Fanfiction Diablo II

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Voyage à Anglonort

Par Lucificum

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

"Des flammes.

Un incendie figé dans le temps, pétrifié par quelque improbable gorgone. Voici l'impression que m'a donnée Anglonort, capitale, et en réalité seule et unique ville du royaume du même nom. Après trente-cinq jours de voyage harassant pour un mage peu habitué aux rigueurs de la route, et après trois nuits dans les marais fétides entourant la capitale, enfin je parvenais sur la crête herbeuse surplombant la vallée dans laquelle était nichée Anglonort.

J'emploie le mot vallée, car je n'en ai pas d'autre pour décrire le paysage qui s'offrit alors à mes yeux fatigués. Prise entre deux collines, la ville ressemblait de loin à une masse sombre comprimée dans un étau, et dont la seule échappatoire serait de grandir encore et encore vers le ciel. Elle élançait ses tours comme pour fuir l'air empuanti des marais qui noient les terres environnantes à plusieurs dizaines de lieues à la ronde.

Je décidais de prendre deux jours entiers pour rester sur les hauteurs surplombant la ville, essayant de comprendre son architecture générale, de voir de l'extérieure les informations que je pourrais en tirer. Vous trouverez mes croquis annotés en annexe (voir les planches 1 à 12). Les conditions étaient particulièrement ardues. L'humidité était suffocante, et l'odeur du lichen en décomposition foncièrement insupportable. Je n'osais user de ma magie pour améliorer mon confort, ne sachant pas ce que me réservaient les jours à venir. De plus, mon apparence extérieure était, vous vous en douterez, suffisamment sale et crottée pour convaincre quiconque m'observerais que j'étais bien le voyageur égaré que je prétendrais être. Je décidais donc de rester en l'état.

Ma sensation de solitude était renforcée par le fait que je n'entendais nul bruits d'animaux, pas même un insecte vrombissant, pourtant courant dans ce genre de contrées humides. Cette ville était, d'après ce qu'il m'était alors donné de voir, isolée non seulement des hommes mais aussi de la nature, comme si elle était bannie. Elle sortait de terre comme une écharde qui jaillit hors du bois.

Je tâchais de faire de mon mieux pour représenter ce que j'avais sous les yeux. Je me permettais alors d'user un peu de magie pour parfaire mes talents de dessinateurs, car je souhaitais représenter au mieux, et avec le plus de détails possibles, l'aspect foncièrement irréel de ces lieux.

Curieusement, cet endroit ne manquait pas d'une certaine beauté. La ville semblait être faite plus en hauteur qu'en surface au sol. Trompeuse impression, je le verrai plus tard. Mais de mon poste d'observation, je ne voyais que des tours qui partaient à la conquête du firmament, des flèches qui semblaient rivaliser entre elles d'audace pour crever les nuages. Je distinguais de loin des ornements et des statues, chaque tour semblant être chargée de sculptures et ciselée de main de maître, mais j'étais trop loin pour distinguer les détails de ces oeuvres. J'étais étonné que chaque bâtiment soit bâti si grand, si imposant. Je me rappelle la plupart des villes de notre Empire, et je sais que seuls les bâtiments ayant une importance ou un statut plus élevé que ses voisins devaient les surplomber. Ici, la moindre des constructions se devait apparemment de faire de l'ombre à ses plus proches rivales, comme dans une compétition entre architectes.

Je n'ai pas encore évoqué ce qui m'a frappé en premier lorsque je découvris la cité. Sa couleur. Un noir sombre, parfait, mais néanmoins teinté de milles nuances, étrange camaïeu tantôt reflétant la lumière ambiante, tantôt semblant l'absorber. Quand je fermais à demi les paupières, je ne distinguais plus qu'une tâche sombre sur un fond verdâtre. Comme si les tours généraient leurs propres ombres. Comme si elles brillaient d'obscurité, comme si la lumière s'interdisait de les éclairer tout en les rendant visible. Je n'osais imaginer la sensation que cela devait faire en pénétrant dans ces rues. A cause de la hauteur des bâtiments, je ne voyais rien du sol de la ville, ni ses rues ni ses allées. Seule la dimension quasi aérienne de la ville me permettais mes observations, et, de même que l'on ignore ce qui se trouve sous la surface d'un iceberg, je ne savais pas ce qui se tapissait sous ces tours d'ébène.

Je restais deux jours à observer la ville. Je m'étais installé sur le bord d'un chemin qui semblait mener directement aux portes de la ville.

J'espérais voir passer des habitants d'Anglonort, qui sortiraient de leur noire citée. Mais en deux jours et deux nuits, pas une âme ne franchit les murs de la ville. J'en vint à me demander si réellement ou non, cette ville était habitée, ou bien si elle n'était plus qu'une ruine en devenir, abandonnée par ses habitants et vouée à subir implacablement les outrages du temps.

Durant ces deux jours, il y eu pendant plusieurs heures d'affilées des chapes de brouillards qui recouvrirent la vallée, me cachant comme d'un voile de gaze la vue de la cité. Je n'en distinguais plus que sa silhouette, forme sombre se détachant étrangement dans un univers de blanc. C'est à ce moment là que s'imposa à moi l'image de l'incendie figé. Le dessin de la ville évoquait bien des flammes impérieuses, lancées vers le ciel, mais glacées dans le temps par quelque magie. Je fis durant les quelques heures de sommeil que je m'accordais à ce moment là des rêves troublés et agités, où je me voyais engloutis dans une mer de flammes noires.

Enfin, vînt le moment où, dissimulant soigneusement mes notes et mes papiers, je pris la direction de l'étrange cité sombre.

J'empruntais le chemin que j'avais repéré la veille. Les herbes folles qui le couvraient suggéraient que j'étais le premier visiteur depuis longtemps à fouler cette terre.

J'avançais précautionneusement vers les hautes tours, et à mesure que je descendais la colline vers les portes, je me sentais rapetisser, comme me recroqueviller sur moi-même. Je réalisais alors que durant mes deux jours d'observation, j'avais été totalement incapable d'estimer correctement la hauteur de ces flèches. L'absence de tout être vivant aux alentours de la ville m'avait empêché de mettre à l'échelle les fantastiques constructions de la cité. Votre Majesté, ça dépasse tout ce que l'imagination peut produire. Je réalisais alors combien les croquis que j'avais effectué sur la colline trahissait une réalité qui se voulait infiniment plus imposante, et, comme je le ressentis à ce moment, effrayante.

Je commençais, à mesure que la distance entre les murs de l'enceinte extérieure et moi diminuait, à distinguer la teneur des sculptures et ornements qui tapissaient la quasi-totalité des tours et des flèches de la ville. Je marchais comme dans un rêve. Je crois que mon esprit n'arrivait pas à accepter ce que je voyais. Cette oeuvre ne pouvait pas être le fruit de la main de l'Homme, ni de l'Elfe, mais bien des Dieux eux-mêmes. Je croyais me diriger tout droit vers la bouche béante de l'enfer, mes pas me rapprochant de ma damnation et d'une éternité de souffrance pour avoir de mes yeux mortels contemplés l'oeuvre des divinités.

Mon âme ne pourra jamais oublier ces fresques de pierres plus noires que la nuit, plus horribles que le pire des cauchemars, insultes innommables à la vie et à ses manifestations. Seul le royaume des morts de Pyrée saurait égaler en horreur ce que je vis alors, les yeux levés vers le ciel, mais ne voyant que l'atroce noirceur des tours à la conquête du royaume des cieux.

