un autour de l'autre, attendant de repérer un défaut dans la garde de l'adversaire. Lorsqu'il arriva au niveau de la tache de sang qu'avait laissé le corps de son père sur la neige, Kenru s'agenouilla et embrassa la neige maculée de sang.

« Père... »murmura-t-il.

Puis il se redressa, et attaqua. Le coup était rapide, précis, puissant. Il entailla la tunique de Metaxa, sans la blesser toutefois. Elle riposta par un coup qu'il bloqua en croisant ses deux sabres, avant de la repousser.

Kenru ne baissa pas les bras, et passa de nouveau à l'attaque. De son bras gauche, il se fendit en un estoc que Metaxa para à grand peine, avant de se rétablir, et, d'un revers de lame de son bras droit, de coincer le sabre de Metaxa, de la désarmer, et d'achever son mouvement en un formidable coup de pied retourné qui atteignit la guerrière au plexus et la projeta plusieurs mètres plus loin.

Metaxa se releva; elle attendit que Kenru, qui la chargeait, soit à son niveau, puis elle saisit son bras, et, profitant de l'élan du guerrier, le fit basculer par dessus son dos. Le fils de Kanei chuta lourdement sur le dos, et le temps qu'il se soit redressé, Metaxa avait récupéré le sabre de son père, et s'était mise en garde.

Les deux combattants décrivirent à nouveau des cercles l'un autour de l'autre, chacun étant décidé à ne plus commettre d'erreur. Kenru chargea le premier. L'instant paru durer une éternité à Katenbau, qui observait le combat avec une étrange fascination. Il neigeait, à présent, sur le village, et les flocons tombaient autour d'eux dans un silence absolu, et leur image se reflétait sur l'acier miroitant des sabres. Katenbau observa les lames, d'une finesse et d'un tranchant mortels, sectionner les flocons, s'entrechoquer en produisant des tintements suraiguës qui semblaient ne jamais devoir cesser. Les lames dansaient en un ballet d'une fluidité et d'une grâce ineffables, composé par quelque génial compositeur, dans lequel chaque geste, chaque tintement d'acier, chaque craquement de la neige sous les pieds des combattants, chaque goutte de sang s'envolant d'une entaille paraissait programmé, orchestré par la maestria d'une providence maniaque, esthète et sanguinaire.



Metaxa para les deux coups circulaires l'un après l'autre, riposta par un coup du bas vers le haut qui fut dévié et bloqua de justesse un estoc meurtrier qui s'en alla entailler sa tunique. Elle para un autre revers de lame, puis un coup venant de la droite, puis enfin elle vit une ouverture, passa en un clin d'oeil sous la garde déstabilisée de son adversaire, et frappa.

Le sabre s'enfonça droit dans le coeur de Kenru, qui fut stoppé en plein mouvement. Il haleta, sentant la mort venir. Déjà, ses membres faiblissaient. Ses deux sabres lui échappèrent. Metaxa retira son sabre, et Kenru se courba vers l'arrière, avant de s'effondrer sans bruit dans la neige. Un silence cosmique s'abattit sur la foule. Même le vent se tut, comme s'il jugeait inapproprié de se faire entendre, retenant son souffle. Puis la voix de Metaxa se fit entendre dans toute la vallée.

« Par le sabre de Hirato, et par la main de moi, Metaxa sa fille, les Takeri sont vainqueurs à présent et pour toujours des Tsumeha.

Les membres du conseil se concertèrent rapidement, puis l'un d'eux déclara :

-Takeri Metaxa est chef du peuple des nuskris. »

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Les deux cavaliers descendirent de leur montures et les guidèrent prudemment le long d'un sentier à la pente dangereusement abrupte et à la chaussée truffée de galets de forme irrégulière qui semblaient n'être là qu'afin de facturer les chevilles des voyageurs imprudents.

« Grihor ne veille guère à l'entretien des routes de son royaume, fit observer l'un des voyageurs. »

Parvenus à un coude, ils purent admirer en contrebas la fertile vallée de la Hwèthrïvar, où s'élevait la glorieuse Duncraig, à l'ombre des collines, avant que le sentier ne s'éloigne à nouveau, serpentant parmi une multitude de vallons.

Enfin, après avoir passé la dernière combe, et la dernière colline, ils arrivèrent dans la vallée principale, celle où s'écoulaient les eaux tranquilles de la Hwèthrïvar, et où se dressait la majestueuse Cité des Rois et sa Tour des Etoiles.

La plaine était enfermée par un cercle de collines hautes d'environ trois centres, et de vallons d'où jaillissaient des ruisseaux et des cours d'eau qui se jetaient ensuite dans la Hwèthrïvar. Celle-ci scindait la plaine en deux, traversant les champs où de nombreux ponts de bois l'enjambaient, passait à travers la cité puis poursuivait son cours vers le sud, là où la vallée s'ouvrait en une large plaine fluviale qui s'étendait jusqu'au littoral du Grand Océan. De la Cité des Rois, ils ne pouvaient pour l'instant voir que la tour et les murailles. Celles-ci délimitaient Duncraig d'un cercle parfait et s'élevaient à près de vingt mètres au dessus du sol, faisant de la ville une citadelle puissante et difficilement prenable. Les murs cyclopéens, qui selon la tradition se dressaient déjà bien avant que ne vienne le premier roi étaient d'une telle construction que l'on ne pouvait distinguer entre eux les blocs qui les formaient; ainsi le mur ne laissait aucune prise ni saillie à d'éventuels assaillants. La tour, elle, était érigée au centre de la cité. Blanche, élancée et splendide, elle dominait de plus de cent mètres les terres environnantes, tandis que les rayons du soleil jouaient sur les miroirs qui ornaient son pinacle en le faisant resplendir. A son sommet, la bannière blanche des rois du Westmarch flottait dans la brise matinale. Taillée, de même que la puissante muraille, dans un seul roc, elle semblait jaillir de l'ossature même du monde.

Après avoir traversé les champs qui s'étendaient des pieds des murs jusqu'au terrasses aménagées sur les flancs des collines, ils arrivèrent devant les Grandes Portes.

Celles-ci avaient été forgées dans un passé lointain et obscur, et nul en Westmarch ne pouvait dire depuis quand elles s'élevaient. Les portes étaient, comme la cité entière, déjà là quand vint le premier roi, et même quand vinrent les premiers paysans -et même, racontait-on autrefois dans les campagnes, avant que ne viennent les hommes sur Sanctuary, mais ce n'étaient là que des histoires, aux yeux de la plupart.

Les montants d'acier avaient beau être nus de tout ornement, fresque ou gravure, il en émanait une indéfinissable impression de majesté surnaturelle. Les portes étaient tenues grandes ouvertes, en ces temps de paix -encore qu'elles fussent toujours sous la surveillance de l'élite des gardes de la ville, et les deux voyageurs entrèrent par là.



Duncraig n'était pas une immense ville commerciale, surtout en comparaison de Kingsport, mais il y régnait une certaine agitation. Les larges rues pavées étaient, sinon bondées, au moins encombrées par une foule de passants qui allaient à pied, à cheval ou en charrette, traversant les rues de façon anarchique. Les gens paraissaient gais et sereins, comme si la fin de la guerre du Péché leur avait ôté un énorme poids.

Ils n'avaient guère parcouru qu'un kilomètre à l'intérieur de la ville lorsqu'une voix connue d'eux les héla :

« Treng-Al, Nathyle, quelle heureuse surprise !

Ils cherchèrent Ylln des yeux avant de le repérer à la fenêtre d'un carrosse arrêté de l'autre côté de la place où ils se trouvaient. Ils traversèrent la rue et échangèrent de chaleureuses salutations. Ils avaient rencontré Ylln lors d'une précédente visite à Duncraig.

-Pourquoi diantre entrez-vous dans Duncraig comme des voleurs? Vous avez ici droit de cité à vie et le Roi se fait toujours un plaisir de vous accueillir!

-Nous préférons la discrétion à tout le faste que la reine s'ingénie à organiser chaque fois qu'elle nous reçoit, sourit Treng-Al.

-Il est vrai que la reine Ercala aime particulièrement impressionner ses invités de marque, mais quand enfin cesserez-vous d'être des rustres dénués de toute forme de civilisation, au Khanduras ?

-Lorsque vous autres du Westmarch cesserez d'être pavaneurs et prétentieux, continua Nathyle sur le ton de la plaisanterie.

-Nathyle! Feignit de s'insurger Ylln. Est-ce un incident diplomatique que vous voulez? Je vous rappelle que le Westmarch a la meilleure armée de l'ouest.

-D'ailleurs, demanda Treng-Al, quelle est cette escorte, Ylln ?

-Ah, ça... ce n'est guère agréable, mais Grihor m'a nommé bourgmestre de la cité, et je suis donc chargé de la collecte de l'impôt. Autant dire que ma popularité auprès du peuple décroît, ces derniers temps. Mais montez, montez, ne restez pas là...



Après qu'ils se fussent confortablement installés à l'intérieur du carrosse, celui-ci repartit, et Ylln reprit la conversation :

-Et commet vont les choses, au Khanduras ?

-Pas très bien. Le pays a terriblement besoin d'une autorité centrale, mais tous refusent le retour de la royauté -le souvenir de Léoric est encore trop vivace, voyez-vous. Et le temps où nous pouvions fédérer tous les villages et les petits nobles en leur faisant unir leurs forces est passé. Tous les hameaux sont reliés entre eux par des routes sûres et protégées des bandits, et d'autres routes mènent vers les grandes villes des autres pays. Nous avons faire construire de grands ports sur le littoral nord, et le commerce a connu un essor formidable, et le peuple est plus prospère qu'il ne l'a jamais été au cours de son histoire. Mais à présent qu'il ne reste plus rien à faire au niveau du pays entier, chacun s'occupe simplement de ses affaires propres. A ce rythme, je ne donne guère de temps avant que n'apparaissent les premiers conflits d'intérêts et les premières dissensions. »



Tandis qu'ils parlaient, le carrosse était arrivé dans les quartiers les plus pauvres de Duncraig. Les rues sales étaient bondées de mendiants en guenilles, d'orphelins hagards, de toutes sortes de rejetés, de bannis, de difformes, de simples d'esprits; des vieillards à l'air exténué arpentaient péniblement les rues, trouvant à peine la force de s'écarter au passage de quelque lépreux ou pestiféré. Ici, un enfant amputé à la diable se battait avec des chiens pour récupérer de quoi se nourrir parmi un tas d'ordures. Là, une fille d'à peine quatorze ans se vendait à des voleurs pour quelques pièces. Partout où les hommes s'assemblaient, la misère apparaissait, car les forts finissent invariablement par bannir les faibles, et les faibles finissent par se regrouper, et alors ils rejettent derechef les plus faibles d'entre eux, et ainsi de suite, jusqu'à ce que soit réunie dans la misère la plus sordide l'ultime lie de la société.

Et cette lie était étalée devant eux, comme une ironie de mauvais goût illustrant la fatalité des sociétés humaines.

« Comme vous pouvez le voir, soupira Ylln, il subsiste une terrible misère dans certains quartiers. Toute notre action depuis quelques temps est consacrée à ce problème, mais il semble que nous soyons impuissants à combattre la pauvreté.

Sa voix trahissait une certain abattement. Ni Treng-Al ni Nathyle ne répondirent. Assez brusquement, le carrosse s'arrêta. Treng-Al le nota à peine, car son attention s'était portée sur un jeune homme autour duquel était massée une petite foule.

-Allons-nous bientôt repartir ? cria Ylln par la fenêtre.

-Il semblerait que non, répondit le cocher. Un chariot brisé encombre la rue.

-Malédiction ! Il y a bien des endroits à Duncraig où il ne serait pas désagréable de s'arrêter, mais l'idée de m'éterniser ici ne m'enchante guère.

-Pourquoi ne pas sortir ? proposa Treng-Al. »

Ils s'exécutèrent, et suivant le nécromancien, ils se dirigèrent vers l'endroit où une petite foule s'était assemblée. Au centre se trouvait un jeune mendiant jouant de la guitare. Il avait un visage imberbe, presque poupin, encadré de cheveux bruns mi-longs, à l'expression rieuse qui annonçait une personnalité joviale, perpétuellement de bonne humeur. Seul son regard venait contredire cette conjecture: il s'y trouvait une étincelle de ruse, presque de malignité symptomatique d'un esprit brillant, vif et calculateur. Quelque chose chez le jeune musicien intrigua Treng-Al. Puis il comprit lorsque son regard croisa celui du jeune homme. Son visage était d'une propreté impeccable, et il était, sans être gros, assez bien nourri, ce qui n'était guère caractéristique d'un véritable mendiant. Au même moment, avec une vivacité surprenante, le jeune homme se redressa, et asséna un grand coup de guitare à Ylln, ce qui l'assomma.

Presque simultanément, derrière eux, le cocher poussa un cri et s'effondra sur les pavés. Un autre jeune homme le remplaça. Treng-Al lui donnait plus ou moins le même âge qu'au faux mendiant. Bien qu'étant physiquement plutôt différent, plus grand, plus athlétique, avec un visage plus sérieux, des cheveux plus courts, un front plus haut et un menton prolongé par un court bouc, il avait en commun avec lui un regard vif et d'une intelligence presque dérangeante.

Il fit repartir le carrosse où se trouvait toujours l'impôt fraîchement récolté. Dans la confusion, le faux mendiant réussit à s'enfuir et à atteindre le carrosse avant que celui-ci n'ait acquis une trop grande vitesse.

Treng-Al se lança à leur poursuite tandis que Nathyle s'efforça de réveiller Ylln. Il traversa en courant la longue rue, bousculant les gens sur son passage, mais c'était perdu d'avance. La foule le ralentissait, et la carrosse s'éloignait de plus en plus. Il lança alors un esprit d'os. Le sortilège rattrapa rapidement sa cible et fit exploser une des roues. Mais le nécromancien fut trop lent à couvrir la distance qui le séparait du carrosse immobilisé, et évidemment, ce dernier était vide de tout occupant lorsqu'il l'atteignit, en nage. Bien entendu, le coffre contenant les recettes de l'impôt avait disparu.

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Le balrog passa à l'attaque sans crier gare. Son adversaire, qui devait lui arriver au plexus, et qui ne devait guère peser que la moitié de son poids, para le coup sans problème et répliqua par un revers de lame qui balaya la garde du démon. En quelques instants, ce dernier fut désarmé et mis au sol.

« C'est prodigieux... murmura Scatar.

Il observait le combat avec fascination.

-Ils n'ont pas encore atteint la moitié de leur développement, renchérit l'invocateur des ténèbres...

-Et déjà ils rivalisent avec des démons adultes au combat. Stupéfiant.

Ils restèrent ainsi un certain temps à observer les demi-démons, qui approchaient de l'adolescence, combattre des balrogs qui étaient de plusieurs décennies leurs aînés. L'invocateur des ténèbres hésita, puis ajouta.

-Cependant, il y a quelques déceptions.

Son maître resta silencieux un moment, et il craignit une explosion de colère. Mais quand Scatar répondit, ce fut d'une voix parfaitement maîtrisée.

