Fanfiction Diablo II

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Ardas Illuminati

Par Bert
Les autres histoires de l'auteur

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

« LE VOYAGE que j'entrepris après avoir quitté Tristram fut le fâcheux résultat d'une série de mésaventures et de beaucoup, beaucoup de malchance... comme à ma triste habitude, d'ailleurs, » soupira Bertogale. Il se tût et regarda ses convives, avec cet air sombre qu'il portait depuis son retour dans sa ville natale. Son silence indiquait au prêtre qu'il faudrait chercher une autre carafe d'eau et du pain. Cette fois-ci, le marchand partagea un jambon qu'il transportait dans sa charrette et qu'il s'était pourtant promis la veille de vendre plutôt que de le consommer ; mais briser la monotonie de leur régime purement à base de pain valait bien quelques sous, pensa-t-il alors.

Après avoir dégusté ce qui était à tous les trois le meilleur repas qu'ils eurent depuis plusieurs jours, Bertogale reprit son récit. Cette fois-ci, il n'avait pas besoin de restructurer ses pensées et cela pour deux raisons : d'une part, d'avoir conté une première partie l'avait lancé et au fur et à mesure qu'il narrait ses précédentes aventures*, d'innombrables souvenirs étaient resurgis dans sa tête ; d'autre part, son séjour à la cathédrale de Tristram fut sans doute de loin l'expérience la plus étrange et la plus troublante et il s'en souvenait derechef plus comme un rêve que comme un événement. Satisfait du repas, il reprit donc :

« Quelques jours après avoir quitté Tristram, nous suivions un sentier sous une pluie légère, plutôt agréable. Cette eau fraiche nettoyait notre peau des nombreuses cicatrices que nous avions accumulées cette dernière semaine. Hélas, certaines d'entres elles s'étaient enfonçaient bien au-delà de la peau dans des parties du corps que les chirurgiens ne saurait décrire. Kandorma, si heureux il y a quatre jours d'avoir revu la lumière du soleil, était à présent mélancolique. Quoi de plus compréhensible ? Qu'étions-nous finalement ? Un traitre, un déserteur, les témoins du Mal : du Mal de l'homme, du Mal des démons. Et à présent, nous étions assis contre un arbre, cherchant un abri sous des feuilles mourantes, perdu dans l'infinité de la campagne, sans argent ni lieux où aller... sans maison : c'était bel et bien la fin Tristram ; en un sens, tout avait été en vain. »

« Fainéants ! hurla Syvante. Je vous avez dit de me trouver du bois sec pour allumer un feu ! »

L'orage gronda.

« Du bois sec, répondis-je, en ce temps là ?
- Et cette reconnaissance, injecta Kandorma, ça c'est bien passé ?
- Oui, reprit-elle, demain avant midi si nous partons à l'aube, nous aurons atteint une ville. En attendant, il faudra passer la nuit sans feu. Je veux bien parier que l'un d'entre vous aura un rhume.
- L'un d'entre nous ? ria Kandorma. Et pourquoi pas toi ? »

La sorcière claqua des doigts et en fit jaillir une mèche de flamme. Mon compagnon fit une grimace.

Malgré la mauvaise entente qui régnait entre Kandorma et la sorcière, Syvante avait toujours été un symbole d'espoir pour moi. Sans elle nous ne serions peut-être plus en vie ; et malgré ses aires de gamine, elle était, il faut le reconnaître, exceptionnellement douée en magie. C'était grâce à elle que nous avions échappé à Lazarius et, bien que point sauvé, au moins vengé Tristram.

Je ne partageais pas la mélancolie de mon compagnon. Il y avait pour moi quelque chose d'une infinie consolation qui valait beaucoup plus que tous les malheurs que nous avions affrontés : nous étions en vie... tous les trois. Quel homme peut se venter d'avoir le même tableau d'exploits que moi : tueur de Kentaur, survivant de la bataille de Westmarch, un des quatre qui se dressèrent contre mille pour protéger Tristram, vainqueur d'un seigneur démon et de Lazarius, et enfin survivant d'un séjour dans notre maudite cathédrale ? Maintenant que tout cela était fini, j'étais plutôt fier de l'avoir vécu et par un étrange processus de l'esprit, je me souvenais surtout des bons souvenirs qui émergeaient avec éclat au milieu de cet océan de sentiments obscurs.

Mais aucun d'eux ne pouvaient égaler la paix dont je jouissais à présent.

_______________


« Atchoum ! »

La pluie avait cessé quelques minutes après l'arrivée de Syvante mais cela n'avait pas empêché, comme l'avait mesquinement prédit la sorcière, Kandorma de tomber quelque peu malade. Pour le petit déjeuner, nous partîmes chercher des fruits dans les bois avoisinants et après avoir rapidement mangé, nous reprîmes notre paisible sentier vers Redwood, ville que Syvante avait aperçu la nuit dernière. Comme prévu, nous arrivâmes vers midi et notre première initiative fut d'entrer dans l'auberge pour déjeuner. Le regard dégouté de nombreux clients nous fit remarquer à quel point nous devions être sales. Cela faisait en effet près d'une semaine au moins que nous portions les mêmes habits, surtout qu'au cours de cette semaine, ils avaient été singulièrement malmenés.