Chacune d'elle était, comme je l'ai dit, couverte de sculptures. Malgré ma révulsion, je me forçais à les détailler, tachant de les mémoriser pour les reproduire ensuite, sans savoir alors que je ne les oublierais sans doute jamais. Des monstres. Milles manifestations de la mort et de ces cohortes de peurs et de démons. Des scènes de mort, des horreurs comme seul un esprit dérangé peut en concevoir. Des faces grimaçantes, des bouches ouvertes sur des cris de terreur façonnées dans la pierre. Des corps démembrés, des corps décomposés, squelettiques, des corps figés dans les innombrables postures de la mort, le tout réalisé avec la maestria d'un artiste fou, avec un talent et une finesse dignes d'un orfèvre démoniaque. Voilà ce qu'alors je découvrais, couvrant les murs et les façades des bâtiments, telle une gangrène couvrant la jambe d'un malheureux. Et pour achever de donner une sensation quasi onirique et démente à la scène, chacune de ces oeuvres semblait fixer le sol, fixer le marcheur, me fixer moi, prêtre de la vie et inconditionnelle soutien de l'amour. Démons de pierre, crânes aux orbites vides et au rictus moqueur, vampires émaciés et cadavres chancelant semblaient me dévisager, me défier de continuer mon chemin. Parfois il semblait qu'au contraire, ils me faisaient signe d'entrer, comme une invite grotesque à prendre place parmi les suppliciés de l'enfer.

Qui aurait pu alors me reprocher d'avoir tourner les talons, d'avoir quitter ces lieux ? Qui peut reprocher à quelqu'un de se dérober aux portes du chaos ? Mais je continuais ma route. Mes oreilles croyaient entendre les cris et les hurlements des milliers de bouches sculptées dans la roche, comme un choeur infernal qui chanterait des louanges au noir archange de l'obscurité. Mais ne régnait en ce lieux que le silence froid et chargé de tristesse, tel celui qui suit la dépouille d'une personne chère dans sa route vers ce qui sera sa dernière demeure. Un court moment, je crus que j'étais mort, et que déjà j'étais dans le royaume des trépassés.

Mais, pensant à la lumière de mon Dieu qui éclaire toute obscurité, je me sentis reprendre des forces, et mon pas se fit plus sûr. Je réalisais alors que je ne me trouvais plus qu'à quelques centaines de mètres des portes d'entrée, et que celles-ci étaient grandes ouvertes, comme si j'étais attendu. Tel un roi en visite. Ou un agneau dans le repère du loup, pensais-je avec une pointe d'amertume.

Mais les enseignements de ma jeunesse reprirent le contrôle de mes pensées. Je repensais aux paroles de mon maître, qui citait souvent les écrits de Marcaurus, prophète des temps anciens. Il disait souvent 'le juste trouve sa place dans la lumière comme dans les ténèbres. Le maudit n'a nulle autre demeure que la prison qu'il a bâti de ses pêchés'.

Je reprenais confiance et mes gestes trahissaient moins la terreur que m'inspiraient ces lieux. La vision de la salle des prières de mon abbaye, de mes frères et de mes disciples, la joie qui inonde les visages simples des villageois venus se recueillir devant l'autel de notre modeste temple....tout cela me redonna foi en ma mission et en ma capacité en la remplir.

Je parvenais bientôt à la hauteur des portes de bronzes de la ville. Je n'avais toujours pas aperçu un seul être vivant. J'avais la sensation d'être un de ces lutins des légendes pénétrant dans une ville de géants.

Les portes de la cité étaient grandes ouvertes. Hautes d'au moins une vingtaine d'homme, elles semblaient peser un poids tel que cela devait être une titanesque entreprise de simplement les fermer. Je n'apercevais aucun système de contrepoids à l'image de ceux usités dans l'Empire Atalante, et n'osais imaginer qu'elles puissent être manoeuvrées à la force des bras de quelques malheureux. Elles-même, étaient richement travaillées, couvertes de scènes immondes et de figures simiesques, moqueuses, mais jamais joyeuses. Seul un fou souhaiterait pénétrer en ces lieux et tout homme sain d'esprit passerait son chemin à la seule vision de ces deux portes.

Mais je pénétrais plus avant. Je rassemblais alors tout mon courage, franchissais les derniers mètres, et me retrouvais alors enfin dans la ville même. J'aurais aimé trouver une sentinelle, un poste de garde, tout plutôt que ce silence, cette absence de toute vie. La sensation me trouver sur le pas d'un mausolée ou de quelque chambre funéraire grandissait en moi en même temps que l'impérieux désir de tourner les talons. Je me retournais une dernière fois, puis m'enfonçais dans les profondeurs inconnues d'Anglonort.
Les rues étaient étonnamment étroites. Pas plus de dix ou douze mètres de largeur. Elles étaient pavées de façon habiles, un pavage à la fois régulier et doux. Pour l'heure, je me sentais terrassé, écrasé par cette impression de domination de la ville sur le marcheur. Quand je regardais vers le ciel, je ne distinguais que loin, très loin au-dessus de moi, une trouée lumineuse blafarde. La lumière tombait sur le sol à la verticale, diffuse et très faible. Les ombres des bâtiments noyaient tout dans des ténèbres auxquelles mes yeux mirent un certain temps à s'accoutumer.

Comment décrire mes impressions ? Le royaume de la nuit, voilà ou je pensais être. C'était pourtant le début de l'après midi, estimais-je, mais je me serais cru au coeur d'une nuit sans étoiles, où seule la luminosité de la lune donne une blafarde clarté, comme un cadavre pourrissant de rayon de soleil.

Même la lumière semblait morte, ici. Comme si elle refusait d'éclairer ces lieux, de peur de ce qu'elle pourrait révéler.

Alors que je m'enfonçais plus avant dans les ruelles de la cité, avec de plus en plus la sensation de pénétrer dans une entité vivante, mes anciens démons reprirent le dessus. Le jeu de cette si particulière lumière sur les horrifiants bas-reliefs couvrants les murs des bâtiments leur donnait un aspects encore plus effrayants, dans un subtil ballet d'ombres et de lueurs. Plus d'une fois je crus voir un mouvement dans les hauteurs, mais à chaque fois que je levais les yeux, je ne distinguais rien d'autre que l'infinie hauteur de ces flèches et de leurs créatures de pierre.

Je remarquais alors un détail insolite. Aucune porte, aucune fenêtre ne venaient trouer les murs en pierres noires. Comme si ces démentielles bâtisses n'avaient jamais eues pour vocation d'abriter de quelconques être vivants. Je trouvais ce détail effrayant, ajoutant une touche irréelle de plus à ce tableau de cauchemar, vision dérangée d'un architecte torturé.

Le silence était total, seul l'écho de mes pas me revenaient -mais étaient-ce bien mes pas ?- et je n'osais élever la voix, de peur de réveiller quelques habitants démoniaques de ces lieux, tapis dans chaque recoin des ombres. J'étais seul, égaré dans une cité aux allures de palace d'un dieu morbide. Nul autre secours que ma foi et mon espoir, et ma volonté de remplir au mieux ma mission.

Je crois que vînt un moment où je perdis toute notion du temps. Je marchais dans la cité depuis me semblait-il plusieurs heures, et toujours pas âme-qui-vive. Je ne savais pas ou j'étais, je m'étais enfoncé dans les sombres entrailles du monstre, et j'étais maintenant à sa merci...

Etait-ce l'atmosphère du lieu ? Une subtile magie ? Ou simplement la fatigue, épuisé que j'étais, écrasé par le poids de ces monolithes aussi noirs que la chitine ? Toujours est-il que je m'effondrais, adossé contre la statue d'un homme en robe sombre et, à ce qu'il me semblait, au visage percé de deux trous noirs à la place des yeux. La tête levée, j'observais son expression de tristesse de et de désespoir, figée pour l'éternité du haut de ses vingt mètres. Lui aussi semblait me contempler de ses orbites vides, étrange visage, me surplombant tel le cadavre pétrifié d'un titan. Mon esprit s'évada alors, et je revis en rêve les évènements qui me conduisirent en ces lieux.

J'étais volontaire. Cela faisait trop longtemps que je n'avais pas quitter l'abbaye, sinon pour des missions de proximité. J'avais longtemps servi dans les sections du renseignements et de l'espionnage de Sa Majesté. Un appel fut lancé pour une mission d'information, en vue de l'ouverture d'une voie diplomatique avec ce peuple longtemps ignoré que sont les Elfes d'Anglonort. Ils vivent dans un petit territoire situé à l'extrême Est du continent Gallada, derrière les Terres de la Horde appartenant aux Orcs.