-Quelles sont-elles ?

-Pour être franc, ils sont aussi doués au combat qu'incapables d'user de la magie.

-Ils n'y entendent rien ?

-Goutte, maître. Pas plus qu'un chaman déchu ne pourrait prendre votre succession.

Scatar sourit.

-Intéressante comparaison et flatterie admirablement dissimulée sous le trait d'esprit. Comment expliques-tu cela ?

-Ils ont l'esprit obtus, maître.

-Je vois. Et combien y en a-t-il ?

-Près de mille, maître. Devons-nous stopper la production ?

-Certainement pas ! Ils sont doués pour le combat, mais pas pour l'exercice de l'esprit, dis-tu ?

-Absolument.

-Dans ce cas, intensifiez la production. Ils feront d'excellents soldats, et constitueront le gros des troupes. Cependant, je veux que vous continuiez les recherches pour les améliorer. Réalisez tous les croisement qui vous traverseront l'esprit, faites-les se reproduire avec des humaines, ou avec des succubes, ou avec des mort-vivants, peu m'importe ! Arrachez-leur le coeur et remplacez-le par celui d'un démon, donnez-leur à boire du sang de balrog et à manger de la chair de goule, peu me chaut ! Mais perfectionnez-les. Intensifiez la production de ceux-là, mais intensifiez aussi la recherche. Me suis-je fait comprendre ?

-Sans nul doute, assura l'invocateur des ténèbres, trop heureux de savoir que sa tête serait encore reliée au reste de son corps pour réaliser l'ampleur de la tâche qui s'annonçait. »

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Cela faisait trois jours que Metaxa était devenue chef des nuskris, et déjà elle avait du déjouer une demi-douzaine de tentatives d'assassinat et de trois complots d'une ampleur conséquente.

« Leur isolement n'empêche pas les nuskris de maîtriser les rudiments de la politique moderne, dirait-on, ironisa Minnoca alors qu'ils étaient tous réunis dans le tente de Metaxa, qui était la plus confortable du village. Ni la corruption, ni l'assassinat, ni la sédition ne leurs sont inconnus.

Ils sourirent.

-Je pense partir demain pour le sommet, tenta Katenbau sur le ton de la conversation.

Il y eut un silence. L'effet avait lamentablement échoué.

-Tu veux y aller seul ? demanda Minnoca.

-Les instructions de Lëkor me paraissaient assez clair sur ce point-là, répondit le barbare en haussant un sourcil.

-Mais ça n'a pas de sens ! On ne sait même pas si l'ascension est dangereuse ! On ne sait même pas ce qui t'attend en haut !

-Je fais confiance à Lëkor.

-Mais enfin, suis-je la seule à juger imprudent d'aller escalader seul une montagne, tout en n'ayant de ce qui se trouve à son sommet qu'une vague idée ?

-Tu veux dire que Lëkor se conduirait de façon irresponsable ? demanda Nera. Tu insinues qu'il ne sait pas ce qu'il fait ?

-Jusqu'ici, si on résume, il nous a emmené dans une jungle maudite où plusieurs d'entre nous ont failli mourir, puis à Scosglen où il s'est rendu compte bien trop tard des projets de Moloch.

Nera explosa.

-Sans Lëkor, aujourd'hui...

-Aujourd'hui quoi ? la coupa Minnoca. Scatar serait lâché sur le monde ? Mais c'est également le cas dans notre situation, et pourtant Lëkor a tenté de l'empêcher, mais il a échoué. Il faut savoir juger objectivement les gens, Nera, même ceux qu'on aime. Lëkor est un archange, pas un Dieu.

-Chacun de ceux qui sont assis ici doit au moins la vie deux fois à Lëkor.

Metaxa tenta d'intervenir.

-Après tout, ce qui compte, c'est ce que pense Katenbau. S'il juge que c'est son devoir d'aller seul au sommet, alors il doit en être ainsi.

-Il n'est toutefois pas toujours sage de n'écouter que soi et pas les autres, répondit Milobrec. Ce que nous jugeons être notre devoir n'est pas toujours ce qui est bon.

-J'avais oublié que les chevaliers de l'église de la Lumière savent toujours distinguer ce qui est juste et bon et ce qui ne l'est pas, rétorqua Metaxa. Particulièrement les paladins de la Main de Zakarum, à ce que j'ai entendu dire.

-Je crois que les Nuskris ne sont pas en reste, dit hargneusement le paladin. Je ne prétends pas toujours savoir ce qui est juste, mais je suis au moins certain qu'assassiner des vieillards ne l'est pas. Il ne s'agit pas de coutumes ou de rituels.

-Tu ne sais rien de ces choses-là ! s'écria Metaxa.

-Il suffit ! Cria Katenbau plus fort que tous les autres. Dans un tel moment, où l'unité est de mise et où la solidarité va de soi, vos conduites sont irresponsables. Et cela vaut pour tous. Demain je partirai seul pour le sommet. Et il n'y a aucune, je dis bien aucune contestation possible, ajouta-t-il en voyant Milobrec prêt à le couper. Il vaudrait mieux pour vous que l'ambiance soit moins délétère à mon retour. Je tiens à vous rappeler, dit-il en haussant la voix car c'était cette fois Nera qui s'apprêtait à le couper, que je suis encore le chef de ce groupe. Si tel ne devait pas être le cas, il se pourrait que j'en laisse certains derrière moi, dit-il en regardant tour à tour Minnoca, Nera, Milobrec et Metaxa.
Un mur. Une paroi verticale, un empilement de ravins, de falaises et de pics drapés dans un linceul blanc, perdus entre l'azur et la brume. Côtoyant ses soeurs de vapeur, la montagne s'élevait à des hauteurs infinies, crevant le ciel. Et sur ses pentes noyées dans les nuages, une silhouette peinait.



Katenbau n'avait pas imaginé que la montagne puisse être aussi immense. Du village nuskri, les deux pics semblaient moins distants du village que le village ne l'était lui-même de la plaine. Katenbau avait choisit, plus ou moins au hasard, d'escalader le pic de l'est. Au bout d'une semaine, il s'était rendu compte que ses yeux l'avaient trompé. Il lui était à présent impossible d'estimer la hauteur à laquelle il se trouvait, car les nuages lui masquaient le sol.

Cette nuit-là, il avait trouvé abri dans une grotte. Le froid était mordant, et malgré les épais vêtements qu'il portait sous son armure, et les peaux qui la recouvraient, il l'endurait à peine, lui qui était pourtant habitué aux longues traques immobiles dans la steppe.

Il se réveilla brusquement et jeta un coup d'oeil à l'entrée de la grotte. Le ciel semblait s'être dégagé. Après s'être étiré, il quitta la petite caverne. Le glacier en bordure duquel elle se trouvait était d'un blanc uniforme, qui remontait en pente forte vers un col, puis serpentait entre deux élancements rocheux. Délimité sur ses côtés par deux dénivelés couverts de glace, où l'on pouvait trouver de nombreuses ouvertures dont la taille variait de la simple faille à des grottes de taille moyenne comme celle où il avait passé la nuit, le glacier s'achevait de façon abrupte en plongeant dans le vide quelques dizaines de mètres plus bas.

Pour la première fois depuis qu'il avait commencé l'ascension, le ciel était dégagé. Le sommet de la montagne se détachait nettement sur l'azur, à une hauteur qu'il estima à près de mille cinq cent mètres au dessus de lui. La partie inférieure de la montagne était masquée par une couche uniforme de nuages qui s'étendait jusqu'à l'horizon, dont seules émergeaient les deux montagnes Kerus-an-Ammôn, tels des récifs au coeur d'une mer paisible. Katenbau se détourna, et, avec un soupir las, repris son ascension.



Au sommet de la vallée, le glacier se glissait entre deux saillies rocheuses qui se rejoignaient pour former une arche de granit couvert de glace d'où pendaient de longues stalactites qui lui donnaient l'air d'une gueule aux crocs dégoulinants de salive. Katenbau s'y arrêta aux alentours de midi, lorsque le soleil était à son zénith, et mangea une partie de la viande que lui avaient offert les villageois avant son départ. Le froid avait au moins pour avantage de conserver la nourriture, et il avait des vivres pour encore un bon mois. Alors qu'il s'apprêtait à repartir, son regard fut attiré par de larges empreintes à l'ombre de l'un des pieds de l'arche. Elles étaient si larges et profondes qu'un enfant aurait pu y patauger à son aise. La patte qui l'avait laissé avait trois orteils dirigés vers l'avant, et un quatrième, plus petit, dirigé vers l'arrière. Quel bête monstrueuse avait pu laisser une pareille trace ?

Une image s'imposa bientôt à son esprit. Les pattes du dragon que chevauchait Omatir possédait trois orteils dirigés vers l'avant et un vers l'arrière. Se pourrait-il que d'autres dragons aient existé en dehors de Scosglen ? Katenbau écarta cette pensée et reprit sa marche.

Après être passé sous l'arche, le glacier remontait en pente douce jusqu'à une immense falaise de glace. Katenbau se trouva à son pied au milieu de l'après-midi.



Il ne s'agissait pas en fait d'une véritable falaise de roc, mais d'une immense masse de glace, charriée par le glacier au cours de sa descente, comme les icebergs sont mus à la surface des mers boréales par les courants qui agitent leur sein.

Il repéra une ouverture dans la haute paroi, et s'engouffra à l'intérieur du massif de glace. Il se retrouva dans un tunnel étroit qui s'engouffrait à l'intérieur du glacier. Autour de lui, les parois, le plafond et le sol de glace avaient une légère teinte bleu pastel, et parfois la glace scintillait, et une nuée d'étoiles se reflétait sur l'argent de la Lame des anciens. Mais malgré sa beauté singulière, cet endroit oppressait Katenbau. Le froid y était mortel, et nul bruit ne s'y faisait entendre. Il avait l'impression que le moindre de ses pas provoquait un vacarme que l'on pouvait entendre partout sur la montagne, que son seul souffle faisait plus de bruit que celui de cent coureurs venant de terminer un marathon.

Il arpenta le tunnel pendant une durée inestimable, et finit par se demander s'il ne s'agissait pas d'un cul-de-sac.

Alors qu'il parcourait avec une anxiété croissante les galeries depuis un temps qu'il était de moins en moins capable d'estimer, il sentit un courant d'air l'effleurer à travers les épaisses peaux qui le protégeaient à peine du froid mordant extérieur. Ce n'était pas un cul-de-sac !

Il s'élança, impatient de revoir la lumière froide mais néanmoins réconfortante du soleil. Le courant d'air se mua en brise, puis en un vent glacial alors qu'il arriva à la fin du tunnel. Celui-ci ayant monté en pente douce depuis le départ, Katenbau se retrouva sur le sommet du massif de glace. Mais nul soleil ne l'y attendait.

Il se trouvait au milieu d'une vaste étendue plane, au bout de laquelle se dressait le dernier éperon rocheux, et, environ sept cent mètres au dessus de lui, le sommet de Kerus-an-Ammôn. L'ultime plateau se trouvant à son pied, où se tenait le barbare, était couvert d'un linceul uniforme de glace et de neige qui brillait à la lumière de la Lune. Celle-ci se détachait derrière l'autre sommet telle une ombre derrière un parapet chinois, par delà la mer de nuages, énorme et d'une pâleur cadavérique et gibbeuse, si proche que Katenbau avait l'impression de pouvoir la toucher, de pouvoir palper sa surface morte et craquelée en étendant le bras.



Tandis que Katenbau se mettait en route vers le dernier sommet, la lumière lunaire s'évanouit comme si l'astre des nuits souffrait de quelque éclipse. « Un nuage », pensa Katenbau. Puis la lumière revint. C'était trop rapide pour être un nuage. Le bruissement de titanesques ailes rompit le silence millénaire. Le barbare se retourna.

La bête se posa. Il dégaina la Lame des Anciens.

_______________


Les deux bâtons s'entrechoquèrent avec un bruit mat. Metras se remit en garde, et dévia l'estoc de son adversaire avant de se retourner et de frapper en force du haut vers le bas. Le coup balaya la garde de Keelarwen, qui dut éviter la suite de l'enchaînement à la hâte, sans avoir le temps de placer aucune contre-attaque. Il termina par un coup de pied retourné qui atteignit la jeune combattante au plexus, lui coupant la respiration, et lui faisant échapper son simulacre d'arme sous le choc. Metras s'interposa entre elle et le bâton. Elle feignit un mouvement sur sa droite, puis partit sur la gauche en effectuant une roulade. Le jeune homme anticipa son mouvement et plaça son propre bâton sous sa gorge.

« Très bien, fit Menarnar, tu as gagné, Metras.

La salle se fendit en applaudissements assez peu enthousiastes. Depuis quelques semaines, le traditionnel duel de fin de séance, qui opposait les deux meilleurs élèves de la journée, était monopolisé par Metras et Keelarwen. Les autres n'étaient pas mauvais, pensa Menarnar, mais ils ne sauraient sans doute jamais faire mieux que défendre leur vie bravement sur le champ de bataille. Seuls ces deux-là paraissaient vraiment doués au combat; seuls ces deux-là paraissaient capables de devenir un jour de grands combattants, ceux qui étaient à même de faire la différence lors des batailles les plus indécises.

-Ton geste était trop risqué, Keelarwen, ajouta Menarnar. Lors d'un vrai combat, tu aurais eu la gorge tranchée.

-Sur un vrai champ de bataille, j'aurais pu récupérer l'arme d'un mort plus facilement, répliqua-t-elle.

-C'est vrai, admit-il après une certaine hésitation.

Les autres novices se turent. Jamais le professeur n'avait cédé à un élève auparavant. Menarnar sentit le changement d'ambiance.

-C'était un bon combat, Metras, ajouta-t-il pour faire bonne mesure.

Alors qu'il allait annoncer la fin de la leçon, celui-ci répondit :

-Professeur ?

-Qu'y a-t-il ?

-Puis-je t'affronter ?

Il y eut à nouveau une pause, plus longue celle-ci.

-Je ne crois pas que tu sois prêt, répondit-il simplement.

-Ne puis-je au moins essayer ? insista Metras.

Menarnar eut une idée.

-Soit, fit-il en se dirigeant vers un coffre retenu fermé par d'épaisses lanières de cuir. Il en sortit une épée longue, qu'il lança à Metras.

-Dans ce cas tu ne vois pas d'inconvénient à ce que nous nous battions avec de véritables armes.

Le jeune homme ne répondit rien. Menarnar dégaina Sorrow.

-Hé bien, qu'attends-tu ? »



Metras passa à l'attaque. Menarnar ne bougea pas d'un cil, et, à la dernière seconde, bloqua, avant de repousser brutalement son adversaire, qui recula de plusieurs mètres. L'autre ne se démonta pas et feinta deux fois avant d'attaquer, mais son épée ne fendit que l'air.

Menarnar avait esquivé le coup avec une vivacité inhumaine. Il laissa son adversaire se retourner, et dit :

-J'aurais eu le temps de te tuer quatre fois !

