Fanfiction Diablo II

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Tenebrae

Par SF
Les autres histoires de l'auteur

Chapitre 1 : Somehwere I belong

Chapitre 2 : By myself

Chapitre 3 : Breaking the habit

Chapitre 4 : Pushing me away

Chapitre 5 : From the inside

Chapitre 6 : Runaway

Chapitre 7 : With you

Chapitre 8 : Don't stay

Chapitre 9 : Hit the floor

Chapitre 10 : In the end

La grande place du village brillait de la lueur tremblante des torches et une mélodie enivrante planait sous le chapiteau dressé là pour la fête de la moisson. Le cidre et la bière coulaient à flots et les voix et les rires dansaient dans ma tête au grés du ressac de ma conscience. J'errais pas à pas dans un essaim grouillant d'inconnus, me délectant des odeurs adipeuses du cochon grillé. Les voix espiègles de mes jeunes frères couvraient le brouhaha ambiant mais je ne parvenais pas à les comprendre. L'épuisement me gagnait peu à peu et je sentais mes jambes devenir flageolantes.

Au coeur des ombres tournoyantes, j'aperçut enfin Marie. Cette fille occupait toutes mes pensées depuis aussi longtemps que je m'en souvienne. Souriante, moqueuse, espiègle, complice et drôle, elle était surtout superbe et parfaite à mes yeux. Une force prévenante et invisible fendit la foule et me guida dans ses bras où je m'empressais de me blottir. Ses doigts m'effleurèrent le visage et, alors que je levais les yeux sur son sourire ensorceleur, je sentis sa paume se poser sur ma joue. Jamais encore, je ne l'avais touchée plus que furtivement et ce contact intime m'émouvait au plus haut point. Ses grands yeux brillant s'approchèrent des miens et à l'instant où nos lèvre allaient se toucher, je me sentis chuter sur le dos.

Je m'éveillais brusquement sur une vaste plaine couverte de ténèbres et de corps. Un épouvantable mal de crâne me faisait souffrir horriblement alors que du sang séché collait mon casque fendu à mes cheveux. Apparemment, j'avais manqué la fin de la bataille. L'horrible goût de chair qui demeurait dans ma bouche me rappelait cet instant où, désarmé, je m'étais jeté sur un ennemi et lui avais arraché des dents un assez important morceau de gorge pour qu'il n'y survive pas. J'espérais que les moments les plus sombres de mon existence ne me poursuivraient pas toute ma vie. Marie ne devait jamais savoir ça.

Autour de moi résonnaient la voix mêlée de multiples gémissements et râles de douleur. De mes doigts engourdis, j'entrepris de défaire ma lourde armure. Je me demandais où pouvaient être mes camarades. Après quelques semaines d'une campagne désastreuse dans le Westmach, nous n'étions plus qu'une poignée. Peut-être étaient-ils tous morts ou agonisant sur le sol. J'en doutais. Ayant vu le seigneur Lachdanan à l'oeuvre, il ne me semblait pas probable qu'il ait laissé le reste de ses troupes mourir. Sans doute avait-il ordonné une retraite alors que j'étais inconscient. Je me sentais perdu.

Dès les premiers instants du combat, notre sort avait été fixé. Cette bataille n'avait été qu'un sinistre piège sanglant d'où nous ne devions pas nous relever. Je me remémorais encore et encore cet instant maudit où, déployés en contrebas, nous avions vu le nuage mortel de flèches acérées descendre doucement sur nos lignes. Je me souvenais m'être blotti sous mon bouclier, priant pour qu'il résiste aux tirs. Un type qui avait fredonné la veille un air triste s'était écroulé à mes pieds, percé d'une flèche dans le cou. Je me souvenais aussi de la charge de cavalerie à travers nos rangs ébranlés, des chevaux blessés se débattant furieusement au coeur du combat, des cris, des chocs, de la Mort fauchant joyeusement au hasard en un tourbillon jubilatoire de chair, de sang et d'os.

Au loin, j'aperçus les ombres furtives des pilleurs de corps s'affairer sur les cadavres. Certain d'entre eux, plus avides, achevaient les soldats blessés afin de les détrousser. Mieux valait ne pas rester ici.

Abandonnant ma cuirasse, mes bottes, mes gantelets et mon casque avec quelques cheveux, je roulais sur le ventre et commençais à ramper parmi les corps. La plupart d'entre eux avaient été touchés dans le dos ou à la tête. Les autres étaient morts d'un coup au torse ou de la perte sanglante d'un membre. Je tachais de ne pas m'attarder sur leurs regards vides. Des images de combats défilaient dans ma tête. Je ressentais l'odeur du sang, le frisson de l'adrénaline et la peur poignante de la mort qui m'avait pris en voyant des ennemis armés à perte de vue et en sachant qu'un seul d'entre eux pourrait suffire à porter le coup fatal.

Des nuées d'insectes se délectaient du charnier. Je m'emparais furtivement de quelques bourses maigres de soldats et d'une superbe épée au pommeau doré. Me faufilant entre les corps, je tentais de me diriger discrètement vers une bute au sommet de laquelle se dressait l'orée d'une forêt.

Certains corps bougeaient encore autour de moi. Je me sentis pris d'un vague désir de les aider ou de les achever selon leur état mais je devais quitter cet endroit. La mort y était trop présente. Moi, j'avais encore des choses à faire de ma vie. Je devais revoir mes frères, retrouver Marie.
Lorsque je me fus assez enfoncé sous le couvert des arbres, je me relevais péniblement et tachais de me repérer. J'aurais certainement du rejoindre le reste de l'armée du Khanduras mais comment la retrouver? Je n'étais même pas sur qu'il y avait d'autres survivants. Mieux valait rentrer au village.

La faim qui me tiraillait le ventre se faisait de plus en plus insupportable. Comment le roi Léoric avait-il pu imposer à une armée décimée, épuisée et affamée de poursuivre le combat encore et encore? Je commençais à douter de mon dévouement à ce roi que l'on disait fou.

Dans un terrible cri de rage, un sinistre rôdeur vêtu d'une longue cape grise surgit de l'ombre et se jeta sur moi, dague à la main. Instinctivement, je projetais la pointe de ma lame dans son visage et arrêtais ainsi son attaque. J'esquivais d'un pas sa chute et le regardais s'écrouler à mes pieds. Déjà trois de ses camarades m'encerclaient. Je refusais de mourir ici. Je me jetais sur le plus proche qui tenta en vain une roulade très artistique sur le côté. Arrachant ma lame de son flanc, je parais le coup du second et le repoussais de toutes mes forces. Se prenant les pieds dans une racine, il s'étala sur le dos. Le dernier me manqua de peu et n'eût pas le temps de le regretter car ma lame retomba violemment sur le sommet de son crâne et ne s'arrêta qu'au niveau de sa lèvre supérieure. Cette lame commençait à me plaire. Celui qui était tombé découvrit à son plus grand regret, alors qu'il tentait de s'enfuir à quatre pattes la très improvisée technique du lancer d'épée. J'achevais enfin le gymnaste.

Leurs bourses n'étaient pas aussi remplies que je l'aurais cru. Il commençait à faire frais et mes vêtement ne me semblaient pas assez discrets. Je fauchais une cape.

Il était temps de prendre la route du Khanduras.
C'était un de ces jours sombres où les nuages noirs sont si épais et gonflés d'eau que l'on se croirait de nuit. Une pluie tiède et dense arrosait le cimetière et se glissait dans mes vêtements. Au loin, tout autour de moi retentait régulièrement le tonnerre. La gorge nouée, j'étais incapable du moindre geste et mes pieds s'enfonçaient peu à peu dans la boue.

Devant moi se dressait un immense monticule de terre dont je ne parvenais pas à détacher mon regard. Bien que le voyant pour la première fois, je savais exactement de quoi il s'agissait. Ma vie était enterrée là.
Dans mon dos, j'entendais des volets claquer dans les ruines du village. Trois corps pendus se balançaient à un arbre mort et plusieurs autres se décomposaient sur le sol à la merci des charognards. Dans leur état, il semblait impossible de les déplacer en un seul morceau. Je n'avais pas le courage de les inhumer.

J'avais toujours associé la mort violente à la guerre. Ces choses m'avaient toujours semblé hors de propos dans ce havre de paix qu'était le village. La douleur et le choc me dominaient totalement et il me semblait peu à peu avoir perdu toute capacité cognitive. M'étant toujours défini par mon but, je ressentais pleinement la disparition irrévocable de mon avenir et la perte douloureuse de mon identité qui en découlait.