Et puis je voulais quitter ces contrées. Quitter ces terres qui portaient en elles de trop douloureux souvenirs. Comme des cicatrices, les évènements passés avaient défigurés le pays où j'étais né, et il me tardait de m'en éloigner. J'accueillais donc cette mission avec un soulagement non dissimulé.

Je fus escorté dans ces terres dangereuses par une garnison de chevaliers, puis on me laissa seul à l'orée de la frontière du royaume d'Anglonort. Je devais me faire passer pour un voyageur égaré, ayant fuis les Orcs, afin de recueillir le plus grand nombre de renseignements sur eux, et voir s'ils pourraient devenir des alliés de l'Empire Atalante.

Combien ce but me paraît vain à présent. Entre rêve et réalité, je fut soudain convaincus que ni la guerre ni la paix n'étaient souhaitable avec les habitants, qui qu'ils fussent, de cette cité. Seul l'ignorance et l'éloignement de ce peuple pouvaient nous sauver de la damnation. C'est sur cette pensée que je repris conscience et que j'ouvris les yeux.

La nuit avait dû tomber, car nulle lumière ne filtrait du haut des tours. Combien de temps étais-je resté ainsi inconscient ? Maudissant mon imprudence, je tentais de percer les ténèbres de mes yeux, tout en décidant de rester assis tant que je ne serais pas accoutumé à l'obscurité.

Je retins un cri dans ma gorge. Quatre silhouettes étaient debout autour de moi. D'instinct, je reculais vivement, me cognait la tête contre la statue, ce qui provoqua un flash de lumière dans mon crâne. Quand je rouvris les yeux, je ne distinguais plus rien. Haletant, tentant de maîtriser la terreur qui menaçait dans m'emporter dans ses impétueux remous, je regardais à gauche et à droite. Mes yeux s'habituaient progressivement à l'obscurité. Je m'autorisais à utiliser un peu de magie afin d'améliorer ma vision. Récitant silencieusement les arcanes, je sentis comme un picotement dans mes yeux, et tout fut soudain pour moi comme baigné d'une diffuse lumière jaunâtre.

La rue était telle que je l'avais laissé en m'endormant quelques instants plus tôt, ou plus probablement quelques heures plus tôt. Le géant aux orbites vides me regardait toujours de ses yeux tristes, incapable de verser la moindre larme.

J'adressais silencieusement une prière à mon Dieu, ce qui m'aida à reprendre complètement mes esprits. Mais alors que je prononçais Son Nom, il parût résonner ici étrangement, comme pollué par la morbide atmosphère de ces lieux. Je répugnais à le prononcer une seconde fois, comme si j'avais peur de le salir, comme si je le mettais en danger par le simple fait de l'énoncer en cet endroit.

Réprimant un frisson, je me remis en route.

Je pris alors une décision.

Bien qu'incomplète, ma mission comportait déjà un certain nombre d'éléments qui me poussaient à faire un rapport au plus vite à mon Empereur. Il ne fallait pas être bien avisé pour sentir ici l'atmosphère malsaine de l'endroit, suant le mal et la peur, la tristesse et le désespoir. De plus, les habitants de ces lieux -si habitants il y avait- ne semblaient aucunement désireux de communiquer avec moi. Soit qu'ils se cachent car ils se méfient de moi, soit qu'ils ne souhaitent pas communiquer, soit qu'ils n'existent pas, dans tous les cas ma mission touche à sa fin, et pour le salut de nos âmes, nul ne devrait plus mettre pied en ces terres souillées.

Je décidais donc de quitter les lieux au plus vite. Je reprenais alors ce qu'il me semblait être le chemin du retour. Mais après une heure de déambulation, sursautant à chaque intersection à la vue de quelques nouvelles horrifiques statues, je me rendis à l'évidence. J'étais bel et bien perdu. Et aucun moyen de m'orienter dans ce labyrinthe aux murs vertigineusement haut. Je crois que je n'étais pas bien loin à ce moment de céder à la panique. L'éternelle peur irrationnelle des ombres et de l'inconnu me submergeait de nouveau, et je redevins l'espace d'un instant comme un enfant effrayé par l'obscurité de sa chambre, voyant dans chaque recoin une créature tapie prête à le dévorer. Mais je ne suis plus un enfant. Je décidais alors de me servir de ma magie pour me transporter hors de ces lieux. J'en avais le pouvoir. Longue et fatigante, cette incantation me coûterait beaucoup et je me retrouverais sans forces. Mais je ne voulais pas rester une heure de plus dans cette galerie des horreurs à l'échelle de géant. Je me concentrais et pensais à l'endroit ou je voulais me retrouver, à deux semaines de marche, près d'un avant poste Impériale dans les terres des Orcs que j'avais pris soin de repérer durant le voyage aller. Je sentis la magie fluctuer autour de moi, et la canalisait par les gestes adéquats vers les voies des arcanes. La magie me pénétra, et je commençais à psalmodier les syllabes occultes du langage magique. Je sentis la magie se concentrer en moi...et disparaître.

Je restais interdit quelques minutes. Ce n'était pas une erreur de ma part. Comme tout un chacun, il m'arrive de faire des erreurs, que ce soit dans les gestes ou la parole. Mais dans ce cas, la magie s'échappe de mon corps et se dilue, inutile, dans l'éther. Ici, elle avait simplement disparue. Evanouie. Je n'avais jamais ressenti pareil impression, comme si la magie était morte en moi. Morte avant de naître.

Une violente bouffée de chaleur me parcourut le corps, immédiatement suivi de frissons glacés. Je titubais, et une fois de plus, je m'adossais contre la première surface verticale rencontrée. Je ressentais l'intense fatigue de l'incantation, bien qu'elle n'ait eue aucun effet. Je savais qu'il me faudrait plusieurs heures pour m'en remettre, et ne savait quelle décision prendre. Par quelques volonté inconnue, j'étais prisonnier ici, à moins que je ne retrouve ma route. Mais au fond de moi, je désespérais d'y parvenir. Seule la chance pourrait me conduire vers la sortie, mais même la chance ne m'avait jamais souri. Idiot que j'ai été, de pénétrer dans ce sanctuaire de la mort.
Alors j'ai entendu les voix.

Elle m'entouraient. Depuis combien de temps, je ne saurais le dire, mais, elles étaient si subtiles, si légères, qu'elles pouvaient être aisément confondus avec la brise qui souffle à travers ces rue étroites, elle aussi prisonnière de ce dédale, condamnée à errer sans fin dans ce cauchemar.

Je cherchais au début de quel endroit elles pouvaient provenir, mais j'y renonçait bien vite. Elles venaient de partout, comme flottant dans l'air. Elles se firent plus fortes au bout d'un moment, mais sans jamais dépasser le seuil du murmure. Je tentais de conserver mon calme, de ne pas céder à la panique. J'écoutais attentivement en fermant les yeux malgré ma répugnance à me retrouver ainsi privée de la vue. J'avais la sensation d'être au coeur d'une foule qui murmurait. Je distinguais des voix d'hommes et de femmes, d'enfants aussi, sans en être sur. Je sentais que des paroles étaient prononcées, mais je ne parvenais pas à en saisir le sens, ni même le langage utilisé. Mais toutes avaient une chose en commun. Elles exprimaient un désespoir et une tristesse si profonde que cela perçait dans leurs murmures comme les cris de souffrance d'un supplicié. Je crus à plusieurs moment distinguer des sanglots, des hoquets et des plaintes. Jamais je ne sentis plus grande détresse dans ces voix. Du regret, une peine incommensurable. Ces voix me hanteront jusqu'à mon dernier souffle. Je tentais de me fermer à elles, de les chasser de ma tête, je me bouchais les oreilles. Mais rien n'y faisait, elles tournaient sous mon crâne comme des mouches dans un bocal.

Je me rendis compte alors que je pleurais. Des larmes chaudes et âcres coulaient le long de mes joues. J'étais à genoux, je sentais le froid du sol sur mes os alors que je m'écroulais complètement, secoué de sanglots incontrôlables. J'avais la sensation de flotter dans des ténèbres de solitude, et toujours accompagné de ces spectres gémissants.