-Alors pourquoi ne le fais-tu pas ? répondit Metras avant de se lancer dans un long enchaînement de dix attaques puissantes et rapides, qui s'acheva sur un revers de lame dévastateur -le même qu'il avait utilisé pour battre Keelarwen, que Menarnar esquiva un reculant d'un pas. Metras n'eut pas le temps de se rétablir. Le pommeau de l'épée de son adversaire se dirigea à toute vitesse vers son nez.



Le sang jaillit, faisant sursauter les autres élèves. Leur condisciple recula de quelques pas avec un hoquet de douleur. La blessure était mineure, mais elle saignait abondamment.

-Maintenant, je vais te montrer ce qu'est un véritable enchaînement.

Menarnar fit tournoyer Sorrow, décrivant de grands arcs de cercle, tout en chargeant Metras. Naturellement, tout cela n'était que de l'esbroufe. Il avait frappé son élève au cartilage, ce n'était donc pas une blessure sérieuse, mais en revanche, c'était impressionnant pour un spectateur non averti. Il commença par un coup du haut vers le bas, puis il se retourna, frappa du bas vers le haut, feinta à droite, puis à gauche, puis à nouveau à droite, puis il se fendit, et toucha Metras à l'épaule. L'épée s'enfonça peu profondément, ce qui lui permit de la retirer et de poursuivre son enchaînement à une allure de plus en plus frénétique. Son adversaire para cinq, puis dix, puis vingt, puis trente attaques, avant de commettre une erreur.



Metras ne suivait plus le rythme de son maître. Il comprit que ce dernier ne faisait que jouer avec lui. Il n'aurait pas du l'affronter. Il ne faisait pas le poids.

Après une série interminable de parades, il suivit une feinte. L'erreur fut fatale. Une demi-seconde plus tard, il était désarmé, une seconde plus tard, il était à terre, une seconde et demi plus tard, L'acier froid de Sorrow se posait sur sa gorge.

-C'est bon ? demanda Menarnar.

-C'est bon, grommela-t-il.

-Très bien.

Menarnar l'aida à se relever, puis s'adressa à tous.

-Si vous croyez que vous êtes là pour jouer, vous vous mettez le doigt dans l'oeil jusqu'au poignet. Vous êtes jeunes. Il n'est pas normal, il n'est pas juste que vous alliez à la guerre.

Mais l'ennemi est là. Il se constitue une armée, une armée terrible qui va déferler sur le monde. Cela aura lieu dès que les glaces seront assez épaisses pour que ses troupes puis traverser à sec.

Il marqua une pause.

-Savez-vous combien il y a de soldats et d'hommes en âge de combattre à Scosglen ?

Le silence fut la réponse.

-Il n'y en a pas trente-deux centaines ! Nos ennemis ne viendront pas à moins de dix mille ! Vous devrez combattre, que vous le vouliez ou non. Les vieillards devront se battre. Les infirmes devront se battre. Les enfants devront se battre.

Vous allez devoir vous battre. Et la guerre n'a rien, rien du tout à voir avec ce que nous faisons là. Lorsque vous serez sur le champ de bataille, au milieu des décombres, de la poussière, des cendres et de la ruine, lorsque tout autour de vous ne sera que mort et déroute de l'humanité, lorsque vous serez environnés par le fracas des combats, de l'acier contre l'acier, des os brisés, lorsque les appels des mourants et les cris et les suppliques vous entoureront au point que vous mettrez à croire que votre dernière heure est venue, lorsqu'il vous faudra marcher dans les entrailles et le sang mêlés de vos ennemis et de vos amis d'enfance, lorsque vous verrez la mort dans les yeux d'un camarade avec qui vous plaisantiez la veille encore, lorsque vous reconnaîtrez fugitivement, sous la suie, la poussière, le sang et la terre, le visage d'un père, d'un frère, avant que les corbeaux ne se posent sur lui pour le dévorer encore vif, vous n'aurez plus qu'une envie : fuir, le plus loin, le plus vite possible. Mais dans une bataille, il n'y a nulle part où fuir. Alors vous fuirez, l'épée au poing, vers l'avant, vers l'ennemi, tuant et tuant encore jusqu'à ce que la mort veuille bien vous emporter. Ce que nous faisons ici est sérieux, mais il y a peu de chance que ce soit suffisant. L'espoir est bien maigre. Ne le tuez pas en prenant mon enseignement à la légère. »

_______________


La tache de lumière s'élargit jusqu'à devenir une sphère lumineuse de la taille d'un boulet de canon. Le sifflement qui avait accompagné son apparition diminua, et une voix émana de la sphère.

« J'ai eu bien du mal à te trouver.

-C'est volontaire.

L'autre interlocuteur était un homme au visage masqué par l'ombre que produisaient les rayons de la lune qui s'engouffraient dans la chambre miteuse par une fenêtre aux volets moisis.

-Je regrette que nous ne nous soyons plus parlé depuis ce jour, il y a treize ans.

-Pas moi.

-Tu sais sans doute pourquoi je suis venu.

-En effet.

Un son étrange, comme un rire, s'échappa de la lumière.

-Tu ne pourrais pas au moins faire un effort de courtoisie ?

-Je ne t'ai pas invité dans ma chambre.

-Ce n'est pas la tienne.

-Je l'ai louée.

-Ca ne change rien.

-Vas donc dire ça à l'aubergiste. Il m'en a pris six-cent pièces d'or.

Un faisceau lumineux jaillit de la sphère et inspecta l'ensemble de la pièce.

-Il t'a escroqué.

-C'est ce que je lui ai dit.

-Il t'a quand même hébergé ?

-Je l'ai menacé de mort.

-N'as-tu pas honte ?

-Pas du tout. Mais tu n'es pas venu pour me parler de ça, ni du bon vieux temps, n'est-ce pas ?

-Du bon vieux temps ? Essaierais-tu de ressembler de te faire passer pour un honorable vieux briscard, alors que tu n'es qu'un jeune voyou ?

-Viens-en au fait. Je n'ai pas le temps d'échanger des plaisanteries de mauvais goût.

-Je veux que tu sortes de cette retraite honteuse, pour venir au secours de Katenbau et écraser Scatar, et ainsi devenir le héros que tu as toujours mérité d'être.

-C'est donc cela ? Tu veux que j'aille me faire massacrer par le Seigneur-démon, en espérant que je l'estropie suffisamment avant de mourir pour que les forces du paradis puissent avoir leur chance dans l'affrontement final ? Désolé, mais je ne marcherai pas. Tu as peut-être réussit à manipuler Katenbau, mais ça ne fonctionnera pas avec moi. J'ai vu immédiatement qu'ils t'avaient changé.

Toi qui prônais toujours l'équilibre, qui prétendait soutenir la cause des hommes et non celle des anges, regarde donc ce que tu es devenu ! Tu es le pantin du paradis, le docile serviteur de tes nouveaux maîtres ! Tu en es venu à trahir ton disciple et ami !

-Je ne te laisserai pas dire cela !

-C'est pourtant la vérité, non ? Tu l'envoies affronter l'être le plus puissant de la création, sans même savoir si son pouvoir lui permettra de survivre ! N'as-tu donc plus d'honneur ? Lëkor, ton corps est désormais plus puissant que jamais, mais ton esprit rampe à quatre pattes comme une bête, entravé par les fers que t'on posé les archanges.

-Tu refuses donc de m'aider, c'est cela ?

-Je dois la vie à Lëkor, et je ferais tout ce qu'il m'ordonnera, mais tu n'es pas le Lëkor dont je parle. Tu n'es pas celui que je considérais comme mon frère. Je ne t'aiderai pas.

Il y eut une silence dans la pièce. La sphère rétrécit lentement jusqu'à n'être plus qu'un point lumineux, d'où s'échappa une voix, puis disparut :

-Jamais je n'aurais pensé que mon petit frère deviendrait un lâche.

L'autre bondit hors de l'ombre, mais la lueur avait déjà disparu.

-Je t'interdis !... »

La lumière de la Lune éclairait à présent son visage, faisant luire fugitivement les larmes amères qui s'y écoulaient.

_______________


Katenbau s'éveilla en sursaut. Son bras droit le lançait terriblement. Il voulut le bouger, mais une douleur terrible l'en dissuada. Il inspecta du regard la pièce dans laquelle il était allongé; c'était une hutte de forme assez primitive, semblable aux yourtes que bâtissaient les tribus nomades du nord des steppes barbares, à ceci près que celle-ci était bâtie pour une seule personne. Les montants étaient faits d'une fourrure qu'il identifia comme étant celle de rennes, soutenus par une structure en bois, probablement de conifère. Le sol était également couvert de peaux de bêtes. Il s'apprêtait à se relever, lorsque la tente s'ouvrit, en face de lui, et qu'un vieil homme, dont le visage n'était qu'une succession de rides d'expression à la convergences desquelles on devinait tout juste un nez droit, des yeux rieurs et une bouche étirée en un sourire accueillant.

« Bienvenue dans mon humble demeure, jeune pèlerin. Serait-ce discourtois de vous demander votre nom ?

-Katenbau, articula-t-il péniblement. Katenbau Orkhayne.

-Enchanté, Katenbau. Je me nomme Keorisnakar-Samatyarrhaonik'asamehawakri'lleldrikyas. Néanmoins, je ne m'offusquerai pas si vous m'appelez Keo.

Le barbare sourit.

-Je vous remercie de votre hospitalité, Keo. Cependant, pourrais-je savoir comment j'ai atterri ici, le bras cassé ?

-Bien entendu. D'ailleurs, comment va-t-il? Je m'en suis occupé comme j'ai pu, Katenbau, mais à dire vrai, vous et votre bras étiez en plutôt mauvais état lorsque je vous ai retrouvé, il y a deux jours de cela.

-Deux jours ?

Keo acquiesça.

-Vous étiez étendu au milieu du plateau que surplombe l'endroit où nous nous trouvons en ce moment.

-Sommes-nous au sommet ?

-Pas tout à fait, mais nous n'en sommes pas très loin, sourit le vieillard. Lorsque je vous ai trouvé, la neige commençait à vous recouvrir, et seule votre épée dépassait. Je me suis rendu compte que votre bras était cassé, apparemment à cause d'une chute. Cependant, il n'y avait nulle part d'où tomber aux alentours. Je comptais sur vous pour éclairer ce mystère.

-Je peux assurément l'éclairer, murmura Katenbau. La mémoire me revient à présent, par bribes.

J'étais venu ici pour trouver le sommet. On m'a dit que je devais y trouver quelque chose qui m'aiderait à accomplir une certaine quête.

-Voilà ce que l'on appelle être évasif, Katenbau, sourit le vieil homme. Vous n'avez rien à craindre de moi. Je connais la nature de votre quête. En fait, il se trouve que je suis le « quelque chose » -ou plutôt le quelqu'un, que vous cherchiez.

Le barbare haussa un sourcil.

-Je comprends que tout ceci vous paraisse douteux. Mai vous devez me croire. On vous a envoyé ici parce que j'y réside, Katenbau. Et parce que moi seul peux vous permettre de vaincre Scatar. Mais ne brûlons pas les étapes. Commencez par me raconter ce qui vous est arrivé. »
« Je me suis retourné lorsque je l'ai entendu se poser, derrière moi. C'était un dragon blanc au sang glacé, un bête des premiers jours du monde. Il a foncé droit sur moi, et je dois avouer que j'étais pétrifié. Debout, je ne lui arrivai pas au genou !

-Cela peut se comprendre. Il existe peu de créatures aussi effrayantes qu'un dragon, en ce monde, commenta le vieil homme.

-Il a d'abord essayé de me tuer avec son souffle glacé, mais je l'ai évité, alors il est allé au corps à corps. Je ne pensais qu'une bête aussi énorme puisse être aussi vive.

-Le dragon est prompt lorsqu'il attaque, ainsi que tous les autres reptiles.

-Allez-vous cesser de m'interrompre ? s'impatienta Katenbau. Vous m'avez demandé de vous raconter mon combat, alors laissez-moi m'exécuter !

Le vieillard s'excusa, et enjoignit le barbare à reprendre son récit, ce que celui-ci fit.



-Et alors, le dragon s'est envolé, n'est-ce pas ? demanda Keo, après avoir laissé parler le barbare pendant une bonne dizaine de minutes.

Katenbau acquiesça.

-J'ai essayé de m'accrocher à quelque chose, mais aucune prise ne s'est présentée. La chute devait être d'au moins dix mètres. J'ai eu de la chance.

-C'est certain. En plus, votre bras devrait être vite revenu à la normale. Cependant, je crois que vous devrez rester ici plus longtemps.

-Pourquoi ?

-Je vous ai déjà dit que je connaissais votre mission, Katenbau. Et, à dire vrai, j'y suis lié. Je suis censé vous préparer à l'affrontement contre Scatar.

-Me préparer ? Et de quelle manière ?

-Ce sera un entraînement de l'esprit autant que du corps.

-Excusez-moi, Keo, mais je crois que vous n'avez que peu de choses à m'enseigner, sans être arrogant. J'ai déjà affronté de nombreux démons, et même les Trois eux-mêmes.

Keo soupira.

-Je savais que ce serait difficile. Dans tous les cas, vous devrez rester ici au moins le temps que votre bras soit rétabli. Après cela, je vous demanderai de m'affronter, et nous verrons ensuite selon l'issue du combat.

-Vous affronter ? Mais c'est ridicule, vous êtes un vieillard ! Il n'y aura pas de combat ! »

Keo se contenta de sourire, et sortit de la yourte.

_______________


La Voie de la Fraternité, aussi connue sous le nom de Hröderlejkveg s'étendait en une ligne absolument droite sur les quelques trente kilomètres qui séparaient Harrogath, la fière citadelle nichée au creux des vallées s'étendant au pied du gigantesque Arreat, de Sescheron, l'immense capitale des barbares, qui dominait la plaine en s'étendant depuis sa colline centrale. Le plus souvent large route au dallage récent et fiable surveillée par de nombreuses tours de guet à l'architecture trapue, elle se muait parfois en obscur tunnel ou en vaste pont lorsqu'elle traversait l'un des profonds canyons qui striaient la steppe.

A cheval, il suffisait d'une demi-journée, voire de quelques heures si l'on allait à bride abattue pour la parcourir. Mais la troupe qui traversait la Voie de la Fraternité en cette nuit d'orage avançait bien moins prestement, bien qu'elle fût montée, ce qui agaçait singulièrement l'un de ses meneurs.

« Voilà déjà deux jours que nous avançons sur cette route, maugréa Hösrok. Mon fier étalon aurait achevé le voyage en moins de cinq heures.

-Ne sois pas si impatient, prince, tenta de le raisonner Besakssen. Cette promptitude te fera un jour ombrage, crois-moi. Elle t'empêche de devenir un véritable politicien.

-Tu sais bien que je ne cherche pas à être un politicien sournois, seulement un dirigeant digne de sa cité, ô vice-roi. A Harrogath, la politique, c'est Anya qui s'en charge. Et ses méthodes sont du genre... efficaces quoiqu'un rien expéditives. Mais ce n'est pas de cela que je veux parler. Cette escorte de quarante hommes nous ralentit terriblement. De ce fait, nous sommes encore plus vulnérables que si nous avancions avec quelques cavaliers seulement.