Sous ce tas de terre, j'imaginais aisément les cadavres de tout un village entassés pèle mêle et recouverts de terre. L'image douloureuse des visages rieurs de mes frères s'imposa brièvement à mon esprit et me coupa le souffle. Père et mère étaient certainement là aussi, ainsi que tous ceux avec qui j'avait partagé mon enfance. Ces dépouilles étaient miennes. L'image obscène de tous ces corps mutilés et putréfiés, s'étreignant passivement sous mes pieds, m'obsédait. J'imaginais un amas de chair puante, grouillante de gros vers blancs d'où émergeaient cottes, crânes et autres os pèle mêle. Le dégoût et le chagrin me submergeaient peu à peu.

Je pensais à Marie, à l'aspect qu'elle devait avoir aujourd'hui et à l'insatiable désir de tendresse qu'elle avait toujours évoqué chez moi. Je pleurais la perte de notre future vie commune. Un désir morbide de creuser la terre à main nues afin de la retrouver et la prendre tendrement dans mes bras ranimait peu à peu les plus profondes ténèbres de mon être.

L'épée à la main, j'escaladais maladroitement la butte funèbre et m'agenouillais au sommet. Le vent et la pluie y étaient plus fort que jamais. Levant mon épée au ciel, je poussais un long hurlement de désespoir qui se perdit dans les ténèbres. La pluie dans ma bouche avait le goût salé des larmes. Je m'apprêtais à sceller le cours de mon existence.

Enfonçant mon épée dans le sol, je fis le serment sur ma vie et mon sang de n'avoir de cesse que lorsque mes cadavres soient vengés. Tant d'autres villages du Khanduras avaient été rasés à cause de la paranoïa du roi noir que l'identité de l'ennemi ne faisait aucun doute pour moi. Ma haine trouverait sa victime à la cour royale de Tristram.

Alors que je priais pour le repos des âmes de mon village, les yeux clos, appuyé sur le pommeau de ma lame, je sentais déjà mon coeur féroce, gonflé de rancoeur, se réjouir de la terreur et de la désolation que j'allais répandre sur mes ennemis. Je me relevais enfin et découvrais à quelques mètre de moi deux horribles yeux brillant d'une lueur rouge qui me dévisageaient. Devant moi se tenait Diablo, l'imposant seigneur de Terreur, immobile et sans expression. La pluie semblait glisser sur ses écailles rouges sans même le mouiller.

Un éclair proche illumina brusquement la campagne environnante que je découvrais couverte de démons de toutes sortes, grouillant sur des lieues et des lieues. Dans un mouvement instinctif de recul, je trébuchais en arrière et chutais de la butte.

Je m'éveillais brusquement, baigné de sueur dans mon lit à Tristram. Les draps de lin me grattaient la peau et je les repoussais d'un rapide mouvement des pieds. Un vent glacial m'enlaça de force et je sentir tous mes muscles se contracter. Je roulais de mon lit et m'éveillais peu à peu en titubant jusqu'à mes vêtements. Un doux soleil matinal filtrait entre les volets et faisait baigner la pièce dans une pénombre lugubre. Je heurtais du pied une bouteille vide et l'entendis rouler parmi les restes pourrissants d'anciens repas qui encombraient de plus en plus le plancher de ma chambre depuis que la table était recouverte. Il me semblait régner dans ma tête une telle pression entre la nuque et le front qu'elle allait sans doute exploser. La dernière bouteille laissée par ce bon vieux Marius Farnham était morte dans la nuit. Je m'étendais sur le sol et observais durant quelques instants le plafond. Une profonde lassitude entravait chacun de mes gestes et je ne parvenais pas à me souvenir de la dernière fois où je m'étais senti reposé.

Je connaissais par coeur les murs blanc sales et le plafond en bois de ma chambre. J'avais si souvent posé les yeux sur chaque encoche, chaque défaut et chaque tache qu'il n'avaient plus aucun secret pour moi. Une odeur nauséabonde de pourriture flottait près du sol. Nombre de mes plus anciens couverts étaient depuis longtemps couverts d'une fine mousse verdâtre. Lorsque la faim devenait trop intolérable, je ne mangeais plus qu'avec les doigts.

Sans doute aurais-je eu la force de me lever et de vaquer à mes occupations si j'avais eu un but mais depuis la mort du roi noir et l'emprisonnement du seigneur de la Terreur, je n'avais plus aucun désir. J'avais vengé les miens et aucune autre quête ne m'attirait. De toute façon, je ne risquais pas d'en trouver une, je ne voyais personne. Les habitants de Tristram étaient stupides et égoïstes, je ne désirais pas me lier avec eux. Seuls Cain, Ogden et Farnham avaient de l'intérêt. Le premier savait me comprendre, le second me maintenait en vie et le troisième me permettait de m'enfuir de la réalité lorsque le désespoir était trop fort. Cependant, depuis le départ de Marius vers le nord, ma vie à Tristram n'avait jamais été aussi vide. Les conversations avec Cain m'épuisaient au plus haut point et je tentais autant que possible de les éviter. Il ne me restait que les visites nocturnes chez Ogden où j'échangeais mon or gagné à la pointe de l'épée contre des denrées, mes rêves tristes et nostalgiques et les murs crasseux de ma chambre.

Parfois, la rumeur épuisante de la ville s'engouffrait entre mes volets fermés et je me prenais à rêver de n'être plus qu'un esprit sans corps, préservé de l'ingérence de ses sens, à l'abris au coeur de ses souvenirs. La mort viendrait sûrement me prendre un jour. Parfois, je l'attendais, assis sur mon lit, en fixant la porte.

Je n'avais aucune notion du temps. Dans la pénombre de ma chambre, je m'éveillais à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit et ma vie s'écoulait, identique à elle même, comme un long cauchemar sans fin.
Aucune lumière et aucun bruit ne provenait de dehors. Il devait faire nuit. Mon estomac vide me faisait souffrir le martyr. Je me levais doucement et avançais jusqu'à la porte en traînant les pieds. Le grincement sinistre des gonds résonna à travers tout mon corps et je grimaçais de souffrance. Ma vieille cape grise ondulait dans les bourrasques alors que je me traînais vers la place du village. Les ruelles étaient vides et silencieuses. La ville semblait dormir.

Je me glissais furtivement dans la place baignée d'un doux clair de lune. Une lueur tremblante filtrait à travers fenêtres de l'auberge, sans doute une bougie. Je me téléportais à l'intérieur et trouvait Ogden seul, un balais à la main. Les chaises étaient posées à l'envers sur les tables et les verres et couverts étaient rangés, sans doute dans les grands buffets près du mur du fond. Je m'approchais du bar et y laissais tomber bruyamment quelques pièces d'or. L'aubergiste s'aperçut alors de ma présence. Je maudissais la faiblesse de ces villageois. Il semblait si facile de les tuer. Il s'avança vers moi:

- Oh, c'est vous? Vous devriez vous montrer plus souvent. Il m'arrive parfois de me demander si vous n'êtes pas mort dans votre maison.

Il savait que j'allais attendre sans rien dire, le regard dans le vague, jusqu'à ce qu'il m'ait vendu de la nourriture. Il en profitait. De mon côté, je n'éprouvais aucune impatience, n'ayant rien d'autre à faire. La souffrance de la faim n'était, après tout, qu'une souffrance de plus.

- Il y a une chose que je dois vous dire.

Il marqua une pause dramatique. Je le trouvais ridicule.

- Voilà, vous êtes quelqu'un que j'estime énormément. Nous vous devons tous tant. Et je suis inquiet pour vous. Vous n'avez jamais l'air heureux. Vous ne voyez personne. Je pense que vous devriez essayer de rencontrer un peu les habitants de Tristram, vous lier à eux. Je suis persuadé que cela vous fera du bien d'avoir quelques amis et d'être invité certains soir à manger en leur compagnie.

Je détestais que l'on tente de m'imposer mes choix et commençais à espérer que ce discours se termine.
- Il y a une fête dans le village ce vendredi. J'aimerais beaucoup que vous y soyez. Ce sera une très bonne occasion de faire connaissance avec nombre de nos concitoyens. Peut-être plairez vous même à une de nos filles.

Le mot fête avait évoqué en moi de lointains souvenirs troublants. Je revoyais les cheveux flamboyants de Marie ondulant à la lueur des torches sous le chapiteau de la fête de la moisson. J'étouffais prestement ce désagréable relent de souvenir douloureux mais le mal était fait. Je serais à la fête.