Je ne pouvais pas m'arrêter de pleurer. Tout mon corps n'était plus que tristesse et désespoir. Je me sentais attiré par les voix, et comme un marin perdu se dirige vers le mélodieux chant des sirènes, je n'aspirais plus qu'à les retrouver, me jeter parmi elles, afin que dans une éternelle étreinte elles partagent ma peine et apaisent mon âme déchirée.

Alors je hurlais, pour couvrir ces voix, pour couvrir mes propres sanglots. Je hurlais jusqu'à en saigner de la gorge, jusqu'à ce que mes poumons soient vides du moindre souffle d'air. Je crois que je hurlais le nom de mon Dieu pendant ce qui me parus être une éternité. Et puis le silence revint brusquement, brutalement. Les voix se turent comme se brise une tasse qui tombe sur le carrelage et vole en éclat.

Je restais prostré sur les pavé, le corps encore agité de sanglots, les joues humides, la gorge douloureuse. Je m'entendais prononcer doucement Son Nom, comme un murmure. J'étais un enfant serrant dans ses bras sa peluche, qui elle seule était à même de le rassurer.

Bientôt mes sanglots cessèrent et je me rassis, l'esprit encore enfiévré et hanté par ces murmures, par le souvenir de cette noirceur, de cette mélancolie qui emplissait mon esprit. Elle résonnait encore en moi telles les cloches d'une église qui résonnent dans leur clocher longtemps après que l'on ai arrêter de les sonner.

Mon corps me faisait mal. Je récitais sans discontinuer des prières, dans le vain espoir de faire fuir ce cauchemar. Je crois que c'est à ce moment là qu'il commença à pleuvoir. La déploration des cieux, pensais-je...

Les gouttes de pluies se mêlèrent à mes larmes, mais je l'accueillais avec soulagement. L'eau était fraîche, et bientôt, je fus en mesure de penser de nouveau avec calme.

J'étais perdu. Je pouvais errer des heures, des jours entiers dans ce dédale en croyant me rapprocher de la sortie, alors qu'en réalité je m'enfonçais au coeur de la cité. Je pouvais retenter de faire usage de ma magie, mais à aucun prix je ne voulais ressentir à nouveau cette sensation qui m'a pris quand la magie s'est dissipé en moi, comme si elle mourait. De plus, je n'avais pas encore récupéré assez de force pour l'utiliser à nouveau. J'avais de la peine à maintenir le sortilège m'aidant à voir dans l'obscurité, qui est pourtant l'une des arcanes de base de la magie.

On aurait dit qu'une volonté intelligente voulait me garder ici, et pour cela avait empêcher ma tentative de fuite un peu plus tôt. Les voix, peut-être ? Après tout elles étaient apparues très peu de temps après l'échec de mon sort. Comme si je les avais réveillées. Et les silhouettes ? Avais-je vraiment vu ces quatre ombres, debout devant moi comme si elles me contemplaient dans mon sommeil... comme si elles regardaient mes rêves ? Je ne pouvais être sûr de rien. Tout comme les voix, tout cela n'était peut-être qu'une hallucination, une illusion.

J'avais acquis la certitude à cet instant que cette ville était morte. Morte depuis peut-être plusieurs siècles, plusieurs millénaires. Les voix en étaient-elles alors les esprits des anciens habitants de ces lieux, hantant les tours noires ? Ces bâtisses sans portes ni fenêtres, telles d'inhumaines prisons, avaient-elles seulement un jour accueillis la vie ? J'en doutais, je ne pouvais pas l'imaginer.

La pluie redoubla d'intensité et je décidais alors de m'abriter. Je tremblais de froid et de peur. Je trouvais refuge sous une série de gigantesques gargouilles dont les faces grimaçantes offraient un toit contre les intempéries.

Je passais un certain temps à réfléchir ainsi, le bruit de la pluie s'écrasant sur le sol me rassurant. Voilà bien un son que je connaissais, et qu'il était doux d'entendre, plutôt que cet oppressant silence qui noie la cité tout entière. Je fini par être trempé malgré les sculptures au-dessus de ma tête et mon tissu dans lequel je m'étais engoncé. Je profitais de ce répit pour effectuer quelques dessins de ce que j'avais vu jusqu'ici, et de ce que j'avais sous les yeux. Ce sont, je crois, les croquis annotés 'jour 1'. Les tâches qui les parsèment sont des gouttes d'eau que je n'ai pas réussi à empêcher d'atteindre le papier, mais cela ne nuit aucunement à la véracité des dessins. A titre d'échelle, j'ai ajouté sur chaque planche la silhouette d'un personnage de ma taille. Il n'y a pas d'erreur, croyez-moi. Les statues étaient réellement de cette taille incroyable, à côté de laquelle même l'effigie de notre bien-aimé Premier Empereur Clausicus, pourtant imposante, apparaîtrait comme de taille modeste.

Enfin la pluie cessa, et je me remis en route. Les dernières gouttes d'eau tombaient des nombreuses statues. Des flaques s'étaient formées sur le sol et je tâchais de les éviter. La nuit était toujours aussi obscures, je ne voyais aucune étoile lorsque je levais la tête. Le haut des flèches se perdaient dans les ténèbres du ciel, aussi noires que l'âme d'un démon.
Je marchais lentement, avec le secret espoir de retrouver la sortie. J'avais décider de marcher encore quelques heures puis de prendre du repos jusqu'au lever du soleil, espérant que le jour nouveau me ferait voir plus clair dans ces allées étroites.

Au bout d'un certain temps, je me rendis compte que je mettais machinalement un pied devant l'autre, sans même réfléchir à la direction que je prenais. Mon esprit s'était fermé à toutes les horreurs qui couvraient les murs, sinon je serai devenu fou. Je marchais tel un zombi, me fiant totalement à mon instinct et à la faveur de mon Dieu. Mes pieds commençaient à me faire souffrir, ma tête me lançait, et mon dos se voûtait peu à peu sous le poids de la fatigue. Je décidais qu'il était temps de prendre du repos. Epuisé, je m'étendais comme je le pouvais sur le sol, mettant ma besace comme un oreiller avec mon manteau en guise de couverture. Je m'allongeais sur dos, et levais les yeux vers le ciel. Je crus à cet instant devenir fou. Le géant aux yeux crevés me contemplait, la même expression de tristesse dessinée sur ces traits figés. Le doute n'était pas permit. J'étais revenu à mon point de départ.

Alors le désespoir m'envahit brusquement. Toute volonté de lutte fût anéantie en moi. Je ne pouvais quitter des yeux ces orbites vides, croyant y lire comme une lueur moqueuse, amusée. J'étais persuadé que je finirais mes jours ici, et que mon squelette blanchirais dans la position que j'avais à cette heure. Je fermais les yeux et me laissais envahir par le sommeil, comme le naufragé cesse de lutter contre le courant et décide de se laisser sombrer dans les bras froids et accueillants des flots.

J'étais dans une cathédrale. Je la reconnaissais. La Cathédrale de l'Enfantement. Je m'y suis marié, il y a de ça de nombreuses années. J'y ai enterré ma pauvre mère, et peu de temps après mon père, qui est mort de chagrin. Au début je croyais que j'étais seul. Le silence m'entourait, et je marchais, je me dirigeais vers l'autel. Puis je réalisais que les bancs étaient remplis d'une foule compacte. Tous me regardaient. Je lisais de la joie sur leurs visages. Certains m'étaient familiers, mais impossible de mettre un nom sur aucun d'entre eux.

J'étais bien. Puis je remarquais qu'une personne marchais à mes côtés. Maria, ma douce Maria, et elle me regardait. Son visage éclatait de joie, rayonnait comme le plus puissant des soleils. Je lui tenais la main, et je sentais qu'elle me la serrais, comme pour me faire comprendre que jamais elle ne la lâcherait. La foule se leva, et tous applaudirent, acclamèrent, et lancèrent des exclamations de joies et des félicitations. Nous marchions sous les vivats vers l'autel, où un vieil homme vêtu de blanc nous y attendais, un large sourire peint sur son visage. Je savais que quelque chose de grand et de beau allait m'arriver, et je m'en réjouissais.