-Et à quels dangers nous exposons-nous donc, Maître Stratège ?

-Je ne t'apprendrai rien en te disant que les démons arpentent encore la région.

-Hösrok, enfin, nous ne risquons rien ! Nous allons passer la nuit sous ce pont, bien à l'abri de cette maudite pluie, et demain nous repartirons et nous arriverons sans problème à Harrogath. La guerre contre Baal est finie depuis treize ans, Hösrok. Les choses ont changé.

-Elles peuvent changer de nouveau.

-Tu es désespérant. Cesse donc de vivre dans le passé, et remets-toi au goût du jour! »

Ils s'allongèrent tous deux, près du feu, tandis que les gardes faisaient le guet autour d'eux. Quand était venue la fin de son séjour diplomatique à Sescheron, Besakssen avait proposé à Hösrok, son frère cadet et prince d'Harrogath, de l'escorter. Le rythme de leur troupe était plutôt lente, et ils avaient été surpris par un orage. Ils avaient trouvé refuge au fond d'une petite vallée, sous les arches de la Hröderlejkveg.

Besakssen observa son jeune frère. Celui-ci avait le même tempérament fougueux que leur aîné Katenbau; malgré ses nouvelles responsabilités, il avait gardé une âme de guerrier. Besakssen, lui, avait suivi l'évolution contraire. Son titre de vice-roi des barbares l'avait profondément changé, et il était devenu un homme de pouvoir. Et, il devait le reconnaître, cette évolution avait peut-être été un peu plus marquée que de raison. Il n'avait plus manié la hache depuis fort longtemps, et physiquement, il s'était laissé aller à un léger embonpoint. Mais cette nouvelle vie lui convenait. Il s'endormit facilement, l'esprit tranquille.

Hösrok, lui, ne s'endormit pas.

La pluie battante enveloppait de son voile obscur la lande délavée, ressortant noire, comme un négatif, lorsqu'un éclair illuminait l'étroite vallée où ils se trouvaient. Les arbres noueux et inclinés par la force du vent se balançaient au gré de la tempête. De longs torrents de boue dévalaient les pentes de la vallée autour d'eux, emmenant sur leur passage la terre noircie et gorgée d'eau. Les cieux tourmentés semblaient défier la terre de résister à leur colère. Tout autour de Hösrok n'était que chaos, et le barbare s'y sentait fort à son aise. Il lui était toujours bon de voir un de ses frères, mais le changement de Besakssen l'avait perturbé. Son frère aîné était devenu un dirigeant modèle. Hösrok, lui, se montrait incapable de gérer une simple cité, et laissait les rênes à Anya. Lui n'était pas fait pour les responsabilités. Sa place était dans les contrées inconnues, face au danger et à l'action, et non sur un trône. Peut-être, au fond, les patriarches avaient-ils raison... Peut-être pourchassait-il les démons par simple nostalgie, et non par souci de la sécurité de ses concitoyens... Peut-être mettait-il en danger la vie de ses soldats par lassitude...

Il se força à penser à autre chose. Anya était désormais enceinte de trois mois. Hösrok sourit en pensant à sa bien-aimée, et à leur fille qui viendrait dans six mois si tout se passait bien. Si tout se passait bien... Décidément, il ne trouverait pas le sommeil cette nuit-là.

Il se redressa et regarda autour de lui. La violence de la pluie et du vent empêchait de voir à plus de vingt mètres, et l'abri du pont sous lequel ils se trouvaient était tout relatif. Pourtant, à côté de lui, Besakssen ronflait paisiblement. La plupart des gardes qui les accompagnaient dormaient eux aussi, seuls cinq montaient la garde. La force du vent commença à décroître, mais pas celle de la pluie. Un éclair illumina la scène. Hösrok crut distinguer des silhouettes avançant dans leur direction, dissimulées parmi les arbres. Une des sentinelles se redressa. Le coup de tonnerre qui suivit dissimula le sifflement de la flèche qui alla se planter dans son torse.

« ON NOUS ATTAQUE ! Hurla Hösrok.

Les gardes se relevèrent péniblement, marmonnant et cherchant leurs armes à tâtons tandis que leurs ennemis chargeaient. « Des bleus... pensa-t-il ». Les sentinelles et les plus rapides formèrent rapidement une première ligne. Un autre éclair illumina brièvement la vallée. Hösrok estima à une cinquantaine le nombre de leurs ennemis. C'étaient des hommes, sans doute des bandits de grand chemin. Mais comment des bandits auraient-ils pu déjouer la surveillance des tours de garde ?

Hösrok alla se placer en première ligne, et tandis que le gros de leur troupe émergeait peu à peu du sommeil, lança une charge contre leurs ennemis. Les deux blocs se rapprochèrent très rapidement l'un de l'autre, mais il manquait aux barbares les trois quart de leurs forces. Ils se firent balayer, et bientôt, il ne subsista plus de la charge que Hösrok et quelques vétérans expérimentés qui se faisaient encercler. Une seconde vague de barbares arriva heureusement à leur rescousse.



Besakssen émergea difficilement du sommeil. Un de ses hommes était penché sur lui.

-Excusez-moi, messire, mais des bandits nous ont pris en embuscade. Le prince d'Harrogath a mené une charge contre eux mais ils se sont fait encercler.

Besakssen cligna des yeux.

-Nous avons envoyé douze hommes pour leur permettre de faire une retraite, mais les vingt qui demeurent sont restés ici pour vous protéger.

-Hein ?

Le soldat se répéta patiemment.

-Quoi ? QUI EST ENCERCLE ?

Il saisit sa hache, se leva et fonça en hurlant droit sur ses ennemis. Après un court temps de latence, ses gardes le suivirent.

Il est dit qu'un barbare en état de berserk écume littéralement de rage, et devient tout à fait incontrôlable. Dans un tel état, le combattant berserk perd toute inhibition et toute notion de douleur, de fatigue ou de mort. Il a été rapporté qu'un guerrier berserker aurait mordu à pleins dents dans son bouclier et l'aurait mâché jusqu'à le réduire en petits copeaux.

Par un phénomène peu connu, et sans doute peu connaissable, il se trouve que la rage berserk est d'autant plus impressionnante, dangereuse et bestiale qu'elle fait suite à un état de repos total de l'esprit, comme la méditation ou le sommeil.



Le vice-roi Besakssen était comme frappé de folie. Il sauta en hurlant au milieu de la mêlée, et dégagea à la hache un cercle de quatre mètre autour de lui où plus rien ne vivait. Il repéra son frère, et franchit la quinzaine de mètres qui l'en séparait en se frayant un chemin parmi ses ennemis comme un boucher découpe la viande morte. Il laissait sur son passage un large sillon où ta terre noire et gorgée d'eau était jonchée de lambeaux de chair découpés, d'organes et des boyaux répandus sur le sol et d'ossements brisés, le tout baignant dans une mare de sang.

Alors qu'il avait presque atteint Hösrok, un véritable colosse, au visage masqué par une cagoule, approcha de Besakssen. Il n'eut pas même le temps de se mettre en garde. La hache le sectionna en deux verticalement, traversant le crâne, fendant les mâchoires, découpant la gorge, explosant le sternum, charcutant les organes internes avant de ressortir au niveau de l'entrejambe dans un jaillissement de sang. Les deux parties s'effondrèrent au sol, et il atteignit enfin son frère. Celui-ci était indemne, quoique combattant avec l'énergie du désespoir les ennemis qui l'encerclaient.

A présent, toute leur troupe était au combat, et les bandits commencèrent à céder. Leur lignes explosèrent, ils commencèrent à reculer. Puis, sous la pression de la charge que menèrent les deux frères barbares côte à côte, la retraite devint une débâcle.

Lorsque tous les bandits furent éliminés, Besakssen et Hösrok se retrouvèrent.

« Ce n'étaient pas de simples brigands, dit le second en s'agenouillant auprès de l'un des cadavres. Ils sont très bien équipés, ce sont des professionnels. Des mercenaires. On les a envoyé pour tuer quelqu'un.

-Qui est la cible ?

-Soit toi, soit moi. Quand je les ai chargés, ils n'ont pas tenté de me contourner pour t'atteindre. Ce devait donc être moi.

-Qui a bien pu... ?

-Je n'en sais rien, mais je crois qu'il est plus sage que ton escorte me raccompagne jusqu'aux portes d'Harrogath. Et qu'elle le fasse vite, cette fois-ci. »

_______________


« Vous sentez-vous mieux, Katenbau ? demanda Keo en entrant dans la yourte.

-Tout à fait, sourit le barbare. Je n'ai plus mal au bras.

-Laissez-moi examiner cela.

Le vieillard se pencha sur son bras.

-Il n'y a pas de doute, vous êtes tout à fait rétabli. Vous devez avoir une constitution extraordinaire, il faudrait normalement bien plus que deux semaines pour se remettre de ce genre de blessure.

-Attribuons cela à l'air vivifiant de la montagne.

-Si vous le dites, Katenbau. Nous allons donc pouvoir régler ce combat ainsi que nous l'avions convenu.

-Je pense toujours que ce n'est guère sage, répliqua le barbare.

-Nous ne nous ferons pas de mal, je vous le certifie. J'ai ici des armes factices. Si vous gagnez, je vous promets que vous pourrez repartir dans la direction de votre choix.

Katenbau soupira.

-Sortons, proposa le vieil homme. Ainsi, nous profiterons davantage de l'air vivifiant. Et, qui sait, peut-être aurons-nous une surprise quant à l'issue du combat. »



Ils sortirent et se retrouvèrent sur un plateau de très faible superficie couvert de neige, qui dominait de très haut l'endroit où il avait affronté le dragon blanc. Une moitié du plateau était ainsi bordée par un précipice abrupt, et l'autre l'était par une imposante falaise de roche noire dans laquelle s'engouffrait un passage si sombre qu'il était impossible de distinguer de l'extérieur ce qui s'y trouvait.

« Charmant, dit Katenbau. Quel est ce passage ?

-C'est une grotte. Mais vous n'aurez pas à passer par là avant un certain temps.

-Où mène-t-elle ?

Le vieillard eut un sourire énigmatique.

-Vous n'avez pas besoin de savoir où va un chemin que vous n'emprunterez pas, n'est-ce pas ?

Keo alla chercher deux bâtons derrière sa tente.

-Mais abandonnons le domaine de la philosophie et passons à celui de l'action. Affrontez-moi, ajouta-t-il en lançant un des bâtons au barbare.»

Sur ces mots, le vieillard chargea. Katenbau bloqua son enchaînement sans trop de problème. Les coups étaient rapides et précis, mais pas suffisamment puissants. Il répliqua par une série de coups puissants destinés à briser la garde de son adversaire. Mais, à sa grande surprise, Keo tint bon, et répliqua par un nouvel enchaînement plus rapide. Le vieil homme était plus fort qu'il n'en avait l'air, mais malgré cela, il ne faisait pas le poids face au barbare. Celui-ci attaqua avec rage et vivacité, mettant à rude épreuve les réflexes de son adversaire, qui bloqua avec une aisance déconcertante chacun de ses assauts. Katenbau changea de tactique et décida d'avoir le vieil homme à l'usure. A son âge, il ne tiendrait pas plus de quelques minutes avant de s'essouffler.

Mais Keo était décidément tout sauf un vieillard ordinaire. Non seulement il soutint le rythme que le barbare lui imposait pendant un quart d'heure, mais il commença à placer de plus en plus de contre-attaques, puis il reprit l'avantage du combat et en accéléra la vitesse peu à peu, jusqu'à mettre Katenbau en difficulté. Il bondissait dans toutes les directions et semblait ne plus toucher le sol. Il parait les attaques du barbare et répliquait avec l'agilité d'un singe, la vivacité d'un serpent et la force d'un homme adulte. Katenbau se trouva bientôt acculé, et il ne put bientôt plus placer de contre-attaque, tant Keo enchaînait les attaques à un rythme effréné. Après quelques minutes de résistance acharnée, il se fit désarmer.

-D'accord, d'accord, Keo, vous avez gagné. J'accepte de recevoir votre enseignement.

Keo sourit.

-Je suis ravi de vous voir aussi volontaire.

Keo s'assit à même la neige et invita le barbare à l'imiter.

-Mais avant de commencer l'entraînement à proprement parler, je crois qu'il serait bon de vous parler de celui que vous allez affronter. J'imagine que vous n'avez du sujet qu'une connaissance très sommaire.

-Je sais seulement que Scatar est le père des Trois, approuva Katenbau.

-Alors je crois qu'il est bon de vous raconter son histoire. D'abord, vous devez savoir que toute la création qui nous entoure, aussi bien sur ce monde que sur les autres, est le fruit d'un seul être, qui se nomme Thao. Thao est ce que l'on appelle un Eternel, c'est-à-dire une créature qui ne pourra jamais être complètement détruite.

-Son pouvoir doit être redoutable.

-Certes, mais lui ne l'est pas. Thao est le créateur, et non pas le seigneur de l'univers. Thao a compris que ce qui doit primer, c'est l'équilibre. Pour cela, il a créé ses deux fils : Scatar, qui suivit la voie de la lumière, et Luelmêth, qui suivit celle des ténèbres.

-Scatar était bon ?

-En effet, mais laissez-moi continuer. Thao ne vit pas que ses fils n'avaient pas comprit ses enseignements. Ils se firent la guerre, chacun voulant imposer son point de vue à l'autre. Mais bientôt, une terrible chose survint. Scatar abandonna la lumière pour les ténèbres. C'est un élément très important. Scatar suit la voie du mal par choix, et non par le fait de son essence. Il est entièrement maléfique, et il l'est encore plus que n'importe quel démon, car il a eu le choix. Thao a alors dû puiser dans son pouvoir pour ramener Luelmêth sur la voie du bien afin de rétablir l'équilibre. Il s'en trouva fort affaibli, et Scatar profita de l'occasion pour le bannir hors des univers réel. Considérant son sort réglé, Scatar déclara la guerre à Luelmêth, avant d'être banni à son tour puis libéré par son fils Moloch.

Scatar a cependant oublié Thao, et il a commit là une énorme erreur. Exilé du monde réel et condamné à ne plus jamais y revenir, ce dernier a compris son erreur. Les démons et les archanges sont inaptes à vivre dans l'équilibre. C'est alors qu'est apparue la race idéale: une race qui mêle le bien et le mal, l'ordre et le chaos, une race libre de choisir sa voie. Les hommes sont les seuls à pouvoir rétablir l'équilibre dans l'univers, même s'ils sont aussi capables de le rompre.

Durant le grand conflit, l'équilibre a constamment été menacé, mais jamais il n'a autant tenu à un fil qu'aujourd'hui. Comme les archanges vous l'ont dit, Katenbau, une grande guerre est imminente, qui décidera de l'avenir de la création. Néanmoins, contrairement à ce qu'ils vous ont dit- et certainement à ce qu'ils croient, l'enjeu n'est pas l'hégémonie du bien ou du mal sur l'univers, mais le maintien ou non de l'équilibre; quoique, si l'équilibre doit être rompu, la balance penchera du côté du mal, bien entendu.