Ogden tourna les talons et, sans cesser de parler, disparut dans sa cuisine. Je me surprenais à me demander quel goût il pouvait avoir.
Le souvenir de Marie avait dansé toute la semaine dans ma chambre parmi mes démons et les détritus malodorants que je n'avais pas le courage de déplacer. Pour la première fois depuis longtemps, je ne m'étais pas senti seul. Lorsque le vendredi fut enfin là, je l'embrassais longuement et quittais mon antre en plein jour. Les rues de Tristram grouillaient de bruit et de monde.

Voilà bien longtemps que je n'avais pas vu le soleil et son éclat vivace m'éblouissait. Pour m'en protéger, je rabaissais le capuchon de mon manteau et me dirigeais vers l'échoppe du couturier. Conscient que tous les regards étaient posés sur moi, j'avançais d'un pas mesuré et évitais consciencieusement de dévisager les passants. Peu à peu, je sentais mes vêtement se réchauffer à la lueur du jour et cela me plaisait.

Lorsque je poussais la porte de l'échoppe, une clochette fixée au dessus tinta mélodieusement et une voix de femme s'éleva dans l'arrière boutique:

- Un instant, j'arrive !

Je parcourais la pièce des yeux. Les armoires débordant de tissus de toutes sortes me laissaient totalement indifférent. Je m'approchais du comptoir et découvrais sur ma droite un immense miroir reflétant mon image. Je me trouvais fatigué, abattu, presque lugubre dans cette longue veste. Je tentais un sourire timide et rassurant mais le reflet le modela en une grimace décevante. La voix m'arracha à cette vision:

- Oh, c'est vous ? C'est un plaisir de vous rencontrer. Que désirez-vous ?

C'était une femme entre deux ages aux mains déformées par la couture. Elle portait une robe élégante qu'elle avait sans doute faite elle-même. Malgré sa voix aimable, je discernais sur son visage qu'elle me craignait.

- Je voudrais des vêtements pour la fête, ce soir.

J'avais déposé quelques pièces d'or sur le comptoir. Je n'avais pas vraiment idée de la valeur de ce dont j'avais besoin.

- Oh, pour ce prix là, je peux vous faire une parure de prince mais il aurait fallu que je prenne vos mesures plus tôt parce que c'est un travail qui prend plusieurs jours. De toute façon, je crois que vous vous en faites pour rien, vos vêtements habituels feront très bien l'affaire ce soir. Ce n'est pas vraiment une fête officielle, vous savez.

Une parure de prince ? Je refusais de m'imaginer là dedans. Je serais certainement ridicule. Je voulais surtout pas ressembler à un prince, surtout depuis que j'en avais vu un.

- Vous ne comprenez pas. Je ne veux pas des vêtements particuliers, juste des vêtements neufs.

- Vous voulez des vêtements neufs normaux ?

Je hochais la tête. Sa voix stridente commençait à m'irriter.

- Ah, je vois. Et vous voulez quels vêtements ? Un pantalon, une chemise, une veste, des sous-vêtements ?

Pourquoi fallait-il qu'il y ait tant de questions. Je demandais pourtant quelque chose de très simple.

- Oui, heu... mettez-moi deux exemplaires de tout ça.

- Oh, avec l'argent que vous avez déposé là, je peux même vous en mettre trois.

Elle commençait à fouiller ses armoires.

- Alors ce sera trois.

Alors qu'elle extrayait des vêtement de ses piles de tissus, elle entrepris de commenter ce qu'elle faisait. Je reculais jusqu'à l'autre mur et l'observais d'un air grave.

- Et voilà le troisième pantalon. Passons aux chemises maintenant.

Son ton chantonnant m'exaspérait. Je commençais à espérer qu'elle en finisse rapidement. Après de nombreuses fouilles, elle me présenta une fière pile de vêtements:

- Très bien, nous allons maintenant passer dans l'arrière boutique pour les essayages.

Je désirais m'en aller:

- Non, c'est très bien, je vais les prendre comme ça.

- Comment ? Mais... et si ils ne vous vont pas ?

- Eh bien je les donnerai à quelqu'un à qui ils vont.

Je prenais la pile de vêtements dans mes bras et me dirigeais vers la sortie. La femme tenta à nouveau de me retenir.

- Attendez, je n'ai pas compté l'argent que vous m'avez laissé.

Je m'arrêtais sur le pas de la porte. Elle m'avait dit qu'il y en avait assez pour trois costumes. Je détestais que l'on revienne sur ses dires.

- Il y en a beaucoup trop. Vous...

- Gardez le reste.

J'étais déjà dehors.

Je rentrais chez moi et déposais le tout sur le lit. Je prenais ensuite mon seau et l'emportais jusqu'à la rivière toute proche. Je le rinçais rapidement afin d'en ôter la poussière et je le rapportais plein dans ma chambre.
Mon rasoir était encore aiguisé. Les yeux clos, je me débarrassais de ma barbe et, avisant une bouteille de whisky, m'humectais le visage. L'alcool s'insinua dans les minuscules plaies dues au rasage et les désinfecta, me brûlant cruellement la peau. Je me déshabillais alors et utilisais une paire de chaussettes neuve pour me laver. Le sol n'était manifestement pas plat car toute l'eau que je renversais s'agglutinais en une mare sous la table. Je m'en moquais, elle sècherait.

une fois propre, j'essayais les pantalons et les chemises. Marie sautait joyeusement sur le lit en m'ignorant. Ils ne m'allaient pas si mal que ça.

Lorsque je fus habillé, je m'asseyais mollement sur le lit. Marie s'agenouilla derrière moi, passa les bras autour de mes épaules et appuya sa joue contre la mienne. Je savais qu'elle n'était pas là. Les yeux fixés sur la lueur filtrant à travers les volets, j'attendais la nuit.
Je refermais ma porte aux dernières lueurs du soir sous une pluie fine et glaciale et me dirigeais calmement vers l'auberge. L'eau glissant insidieusement dans mon col me faisait regretter ma veste à capuchon et c'est trempé jusqu'aux os que j'atteignais ma destination. Derrière les fenêtres éclairées, le tintamarre de la fête faisait déjà rage. Je frappais.

L'ouverture de la porte libéra un courant si terrible de lumière aveuglante et de brouhaha assourdissant que je chancelais en reculant de quelques pas. Gillian m'observait intriguée:

- Entrez vite, j'ai froid !

Il fallait reconnaître qu'elle était habillée léger, j'aurais même dit appétissant. Je me décidais à entrer et à me laisser brûler par ces sons et cette chaleur dont j'avais perdu l'habitude. Cain et Griswold discutaient du côté de la cheminée près de laquelle a plupart des invités s'était regroupée. Après quelques instants de bousculade parsemée de nombreux contacts avec de parfaits inconnus, je renonçais à aller les rejoindre et avisais une place vide à table. La bousculade reprit et il commença à me sembler que chacune des parcelles de ma peau qui avaient touché une autre personne continuait de me brûler durant plusieurs minutes.

Cette fête semblait vraiment improvisée, il n'y avait même pas de musiciens et la cacophonie des conversations me traversait le crâne de part en part, perturbant violemment mes capacités cognitives. Peu à peu, la douleur se répandait sur mon corps comme la marée montante et une violente tempête se levait juste derrière mon front. Je commençais à craindre de perdre l'équilibre. Un vieil homme au visage déformé se laissa tomber lourdement sur le siège que je cherchais à atteindre.

Quelqu'un passa derrière moi en posant une main sur mon épaule. La douleur que je ressentis alors dans la tête m'évoqua le tintement de la forge. Une telle proximité sous le monastère aurait signifié la mort. Je commençais à paniquer. Il fallait que je fuie cette foule.

D'un bout à l'autre des tables, les places se prenaient et se libéraient à toute vitesse dans une totale anarchie. Un coude venait de toucher mes vêtements sans les appliquer sur ma peau. Une place toute proche se libéra. Négligeant mon ochlophobie, je progressais aussi vite que possible et m'affalais, soulagé, sur la chaise. Une voix fluette retentit à ma droite:

- Qu'est-ce que je vous sers ?

Je me retournait et effleurais du front l'épaule de Gillian qui se penchait pour ramasser l'assiette sale restée à ma place. Le forgeron imaginaire frappa à nouveau. Dans mon mouvement de recul, je surpris mon regard s'enfoncer dans le décolleté de la serveuse et levais précipitamment les yeux sur son visage. Elle me regardait d'un air interrogatif mais sa question m'était totalement sorti de la tête. Je bredouillais:

- Pardon ?