Maria disparut, et je continuais de marcher vers le choeur. La foule changea. Le silence se fît. J'entendais des sanglots, les visages étaient fermés et toutes couleurs avaient disparues de leurs vêtements. Devant l'autel se trouvait maintenant une boîte oblongue, posée sur des tréteaux. Le prêtre était toujours là, mais son habit avait lui aussi changé. Mon bien être fît place à un sentiment diffus de tristesse.
Je m'arrêtais. J'avais la sensation que la foule attendait quelque chose de moi, mais je ne savais pas quoi. Le prêtre se mit à parler, je pouvais voir ses lèvres remuer, mais je n'entendais pas un mot. Le silence était maintenant complet. Je marchais encore, m'approchais de cette boîte qui m'inspirais tant de chagrin, sans que je comprenne pourquoi.

Quelqu'un était allongé dedans. C'était Maria. Ma belle et douce Maria. Sous visage avait un teint de cire, ses yeux étaient clos, ses mains serrant un bouquet de fleurs étaient croisées sur sa poitrine. Je ne voyais plus que son beau visage, aux traits si purs, tout le reste avait disparu de ma vue. Une irrépressible envie de pleurer, de crier, de m'enfuir de cet endroit me prit soudain, me noua le ventre à un tel point que je crus que j'allais m'effondrer sur le dallage froid de la cathédrale. Mais aucune larme ne coula de mes yeux, aucun sanglot ne fit tressaillir mes épaules. Je levais doucement la tête et regardais autour de moi.

La cathédrale avait changé. Elle était vide, immense, froide. Plus de colonnes, plus de vitraux colorés. Plus de bancs. Plus personne. Juste cet absurde cercueil, seul, abandonné.

Puis il y en eut deux. Un autre, identique, était apparu à côté du premier, comme s'il avait toujours été là. Il était ouvert, et une autre personne s'y trouvait.

C'était moi. J'étais jeune, comme le jour, si lointain me semblait-il ou je conduisis ma bien-aimé vers l'autel. On m'avait passé de beaux atours, et j'étais coiffé comme lors d'une grande occasion.

Je contemplais mon corps de la même façon que l'on se mire dans le reflet d'un miroir. Je ne parvenais pas à détacher mon regard de cette scène. Ces deux cercueil si proches dans ce lieu si grand, si vide, où ne résonnait nul bruits de pas, nulle musique. J'aurais voulu pleurer, pour moi, pour Maria. Mais aucun sentiment ne m'habitait.

Puis la salle se remplit. Des dizaines, des centaines de cercueils, tous identiques, entouraient les nôtres. D'un côté comme de l'autre, je voyais comme une mer de cercueil, semblant se prolonger dans l'infini. La salle dans laquelle je me trouvais semblait ne plus avoir de limites. A droite, je vis mes parents. Eux aussi froids et immobiles comme la pierre. Je parcourais les innombrables visages figés, tâchant de les reconnaître car j'étais convaincus que j'étais d'une certaine façon lié à eux. Et eux à moi. Mais je ne les connaissais pas, c'étaient des inconnus pour moi.

- Ce sont tes ancêtres.

Une voix venait de prononcer ces mots derrière moi. Je me retournais doucement, comme flottant dans un rêve. Le prêtre était là, mais son visage était couvert d'un capuchon, et les ombres noyaient ses traits. Je lui fis face, attendant qu'il reprit la parole.

- Ce sont tes ancêtres que tu vois là. Et tes enfants. Ta descendance.

Il écarta les bras, comme pour m'inviter à contempler une fois de plus le désolant spectacle qui s'offrait à mes yeux. J'aurais voulu demander qui il était, mais aucun son ne sortis de ma bouche. J'étais comme prisonnier de mon corps, incapable de la moindre action.

- Vois tu d'où tu viens, maintenant ?

Je regardais vers le passé. Les cercueils semblaient maintenant vieux et usés. Le bois en étais vermoulu, couvert de champignons. Et plus je regardais loin, plus leur état était déplorable. Certains avaient perdus des pans entiers de bois, leur vernis depuis longtemps terni, sali par l'implacable outrage du temps. Il en était de même avec leurs occupants. La puanteur de la chair en décomposition emplissait maintenant les lieux, et les corps n'étaient plus beaux comme ils l'étaient l'instant d'avant. Leurs habits étaient déchirés, poussiéreux. Plus je regardais loin, et plus le spectacle était effrayant. Je contemplais maintenant des cadavres, tristes amas de chair maintenant dure et sèche, os blanchis par le temps. Tous figés dans l'éternelle raideur de la mort.

Je détournais les yeux. La tête me tournait, et la nausée m'enserrait la poitrine comme un étau.

- Vois-tu ta descendance ?

Je regardais de l'autre côté. Le même spectacle désolant et morbide s'étalait sous mes yeux. Le même chaos de cercueils, toujours ces cadavres effrayants, toujours ce même sentiment d'éternité et d'inéluctable.

- Comprends-tu, maintenant ?

Je me retournais vers le mystérieux prêtre. Je ne comprenais pas. J'étais effrayé, perdu. La lumière se faisait de plus en plus faible, à moins que ce ne sois ma vue qui baissait.

Les milliers de cercueils disparaissaient lentement, comme noyés sous une brume qui semblait s'extirper lentement du sol. Puis il n'en resta qu'un. Le mien.

- Vois.

La voix était dure, froide, implacable. Je regardais. Mon corps se décomposait. Mes cheveux tombaient, ma peau se flétrissait, devenant comme du parchemin. Ca et là, mes os apparaissaient. Mes yeux disparurent de leurs orbites, laissant la place à deux trous noirs. Bientôt nulle chair ne couvrit plus mes os, et même mon squelette tombait maintenant en poussière. Puis il ne resta rien. Comme emportées par un souffle de vent, mes cendres s'éparpillèrent dans la brume.

J'étais seul avec le prêtre. Sous sa capuche brillaient maintenant deux points lumineux d'un rouge sombre. Ils semblaient si profonds, comme deux passages vers quelques mystérieuse dimension, que je ne pus soutenir longtemps ce regard de braise.

- Comprends-tu, maintenant ?

La voix résonnait dans l'air, comme prononcées par des milliers de gorges. Je voulais me boucher les oreilles, mais mon corps ne répondait pas.

- Comprends-tu ?

Les voix hurlaient, à présent.

Puis elles se mirent à répéter ces mots, comme une litanie, se mélangeant et se transformant en un choeur chaotique de cris et de hurlements, d'où ne se distinguaient par moment que les paroles : 'comprends-tu'.

Au moment où elles se faisaient assourdissantes, insupportables, au moment où je crus que ma tête allait exploser, elle se turent brusquement.

Le silence, si brutal, fut presque douloureux.

Le prêtre avait disparu. J'étais seul dans un océan de brume.

Puis, comme venant du brouillard lui-même, un murmure m'entoura, doux, protecteur.

Elle est l'Alpha. Elle est l'Omega. Elle est le début, Elle est la fin. A tous la Mort viendra, et tous à la Mort vous viendrez.

Puis j'eus la sensation de tomber, encore et encore, de chuter dans les ténèbres, vers une horreur que je ne saurais même imaginer.

J'ouvrais les yeux. Je crus entendre cette voix susurrante se perdre dans le brouillard, comme emportée par le vent.
J'eus la sensation de rêver encore. La brume m'entourais comme du coton. Mais je sentis les pavés froids et humides dans mon dos, et distinguais à travers le voile opaque des masses sombres qui ne pouvaient être que les murs des fantastiques bâtisses d'Anglonort.
J'étais tremper de sueur, et je haletais comme si je venais de courir, poursuivi par les enfers.

J'entendais encore ces mots dans ma tête, cet atroce murmure.