Quelle que soit l'issue du conflit, la création sera profondément modifiée. Il est difficile de prévoir à quel point. J'ai cependant peu de chances de me tromper en estimant que votre victoire est préférable, Katenbau. Car vous êtes celui que Thao a choisi. Il a élu deux champions de l'équilibre, et vous êtes l'un des deux.

-Qui est l'autre ?

-Cela m'est obscur, avoua Keo. Un échec de votre part est donc d'autant plus impensable.

-Il est bon de savoir que les responsabilités qui pèsent sur moi ne sont pas trop lourdes, soupira-t-il. Mais alors, Keo, qui êtes-vous, vous-même ? Pas un simple vieillard, en tout cas. Une sorte de messager de Thao ?

Le vieil homme sourit.

-Je n'aurais pas la prétention de dire cela. J'habite certes ici depuis fort longtemps, et j'ai plus de pouvoir que je n'en ai assurément l'air, mais je ne suis pas pour autant l'émissaire de Thao. En fait, j'ai peur que vous ne puissiez guère appréhender ma véritable nature, et je crains qu'il ne soit qu'une pure perte de temps d'essayer de vous l'expliquer. Disons que je suis un allié de Thao, et que je suis là pour vous aider dans votre mission. A présent, je pense que nous pouvons commencer votre entraînement.

-Si vous le dites...

-Il y a chez les nuskris un proverbe de grande sagesse, qui dit que pour vaincre, il faut devenir tel que son adversaire. "Pour vaicnre l'aigle, fais-toi aigle, pour vaincre l'ours, fais-toi ours." Scatar plus ou moins être assimilé à un dieu. Vous voyez ce que je veux dire..."
La neige tombait doucement sur Harrogath, recouvrant toute chose de son manteau pur et protecteur. Pour une raison qu'il ignorait, Hösrok adorait la neige. Il s'agissait certainement de l'une des dernières chutes, car le printemps ne tarderait pas à poindre.

La cité s'éveillait peu à peu. Bientôt, la foule arpenterait les rues, et sous ses pas innombrables, le linceul d'une perfection irréelle se muerait en une boue infâme lorsqu'elle aurait fondu. Fallait-il donc que l'homme gâche tout ce qui était beau dans la nature ?

Mais le plaisir de fouler la neige en premier n'était pas la seule raison qui poussait Hösrok à se lever deux heures avant la plupart de ses concitoyens. Il appréciait le calme des rues désertes. Il se sentait plus libre. C'est ainsi qu'il avait pris l'habitude de se rendre régulièrement seul auprès du mémorial aux morts de la guerre contre Baal, derrière le temple consacré aux esprits de la montagne, tôt le matin. Ce jour-là, cependant, il constata avec surprise la présence d'un autre homme. Qu'il connaissait bien, d'ailleurs.

« Emund ?

Le capitaine de la garde leva le regard, soudainement tiré de ses pensées.

-Monseigneur ?

-Que fais-tu ici ?

-C'est la tombe d'un soldat que j'ai connu. Il s'appelait Alerssen. Nous étions dans la même compagnie pendant la guerre. Nous avons été capturés. Les démons nous ont retenus prisonniers et nous ont torturés pour obtenir des renseignements. Ce furent... les pires moments de ma vie. Mais nous avons fini par nous évader, Alerssen et moi. Sans son aide, je serais resté dans l'enclos jusqu'à ce que les démons se lassent et me tuent. Il est mort de ses blessures. Il avait une femme et un fils.

Hösrok ne sut que répondre. Il se souvint de ce que lui avait dit Besakssen. « Cesse de vivre dans le passé. La guerre est finie. » Mais à Harrogath, la guerre était encore dans tous les coeurs, treize ans après. Il n'y avait pas un habitant qui n'ai perdu un père, un frère, un cousin, un fils ou un ami lors d'une bataille.

-Vous avez l'air fatigué, Hösrok. Et votre escorte est rentrée très tard. Qu'est-ce qui vous a retardé ?

Il hésita. Personne pour l'instant, en dehors de Besakssen, n'était au courant de la tentative d'assassinat. Mais Emund était un homme de confiance.

-Nous avons été attaqué par des mercenaires.

-Un assassinat ?

-Sans aucun doute.

-Anya est-elle au courant ?

-Pas encore.

-Et le conseil ?

-Non. Ecoute, Emund, cela doit rester secret. Nous devons trouver le ou les commanditaires de l'assassinat, mais l'enquête doit se faire dans l'ombre. Personne ne doit être mis au courant.

-Avez-vous une quelconque idée de...

Hösrok le fit taire d'un geste discret de la main. Le capitaine comprit aussitôt. Sa main se porta à la garde de son épée. Le frère de Katenbau attendit. Le silence retomba autour d'eux. Rien ne bougeait dans le cimetière.

-Repartons, dit-il. »

Les deux hommes quittèrent le mémorial tout en scrutant les rangées de tombes autour d'eux. L'attaque survint alors qu'ils contournaient le temple. Une flèche siffla tout près du crâne d'Hösrok, manquant de peu sa cible. Il se mit en garde, exhibant sa faux de guerre, tandis qu'Emund dégaina l'immense épée à deux mains qui pendait habituellement dans son dos.

Cinq hommes jaillirent d'entre les piliers, tandis que celui qui se trouvait sur le toit encocha une autre flèche à son arc court. C'étaient également des assassins, et, d'après leur équipement, ils ne débutaient pas dans la profession. Trois se ruèrent sur Hösrok, tandis que les deux autres se chargeaient d'éloigner Emund. Le capitaine de la garde d'Harrogath ne l'entendait cependant pas de cette oreille. Il empala le premier assassin qui arriva à sa portée. Le second le chargea avant qu'il n'ait pu dégager son arme. Il évita le coup en se baissant, puis répliqua par un crochet du gauche dans le menton de son assaillant qui tituba quelques pas en arrière. Il en profita pour dégager son épée d'un coup de pied dans le cadavre qui l'encombrait, avant de s'en servir de bouclier contre l'estoc du second mercenaire.



Hösrok se fit encercler. Ses trois adversaires attendirent, comme s'ils hésitaient. « Ils ont sûrement eut vent de l'échec de leurs collègues » pensa-t-il. Soudain, celui qui se trouvait dans son dos passa à l'attaque. Le barbare se retourna et para; ce fut comme un signal d'attaque pour les autres. Ils attaquèrent de concert, et le frère cadet de Katenbau les repoussa à grand peine. Comprenant qu'il ne pourrait tenir très longtemps ainsi, le prince d'Harrogath prit l'initiative du combat. D'un revers fulgurant, il décapita l'un de ses ennemis, puis se saisit du corps encore dressé pour se protéger des deux estocs qui visaient son dos. Il se trouvait maintenant en face de ses deux adversaires.

Il se lança dans une trombe, mais ne parvint qu'à blesser l'un de ses adversaires. L'autre se fendit à l'extrême, espérant atteindre son dos. Hösrok se retourna, et le désarma d'un court revers, avant d'achever son mouvement en le décapitant. Le barbare se préparait à attaquer son dernier adversaire lorsqu'il entendit le sifflement caractéristique d'une flèche.

Emund se retourna et vit Hösrok tituber, une flèche entre les deux omoplates. Une soudaine rage s'empara de lui, et il attaqua de front ses deux adversaires, les forçant à reculer. L'un d'eux se déporta sur un côté, cherchant à le prendre en traître. Il continua d'attaquer celui qui lui faisait face.

Hösrok respirait avec difficulté. La flèche n'avait sans doute pas touché d'organes vitaux, sans quoi il serait déjà mort, mais la blessure était incroyablement douloureuse. Il entendit un autre sifflement. Le mercenaire qui s'apprêtait à le tuer s'effondra, un couteau de lancer planté dans la gorge. Il entendit une voix qu'il connaissait bien :

« Celui sur le toit ! Tuez celui sur le toit, tas de bons à rien !

Malgré la douleur, Hösrok eut envie de rire. Qual-Kehk n'était pas tendre avec ses hommes. Il entendit le bruit de bottes martelant les pavés, puis le sifflement d'un autre projectile, et enfin, le bruit mat du corps de l'assassin heurtant le sol.

-Qu'attendez-vous, larves ? Allez secourir le capitaine !

Qual-Kehk s'agenouilla auprès d'Hösrok.

-Est-ce que ça va ?

-J'ai une flèche dans le dos... grommela le barbare.

-Ne le prends pas si mal, Hösrok. Nous allons t'emmener chez Malah.

-Elle exerce encore ?

-Non, mais je ne fais confiance à aucun autre guérisseur.

Il était inutile de protester.

-Gardez-en un en vie. Il faut les interroger pour savoir qui les envoie.

Deux soldats le soulevèrent et l'étendirent sur une civière.

-Qui sont ces hommes ? Ce ne sont pas des gardes de la ville ?

-Non ; disons qu'ils remplissent la même fonction, mais qu'ils ne reçoivent pas leurs ordres des mêmes autorités.

-Je vois. Et qui t'a demandé de prendre leur commandement ?

-Es-tu donc naïf au point de croire qu'Anya te laisse arpenter la cité comme un vagabond ?

-Je crois que nous aurons une discussion, dès que cette maudite flèche ne me fera plus un mal de chien.

-J'ai connu le vieil Aust, son père, et je peux te dire que toute discussion avec elle est vaine. Le même sang coule dans leurs veines. Et pour l'interrogatoire ?

Hösrok réfléchit un moment, puis dit :

-Je n'aime pas que l'on m'attaque dans le dos. Tu as carte blanche. »

Qual-Kehk eut un sourire réjoui.

_______________


« En vérité, il semblerait que ni les archanges ni les démons aient jamais comprit la véritable nature de la création. Toute chose, tout homme, tout animal est fait de chaos et d'ordre. La passion est le chaos, et il faut qu'il y ait la raison, qui est l'ordre, pour la canaliser, mais sans elle, nous serions des machines ! De même, la lumière ne peut être seule. Elle produit toujours une ombre, lorsqu'elle touche un objet. Et l'ombre ne peut-être totale, tant que des choses existent, car toute chose émet une lumière, si faible soit-elle. Ainsi, tout dans l'univers nécessite l'union de deux éléments contraires mais complémentaires : la lumière et l'ombre, l'ordre et le chaos, le yin et le yang, l'esprit et la matière.

L'équilibre est nécessaire dans tous les êtres, pour le corps comme pour l'esprit. Un homme dont l'esprit n'est que chaos est un fou, un autre dont l'esprit n'est qu'ordre, est un maniaque froid et calculateur, dénué de sentiments. D'ailleurs, ne dit-on pas de quelqu'un en bonne santé mentale qu'il est équilibré ? Quant à la morale, ne prescrit-elle pas généralement l'équité plutôt que l'excès, et l'usage tantôt de la raison, tantôt du coeur, tantôt des deux ?

Il en découle que vous devez également fonder votre technique de combat sur ces notions d'équilibre. En position défensive, l'épéiste doit être une forteresse d'équilibre, un bastion inexpugnable. Vos appuis comme vos réflexes doivent être parfaits. Ainsi, vous pourrezs parer toutes les attaques qui se présenteront dans certaines limites de vitesse et de puissance.

-Que voulez-vous dire par là ?

-Je veux dire que toute technique a ses limites. N'espérez pas arrêter un rhinocéros en furie parce que vos appuis sont parfaits.

-Vous voulez dire que votre enseignement est inutile ?

-Etait-ce une boutade, Katenbau ?

-Une petite.

-Je vois. Abstenez-vous à l'avenir, à moins qu'elle ne soit bien plus amusante.

-N'avez-vous aucun humour ?

-Disons que mon humour est différent de celui des humains. Et maintenant, si vous le voulez bien, passons donc à la pratique. »

_______________


La porte s'entrouvrit lentement, et un rai de lumière pénétra dans la pièce étroite où était allongé Hösrok. Qual-Kehk entra.

„Je suis heureux de te voir remis, commença-t-il. C'était une sale blessure.

-Malah en a vu d'autres pendant la guerre.

-On a quand même eu une sacrée frayeur quand elle nous a dit que la flèche était empoisonnée, surtout Anya. D'ailleurs elle est passé te voir ce matin, à ce qu'on m'a dit.

-Oui, répondit simplement Hösrok.

Il y eut un court blanc, puis Qual-Kehk demanda :

-Ca c'est mal passé ?

-Elle m'a reproché de ne pas lui avoir parlé d'un problème aussi important.

-Elle n'a pas tort, tenta le vieux stratège. Je pense que tu ne lui fais pas assez confiance.

-Pour ce qui est de la confiance, je crois que me faire suivre dans les rues de ma propre cité n'en est pas une marque. C'est d'ailleurs ce que je lui ai dit.

Qual-Kehk grimaça.

-Comment l'a-t-elle prit ?

-Plutôt mal. Elle m'a dit que je prenais tout trop à la légère. Elle a insinué que je ne serais peut-être pas un bon père pour notre enfant...

-Tu penses que c'est du sérieux ?

Hösrok parut pensif, puis il sourit.

-Non, c'est sans doute sa grossesse qui la travaille.

-Tu ne devrais pas en plaisanter.

-Très bien, dans ce cas, parle-moi donc de l'interrogatoire.

Le visage las de Qual-Kehk s'éclaira subitement.

-Figure-toi que ce cher bougre refusait d'émettre le moindre son. Il a commencé à causer quand on lui a mis les petites lames sous les ongles, et il s'est jeté à l'eau quand on est passé à l'écarteleur...

Ce fut au tour d'Hösrok de grimacer.

-Je ne parle pas de la procédure.

-C'est Meyneld qui l'a contacté et payé.

-Meyneld du conseil des patriarches ?

-Lui-même. Evidemment, c'est une sacrée nouvelle.

-Certainement. Je savais que les patriarches ne me portaient pas vraiment dans leur coeurs, mais de là à engager des assassins...

-Quelle manque de finesse! Ils auraient au moins pu avoir la décence de t'empoisonner au lieu de te faire abattre en pleine rue.

-Tu as parfois d'étranges réflexions, Qual-Kehk. Mais comment savoir s'il n'a pas lancé ce nom au hasard ?

-J'ai mené mon enquête. La nuit dernière, le siège du conseil a «accidentellement» brûlé. Officiellement, toute la paperasse récente y est passée.

-Tu as récupéré leurs correspondances ?

Qual-Kehk sourit.

-Figure-toi que ces imbéciles consignaient par écrit toutes leurs décisions, mêmes les plus secrètes. Il est écrit noir sur blanc sur un de ces précieux papiers officiellement réduits en cendres qu'ils ont résolu de te faire assassiner.

-Je vois.

-Que vas-tu faire?

Le frère cadet de Katenbau ne dit rien pendant quelques minutes.