- On a de la bière et du cidre mais pour le repas, je vous conseille le vin de Philios, il est très fruité. Vous pouvez avoir une soupe en entrée. Pour le plat, on a du boeuf, du mouton et du porc servi avec des pommes de terre sauce champignons ou des légumes cuits dans la soupe: carottes, poireaux, navets, oignons. Fruit en dessert. Je vous apporte la soupe ?

- Heu... oui, s'il vous plait.

- Et du vin ?

- Oui.

- Le repas est à 168 pièces de bronze, payables d'avance.

Un peu perdu, je fouillais au hasard les nombreuses poches de mes nouveaux habits. Où avais-je bien pu mettre ce satané argent. Le bruit ambiant m'agaçait au plus haut point. Je désirais le silence. J'imaginais une nova bienfaisante et sanglante repoussant tous ces imbéciles sur les murs. D'une poche de ma chemise, j'extirpais une poignée de pièces d'or. J'en comptais deux et les tendais à Gillian.
- Vous n'avez pas la monnaie ?

N'ayant jamais possédé de pièces de bronze, je secouais timidement la tête. Gillian paraissait embarrassée. Je m'apprêtais à lui proposer de tout garder quand Ogden vint à mon secours:

- Gillian ! Il ne paie pas.

D'un geste, elle refusa mon argent:

- Je reviens tout de suite.

Elle s'en alla enfin. Je baissais les yeux sur mes genoux et occultais la foule de mon esprit afin de souffler un peu. La tempête de rires sonores et de hurlements féminins n'en finissait pas de me rosser sur les limites de ma tolérance. Le mal de crâne empirait encore et encore. Je levais à peine les yeux quand une assiette, des couverts et un verre plein furent déposés devant moi. En fait de soupe, il s'agissait d'un bouillon fumant répandant une odeur d'oignons et de poireaux. Aux gouttes de graisse flottant à la surface, je devinais qu'on avait aussi cuit de la viande dans ce liquide. La surface du plat ondulait au grés des chocs dans la table. Je levais peu à peu les yeux sur l'assemblée.

Le temps et les épreuves avaient dénaturé le physique de la plupart des personnes présentes à cette table et par leur laideur, je ne les trouvais pas si différents des démons des souterrains. Leur façon de manger précipitamment, en projetant une partie de la nourriture sur la table ou en en laissant couler sur leur menton me dégoûtait. A chaque nouveau verre d'alcool, ils semblais moins aptes à refouler leurs instincts bestiaux, devenant agressifs, naïfs, stupides voir même grossiers et impudiques. Plus je les observais et plus ils me répugnaient mais mon désir de plus en plus violent de fuir cette horrible soirée ne parvenait pas à surpasser ma crainte de quitter mon ilot de calme pour reprendre le large à travers la foule démontée.
Cependant, une certitude s'ancrait peu à peu dans mon esprit: Je n'étais plus comme eux. Je n'avais plus rien avoir avec ces humains. Mes épreuves m'avaient rendu différent, une autre race en quelque sorte. Jamais plus je ne pourrais me mêler à eux. Jamais plus je n'aurais de Marie avec qui construire l'avenir. Cet objectif était vain, je devais l'oublier. Ma douleur était constante et aiguë. Je ne souhaitais un monde meilleur à personne. En fait, je désirais même que ma douleur soit infligée aux autres. Je voulais que nul n'y échappe. Souffrance et ténèbres se répandant sur le monde, voilà le seul avenir où je pouvais trouver ma place. Il fallait que je change l'humanité, que je la modèle de façon à en faire l'écrin dans lequel me sertir. Je connaissais une entité ayant le même désir. Il était temps que je ne fasse qu'un. Il était temps que je me lève à nouveau et que mon arme se lève pour une nouvelle quête. J'allais combattre pour le seigneur des ténèbres. Pour mes frères enterrés près de Marie, j'allais déterrer ses frères à lui. Une nouvelle vie commençait pour moi.

Alors que j'émergeais de mes pensées, un violent souffle de terreur me parcourut l'échine. Je venais d'admettre ma part de ténèbres, de la reconnaître et de l'accepter. Désormais, j'allais vivre avec elle, la servir et la choyer. Je n'étais pas sûr d'être prêt à faire un tel sacrifice. Je tremblais comme une feuille. Mon front était brûlant.

Je reprenais brusquement mes esprit. N'ayant plus de raison de m'attarder à la fête, je me levais et m'avançais vers la sortie. Perdu dans mes pensées, je fendais la foule sans encombres et poussais la porte. Dehors, la pluie était devenue torrentielle et un violent orage grondait au loin. Sous mes pieds, je sentais les démons qui avaient survécu à ma croisade se regrouper dans les ténèbres.

Je devais regrouper mes affaires, préparer un sac. Il me faudrait des vivres. Je devais surtout dormir. On voyage mieux le matin.

- On s'en va, Marie.

J'avais arrêté de vivre pendant trop longtemps.
Je poussais la porte grinçante et m'avançais dans les ténèbres de l'antre du démon. Son haleine fétide imprégnait toute la pièce et j'avançais à tâtons dans le paysage familier. Un rayon de lune entrant par la porte éclairait faiblement les plis ondulant de la robe de Marie qui, assise sur la table, les lèvres serrées, faisait balancer ses jambes. Je ne pouvais voir ses yeux plongés dans l'ombre mais je devinais son regard froid braqué sur moi. Je lui lançais le même regard et nous restions quelques instants figés à nous dévisager alors qu'un vent frais entrant par la porte renouvelait l'air de la pièce. Peu à peu, mon esprit se libérait d'un poids. Plus jamais je n'aurais à craindre d'autres ténèbres que celles qui brûlaient au fond de mon coeur.

Des voix retentirent dehors:

- Il est là, tu crois ?

- Il est fort, il a vaincu celui dont on doit taire le nom.

- Pfff, balivernes, il traîne les pieds. Tout n'est que mensonge à propos de lui. En lui prenant son or, c'est la justice que nous rendons.

- Oui, mais il pourrait...

- Chhht !

- Il est seul. Dépêchez-vous.

Marie s'effaça, laissant la lune éclairer le tranchant de mon épée. L'instinct du chasseur commençait à me faire saliver. Je la saisissais et repoussais le seau presque vide du pied pour me glisser derrière le battant de la porte. Un à un, je les observais entrer prudemment à la lueur de leur seule torche. Ils étaient cinq, tous habillés de cuir et armés de dagues. Ils n'avaient pas une chance.

Me baissant aussi silencieusement que possible, je saisissais le seau du bout des doigts. Eux avançaient pas à pas dans mes déchets:

- Quelle horreur, comment peut-on vivre là-dedans ?

- Où est-il ?

- Il n'est pas là !

- Cette odeur ! Je suis sûr qu'il est mort depuis longtemps. On a du voir un fantôme à la fête.

- Allons nous-en.

- Où est l'or ?

- Il y a un lit là bas...

Je repoussais violemment le battant de porte de l'épaule et projetais le contenu du seau vers la torche qui s'éteignit aussitôt. J'activais alors mon infravision, verrouillais la porte et commençais à contourner les intrus silencieusement. Eux commençaient déjà à perdre leur sang froid. Ils n'allaient pas tarder à perdre du sang chaud.

Le premier se mit à secouer sa lame devant lui à l'aveuglette alors que le dernier se jetait en vain sur la porte. Je déchirais la carotide de l'un des trois autres de la pointe de mon épée et observais le sang fuser dans la pièce et retomber sur les autres:

- Hey, quelque chose m'a mouillé !

- Moi auss...

- Hey, mais c'est du sang !

Déjà une tête roulait sur le sol alors qu'un second corps s'affalait. Celui qui était entré en tête se jeta en arrière et heurta un de ses camarades. Sans chercher à le reconnaître, il lui enfonça sa dague dans la gorge, lui transperça la mâchoire inférieure, la langue et le palais et lui défonça les sinus. L'autre, encore vivant, s'effondra de douleur sur le sol. Je saisissais ce traître par le col et le plaquais contre un mur auquel je le clouais à travers le coeur à l'aide de mon épée. Sa dague tinta en touchant le sol. Il tentait encore de parler. J'arrachais mon arme et le laissais tomber sur le sol avant de m'attaquer au fuyard. Marie souriait, le pied posé sur un cadavre comme sur un trophée de chasse.