Je tentais de reprendre mon calme. Tous les détails de mon rêve me revenaient par vague. A mesure que les souvenirs m'envahissaient, je retrouvais les sensations éprouvées lors de mon songe. Je fini par me prendre la tête dans les mains, tentant de faire barrage aux flots d'émotions qui menaçaient de me submerger. Je revoyais le visage de ma douce Maria, celui de mes parents, et cette atroce mer de cercueils en décomposition.

Je me forçais à faire le vide dans ma tête, à ne plus penser à rien. Je me concentrais sur mon Dieu de lumière et d'amour. Mais pour la première fois, il ne m'apporta aucun réconfort. Je n'arrivais pas à retrouver le calme et la sérénité qui d'ordinaire m'envahissaient à la simple évocation de Son Nom. Je tentais de Le prononcer, mais aucun son ne sortit de mes lèvres. Tout cela me paraissais futile, dérisoire.

Une noire araignée avait comme tissée sa toile dans mon esprit, et j'étais en proie à la terreur, à la confusion. Je ne voyais plus que cette image de mon corps pourrissant, de mon visage mort.

Je pleurais alors enfin, tentant de chasser par les larmes cette mélancolie et cette angoisse qui emprisonnaient mon âme dans leur noire prison de tortures. Je réalisais que j'étais encore épuisé, comme si en ces lieux le repos n'existait pas.

Mais contre toute attente, je refermais les yeux et m'endormais en quelques secondes d'un sommeil sans rêve.
Je devais reprendre conscience quelques heures plus tard. Le brouillard avait disparu, et la pâle lumière du jour filtrait de nouveau à travers les sommets de tours d'ébènes.

J'avais du mal à reprendre mes esprits. Mes sens étaient embrouillés, et je n'arrivais pas à faire la part des choses entre la réalité et les bribes de sensations de mon cauchemar.

Je me forçais à boire quelques gorgées d'eau et le contact du liquide frais dans ma gorge me fît du bien. Il était indéniable que cette cité avait un effet sur moi. Elle était peut être inhabitée, mais pas inoffensive pour autant. Une fois la maîtrise de mes nerfs et de mes sens recouverte, je me forçais à réfléchir.

Par deux fois, des voix m'avaient comme capturé, et à chaque fois dans un instant de détresse. La première fois alors que j'étais conscient, la seconde au cours de mes songes. Bien que distincts, j'étais convaincu que ces deux phénomènes avaient la même cause.

Mais dans quel but ? Me faire quitter la ville ? C'était à ce jour mon désir le plus fort, mais tout m'y empêchait. La magie, ou du moins sous certaines formes, m'était refusée d'une manière que je ne comprenais pas, mais visiblement, on ne souhaitait pas que je quitte les lieux.
Je décidais de me préparer mentalement à affronter de nouveaux les voix. Bien que n'ayant que peu officié, étant avant tout un agent de mon Empereur, mes études de prêtrise m'avaient montrées comment modeler son propre esprit pour le faire réagir par les réponses adéquates. Comme refuser la colère, la haine, même sous l'insulte et l'humiliation. Ou ne pas céder à la peur à la vue de son ennemi. L'esprit est une arme et un bouclier tout à la fois. Ceux qui savent le manier sont de puissants personnages, et conduire les hommes est leur tâche.

Telle n'était pas la mienne à ce jour, mais je fermais les yeux et tâchais de retrouver les conditions présentes lorsque les voix m'ont parlées la première fois. Je revivais le moment. Ressentais de nouveau l'épuisement de mon incantation avortée. La panique. Puis les voix. La fureur. Le chaos. Et par-dessus tout, la peine, l'horrible sentiment de noirceur et de tristesse qui m'avait capturé. Je revoyais tout ceci, mais comme spectateur de mes propres émotions. Je séparais les différents acteurs de mon esprit, et décidais d'en isoler certains.

Le processus fût long et pénible à accomplir, mais enfin, j'étais prêt. Si de nouveau les voix me contactent, ma volonté fera un barrage à mes sentiments, et je tenterais d'écouter, de comprendre et peut être de communiquer avec ces spectres flottant dans ma conscience.

Je me remis en route. Je n'avais pas de destination, mais je me décidais à observer d'un oeil neuf le décor m'entourant. Je refis une série de dessin, joints au présent dossier. Je passais ainsi quelques heures à dessiner, marcher et je tentais de cartographier les lieux, prenant des mesures d'angle et tâchant d'estimer au mieux les distances.

Mais bien vite je renonçais. La ville échappait à toute logique. Comme si les lieux changeaient constamment. Les rues paraissaient se déplacer, et mes cartes se révélèrent bien vite inutiles et je les déchirais. C'était absurde. Je finis par me convaincre qu'une puissante magie altérait mes propres perceptions, me faisant croire que je venais de tel endroit alors qu'en réalité, je venais de la direction opposée. Je me demandais à quel point cette insidieuse influence me pénétrait, et espérais qu'il ne serait pas trop tard lorsque je le découvrirais. Si toutefois je le découvre, pensais-je, fataliste.

Les atroces statues m'accompagnaient toujours dans mes déambulations sans but. Je faisais des efforts afin de ne pas les regarder, car leur laideur était telle que je craignais de sombrer dans la folie pour les avoir trop observées. Du coin de l'oeil, à la limite de mon champ de vision, je croyais à plusieurs reprises apercevoir des mouvements furtifs, comme si les statues se mettaient en branle. Mais ça n'étaient que des jeux de cette si particulière lumière verticale, tombant du ciel comme appauvrie de sa luminosité, comme usée.

"Elle est l'Alpha. Elle est l'Omega. Elle est le début, Elle est la fin. A tous la Mort viendra, et tous à la Mort vous viendrez.". Etait-ce le message de cette atroce cité déserte ? Etaient-ce les paroles que prononçaient silencieusement les gargouilles noires, perchées sur leurs hauteurs ?
Comme pour illustrer mes pensées, je tombais quasiment nez à nez avec une fresque de plusieurs mètre de haut, sculptée semblait-il à même la pierre. On y voyait une femme allongée, dont la maigreur laissait clairement transparaître les os et ses côtes. Son visage n'était qu'un crâne grimaçant. Son ventre était grotesquement gonflé, en une macabre parodie de la grossesse. De celui-ci sortait une créature que de par la taille j'apparentais immédiatement à un bébé. Mais comme sa mère, il était décharné, et ses orbites vides suggérais de façon évidente que celui-ci était mort-né.

La mort enfantant de la mort. De cette scène se dégageait une souffrance, une angoisse profonde. De quel esprit dérangé avait pu naître une telle abomination, un tel blasphème à la beauté de la vie, de l'enfantement...Je crois être rester de longues minutes à contempler la fresque, comme hypnotisé. La mort enfantant la mort. Cela me semblait être une absurdité, un illogisme totale envers ce qui nous entoure, et une insulte à la face de mon Dieu. Mais je me rappelle que, sur le moment, la terrifiante attraction qu'exerçait cette horreur sur moi m'empêchait de penser.
Encore maintenant, je ne sais ce qui a pu se briser en moi, quel poison s'est répandu dans mes veines. Mais j'eus à ce moment la terrible conviction, l'horrible intuition, qu'une part de vérité gisait dans les fétides bas-fonds de cette citadelle.

Bien sur, la conception de vie n'est pas dissociable de celle de la mort. L'une et l'autre se complètent, comme deux soeurs qui s'étreignent. Mon enseignement disait que la mort du corps conduisait à la renaissance de l'âme, à la transcendance de l'esprit et à son accession aux royaumes des cieux. Je n'avais jamais remis en question cet état de fait et le tenait pour une rassurante certitude.

Mais autour de moi, les faces de pierre qui couvraient les murs me semblaient tellement humaines.