-Je crois qu'il faut rendre publique la tentative d'assassinat, et décréter la mise en quarantaine totale de la ville. Personne, pas même un patriarche ne doit pouvoir quitter la cité. Ensuite, nous organiserons le procès de l'assassin, si possible en place publique, devant toute la population. Evidemment, le conseil sera invité. Vous placerez des hommes de confiance de manière à les empêcher de fuir lorsque notre bougre les aura dénoncé. Il serait dommage que la foule en colère les abîme tant que la justice ne puisse plus faire son oeuvre.

-Ca me paraît être un bon plan, acquiesça le vieux chef de guerre d'un air enthousiaste. »



La rumeur commença à se répandre, et bientôt, il était sur toutes les lèvres qu'on avait tenté d'assassiner le prince Hösrok, et qu'un grand procès aurait bientôt lieu afin de démasquer les conspirateurs. Le conseil des patriarches avait désapprouvé le procès, arguant que « quiconque attentait à la vie du noble prince d'Harrogath de façon aussi vile devait être pendu sans plus attendre ». Hösrok éclata de rire lorsque Qual-Kehk lui rapporta ces propos, et le procès eut lieu, malgré la réticence du conseil. Le mercenaire se trouvait au centre de la place des fêtes ; en face de lui se tenaient Qual-Kehk, interrogateur de la partie publique, et, plus loin, une estrade où étaient assis Hösrok et Anya. Les patriarches, dont certains avaient la mine fort blême, étaient installés derrière le tueur à gages, se trouvant ainsi dans l'incapacité de communiquer avec ce dernier. Le reste de la place était occupé par le peuple d'Harrogath, autour duquel s'étirait un périmètre de gardes ne répondant qu'aux ordres d'Hösrok, qui d'ailleurs avaient déjà eu à plusieurs reprises affaire à des membres du conseil des patriarches qui tentaient de s'éclipser en prétextant une urgence à régler au plus vite. Tous avaient été raccompagnés à leur place.

Après les formalités d'usage, l'interrogatoire à proprement parler commença. Le mercenaire avoua sa tentative d'assassinat sous les conspuassions indignées de la foule. Le silence tomba brutalement lorsqu'il révéla le nom de son commanditaire. Tandis que la foule était saisie par la consternation et que les patriarches criaient à la diffamation, Qual-Kehk sortit une pile de documents d'une poche de son vêtement.

Lorsqu'il eut achevé sa lecture, la foule hurlait à la trahison et réclamait la pendaison des patriarches qui s'étaient effondrés sur leurs sièges. Le procès fut bouclé et les anciens patriarches furent tous sans exception condamnés à l'échafaud. Le calme revint peu à peu et la foule se dispersa. Hösrok se tourna vers Anya, qui garda le silence pendant quelques instants.

« D'accord, d'accord, maugréa-t-elle, j'admets que tu t'en es bien sorti.

-Bien sorti ? Je viens d'éviter une tentative d'assassinat et de récupérer au passage les pleins pouvoirs !

Anya sourit d'un air malicieux.

-Erreur, mon cher, je récupère les pleins pouvoirs.

Hösrok feignit d'être horrifié.

-Bon sang, qu'ais-je fait ? »

Elle le gifla, puis l'embrassa.

_______________


« Le seigneur de guerre se redressa et hurla longuement, un cri de triomphe qui retentit sur le charnier qui abreuvait de rivières de sang la terre couverte de cendres du champ de bataille, se répercutant dans les montagnes avec des échos terrifiants, avant de s'élancer à la conquête des cieux d'un pourpre apocalyptique. Tout autour de lui n'était que mort et désolation. Des éclairs zébraient le ciel où apparaissaient les vortex rouges, toujours plus nombreux. Des armées titanesques jaillissaient de ces plaies ouvertes dans le firmament rougeoyant, cherchant l'une après l'autre à s'emparer de la cité noire. Mais toutes étaient destinées à l'échec. Car il était le Seigneur de Guerre Vanathrim, et Sanctuary était son territoire.

Une autre armée jaillit des cieux et fondit sur lui. Il dégaina Fendremonde, son épée, et s'apprêta à les accueillir. Un fleuve de sang allait encore couler. »


Menarnar se réveilla en sursaut, le corps baigné de sueur. Pendant un instant, un cri terrible lui vrilla les oreilles tandis que des visions de cieux ardents au dessus de montagnes desséchées rôdaient devant ses yeux. D'instinct, il saisit la garde de Sorrow, puis, voyant qu'il n'y avait pas de danger immédiat, il se rendormit.
Menarnar, comme à l'accoutumée, ruminait seul ses pensées alors que ses élèves travaillaient avec acharnement. Il dormait de moins en moins bien, et avait constamment l'impression d'être traqué, épié par une chose qui se terrait toujours juste à la limite de son champ de vision. Des murmures fantomatiques le poursuivaient partout, de son réveil à son coucher, et d'étranges rêves le hantaient, des rêves d'un monde primitif dont il était le maître cruel. Il se voyait détruire d'immenses armées à lui seul, avant de se vautrer avec délice dans le charnier, buvant le sang frais à longues gorgées, se délectant du goût de la chair, de la sensation de son coeur battant à toute allure, de l'adrénaline courant dans ses veines, de l'odeur de la cendre et de la mort. Parfois, lorsqu'il se réveillait, ces sensations étaient si persistantes qu'il en vomissait d'horreur. Et là, les voix revenaient le harceler. Etait-il en train de devenir fou ?

Il perçut un mouvement subit à la limite de son champ de vision. Se retournant avec la vivacité du serpent, il vit qu'il ne s'agissait que d'un élève en retard. Menarnar le réprimanda, puis reprit le cours.



A la fin de la séance, lorsque tous les jeunes furent sortis, il alla s'asseoir dans un coin de la salle, et tenta de faire le vide dans son esprit, en un vain exercice de relaxation. C'est alors qu'il remarqua que Keelarwen n'avait pas quitté la pièce. En un mois, elle s'était encore améliorée et à présent elle était de loin la meilleure élève du groupe.

« Vous n'allez pas bien ? demanda-t-elle.

Menarnar soupira en se relevant.

-Si, je suis seulement un peu las ces derniers temps.

Puis il ajouta :

-Tu as beaucoup de talent.

-En fait, je me demandais si vous accepteriez de... enfin disons de m'entraîner plus souvent, pour que je me perfectionne.

Il se redressa et croisa son regard.

-C'est idiot, reprit-elle, j'imagine que vous avez d'autres choses à faire.

-Non, non... ça ne pose pas de problème. En fait, je n'ai précisément que ça à faire. Et ce n'est pas la peine de me vouvoyer, ajouta-t-il. Mais au fait, pourquoi veux-tu à ce point t'entraîner ?

Keelarwen sembla reprendre son assurance tandis que son regard s'assombrit.

-C'est mon père. Il ne veux pas que je devienne une guerrière. Il aurait préféré que je sois magicienne, comme ma mère.

La femme de Kenndron était magicienne. Depuis sa mort, le druide cherchait constamment à protéger sa seule fille, sans doute immodérément.

-Je vois, répondit Menarnar. Bon, si tu y tiens. »

Il se saisit d'un bâton et se mit en garde. Comme elle ne paraissait pas très décidée, il attaqua le premier, sans trop forcer son talent cependant. La réaction de Keelarwen fut si vive qu'il en fut surpris et para de justesse sa riposte. Il se promit d'être plus attentif. Pourtant, son attaque suivante se heurta derechef à la garde vigilante de la jeune fille qui répliqua d'un large coup circulaire suivi d'une feinte de corps puis d'un estoc précis. Menarnar para le coup sans trop de problèmes, mais il admira intérieurement la souplesse et l'élégance de la jeune fille. Puis il se surprit à songer qu'elle était très belle, avec ses longs cheveux roux s'agitant au gré de ses mouvements rapides, et son visage aux traits fins mis en valeurs par ses yeux émeraude.

Profitant de sa déconcentration et ne remarquant pas que son maître la fixait, Keelarwen feinta à deux reprises avant d'attaquer. Menarnar réagit trop tard, et dévia le coup en se déséquilibrant, ouvrant largement sa garde. Elle profita de l'opportunité et visa l'espace laissé démuni.

Menarnar se rétablit à une vitesse inhumaine et parvint à bloquer, mais son élan l'amena tout contre elle. Leur deux visages se retrouvèrent à quelques centimètres l'un de l'autre. Leurs souffles se mêlèrent. Leurs regards se fondirent l'un dans l'autre pendant ce qui leur sembla être une éternité ; et, enfin, leurs lèvres se rencontrèrent, et Menarnar oublia le temps, oublia le monde.

_______________


Cela faisait à présent quatre jours qu'ils cheminaient dans les collines séparant le Westmarch du Khanduras ; Ercala avait insisté pour que Nathyle et lui-même soient escortés à leur retour par une troupe de soldats royaux. Ils avaient dépassé le jour-même le dernier avant poste du Westmarch, et le lendemain ils atteindraient la frontière du Khanduras. Là, Treng-Al espérait que l'escorte les laisserait ; alors, ils pourraient voyager bien plus promptement.

Mais pour l'heure, ils avaient bien mérité un sommeil réparateur. Avant que le premier soldat ne prît son tour de garde, ils s'installèrent autour d'un large feu de camp. On fit passer des gamelles, puis une soupe infecte, mais que Treng-Al avala d'un trait, affamé qu'il était par une journée de marche.

A dire vrai, il était même complètement épuisé, et ses paupières commençaient à se fermer d'elles-mêmes. Dans un sursaut de volonté, il remarqua que tous les soldats semblaient sur le point de s'assoupir. Tandis que ses capacités cognitives se perdaient dans un océan de brumes, il comprit qu'il avait été drogué. Il tenta de résister, mais ne tint pas très longtemps et s'effondra.





Il se réveilla deux jours plus tard avec l'impression que tous les martins-piqueurs du monde s'étaient donnés rendez-vous contre ses tempes. Le nécromancien tenta de se redresser, mais s'effondra bien vite en avant, et se rendit compte qu'il était ligoté.

Son mal de tête se dissipa quelque peu, et observant les alentours, il remarqua que seule Nathyle était près de lui, elle aussi fermement ligotée et endormie. Tous les gardes avaient disparu. C'est alors qu'il perçut deux voix derrière lui.

« Tu en es certain ? Après tout, ils pourraient mal le prendre.

-Pas d'inquiétudes, je suis sûr qu'ils ont de l'humour. Et dans le contraire, nous nous contenterons de les dévaliser.

-Mais l'un des deux a l'air d'être un magicien. Et la femme paraît du genre à pouvoir se défendre.

Treng-Al invoqua en silence. Un os long et tranchant jaillit du sol juste devant lui. Il rampa, et commencer à trancher ses liens. Il ne remarqua pas que la conversation s'était interrompue. Il s'écorcha plusieurs fois, mais parvint à défaire les cordes qui l'entravaient. Il se retourna et vit deux silhouettes penchées sur lui.

Il reconnut rapidement leurs visages. Le premier était le faux mendiant de Duncraig, qui avait assommé le malheureux Ylln avec une guitare, et le second, qui le tenait en joue avec son arc, était son compagnon, qui avait dérobé les recettes de l'impôt au nez et à la barbe du suscité bourgmestre de la ville.

-Je suis heureux de constater que vous avez bien dormi, dit le premier. Désolé du désagrément, mais je crains de devoir vous lier les mains à nouveau. Mon associé et moi-même ne tenons pas à ce que vous lanciez un sort d'attaque au beau milieu de la conversation, voyez-vous.

Il s'exécuta, puis reprit, se frappant théâtralement le front.

-Mais je suis en vérité fort discourtois. Permettez-moi de me présenter. Je suis Ciprian, pour vous servir, et voilà Elias, mon compagnon de misère.

Elias hocha brièvement la tête.

-Treng-Al, répondit simplement le nécromancien, d'un ton à demi-amusé par la tournure que prenaient les évènements.

-Et la gente dame qui dort ici-même ?

-Nathyle, ma femme.

-Exquise, commenta Ciprian.

-Pas mal roulée, en effet, ajouta Elias. Désolé, continua-t-il.

-Elias, expliqua Ciprian, a un sens de l'humour assez particulier.

-Serait-ce incongru de demander ce que vous avez fait des autres gardes ?

-Oh, eux...

-Nous les avons attachés et déposés dans une vallée à quelques dizaines de minutes d'ici, où la prochaine patrouille les trouvera sans difficulté avant demain. Ils sont en sécurité.

-Je vois. Et maintenant, seriez-vous aimables au point de nous dire à quoi rime tout ceci ?

-C'est une idée d'Elias, naturellement, exposa Ciprian. Il a crut comprendre que vous étiez des nobles du Khanduras, et il a pensé qu'il serait possible pour nous d'entrer à votre service afin de quitter le Westmarch, où il ne fait à vrai dire plus très bon vivre pour nous.

-C'est-à-dire ?

-Nos têtes y sont mises à prix.

-Par la garde ?

-Dieux, non ! Ou plutôt si, mais pas principalement. De toute façon, la somme qu'ils proposent est ridicule, presque insultante.

-En fait, lorsque nous nous sommes installés à Duncraig, notre activité a très vite été mal vue par certaines personnes plus ou moins influentes. Certaines de ces personnes sont venues nous rendre visite, et ont été assez peu courtoises. Alors j'ai décidé de leur faire une petite farce.

-Ce qu'Elias veut dire par là, c'est qu'il a couvert de goudron et de plumes le chef de la guilde des voleurs de Duncraig.

-Allez savoir pourquoi, il l'a d'ailleurs très mal pris. Si vous voulez mon avis, ce type n'a aucun humour.

-Bref, la guilde des voleurs a mis un contrat sur notre tête. La situation est alors devenue vite inconfortable. Nous avons décidé de récolter une certaine somme d'argent afin de financer notre départ.

-Nous avons donc emprunté la recette des impôts, mais la cité a été placée en quarantaine.

-Il nous a donc fallu trouver une autre solution.

-J'ai alors appris que des nobles du Khanduras étaient en ville. Nous avons utilisé l'argent pour nous procurer des uniformes de garde, et, grâce à quelques pattes bien graissées, nous nous sommes retrouvés affectés à votre escorte. Il a alors été facile de quitter la ville.

-C'est un plan remarquablement bien monté, admit Treng-Al.

-Je m'y suis employé, fit Elias avec une courbette ironique. Mais nous n'avons pas encore fini.

-Comme je vous le disais, nous envisagions d'entrer à votre service. La carrière d'écuyer offre de bonnes perspectives d'évolution et une relative stabilité.

-Vous ? Mener une vie honnête ?

-Nous n'avons jamais dit cela. Cependant, il est souvent utile à de grands seigneurs et dames tels que vous d'avoir des yeux et des o...

Il fut coupé par Nathyle, qui plongea sur Elias avec la célérité du serpent. Le jeune voleur perdit son arc et s'écroula de tout son long, le souffle coupé. Il dégaina un poignard, et attaqua, mais l'assassin, bien plus rapide, lui saisit le bras et le tordit, le contraignant à lâcher son arme, avant de le mettre au sol. Dans le même temps, Ciprian dégaina sa rapière et la plaça sous la gorge de Treng-Al.