L'odeur du sang me prenait violemment à la gorge et je commençais à avoir des difficultés à contrôler cette soif. Celui qui s'était fait trahir émettait un étrange gargouillis plaintif. Un violent coup de pied bien placé transforma ça en gémissement de douleur. J'enflammais ma lame.

Celui qui n'avait pas quitté la porte se recroquevillait sur lui-même les yeux pleins de larmes et mon désir de le dévorer devenait insatiable. Dans un rugissement de fureur, je lui bondissais dessus, tous crocs dehors.

Je m'éveillais en sursaut, en pleine nuit, frigorifié et baigné de la lueur flamboyante d'une torche. Encore un rêve ? Alors pourquoi mon départ pour l'est et ma quête occupaient-ils toutes mes pensées ? J'étais assis sur le perron de ma porte, nu et trempé sous ma longue veste à capuchon. La surface de mon front me brûlait cruellement et j'avais les membres fourbus comme après un violent effort.

"Réalité et cauchemars parfois se confondent." Marius avait dit ça une fois.

Le visage de Cain émergea de l'ombre et sembla me scruter les traits. Je rabaissais vivement mon capuchon jusqu'aux sourcils. Je devais agir comme si j'étais toujours dans son camp, comme si rien n'avait changé. Bon sang, je ne lui disais jamais rien et puis, j'avais mieux à faire: dormir, préparer mon départ. Je devais l'avertir de ce départ. Il ne fallait pas qu'il s'inquiète. Les Horadrims étaient dangereux.
- Le temps est venu de quitter cet endroit.

Ma voix hésitait. J'avais peur de la suite. Cain m'observait, interdit. Je devais trouver le courage d'affirmer ma résolution de partir, puiser ma conviction dans les objectifs de ma quête. J'ajoutais:
- Mes frères m'attendent dans l'est. Leurs chaînes ne doivent pas les lier plus longtemps.

Ma voix était déjà plus sûre et cela sembla le rassurer. J'hésitais à interrompre la conversation en me réfugiant derrière ma porte mais je ne savais pas trop ce que je devais m'attendre à trouver là derrière. Je préférais attendre qu'il s'en aille, ce qu'il ne tarda pas à faire.

Lorsqu'il eût disparu, je poussais timidement la porte sans rencontrer de résistance. J'ouvrais alors en grand et m'avançais dans la pièce étonnement vide. Tous les déchets et couverts avaient disparu. le sol, les murs et la table, propres, étaient couverts d'eau. Un seau renversé traînait sur le plancher et la lune éclairait ma lame étincelante, plantée dans le bois. Je constatais aussi la disparition de quelques vêtements et de nombreux draps et couvertures. Le trou forgé dans le mur par la pointe de mon épée à travers un de ces bandits était encore là. Manifestement, le seigneur de la Terreur avait couvert ses arrières. Je me demandais durant un court instant si toutes ces affaires disparues descendaient la rivière ou avaient été emportées dans les profondeurs par une créature répugnante, puis m'affalais dans mon lit et quittais prestement la réalité. Blottie au fond de mon onirisme, Marie m'attendait impatiemment.
C'était un de ces matins silencieux où l'herbe gorgée de la pluie nocturne dégage forte odeur en séchant sous les rayons du levant. J'aimais cette odeur. C'était l'odeur de l'herbe propre, du renouveau, l'odeur que l'on hume avec plaisir lorsque l'on retrouve la paix après les sombres heures de la tempête. Je tâchais d'éprouver pleinement le plaisir simple de marcher alors que chacun de mes pas m'éloignait de Tristram.

La route du nord était silencieuse. Les quelques voyageurs que je croisais m'ignoraient poliment et je leur rendais consciemment la pareille. Des humains, encore et encore. Insectes grouillant dans leur ignorance. Quel plaisir de songer aux ténèbres que j'allais libérer sur eux.

Mon premier objectif était le monastère de la sororité de l'Oeil Aveugle, point d'entrée de la passe des rogues à travers les monts de Tamoé et seul passage vers l'Aranoch.

Je n'étais pas dupe. Je savais que quatre morts ne passent pas inaperçu dans une petite ville comme Tristram. Je savais aussi que Cain était tout sauf stupide. Il en avait beaucoup vu hier soir. Sans doute même assez pour comprendre. Il lancerait sûrement des aventuriers à ma poursuite. Je devais profiter de mon avance et me dépêcher. Les Horadrims n'étaient plus. Lorsque nous serions Trois, plus rien ne pourrait nous arrêter.

Je cavalais ainsi jusqu'au crépuscule, ne m'arrêtant que pour acheter de la nourriture et de l'eau à un autre voyageur et pour uriner sur les arbres. L'effort était difficile mais c'était la plus belle journée que j'avais eue depuis fort longtemps.

Le soleil s'apprêtait à disparaître aux confins du Westmach lorsque je m'écroulais enfin sur le bas côté, ivre de fatigue. L'herbe était sèche. J'ouvrais mon sac, déballais mon tapis et ma couverture et m'y affalais avec délices. Mes muscles trop longtemps restés au repos avaient mal supporté cet effort et me faisaient horriblement souffrir. Je fourrais un morceau de jambon dans ma bouche et le mastiquais tout en sombrant paisiblement dans le sommeil.

Je m'éveillais soudain inquiet et quelque peu désemparé. La nuit était calme et aucun bruit ne parvenait de mon voisinage immédiat. Une vague clarté émergeait au dessus des Tamoé. L'aube ne tarderait pas à pointer. Une troupe importante de voyageurs approchait par le sud, armée de torches. Je me levais péniblement, roulais ma couverture que je glissais dans mon sac et entrepris de secouer mon tapis afin d'en décoller la terre et les brins d'herbe.

Les torches approchaient. Peut-être allais-je pouvoir me joindre à eux afin de poursuivre mon voyage plus discrètement. Avant même qu'ils n'arrivent, mon sac était bouclé et je mâchais un quignon de pain de seigle de la veille.

Ils étaient une bonne trentaine et dès qu'ils me virent, ils s'élancèrent pour m'encercler. Conscient de porter la puissance d'un démon majeur, je ne tentais pas de fuir.

En fait de voyageurs, il s'agissait d'hommes en armes. Je tentais une approche amicale:

- Bonjour nobles voyageurs, si vous allez vers le monastère des soeurs, m'accorderez vous l'honneur de vous accompagner ?

Dans leurs armures usées, ils n'avaient pas l'air plus nobles que moi. Leur chef s'avança et prit la parole. Je reconnaissais le vieil homme au visage déformé que j'avais vu à la fête:

- Nous savons qui tu es et nous savons aussi que tu as tué plusieurs des nôtres à Tristram. Donne nous ton or ou il t'en cuira.

Le cercle se resserrait et je commençais à craindre d'être en mauvaise posture:

- Si vous me savez plus fort que vous, pourquoi m'attaquez vous ?

Le vieillard monstrueux déforma son visage en une grimace horrible qui devait certainement s'apparenter à un sourire:

- Tu tueras peut-être une partie d'entre nous mais tu crouleras sous le nombre et les survivants se partageront ton or.

Je n'attachais que peu d'importance aux considérations matérielles en temps que telles mais la propriété privée était pour moi une valeur valant la peine que l'on se batte pour elle. L'ennemi comprit que je ne donnerais pas mon or à l'instant même où je levais mon épée. Plusieurs bandits se jetèrent sur moi et je fendais le cercle en direction de la forêt à l'aide d'un inferno, laissant quelques cadavres calcinés derrière moi. Les survivants se jetèrent à ma poursuite en hurlant. Je me retournais, parais les charges jusqu'à ce qu'un groupe assez dense d'adversaires près de moi me protège des attaques rapides et ripostais, brisant épées et bouclier. Stupides humains. Je m'étais attaqué à des groupes bien plus importants de démons dans les catacombes et chacun de ces démons aurait anéanti ces voleurs sans effort. J'évitais une firebolt en reculant d'un pas et me retrouvais dans le passage d'une hollybolt qui traversa mes vêtements et me brûla très profondément l'épaule gauche. Je hurlais de douleur alors que mon bras cessait totalement de fonctionner. Je condensais alors ma souffrance et ma détresse en une haine noire et dévastatrice que je laissais se répandre à travers mon corps. Ma force et ma vitesse en furent décuplées et je me jetais au coeur de l'armée ennemie en faisant tourbillonner ma lame à travers la chair tendre des voleurs. Déjà, mon épaule se reconstituait et il me fallut peu de temps pour retrouver l'usage complet du bras. La chair et les os broyés de mes ennemis volaient autour de moi et je commençais à en être recouvert. J'aimais ces danses de guerre où l'on se laisse aller au rythme des coups et des parades.