Durant ma vie, j'ai connu la guerre. J'ai connu la mort, j'ai entendu le râle des blessés et les cris d'agonie du mourant. J'ai vu des corps atrocement mutilés vivre encore, aspirer l'air une dernière fois puis s'immobiliser à tout jamais. J'ai vu des regards se figer, j'ai regardé des hommes partir, et j'ai souvent lu de la terreur dans leurs yeux. On dit que les hommes les plus braves meurent le sourire aux lèvres. Mais j'ai vu des nobles guerriers pleurer en expirant, comme des enfants terrifiés. J'ai vu des malades aux yeux vitreux ayant la certitude qu'ils ne passeraient pas la nuit, que le soleil ne trouverait que leur froides dépouilles. J'ai vu la peine et la douleur des familles à qui on annonçait que leur fils, leur père, leur maris, avait été tué au combat. Et j'ai vu des désespéré qui se passaient une corde autour du cou pour échapper à leurs malheurs.

J'ai souvenir des exécutions capitales sur la grand place. Je me rappelle des cris de joie de la foule de paysans quand la lame de la hache tombait sur la nuque du brigand. Je vois encore le regard affolé du malheureux que l'on traînait à la vue de son gibet.

Je repense à l'enterrement de mes parents, aux visages fermés de l'assistance et aux vaines paroles de soutien de mon entourage, tentant de réconforter ce jeune garçon silencieux, debout sur le parvis de l'église.

J'ai encore l'odeur dans les narines des charniers dans lesquels on jetait les dépouilles des combattants amis et ennemis tombés sur le champ de bataille, enlacés pour une dernière danse macabre. Je revois les corps nus, la chair meurtrie, les visages crispés dans des expressions d'intense souffrance.

Je ne voyais plus que la mort, et toute vie semblait y converger.

Et les faces sur les murs semblaient rire, semblaient si humaines.

Je tombais à genoux. Mes os heurtèrent violemment les pavés, mais je ne ressentis nulle douleur.

Le doute soufflait dans mon esprit confus, menaçant d'emporter mes convictions, tout ce qui faisait que je me battais chaque jour. Je tentais de réciter des prières, mais ce n'était plus dans ma tête que des mots, qu'une suite de syllabes sans signification, vides. Je n'y trouvais plus de substance, elles ne nourrissaient plus mon âme. Je les rejetaient alors comme des coquilles vides.

Alors les voix revinrent.

Les murmures enivrant s'élevèrent de nul part, de partout, m'enveloppant comme d'un doux manteau.

Mon esprit se défendit contre ce que je lui avait appris à considérer comme une agression. Il se ferma au flot d'émotion et de tristesse qui menaçait de déferler sur moi. Il bâtit autour de mon âme une barrière infranchissable, protectrice. Je sentais les voix tourner autour de moi, cherchant à me pénétrer.

Mais elles ne trouvèrent nulle prise en moi.

Alors je hurlais, me bouchant les oreilles pour ne pas entendre ma propres voix, de peur d'y déchiffrer de la terreur. Je hurlais, tentant de couvrir les murmures incessants, jusqu'à n'avoir plus un souffle d'air dans les poumons.

Les voix se turent.

Le silence reprit sa place d'origine.

Mais je sentais indubitablement que les spectres n'étaient pas partis. Je les sentais m'observant, rôdant à la limite de ma conscience, hésitant.
Ma respiration était rapide, saccadée, et mon coeur menaçait de s'emballer. D'un seul coup, je suais abondamment, et des frissons me parcouraient.

J'étais toujours à genoux, comme en adoration devant cette femme en train d'accoucher. Elle me fixait, et semblait m'inviter à l'enlacer, comme une amante, et à rester l'éternité à ses côté. Je ne voyais plus qu'elle. Tout le reste avait disparu de mon champ de vision. Je ne percevais plus que des espèces de limbes grisâtres autour de l'infamante fresque.

Encore maintenant, je ne peux rien affirmer avec certitude, peut-être étais-je encore dans un cauchemar si subtil qu'il imitait à perfection la réalité, ou bien tout simplement avais-je perdu la raison. Mais alors, la femme sembla se redresser et se tourna complètement vers moi.
J'étais terrifié. Ma préparation mentale reléguait ma terreur aux portes de ma conscience, mais je la sentais qui violemment tentait de reprendre le contrôle de mon esprit pour me faire fuir loin de cette vision digne des enfers. Mais je restais à genoux, les bras pendants, le regard tourné vers cette chose grotesque.

L'enfant acheva de s'extraire seul du corps de sa mère. On aurait dit une réplique miniature d'un cadavre en décomposition. Sa chair pendait par lambeaux et ses yeux étaient vides. Sa poitrine était striée par ses côtes et son ventre était anormalement gonflé, comme si lui aussi allait enfanter.

Il tourna son visage mort vers moi. Il me regardait, j'en étais certain. Il tendit un de ses bras étiques dans ma direction, comme pour m'attraper. Instinctivement, je reculais. Il ouvrit la bouche, révélant des dents pourries et noires, dont certaines étaient déjà à moitié détachées de ses gencives. Il semblait vouloir pousser un cri mais aucun son ne sorti de sa gorge. J'avais la certitude qu'il allait se mettre à ramper et venir à moi pour m'étreindre, et poser sur mes lèvres son mortel baiser.

Je faisais des efforts violents pour ne pas laisser le torrent d'émotions me submerger. Un puissant instinct tentait de me faire quitter les lieux, mais j'étais encore maître de mes pensées. Pour combien de temps, je l'ignorais.

L'horrible femme cadavérique s'empara alors de son enfant et l'attira à elle, puis le serra dans ses bras comme le ferai n'importe quelle mère avec le fruit de ses entrailles. Puis elle reporta son regard sur moi.

Ses traits se modifièrent de façon si subtile que je ne me rendis pas compte du changement, mais soudain son visage se fît plus familier. Maria.
C'était comme si le temps était soudainement suspendu pour moi. Je ne sentais plus mon coeur battre, et ne n'entendais plus qu'un sourd grondement dans mes oreilles. J'ai senti le sang qui quittait mon visage, et mes forces m'abandonner.

Je ne percevais même plus la terreur qui frappais à la porte verrouillée de mon esprit. Mais comme un gaz léger passant dans les interstices du bois, la tristesse et le désespoir commençaient à emplir ma conscience.

Je fixais toujours mon aimée et son enfant, à présent semblait-il, endormit au creux de ses bras. Et elle aussi me fixait de ses yeux malades.
Elle tendit la main vers moi. Son expression était celle d'une infinie douleur.

- Viens....Je suis si seule ici...J'ai tant besoin de toi...

Il me sembla que des larmes roulaient sur ses joues. Un sanglot fît tressaillir sa poitrine.

- Pardonne-moi... je t'ai quitté...mais nous ne serons plus jamais séparés, je te le promets.

Elle tourna l'enfant pour que je puisse mieux le voir. Il était inerte dans ses bras. Je ne saurais dire s'il dormait ou s'il était mort.

- Voici ton fils. Le fruit de notre amour. Le fruit de nos entrailles, ne veux tu pas venir l'étreindre à ton tour ?

Mon fils ! Quel était cette abomination ? Jamais n'avions nous eus de fils, Maria et moi.

- Ne le savais-tu pas ? J'étais enceinte ce jour là. Ton fils s'est éteint avec moi, avant même de voir la lumière du jour.

C'était un cauchemar. Je sentais au fond de moi-même que tout ceci n'était que démence, mais des voix me hurlaient que tout était vrai. J'acceptais ce qu'elle me disait.

Et soudain je n'eus d'autre souhait que de retrouver ma femme, mon fils, et que tous les trois soyons heureux, en paix. Je voulais que tout s'arrête, que toutes les souffrances endurées ces dernières années s'estompe, et qu'enfin je connaisse le repos de l'âme et du corps.

- iens, mon amour. Viens, tu me manque tant...

Sa voix était teintée des reflets de la tristesse, de la douce supplication d'une femme éplorée qui a besoin du réconfort de son compagnon.

Je me levais.

Ma Maria. Enfin je te retrouve. Nous ne serons jamais plus séparés.

- Viens-tu ?

- Je viens.