-Est-il encore raisonnable d'envisager une négociation ?

-Abaisse ta lame et on en parlera, dit Nathyle.

Il éclata de rire.

-Ne me prenez pas pour un idiot. Et maintenant, que proposez-vous ?

-Nous pourrions vous engager, proposa Treng-Al. Comme...

-Domestiques ? proposa Nathyle, sa griffe toujours pointée sous le menton d'Elias.

-Vous n'avez pas mieux ? s'inquiéta Ciprian.

-Ecuyers, peut-être ? avança Elias.

-Nous ne sommes pas nobles.

-La milice manque de volontaires, je crois ?

Ils éclatèrent de rire.

-Vous n'êtes pas sérieux ? dit Ciprian.

-Au contraire, je trouve ça très drôle, osa Elias.

L'autre réfléchit.

-Milicien...

-Ca ne nous empêche pas de continuer nos activités en parallèle.

-C'est vrai.

-En fait, c'est même presque la position idéale.

-Mmmh... c'est d'accord. Topez là, fit-il en tendant la main vers Nathyle. »

_______________


« Milobrec ?

Le paladin se réveilla en sursaut et scruta l'intérieur de la tente, avant de plisser les yeux devant la lumière intense qu'émettait son interlocuteur.

-Dois-je aller chercher les autres ? demanda-t-il.

-Je vous attends ici, répondit l'archange.



Quelques instants plus tard, Milobrec, Metaxa, Nera, Fiacla-Géar, Minnoca et Omatir étaient tous assis en cercle autour de Lëkor.

-Je suis heureux de constater que vous avez atteint votre destination sans difficultés. En ce moment même, Katenbau est au sommet de la montagne, où il se prépare à recevoir un pouvoir plus immense qu'aucun mortel n'en a jamais disposé.

Vous devez comprendre qu'il est votre seul espoir -notre seul espoir-, contre Scatar. Il est le seul à pouvoir le défaire. Sans lui, la guerre est perdue d'avance et toute résistance est vaine. Mais le Seigneur-Démon n'est pas un imbécile. Sa tour est sans doute bien mieux protégée qu'aucune forteresse sur Sanctuary. Et lui-même ne tardera pas à apprendre l'existence de Katenbau. Il vous attendra.

-Nous savons déjà tout cela, répondit tranquillement Fiacla-Géar.

-Vous n'avez pas la moindre idée de la puissance de ce qui va se dresser sur votre route. Je ne saurais vous en blâmer, car l'homme a besoin de faire des erreurs pour apprendre, mais cette fois-là vous ne pourrez pas commettre d'erreur. Diablo, Méphisto, Baal n'étaient rien comparés à Scatar.

C'est pourquoi je viens à vous une dernière fois. Tandis que vous vous aventurerez encore plus loin au nord, l'armée de Scatar déferlera sur les nations de Sanctuary. Il n'y a pas de déshonneur à arrêter ici le voyage, pour aller défendre les siens. Partout, dans Sanctuary, on aura besoin de héros. Seuls doivent rester ceux qui sont prêts à sacrifier leur vie pour Katenbau. Il est important que vous sachiez qu'il n'y aura sans doute pas de voyage de retour. Seuls ceux qui sont prêts à mourir à tout moment, demain même, doivent continuer.

Un silence gêné s'installa. Tous avaient été surpris par la franchise du discours de Lëkor. Ce fut Milobrec qui le rompit.

-Je mourrai avec joie si cela est nécessaire pour le salut de tous.

Minnoca se leva à son tour.

-Je pense que tout le monde ici sait que je suivrai Katenbau jusqu'au bout de l'enfer et pourquoi.

« Sauf peut-être lui-même, ajouta-t-elle intérieurement. »

-S'il est mon destin de mourir, alors il en sera ainsi, ajouta Fiacla-Géar.

-Je viendrai, dit simplement Nera.

-Ce sinistre incompétent qui me tient lieu de frère aîné ne tiendrait même pas trois jours sans moi pour le protéger, grogna Omatir.

Metaxa sourit.

-Et je pense que les nuskris se débrouilleront très bien sans moi. Et sans guide, vous ne parviendriez même pas à quitter ces montagnes.

-Je vois, dit Lëkor. En vérité, le contraire m'aurait surpris. Dans ce cas, j'ai quelque chose pour vous.

D'un geste de la main, il fit apparaître six sphères lumineuses autour d'eux.

-Une chacun, précisa-t-il. Je vous souhaite bonne chance. Il est peu probable que je vous revoie à présent. Dès que Katenbau sera redescendu, quittez les montagnes et traversez la Mer Glacée avant qu'elle ne soit de nouveau prise par la banquise. Une fois sur l'île de Scatar, continuez vers le nord, et vous arriverez bientôt à sa tour. Adieu. »

Puis il disparut. Les héros s'approchèrent chacun d'une sphère. La première à oser toucher la sienne fut Nera. Une sensation de froid intense se propagea le long de son bras, comme un liquide visqueux. Elle fut prise d'un grand frisson, et ses membres se dérobèrent sous elle. Puis tout s'arrêta, mais elle sentit que quelque chose avait été brisé en elle, comme si l'on avait tranché la bride qui relie le cheval à la charrue. Elle se releva, bientôt imitée par les autres. Un sentiment d'excitation s'empara d'elle. Le mana bouillonnait dans ses veines; elle claqua des doigts, s'attendant presque à en voir jaillir des étincelles, tant elle se sentait gavée de puissance. Lëkor leur avait accordé un pouvoir exceptionnel. Un pouvoir à la mesure de l'épreuve à venir.

« Eh bien voilà, pensa-t-elle. Nous y sommes. »

_______________


Un mince courant d'air s'était introduit dans la chambre. Grihor se réveilla en frissonnant. A côté de lui, Ercala dormait encore, recroquevillée comme toujours en chien de fusil.

Il se mit sur son séant et bâilla. La nuit avait été assez... épuisante. En grognant, il entreprit d'aller fermer la fenêtre, mais il préféra en fin de compte aller s'accouder au balcon.

« Roi de Westmarch, hein ?... Il est donc loin le rôdeur qui ne désirais pas le pouvoir, fit la voix de Lëkor dans son dos.

-Je ne l'ai pas réclamé, répondit Grihor en se retournant.

-Je sais comment cela c'est passé. Et en vérité, je suis fort aise que tu sois le roi du Westmarch. Je ne pourrais pas rester ici longtemps, Grihor, alors écoute-moi attentivement.

Une menace, une menace terrible approche. Un mal ancestral est revenu sur Sanctuary. Peut-être avez-vous déjà été confrontés à des démons, récemment ?

-Certes. Des villages au nord du pays ont été pillés, et j'ai du envoyer la flotte royale dans le golfe du Westmarch pour y remédier.

-Eh bien rappelle-la le plus prestement possible. Loin au nord d'ici, un seigneur-démon est en train de créer une armée immense, qui va déferler sur Sanctuary. Tu dois évacuer ton pays, et rassembler toute la population dans les murs de ta cité.

-Elle n'y tiendra jamais !

-Alors rassemble ceux qui resteront à Kingsport et rappelle toute ton armée. Vous allez devoir endurer un siège terrible. La guerre ne tardera plus à commencer ; dès la fin de l'été, dès que la glace rétablira son emprise sur les mers nordiques, l'ennemi passera à l'action. Lance un appel à tous les autres seigneurs de Sanctuary. Appelle-les à se rejoindre au plus vite, informe-les du péril, et invite-les à rassembler leur propres peuples et à se tenir prêts pour une guerre.

-Si tu dis vrai, mon ami, soupira Grihor, alors nous allons vivre une époque bien sombre. Et si j'ai bien saisi, la fameuse mission de Katenbau est de stopper l'ennemi tandis que nous serons aux prises avec son armée ?

L'archange approuva. Grihor soupira de nouveau.

-Hélas. Je me sens si vieux, et cette maudite main... fit-il en désignant sa main gauche, brûlée et infirme.

-Je sais. On se sent toujours trop vieux.

La lumière qui émanait de Lëkor commençait à s'estomper.

-Dis-toi que c'est mieux que d'être trop jeune. Retiens bien cela.

-Tu as sans doute raison.

L'archange disparut pour de bon, en laissant un échapper un « bonne chance » ténu. Grihor resta seul à son balcon. Ercala le rejoignit. Il ne l'avait pas entendue arriver.

-Que se passe-t-il ? demanda-t-elle d'un voix mal éveillée.

Le roi de Westmarch soupira une énième fois.

-Comme d'habitude...»

Mais au fond, il ne le pensait pas.





"Home is behind
The world ahead
There are many paths to tread
Through shadow
To the edge of night
Until the stars are all alight
Mist and shadow
Cloud and shade
All shall fade
All shall fade..."
« Trois adjis que Metaxa va gagner, proposa Rijan.

-Quatre sur l'étranger, surenchérit Sakio. »

Devant eux, Metaxa et Milobrec s'affrontaient ; ces entraînements étaient devenu un rituel pour les aventuriers, et un véritable spectacle que les jeunes nuskris n'auraient manqué pour rien au monde. Leurs pouvoirs se développaient de façon étonnante.

Milobrec retira le long manteau qui le protégeait habituellement du froid, révélant un torse bien plus musclé qu'auparavant. Lors de l'été polaire, la température devenait plus clémente, atteignant presque le seuil de fusion de la glace, si bien que le froid n'arracha qu'un léger frisson au paladin. Il dégaina son épée, se saisit de son bouclier, et attendit que Metaxa ait enfilé ses serpes suwayyahs. Puis il chargea.

Son mouvement fut si rapide qu'il provoqua un appel d'air qui fit chanceler le feu auprès duquel les gamins se réchauffaient les mains. La lame de son épée passa très près du front de Metaxa, qui s'était penchée en arrière de façon à éviter le coup. Puis la guerrière demi-elfe se rétablit d'une roulade arrière tout en lança un shuriken en direction du paladin qui le bloqua de son bouclier avant de parer l'enchaînement d'attaques de la chef des nuskris. Voyant que ses attaques répétées étaient vaines, Metaxa adopta une autre tactique et envoya un coup de pied vicieux dans la jambe droite du guerrier de la lumière, qui dut mettre genou à terre pour ne pas se la faire briser. Milobrec, en position de faiblesse, parvint néanmoins à bloquer l'assaut suivant de son pavois, avant d'asséner un puissant revers de lame que la guerrière bloqua à grand peine, puis, en se relevant, se fendit avec la vitesse d'un cobra.

Mais son épée ne mordit que le vide. Metaxa était déjà passée sous sa garde, et il dut plonger de côté pour esquiver son attaque. Il se rétablit de justesse pour parer un autre shuriken, puis dans la foulée il bloqua le bras droit de la guerrière, mais son épée se prit dans la griffe, et il ne put rien contre le coup qui venait de la gauche.

Metaxa arrêta sa serpe katar à un cheveu du flanc sans protection du paladin, puis en souriant, dit :

« Pas encore tout à fait assez rapide, n'est-ce pas ?

-Il me reste encore quelque progrès à faire, concéda Milobrec en grommelant. »

Puis il se redressa. A quelques mètres de là, Rijan et Sakio sortirent de leur ébahissement -l'échange entre les deux aventuriers avait duré moins de dix secondes - et ce dernier posa à contrecoeur quatre pièces de cuivre dans la main de son ami.

-Ne fais pas la tête, la chance finira par tourner ! dit Rijan en éclatant de rire. Et de toute faç...

-Hé les gars ! Venez vite, l'archère va s'entraîner ! l'interrompit Namei, un autre garnement. »

Les trois gamins traversèrent le village en courant, mais ils se heurtèrent soudain à une barrière invisible, et retombèrent sur leur séant. A quelques mètres d'eux, Nera sortit de sa transe, et le champ de force disparut. Quelques autres jeunes nuskris sifflèrent d'admiration, et la magicienne sourit, tandis que Rijan, Sakio et Namei se remirent en route. Ils arrivèrent bientôt à une longue rue de près de deux cent mètres, au terme de laquelle on avait installé plusieurs cibles d'un mètre de diamètre.

A l'autre bout de la rue, Minnoca se tenait l'arc bandé, une flèche encochée, prête à tirer. Des bandes d'enfants attendaient retenant leur souffle, au bord de la rue. La première salve partit. Quatre flèches en moins de cinq secondes. Il y eut quatre longs sifflements, puis le silence retomba. Un des enfants s'approcha des cibles, retira les flèches et s'écria :

« Plein centre pour les quatre ! »

Les gamins applaudirent à tout rompre.

Minnoca encocha une nouvelle flèche, et le silence tomba de nouveau. Une seconde salve partit. Quatre flèches fusèrent, et se fichèrent cent mètres plus loin dans les cibles.

« Plein centre pour les trois premières, deuxième cercle pour la quatrième ! »

L'amazone grimaça.

« On n'ira pas bien loin dans la tour de Scatar si on doit se coltiner des incompétentes pareilles, railla la voix d'Omatir derrière elle.

-Tu n'as qu'à essayer, proposa-t-elle.

Le barbare fit mine d'hésiter, et les enfants l'exhortèrent à tenter sa chance. Il encocha une flèche, et se concentra.

Quatre flèches sifflèrent, puis quelques instants plus tard, une voix fit : « Trois à côté et la quatrième dans le cinquième cercle ! ». Des éclats de rire moqueurs fendirent l'assemblée des gamins, et Omatir, feignant de s'emporter, s'écria de sa voix la plus forte :

-Misérables garnements, riez encore et je vous dévore tous crus ! »

Les enfants s'élancèrent alors tous d'un même élan et bondirent sur le barbare, qui s'écroula dans la neige sous leur poids, hilare.

_______________


De mémoire d'homme, la grande salle du palais royal de Negerlon avait bien plus souvent servi à d'opulents banquets et à de somptueux festins qu'à des conseils de guerre et à des réunions d'état-major. C'était pourtant autour de la vaste table du roi Pariem d'Entseig que s'étaient réunis les plus illustres souverains de Sanctuary.

Là étaient assis Pariem en personne, secondé par une homme au physique ascétique, dont le visage mince se terminait par un menton prolongé d'un bouc poivre et sel taillé avec une précision et une rigueur toutes militaires, qui n'était autre que Sargon, le capitaine de la garde de la cité; à sa gauche se tenait Drognan, mandaté par le sultan Jehryn de Lut Gholein, Nathyle et Treng-Al de Khanduras, accompagnés de deux jeunes hommes qu'ils avaient présenté comme faisant partie de la milice, et enfin Meshif, qui représentait le Kehjistan. A la droite du vieux roi d'Entseig, le vice-roi des barbares Besakssen fixait un point devant lui, l'air absent. Il fut tiré de sa torpeur par un coup d'épaule en provenance de son voisin et frère cadet Hösrok, prince d'Harrogath, qui lui murmura un mot douteux à l'oreille; Besakssen se retint d'éclater de rire, et Hösrok dut simuler une quinte de toux pour ne pas rire lui-même, avant de reprendre tout à fait son sérieux devant le regard noir d'Anya. Le reste de l'assemblée était constitué de Ke-lok'tan et Vedila de Lycander, et d'une délégation de druides dirigée par Kenndron, qui s'était présenté comme le bras droit du chef des druides, et était accompagné de sa fille et d'un jeune homme au visage fermé, sans doute un guerrier. En face d'eux, le roi de Westmarch continuait son discours :

« Je vous le répète, la guerre à venir est inévitable, martela Grihor. Nous souhaiterions tous voir la période de paix que nous avons connu depuis la chute de Baal se prolonger, mais nous n'avons guère le choix. La guerre est une fois de plus à nos portes.