Lorsque les derniers survivants s'enfuirent pour sauver leur vie, je ne pus résister au désir cruel de les poursuivre dans la forêt afin de les achever. J'essayais vainement de me persuader qu'il ne fallait pas les laisser raconter ce qu'ils avaient vu mais au fond de moi, il ne faisait aucun doute que c'était le plaisir de donner la mort qui me poussait.

A la vitesse de l'éclair, je fondais sur mes proies et les dépeçais vivantes, m'imprégnant avec délices de leurs hurlements. La soif de sang et de ténèbres se fit alors si forte qu'elle me submergea et je sombrais dans l'inconscience.
J'étais seul et traqué. Moi qui avais été tout puissant, qui avais régné sur des armées innombrables de démons, moi qui avais figuré parmi les créatures les plus puissantes de l'univers, craint et respecté, j'étais réduit à fuir dans la forêt pour sauver ma peau. La haine et la rage me consumaient. Azmodan, Belial et ces maudits Horadrims, comment pouvaient-ils penser pouvoir s'attaquer impunément aux Trois ?

Croyaient-ils réellement pouvoir me priver de mes frères sans avoir à craindre ma vengeance ? J'étais la Terreur, prince démon régnant sur les ténèbres. Ma place était sur le plus haut trône de l'univers, entouré de ma famille et je comptais bien la conquérir, aussi longtemps que cela puisse me prendre. Les brûlures dues aux attaques récentes de mes poursuivants me faisaient cruellement souffrir et décuplaient ma rage. Déployez votre magie, petits Horadrims. Battez moi aujourd'hui si vous en êtes capables mais n'oubliez jamais que mon essence est liée à celle de ce monde et que tant qu'il existera, j'existerai aussi. Même si vous parvenez à m'enfermer dans une pierre comme vous l'avez fait pour mes frères, vous ne me détruirez pas et je m'enfuirai un jour. Je suis immortel, j'ai tout mon temps. Ma vengeance saura attendre et alors, elle sera terrible.

J'émergeai soudain des bois et m'élançais à travers une vaste plaine couverte d'herbes folles. Le temp était superbe, ensoleillé, pur de tout nuage et dégoulinant de candeur. Détestable. Déjà, mes premiers poursuivants émergeaient du bois. Je me retournais et leur lançais un violent sort de grillade électrique. Plusieurs corps calcinés s'écroulèrent sur le sol et une savoureuse odeur de barbecue se répandit sur le champ de bataille. D'un cercle de feu, je calcinais l'herbe à perte de vue et répandais une fumée grise sur tout le paysage. D'un point de vue esthétique, c'était déjà bien plus satisfaisant.

La bataille s'engagea enfin. Une vaste meute de mages-guerriers émergea du bois et s'élança sur moi en lançant sort sur sort. De mon côté, je cavalais de droite à gauche, esquivant autant de tirs que possible et dispensant morsures, coups de griffes et attaques magiques à tout ceux qui passaient à ma portée. Flammes, glace, éclairs et fragments de mana tourbillonnaient à travers la plaine, occultant toute visibilité et je m'en remettais à ma soif sanguinaire pour repérer les Horadrims. Leur magie me brûlait si violemment la peau qu'il me fallait dévorer les cadavres afin de me régénérer. Comment de simples humains avaient-ils pu développer autant de puissance durant leur courte vie ? Je songeais déjà à lever une armée d'humains auxquels j'allongerais la vie afin qu'ils puissent en apprendre encore d'avantage.

Les Horadrims mourraient un par un et il n'en resta finalement qu'un seul. Je l'avais déjà vu lors de précédents combats dans le désert: il s'appelait Inifuss. Il ne semblait pas désirer combattre.

- Te voilà bien seul, Inifuss.

- Toi aussi, tu es seul.

- L'imbécile avec la pierre n'est pas là aujourd'hui. Auriez-vous renoncé à me capturer ?

- Non, nous te combattons toujours.

- Je n'appelle pas ça un combat. C'était un massacre. Pourquoi tes hommes désirent-ils tant mourir entre mes griffes ? Je ne suis pas là pour vous combattre, je désire simplement que vous vous joignez à moi pour combattre le paradis.

- Tu veux nous changer en démons. Si on te laisse faire, l'humanité disparaîtra.

- Vous serez toujours là et vous serez plus forts. Avec des combattants tels que vous, je pourrai même vaincre les anges.

- Cesse de me tenter, Diablo. M'allier à toi revient à abandonner ma volonté, mes désirs et mon libre arbitre. De plus, je connais ton désir de puissance et de domination. Ta victoire annihilerait toute liberté dans l'univers. Enfin, tu modèlerait le monde selon tes désirs et tout ce qui est beau et vertueux disparaîtrait. Nos idéaux sont incompatibles, démon. Et pour cette raison, je suis forcé de te combattre.
Il fallait reconnaître que cette réplique était efficace. Je réfléchissais un instant:

- Si tu es aussi convaincu qu'aucune parole ne peut nous accorder, alors pourquoi prends-tu la peine de me parler ? Chercherais-tu à gagner du temps ?

- Tant que tu parles, tu ne tues personne.

- Je ne suis pas là pour tuer, je suis là pour corrompre et les quelques minutes que dure ce discourt ne changeront rien à cette besogne. Je crois plutôt que tu attends le type avec la pierre. Tu sais bien que cet espoir est vain. Je suis insensible à vos sorts de ralentissement ou de paralysie et le rituel est bien assez long pour que je puisse systématiquement abattre votre mage.

Inifuss se tenait à l'orée de la forêt et ne semblait pas me craindre. Il se tramait certainement quelque chose. Je ne comprenais pas. Il sortit enfin un parchemin magique de son sac et lança l'incantation qui y était mémorisée. Cinq blocs de pierre émergèrent du sol autour de moi et un pentacle de lumière rouge se forma autour de moi. La plaine disparut soudain. Il s'agissait manifestement d'un sort de téléportation.

J'apparaissais dans un lieu qui m'était alors inconnu mais que j'ai depuis appris à connaître sous le nom de Tristram. La ville n'était encore qu'un modeste village au pied d'une grande forteresse Horadrime. Toute une armée m'entourait. Devant moi, un type achevait à peine une incantation. Une salve d'attaques magiques me déséquilibra et je heurtais lourdement le sol. La dernière chose que je vis fut un éclat écarlate près de mon front.

Je m'éveillais à la chaleur du soleil de midi. J'étais sur le dos dans de l'herbe sèche et des nuages blancs glissaient doucement sur un ciel azur. Jamais encore je n'avais trouvé une forêt aussi silencieuse. J'avais la bouche pâteuse et l'estomac noué.

Le visage de Marie apparut au dessus de moi et je me retrouvais dans son ombre. Elle souriait. Somnolant et incommodé, je ne trouvais pas le courage de chercher à plaire à un souvenir. Je préférais laisser errer mon regard dans le ciel.

Marie posa sa main fraîche sur mon visage et me caressa la joue. Ce contact physique me glaça le sang et, alors que j'écarquillais les yeux de stupeur, mon coeur se mit à battre à toute vitesse.
Sous le ciel clément s'étendait une forêt verdoyante couvrant les collines à perte de vue et ondulant mollement au grés du vent. Au coeur de cette forêt s'ouvrait une clairière circulaire dans laquelle dix cadavres nus et exsangue formaient un macabre pentacle immaculé. Autour d'eux, de subtiles lignes d'herbes brûlées par un récent déferlement de mana dessinaient un étrange tracé runique où se mêlaient de sombres incantations dans des langues oubliées.

J'étais allongé au centre de ce décor satanique et Marie, penchée sur moi, me caressait la joue. Le temps semblait s'être arrêté. Paralysé par l'émotion, je profitait passivement de la douceur de l'instant sous le doux regard de mon amour retrouvé. Son délicieux sourire exprimait une impression de bonheur sincère et je sentais mon coeur se serrer de plus en plus. Des larmes tièdes de joie me glissaient sur les joues, brouillant partiellement cette vision de rêve. Je trouvais enfin la force de murmurer:

- M... Marie ?