Et j'avançais vers ma Maria et mon enfant. Et, attendant ce moment depuis de longues années, je souriais du bonheur de les retrouver enfin.
Nous ne serons plus jamais séparés. Car je suis le début et la fin. Je suis l'Alpha et l'Omega. Et tu es venu à moi.
Je me réveillais dans un profond silence. J'avais dû rester inconscient longtemps, car le sol était détrempé, comme s'il avait subi une autre averse. Mes habits étaient eux aussi ruisselant d'eau.

Mais cela m'était égal. Je me remis debout, chancelant légèrement. Le calme environnant était à l'image de l'absence de toute émotion qui m'habitait à cette heure. Une seule image s'imposait à moi. Maria. Mon fils. J'avais cru les retrouver. J'avais cru enfin pouvoir dire à mon amour combien elle me manquait, et enfin pouvoir jouir de ma paternité. Mais une fois de plus, nous avons été séparés.

Nous ne serons plus jamais séparés. J'entendais encore cette voix dans ma tête. Sa voix. Ma voix. Et nos corps qui enfin se touchaient, qui enfin s'enlaçaient. Cette plénitude qui envahissait mon âme, ce bonheur que je lisais dans les yeux de Maria...tout ceci une fois de plus envolé. Hors de portée.

Pourquoi ?

Je tentais d'invoquer mon Dieu pour comprendre. Mais je ne pouvais même pas me remémorer une prière, une bénédiction. Même son Nom n'avait plus d'importance pour moi.

Alors je marchais dans ces rues désormais familières. Les voix semblaient me suivre, tournant aux abords de ma conscience comme des vautours autour d'une carcasse. Elles semblaient attendre quelque chose de moi, mais je ne m'en souciais pas. Je marchais des jours durant, me sembla t-il, oubliant même de me restaurer. Une courte seconde, je réalisais que mon sac de provisions avait dû rester devant la fresque de mon aimée, puis cette pensée quitta mon esprit, comme on jette un objet inutile et sans importance.

J'avais l'impression que le monde entier retenais son souffle. Je marchais seul, comme un automate, dans les étroites travées d'Anglonort. Une brume immobile flottait paresseusement à quelques centimètres au-dessus du sol. Nul vent ne vînt l'agiter. J'entendais par moment quelques murmures diffus, qui se taisaient dès lors que je me retournais.

J'avais oublié mon Dieu, oublié mon Empereur. Oublié ma mission. Seule Maria accompagnait mes pensées.
Et seule la douleur trônait sur le siège de mes émotions.

Puis la faiblesse commença à m'envahir, et je fini par m'asseoir, adossé à une surface pierreuse. Je levais la tête et ne fût pas surpris d'apercevoir le regard vide du géant pétrifié au-dessus de moi. Je lui adressais un salut silencieux, comme à un vieil ami.
Maria.

Elle était tout dans mon esprit. La vie avait perdu toute saveur pour moi. Ma soif de son amour était inextinguible, et je ne voyais qu'un moyen de la rejoindre.

D'une main tremblante, je retirais de ma poche mon couteau de voyage. Voici la clef qui me fera te rejoindre, mon aimée. Je vais ouvrir la porte qui nous sépare.

Et d'un geste vif, je m'ouvrais profondément le poignet gauche.

Je ne sentis aucune douleur. Mon corps était déjà comme un vieil objet encombrant.

Je vis le liquide rouge s'échapper de mon corps. Je le contemplais, le voyais s'infiltrer dans les rainures des pavés. Je regardais la vie quitter mon corps, et soudain je me sentis plus léger. Comme enfin débarrassé d'un pesant fardeau.

Avant de perdre conscience, je me rappelle avoir ri et pleuré tout à la fois. Je me rappelle avoir murmuré le nom de Maria, et puis je sombrais dans les ténèbres sans fin de l'inconscience.
Des flammes.

Un noir incendie, le feu qui brûle et détruit mais ne dégage nulle lumière.

Telle était l'impression que me fît Anglonort quand j'y étais arrivé. Et telle était l'impression qu'elle me fît quand je la quittais.

J'avais repris conscience, sans doute à cause de la pluie. La lumière ambiante était celle du petit matin, même si le plafond nuageux cachait le soleil.

L'herbe humide était froide, et je me mis donc debout. Je retrouvais mes affaires posées à mes cotés.

La pluie glacée me fit sortir de ma torpeur en quelques minutes. J'avais la sensation de sortir du plus long et du plus terrible cauchemar de mon existence. Etais-je réellement rentré dans cette ville ? Y avais-je réellement vu Maria, ma douce Maria, pourtant décédée depuis plus de six ans ?
La ville était un peu en contrebas de la colline sur laquelle je me trouvais, à quelques heures de marche. Je me rappelais m'être installé ici pour l'observer et la dessiner.

D'une main tremblante, je m'emparais de la pochette étanche dans laquelle j'avais stocké mes feuilles de papiers et mes charbons. Le coeur battant je l'ouvrais.

Ils y étaient. Mes dessins, soigneusement rangés les uns par dessus les autres. Je reconnaissait chacun d'entre eux.
Ca n'était donc pas un rêve.

Puis je regardais mon poignet gauche, qu'une sourde douleur commençait à tarauder. Une atroce cicatrise le barrait sur toute sa longueur. Elle était fraîche, encore humide de sang, mais ne saignait plus.

Je m'asseyais, le visage dans les mains, à mesure que les souvenirs de ce rêve -de ce que j'avais vécu- me revenaient.

Puis je crois que je me mis debout, et, m'appuyant contre un arbre, je fixais la citadelle noire.

Je crois qu'elle me regardait aussi, plongeant son atroce conscience au fond de mon être. Alors dans ma tête résonna encore une fois ce choeur de murmure.

Tu es venu à nous. Jamais plus nous ne te quitterons, maintenant que tes yeux sont ouverts à la vérité. A ce jour tu renais. A ce jour tu es notre fils. Et en ce jour je te le dis: nous nous retrouverons.

Alors pris de terreur, je ramassais en hâte mes affaires et quittais les lieux sans me retourner, courant à en perdre haleine.
Je n'ai que peu de souvenirs de mon voyage de retour. Je crois que des chevaliers de l'Empire m'ont retrouver errant dans les Terres de la Horde, délirant, l'esprit enfiévré, balbutiant des paroles incohérentes où, me dirent-ils plus tard, revenait sans cesse un seul et même nom.
J'ai été confié aux soins des bons prêtres de sa Majesté, et c'est durant ces quelques jours de convalescence qui suivirent ma reprise de conscience que j'écrivis ce rapport à mon supérieur.

Vous saurez tirer, je pense, les conclusions logiques qui découlent de mon récit. J'ignore tout de l'histoire de cette ville, de ses fantômes. Mais le message qu'elle porte est résolument trop noir pour être exploré. Mon séjour en ces lieux m'a convaincu de la nécessité de considérer cette cité et les terres l'entourant comme étant maudites, et de les interdire à tous sans restriction.

Je ne sais si ma mission s'avère concluante ou non à vos yeux, mais vous m'avez demander le plus grand nombre d'informations sur Anglonort, et en mon âme et conscience, je vous les ai portées. Libre à vous maintenant de tenir compte de mes recommandations.

Je voudrais terminer en adressant mes excuses à mon Empereur, car je vais quitter son service et ses terres.

Depuis mon retour, un spectre noir hante mon âme. Il me fait voir les choses comme je ne les avais jamais envisagées. La vie n'est qu'un souffle ténu dans l'océan de la mort. Et chacun de nous, chaque chose, porte en elle la marque indélébile de la Faucheuse. Même mon propre corps me rappelle les cadavres pourrissant de mes ancêtres, et mon reflet dans le miroir ne comporte pour moi que deux trous sombres. Je suis déjà mort. La vie m'a déserté, et je n'ai plus de Dieux.

Je m'en irais dès que mon état me le permettra.

Mais je ne serai pas seul. Il me semble entendre parfois le rire d'un enfant, et celui tout aussi doux d'une femme. Ils m'accompagnent dans mes rêves, et marcheront avec moi sur le chemin de mon exil.

Je suis venu à Elle. Et nous ne serons jamais plus séparés.
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