-Mais les seules preuves dont nous disposons, demanda Pariem, outre ce tremblement de terre, que nous avons ressenti il y a déjà plusieurs mois, sont les dires de cet archange Lëkor. Sans remettre sa parole en question, qu'est-ce qui nous prouve réellement qu'un danger terrible plane sur nos royaumes ?

-Je crois savoir que l'Entseig a eu à déplorer de nombreux raids sur ses côtes, récemment, n'est-ce pas ? Je crois qu'il en est de même pour le royaume barbare ? Croyez-vous que cela soit un hasard si ces attaques sont exactement consécutives de ce tremblement de terre ?

-Mes collègues et moi-même avons remarqué une augmentation notable du flux magique au niveau de la Mer Gelée, surenchérit Drognan. Cette fluctuation est survenue peu après le tremblement de terre, et elle n'a fait que s'accroître depuis. Je crains que les dires de Lëkor soient on ne peut plus véridiques.

Cela parut suffire à Pariem.

-Tu as tout à l'heure évoqué les conseils de Lëkor, demanda Besakssen. Quels sont-ils ?

-Lëkor a proposé l'évacuation immédiate de toutes nos populations dans un nombre restreint de places fortes, où nous soutiendrions le siège le plus longtemps possible.

L'étonnement parcourut les rangs de l'assistance. Pour la plupart, de telles mesures signifiaient une cessation totale des activités commerciales, et donc une récession économique grave et durable.

-Et qu'est-ce qui indique que nous soyons capables de soutenir un tel siège ?

-Lëkor dit que nous ne le sommes pas. Il n'y a qu'à espérer que durant ce temps, Katenbau et les autres réussiront à vaincre Scatar.

Hösrok se leva alors.

-J'ai une confiance totale dans la sagacité de Lëkor ainsi que dans la force et le courage de Katenbau. Je crois personnellement que nous ne devrions pas oublier qui a été notre chef durant les années noires, car nous allons affronter le même type de difficultés aujourd'hui, et ses conseils, à présent comme jadis nous seront d'une grand utilité. Toutes les populations d'Harrogath et de ses possessions seront regroupées dans la cité d'ici deux semaines et nous nous préparerons le plus prestement possible à la bataille.

-Ne possédant pas une telle autorité, je ne peux rien garantir, dit Treng-Al, mais je soumettrai et j'appuierai le projet d'évacuation aux seigneurs de Khanduras, et ce dès mon retour.

Le jeune homme qui accompagnait la délégation des druides prit alors la parole :

-Je ne souhaite pas remettre en cause les conseils de cet archange Lëkor, mais il me semble avoir compris que notre adversaire dispose de forces considérables, et que son hostilité se porte contre nous tous, n'est-ce pas ?

Grihor acquiesça.

-Alors, pour obtenir une chance, si mince soit-elle, de vaincre, ne vaudrait-il pas mieux regrouper toutes nos forces en une seule et immense armée, et défier Scatar ? Ne vaudrait-il pas mieux prendre les devants, puisque la guerre est inévitable, et porter le premier coup ?

-Nos soldats ne supporteraient pas une campagne sur l'île glaciale de Scatar, l'interrompit Meshif.

-De plus, nous ne pouvons défier l'armée de Scatar à la bataille. Le plan de Lëkor permettra de sauver le plus de vies possible dans le cas où Katenbau réussit. Si jamais nous défiions Scatar à la bataille, non seulement nous perdrions, mais de surcroît nous mettrions en danger toutes les populations de Sanctuary. C'est un risque que je ne suis pas prêt à prendre en tant que dirigeant, dit Grihor.

-Mais il n'est pas trop tard pour rattraper Katenbau, rétorqua le jeune homme. S'il est accompagné d'une armée forte de plusieurs milliers d'hommes, alors...

-Alors nous briserions l'un des rares atouts dont il dispose à l'heure actuelle, qui est la discrétion, conclut Drognan. Attaquer bille en tête serait la pire des décisions. En plus de nous mettre en situation périlleuse, elle desservirait Katenbau.

Le visage du jeune homme s'empourpra.

-Je ne crois pas que l'assurance d'arriver sain et sauf à la tour de Scatar desserve Katenbau. En revanche, consentir à un tel effort gêne visiblement certains.

Cette fois, ce fut Besakssen qui s'emporta.

-Qui es-tu, jeune homme, pour contredire ainsi un mage de grande autorité ?

-Je suis Menarnar de Scosglen. J'ai participé à la bataille de Xanidrya, où j'ai combattu aux côtés de Katenbau.

De nombreux sourcils se haussèrent dans l'assistance. Un simple soldat se permettait de répondre au vice-roi des barbares ?

-Hé bien, Menarnar de Scosglen, fit Drognan, je crois que ta bravoure ne fait aucun doute et je suis certain qu'elle a déjà été mise à l'épreuve à de multiples reprises, mais ce n'est point le courage que nous autres dirigeant devons écouter, mais la sagesse et la prudence.

-La prudence ? Et c'est donc cela que recommande la prudence ? De nous retirer tous dans nos forteresses, qu'elles soient solides ou non, tels des enfants se réfugiant dans des châteaux de sables alors que la marée monte ? Je crois que certains des sages ici présents se fourvoient, et qu'ils confondent la sagesse avec l'indécision, et la prudence avec la pusillanimité !

C'en était trop pour Drognan.

-Je ne laisserai personne me qualifier de lâche! S'exclama le mage.

-Du calme, du calme! Cria Grihor.

Le roi de Westmarch martela la longue table de son poing, jusqu'à ce que le silence revienne. Menarnar et Drognan finirent par se rasseoir. Ke-lok'tan prit la parole.

-Même si ses mots à l'encontre de nos amis de Lut Gholein me semblent inconsidérés, fit-il, je trouve regrettable que l'on n'accorde pas plus d'attention à l'idée de Menarnar. Car si nous unissons toutes nos forces, il nous sera alors possible de constituer une armée assez forte pour tenir tête longtemps à Scatar, tout en conservant suffisamment d'hommes pour assurer la défense de nos populations, que nous aurions d'abord évacuée en lieu sûr, le plus au sud possible.

-Les îles amazones peuvent accueillir au moins une partie de ces populations, renchérit Vedila. Et nous pouvons fournir cinq mille guerrières à pied.

Kenndron, l'ambassadeur des druides, se leva à son tour :

-Quant à nous, nous pouvons apporter une infanterie de plus de deux mille hommes, et quelques mages, si la sécurité de mon peuple est assurée.

Le prochain à prendre la parole fut Pariem, le vieux roi d'Entseig.

-Tout ce que j'entends ici ne répète que la même chose : nous devrions tenir le plus longtemps possible en nous en remettant à la réussite improbable d'un simple barbare. Pourtant, de toute évidence, ce Scatar ne s'est toujours pas ouvertement attaqué à nous. Alors je pense que la fatalité de cette guerre que l'on m'annonce ainsi, presque au détour d'une conversation, peut se remettre en question. Car, poursuivit-il, j'ai déjà entendu dire que les intérêts des anges ne coïncidaient pas toujours avec ceux des hommes. Je crois donc qu'il est envisageable de négocier une trêve avec ce Scatar, plutôt que de l'affronter comme ce Lëkor le voudrait.

Kenndron reprit immédiatement la parole :

-Hé bien en ce qui me concerne, sachez que je n'ai jamais entendu dire que les intérêts des hommes pouvaient coïncider avec ceux des démons !

Cette remarque fut suivie d'une salve d'applaudissements rageurs chez une large part de l'assemblée, indignée par la proposition de Pariem.

-Nous avons récemment dû affronter les serviteurs de Scatar, qui nous ont laissé de lourdes pertes et une terrible affliction. Et ce, je me dois de le déplorer au passage, dans l'indifférence totale de nos voisins. Lorsque Menarnar a parlé de lâcheté, beaucoup se sont offusqués; mais moi, je n'hésiterai pas à clamer haut et fort que quiconque envisage de pactiser avec les démons, qui n'ont toujours voulu et ne voudront jamais que notre perte, est un lâche, oui, et un couard de la pire espèce ! »

Tandis que les druides et de nombreux autres applaudissaient, de bruyantes protestations s'élevaient des rangs des nobles d'Entseig. Grihor renonça à ramener le calme, et déclara la séance suspendue jusqu'à nouvel ordre. La salle se vida peu à peu, partisans et opposants de la guerre prenant soin de quitter la salle par des issues différentes. Enfin, le calme revint, et il ne resta plus que Grihor et Ercala.

« Ca aurait pu mieux se passer, nota Grihor.

-Qu'espérais-tu ? Tu viens de leur annoncer qu'ils devaient se préparer à une guerre, sans autre preuve que la parole d'un être surnaturel. Leur réaction est compréhensible. Il est déjà bon qu'ils aient admis la simple existence de l'Ennemi. Il faudra être patient pour forger finalement une alliance.

-Mais comment ? Certains refusent même de faire à la guerre! Le vieux Pariem parle négocier avec le démon, et Besakssen semble prêt à le suivre!

-Ils peuvent changer d'avis, affirma-t-elle en lui prenant les mains. Grihor se dégagea.

-Je ne sais pas...

-Mais qu'est-ce qui t'inquiète ?

-Je l'ignore. J'ai comme un mauvais pressentiment. Je me sens vieux. Fatigué.

Ercala sourit.

-Pourtant hier encore tu me paraissait plein de vigueur, pour un vieillard. »

Il sourit, et la prit dans ses bras. Mais c'était un sourire figé, presque forcé.

_______________


Menarnar arpentait seul les jardins du palais de Negerlon, laissant sa colère se dissiper au gré de sa promenade. Il s'arrêta finalement à une terrasse qui donnait vue sur le port, où de nombreuses silhouettes s'agitaient, inconscientes de la menace qui planait sur eux. Les ahanements essoufflés des dockers au travail, les aboiements des contremaîtres et les longues plaintes des mouettes se mêlaient avec une improbable harmonie en un fond sonore qui rappelait son enfance au jeune guerrier, dans le village de pêcheurs où habitaient ses parents. Ses parents... Menarnar se demanda ce qu'il leur était arrivé, s'ils le croyaient mort, s'ils croyaient que Miniryak...

Il tenta de penser à autre chose, mais les souvenirs l'assaillaient, à présent. Il se revoyait, courant comme un perdu avec Miniryak, poursuivis par le vieux Al, auquel ils avaient une fois de trop volé les fruits de sa pêche. Il revoyait Miniryak glisser dans une caisse de poisson frais alors qu'ils aidaient leur père à décharger le bateau. Son frère avait été poursuivi par tous les chats du village pendant plusieurs jours. Une larme coula le long de sa joue. Il tenta de se reprendre, en vain. Il revoyait maintenant Miniryak, en armure, juste avant le combat contre Azmodan, plaisantant et riant. Miniryak tombant de cette foutue colline... avec cette foutue plaie béante au flanc...

« Menarnar ?

C'était la voix de Keelarwen. Il s'essuya rapidement le visage du revers de la main avant de se retourner.

-Tu vas bien ?

-A présent oui, répondit-il en l'embrassant.

Elle fronça les sourcils.

-Je vois bien que non. Pourquoi veux-tu toujours faire des secrets? Est-ce encore le passé qui te hante ?

-Je... j'étais en train de penser à Miniryak. Il...

-Je sais combien il te manque, Menarnar, et je sais que tu te sens responsable. Mais tu n'y pouvais rien, à l'époque. Et maintenant, tu m'as, moi.

Il sourit.

-Je sais. Je t'aime plus que tout au monde.

-Moi aussi je t'aime; seulement, je n'aime pas te voir ressasser les spectres du passé. Ce qui est fait est fait. Miniryak aurait voulu que tu le venge, et c'est ce que tu as fait, pas que tu laisse le chagrin te ronger. Il n'est pas mort pour que son frère devienne l'ombre de lui-même, il est mort pour que son frère devienne quelqu'un de droit et de courageux, dont il aurait été fier. Et c'est ce que tu es, Menarnar. Tu es vaillant et bon. Miniryak serait fier de toi, alors cesse de te reprocher ce qui n'est pas de ta faute.

-Je... tu...

Elle passa ses bras fins autour de son cou, et lui souffla :

-Arrête. »

_______________


Le temps avait fini par apaiser les esprits, et une nouvelle séance finit par être décrétée le soir même. Grihor finit par obtenir le consensus de l'assemblée, en décrétant qu'il n'y avait que deux issues possibles, la guerre ou une trêve avec Scatar. Il obtint finalement un vote pour déterminer l'attitude commune qu'observeraient tous les royaumes libres en cas de guerre.

« Que ceux qui sont pour que l'on applique strictement les consignes de Lëkor se lèvent, proclama Grihor.

Ercala fut la première à se lever, imitée rapidement par Hösrok et Anya, puis par Treng-Al et Nathyle, par Meshif, par Drognan et enfin par Besakssen. Après une certaine hésitation, Pariem se leva à son tour.

-Bien que je sois opposé à cette guerre, si jamais elle doit avoir lieu, alors je crois que le plus sage serait effectivement de suivre les recommandations de cet archange.

Menarnar et Kenndron se levèrent enfin de concert.

-Nous décidons d'appliquer les recommandations de Lëkor, déclara Menarnar. Les temps à venir sont rudes, et il ne faut pas nous diviser. Il vaut mieux que nous suivions tous la même stratégie, sinon Scatar nous écrasera tous un à...

Il fut interrompu par l'entrée précipitée d'un guerrier qui alla immédiatement délivrer un message au roi Pariem. C'était le dénommé Sargon. Il discuta longuement avec le roi, puis le vieil homme finit par se lever, un masque de colère sur le visage.

-L'Entseig, annonça-t-il, refusera toute forme de négociation avec Scatar. Hier, un de nos ports les plus peuplé a été entièrement pillé. Les soldats de l'ennemi n'ont laissé aucun survivant. Il va de soi que l'Entseig n'envisagera jamais de faire la paix avec les auteurs de tels actes.

L'Entseig déclare ici et maintenant la guerre totale contre Scatar. Nous allons procéder à l'évacuation immédiate de la population à l'intérieur des murs de la cité.

Le vieux roi se tourna vers le capitaine de la garde.

-Que l'armée se mobilise. Elle supervisera l'évacuation avant de se retirer dans la cité. Que Scatar vienne ! conclut-il. Nous l'attendons, et de pied ferme. »
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