Son visage s'empourpra comme cela arrive parfois lorsqu'une jeune fille reçoit un compliment qui la touche profondément et son sourire s'élargit en une expression manifeste d'amusement. Elle desserra enfin ses somptueuses lèvres roses. Sa voix était aussi pleine de douceur et de chaleur que dans mes souvenirs:

- Je ne suis pas celle que tu crois. Je me nomme Andarielle. IL m'a demandé de me présenter à toi sous cette forme afin de ne pas t'effrayer.

Il me sembla retrouver brutalement le contact avec le sol et, alors que mon coeur se vidait à toute vitesse, je me laissais envahir par la curiosité:

- Andarielle ? Je connais ce nom. Tu es la maîtresse de la douleur, n'est-ce pas ?

- Pour toi, je serai l'alliée précieuse qui te secondera dans ta quête. Il connaît tes intentions. Elles lui plaisent. Tant que ton objectif sera de libérer les démons majeurs dans l'est, alors les enfers seront à tes côtés.

Je me répétais qu'elle n'était pas Marie. Quelle beauté. Je n'étais plus seul. Peut-être n'aurais-je même plus besoin de mes souvenirs. Un violent haut le coeur m'arracha de ces pensées.

Nous passâmes une partie de l'après-midi à enterrer les rôdeurs et à ranger les lieux afin de faire disparaître les traces du rituel. Mon ventre me faisait de plus en plus souffrir et je vomissais un liquide brun:

- J'ai du attraper une sorte de maladie. Je ne me sens pas bien du tout.

- Ce n'est pas une maladie. Vous autres humains digérez très mal l'hémoglobine.

- Digérer ? Pourquoi ? J'en ai bu ?

- Où crois-tu qu'est passé le sang des corps utilisés pour le rituel ?

La bouche pâteuse, la douleur à l'estomac. Je me sentais soudain très mal. La crainte de voir les notes les plus sombres de mon existence résonner encore et encore jusqu'aux derniers accords de ma marche funèbre revint plus forte que jamais. Une sinistre terreur m'enlaçait de force en une étreinte glaciale qui semblait beaucoup surprendre ma compagne.

Peut-être était-ce ça, la damnation: une somme d'instants funestes où on jette sa morale en pâture à ses desseins. Ma perte croissante d'humanité ne serait alors pas due à la présence du démon dans mon crâne mais à mon essence profonde: une nature de soldat, de guerrier et de meurtrier. Pire: elle serait mon destin inaliénable, mon avenir, mon châtiment.

Voilà qui était difficile à avaler. Je vomissais de nouveau. Avais-je vraiment le droit de perdre espoir ? N'y avait-il aucun avenir heureux possible ?

Marie ne répondait plus. Sans doute n'avait-elle jamais été là. Je n'avais plus rien dans l'estomac. Mes spasmes ne parvenaient à m'arracher que de la salive et des larmes. Andarielle était penchée sur mon épaule:

- Tu peux marcher ? Il faut partir. Le vieil Horadrim te poursuit peut-être déjà.

Nous avancions déjà dans le sous bois. Je retrouvais peu à peu mes forces.

La tempête de ténèbres s'était apaisée dans mon crâne et je considérais ma compagne d'un nouvel oeil. A part ce physique familier, elle n'avait vraiment rien d'une paysanne. La démarche sûre, l'air décidé et tous les sens à l'affût, elle me faisait plutôt penser à une guerrière, pas vraiment une rogue, une succube peut-être, la force et la conviction en plus. Sa tunique de voyage lui allait fort bien. Quel plaisir de voyager aux côtés d'une créatures forgée selon mes goûts. Je m'en délectais pas après pas. Elle, de son côté, semblait l'apprécier les rares fois où elle trouvait le temps de s'en soucier.

Notre premier objectif était toujours le monastère de la sororité. Après mure discutions, nous convînmes qu'il était préférable de s'y séparer. Je poursuivrais vers l'est alors qu'elle contiendrait la menace Horadrim en créant un avant-poste dans le monastère et en jetant une armée de corrompus sur Tristram.
Nous marchâmes longtemps dans la nuit et nos voix s'y mêlèrent en un doux échange baigné d'obscurité. Je n'avais pas apprécié autant une quelconque compagnie depuis longtemps et la perspective de cette séparation si subitement planifiée me déplaisait fortement.

Nous nous arrêtâmes enfin en sous-bois et y établîmes un campement. Je m'écroulais sur mon tapis alors que ma compagne se lovait dans la couverture à quelques pas. Je l'observais un instant puis sombrais dans le sommeil. Marie m'avait abandonné.
Je m'éveillais entouré de deux bras glacés. Andarielle s'était blottie contre moi pendant la nuit. Elle avait la peau douce et ses cheveux semblaient plus légers que les fils d'une toile d'araignée. Cette proximité inattendue me laissait sans voix.

Elle ne dormait pas. Peut-être n'en avait-elle même jamais besoin. Elle me sourit et comme à chaque fois, je sentis mon coeur se serrer.

- Je n'osais allumer un feu. Il fait si froid chez toi.

Cette considération purement pratique provoqua en moi une profonde déception. Bien sûr, chez elle, il devait certainement faire bien plus chaud. Peut-être était-il préférable que je cesse de prêter un coeur et des sentiments humains à cette créature démoniaque. Mais si mon bonheur était à ce prix, quel mal cela pouvait-il bien faire ?

Elle était déjà levée et fouillait dans mon sac:

- J'ai faim!

- Moi aussi. Les vivres sont épuisées. Nous nous arrêterons quelque part pour en racheter.

- Alors partons vite.

Nous remballâmes rapidement le couchage et reprîmes notre chemin à travers les bois vers le nord. Il était préférable d'éviter autant que possible d'être vu. Un silence pesant entourait nos pas et je m'étonnais de n'entendre aucun oiseau ni autre animal. Sans doute avaient-ils détalé en repérant la présence du démon.
Nous aperçûmes enfin, aux environs de midi, une ferme isolée au fond d'une vallée. Couverte d'un toit de chaume, elle ne devait pas comporter plus de deux pièces et sa façade était percée d'une fenêtre et d'une lourde porte de bois. Nous nous y dirigeâmes main dans la main, singeant à merveille le couple fidèle de voyageurs innocents. Plusieurs voix résonnaient à l'intérieur. Je frappais.

La porte s'ouvrit sur le visage soupçonneux d'un robuste fermier. Il portait une tunique brune et une dague à la ceinture. Il demanda:

- Bonjour nobles voyageurs. Que puis-je pour vous ?

Derrière lui, une femme et une fillette étaient attablées devant des assiettes fumantes. Je sentis les ongles de ma compagne s'enfoncer dans ma main. Figée et les yeux fixés sur la table, elle me rappelait vaguement l'attitude d'un chat à l'affût. Elle devait avoir aussi faim que moi. Je levais les yeux sur le paysan et m'apprêtais à répondre lorsqu'elle me lâcha la main et s'avança vers l'homme en gonflant la poitrine jusqu'à la plaquer sur son torse. Troublé par sa présence, il ne la vit pas saisir sa dague. Elle lui souffla alors au visage et il s'effondra sur le sol.

Un cri bref et strident résonna dans la pièce. Les deux survivantes nous regardaient avec horreur. Déjà, Andarielle s'élançait vers la table, dague au point.

Je repoussais le cadavre dans la pièce et refermais calmement la porte. Andarielle venait de poignarder la fillette au coeur. Elle bascula de son tabouret et haleta un instant au sol, les yeux exorbités et baignés de larmes. Une tache sanglante s'élargissait sur sa robe. Elle trépassa enfin. Un souffle au visage suffit à venir à bout de la mère.

Indifférent, je déposais mon sac sur le sol, m'attablais à la place du père et commençais à manger sa soupe de légumes. Andarielle alimentait le feu. Elle devait encore avoir froid.

Elle saisit la dague, déchira la robe de la fillette et commença à découper un quartier de bras. C'était une chose à laquelle je ne m'attendais pas. Surpris, je l'interrompais:

- Hey, tu ne comptes tout de même pas...

Ma phrase s'étrangla dans ma gorge.

- Les démons mangent les paysans. C'est naturel.

Cette gamine avait vraiment un visage adorable. Je ne voulais pas que l'on dégrade son corps.

- Tu ne peux pas plutôt manger un parent ? Ca me gène moins.

- Je les ai empoisonnés, ils ne sont pas comestibles.

Voilà qui était gênant.

- Alors reprend ton apparence de démone. Je ne veux pas voir Marie s'initier au cannibalisme.

- Ecoute. Je sais bien que l'enfer est pavé de bonnes intentions mais si je reprend mon corps maintenant, il me faudra beaucoup de sang pour redevenir Marie et je dois être humaine pour passer la grande porte du monastère et en atteindre le cimetière sans me faire repérer.

Le morceau de bras de la fille dégageait dans les flammes une agréable odeur de barbecue. Je pestais:

- Vas y, fait comme tu veux.

Mon sac était gorgé d'or et pour une poignée, ces gens là nous auraient vendu tout ce qu'ils possédaient. Ils gisaient maintenant dans leur salle commune, morts et leur fille se faisait dévorer par la maîtresse de la Douleur. Je soupirais de déception. Andarielle entamait son repas:

- Hmmm, c'est si bon. Cette gamine avait vraiment l'age idéal pour passer entre mes crocs. Tu veux goûter ?

Elle avait les lèvres et les dents couvertes de sang, ce qui lui donnait un air bestial plutôt attirant.

De la viande humaine.

Ce devait être infâme mais l'occasion ne se représenterait sans doute pas. Ce n'était jamais qu'un petit pas de plus dans les ténèbres. Je tendais la main et saisissais le bout de chair tiédie à la flamme qu'elle me tendait. Du sang coula sur ma paume et mon poignet et je levais les yeux sur ma compagne, attentive et souriante. Nous n'étions plus si loin du monastère. J'essayais vainement d'éviter de penser à notre séparation prochaine. Je me sentais fatigué et triste. Perdu dans mes pensées, je mâchonnais longuement. On aurait dit du porc.
Le poids du doute, plus lourd que la neige et la fatigue, accablait chacun de mes pas. J'étais seul, transit de froid et la nuit tombait peu à peu sur la passe des rogues. Ma dernière soirée à Tristram semblait si lointaine maintenant. Je savais désormais que je ne reverrais jamais Marie et qu'Andarielle ne jouerait plus jamais les demoiselles pour moi. Où étais-je en train d'aller ? Etais-je en train de poursuivre mon destin ou de précipiter ma fin ? Pourquoi me sentais-je coupable ? J'avais besoin d'une quête. Il n'y en avait pas d'autre. Aurais-je du refuser de rechercher ce tombeau ?

Le monastère des rogues était probablement déjà sous le contrôle d'Andarielle. J'imaginais l'épouvantable surprise des soeurs en voyant sortir de leur cimetière un démon secondaire à la tête d'une armée composée de leurs défunts ancêtres. J'imaginais la cuisante défaite de celles qui étaient restées se battre et la fuite éperdue des autres à travers la campagne. L'attaque avait été planifiée de façon à contrôler la porte est dès le début des hostilités. Nous nous moquions bien que les survivants aillent raconter dans l'ouest que des démons attaquaient Sanctuary. Tous nos objectifs étaient en Orient. J'aurais aimé rester et participer à cette bataille. Combattre aux côtés d'Andarielle, ne faire qu'un. Je n'arrivais pas à me persuader qu'elle n'était pas Marie et qu'elle n'avait pas du être belle à voir durant les combats.

De toute façon, il ne fallait pas que je sois associé à cette attaque. Ma compagne et moi nous étions séparés à quelque distance du monastère et je l'avais franchi bien avant l'attaque. Je m'étais habitué à elle et à ses actes étranges. Indéniablement, elle me manquait.

La neige collée à mes bottes les rendait plus lourdes encore. Je me servais de mon épée comme d'un bâton de marche et manquais de perdre l'équilibre à chaque rafale. Peut-on combattre contre sa propre race ? Etais-je devenu un autre Lazarus ? Je tombais de fatigue, il était temps que j'atteigne le col. De toute façon, il n'était plus possible de revenir en arrière. Andarielle contrôlait le monastère et jamais elle n'aurait compris que je baisse les bras. Mon avenir sombre était devant moi.

Au détour du chemin, j'aperçut enfin une lueur. Quelques bâtiments avaient été érigés près du col afin d'accueillir les voyageurs. A cette heure tardive, la forge et l'herboristerie étaient fermées. Je me dirigeais lourdement vers l'auberge.

Il s'agissait d'une immense bâtisse de pierres et de bois protégée des rigueurs climatiques par une énorme porte que je poussais d'un geste brusque. Le vent s'engouffra aussitôt dans la pièce alors qu'une vague de chaleur me heurtait de plein fouet. Debout sur le pas de la porte, j'observais l'intérieur.
La large salle circulaire à deux étages était parsemée de petits groupes de clients. Les tables et les colonnes supportant le toit étaient éclairées individuellement par des lampes à huile, ce qui laissait le reste de la pièce dans une obscurité discrète. Un serveur minuscule à l'air mécontent transportait un plateau encombré de pichets et de bouteilles.

C'est alors que je l'aperçus. Blotti dans sa chaise, caché dans l'ombre, Marius m'observait d'un air apathique. Il avait été mon ami à Tristram jusqu'à son départ étrangement précipité. Voilà qui briserait peut-être ma solitude.

Lorsque j'entrais dans l'auberge, traînant mon épée dans mon sillage, je sentis les regards se braquer sur moi et cela me mit brusquement mal à l'aise. L'est était désormais un territoire ennemi, je ne devais pas attirer l'attention. La boule de trac qui s'était formée près de mon estomac trouvait désormais écho dans mon front et je commençais à avoir des difficultés à garder mon équilibre. La table de Marius n'était plus qu'à quelques mètres. Il semblait plus terrifié que jamais. Peut-être avait-il rencontré mon hôte alors que j'étais ivre lors d'une de nos soirées à Tristram. Peut-être était-ce même cela la raison de son départ. Le trouble m'envahissait, je ne parvenais plus à marcher et tous m'observaient. Je puisais dans mes dernières forces et m'appliquais à m'asseoir de façon aussi mesurée que possible à la première table vide venue.
Alors que l'étourdissement grandissait, je m'efforçais de me tenir droit sur mon siège.

Une voix résonna dans ma tête:

- Il est parti parceque tu n'as pas besoin d'ami pour faire ce que tu as à faire.

Je répliquais en pensée:

- Je ne veux pas être seul.

- Tu ne t'affubleras pas de ce pantin.

- Je ne poursuivrai pas sans lui.

Le voix se fit autoritaire et nerveuse:

- Tu poursuivras. Je veux que tu poursuives.

Je recevais cet ordre comme un choc dans le crâne qui se propagea le long de ma colonne vertébrale. Un léger picotement me parcourut la main droite et elle se mit à trembler violemment. Je lâchais mon épée et la saisissais de la gauche afin de la maintenir en place. Du flot indigeste d'informations que traitait mon cerveau s'éleva le rire tonitruant d'un client. Ce son me rappelait l'hilarité sadique des bourreaux généralement mêlée aux bruits de chaînes, aux claquements de fouets, aux hurlements et aux suppliques. Le picotement me parcourait désormais tout le corps.

Soudain, je fus pris d'un violent spasme. Sous l'effet de la douleur, je me levais si précipitamment que je renversais la table puis m'effondrais à genou sur le sol tremblant de tous mes membres. Les yeux grand ouverts, je ne voyais qu'une oppressante lueur rouge. Le sol tremblait.

Un à un, je perdis toute sensation sur chacun de mes membres puis sur le tronc et enfin la tête. Je me retrouvais un instant dans le silence et l'obscurité.

Brusquement, un son tonitruant me submergea alors qu'une image trop lumineuse m'éblouissait. Je flottais au dessus de mon corps dans une auberge changée en champ de bataille. Des squelettes et divers démons sortis d'on ne sait où massacraient un à un les clients sur un décors d'incendie. Mon corps s'éloignait doucement alors que l'enfer se déchainait à travers la pièce. Je focalisais toutes mes pensées sur ma chair à genoux sous moi et tentais de la réintégrer. Le feu montait aux poutres et se répandait sur le toit. Bientôt il serait partout. Je m'approchais peu à peu de mon enveloppe charnelle qui se débattait furieusement contre notre lien.

Ce corps était à moi, à moi seul.

Je le réintégrais enfin et apercevais de mes propres yeux les squelettes se jeter dans une colonne de flammes et disparaître. Mes pensées étaient confuses. Je défaillais à nouveau et me dirigeais vers la porte de sortie. Aucun client n'avait survécu à l'attaque à part Marius. A bout de souffle, je l'invitais à me suivre de ma voix brisée par la fraîcheur de la montagne. Je ne voulais pas qu'il brûle. Je voulais qu'il voyage avec moi. Je ne voulais plus être seul avec Diablo. J'avais peur.
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