« D'où venez-vous étrangers ? demanda l'aubergiste derrière son comptoir tandis qu'il asticotait une cruche, avant de la remplir de bière et de la servir à un homme masqué sous ses épais vêtements.
- De Tristram, l'ami, répondit Kandorma.
- Sortez d'ici : on ne veut pas de vos malédictions à Redwood ! »

Nos malédictions ? Ainsi les histoires de notre ville s'étaient répandues, bien qu'elles fussent, semble-t-il, grossièrement interprétées. Syvante regarda mon camarade d'un air exaspéré. Je m'apprêtais à montrer le pommeau de mon épée sertissant ma ceinture quand je fus interrompu par le bruit lourd du client masqué posant sa cruche sur la table avec force.

« Laisse-les : ils sont avec moi.
- Bien monseigneur. »

L'aubergiste nous fit un signe de tête pointant notre hôte, tout en nous jetant un regard méprisant. Notre mystérieux sauveur ordonna trois autres bières avant de nous adresser la parole :

« Bertogale, le corbeau ! Les rumeurs rapportent qu'avec trois compagnons vous avait défié tout une armée sur les plaines de Léoric, non loin de Tristram.
- Comment savez-vous cela, répondis-je, plutôt surpris que cette histoire presque sans témoins se soit répandue jusqu'à ce village retiré.
- Oh, ce n'est pas un bien grand mystère ! »

Il retira sa capuche pour dévoiler son visage : Hypérion ! C'était bien lui, capitaine de Westmarch, et pour reprendre ses mots, un des « trois compagnons » avec qui j'avais combattu. Lui, ici ! Il m'avait pourtant semblait qu'après la guerre il était retourné dans son royaume : mais pourtant, il était là, dans cet auberge, à Redwood, en plein coeur de Khanduras. Il nous invita tous à partager un poulet et après avoir dégusté, me demanda qui était mes compagnons.

« Ah ! dis-je en finissant de mâcher un morceau de viande. Kandorma est un ami d'enfance. Nous voyageons ensemble parce que... c'est un peu compliqué. Disons que nous nous sommes retrouvés pendant la guerre. Quand à Syvante : c'est une ensorceleuse. Nous nous sommes trouvés dans les catacombes de Tristram et c'est aussi un peu compliqué.
- Comme tu as pu le constater, reprit Hypérion, les histoires de Tristram se sont répandu dans le royaume et même au-delà. Vous êtes d'ailleurs les premiers survivants d'un séjour dans la cathédrale que j'ai rencontré ; ce qui ne m'étonne pas de toi, Bertogale. Et en plus de t'en sortir en un morceau, tu pêches une fille... assez chouette, on dirait.
- Oh, pas si chouette que ça, » intervint Kandorma.

Il reçu un coup sur la tête de la fille « pas si chouette que ça ».

Malgré le fait que ma réponse fut on-ne-peut-plus incomplète, il ne sembla pas plus s'intéresser à mes compagnons. Il m'avoua rapidement qu'en vérité, il aurait voulu me parlait en privée. Au début Syvante et Kandorma furent quelque peu embarrassés mais étant capitaine, Hypérion avait une certaine autorité naturelle qu'il était difficile de contester. Après avoir établi un lieu de rendez-vous, mes deux camarades partirent... dans des directions opposées.

Ma curiosité me brûlait à présent.

« Alors, qu'est-ce que tu fais ici ? lui demandai-je.
- C'est aussi un peu compliqué. Disons que si l'on s'est rencontré ici, ce n'est pas tellement par hasard. »


* : Voir Bertogale, le corbeau et Sang divin.
Hypérion esquissa un sourire. Je ne sais ci cela était pure coïncidence ou était du au personnage lui-même mais les circonstances dans lesquelles je le rencontrais étaient toujours les plus imprévues qui soient. Et de toute évidence, cela semblait l'amuser. C'était peut-être ce gout d'avoir un coup d'avance sur son interlocuteur, d'avoir la situation toujours en main, qui le faisait tant jouir ; et je dois admettre que pendant le peu temps que nous avions passé ensemble, il avait su se montrer remarquablement indépendant et sûr de lui-même, toujours satisfait de son choix même quand celui-ci ne semblait n'être que la germe d'une graine de folie. Pourtant cette fois-ci, il lui manquait une pièce cruciale de puzzle.

« Lorsque la guerre s'est terminée et que nous nous sommes séparés, je suis retourné à Westmarch pour trouver un peu de repos. Cependant, au lieu de retrouver un royaume jouissant d'une paix bien mérité, ce fut un pays écrasé par des tensions politiques que je trouvais.
- Des tensions politiques ? repris-je, déçu par sa réponse qui, pour le moment, ne satisfaisait nullement à ma curiosité.
- Oui. Le squelette du conflit est relativement simple. Tout est du au fait que Linéus est mis fin à la guerre sans jamais aller jusqu'à Tristram. Ainsi, lorsque son armée revint, sans victoire comme l'espérait le Roi, ce-dernier devint furieux contre l'Ordre des paladins de l'ouest. Il lança une campagne pour les discréditer et rapidement le royaume fut scindé en deux parties : les Royalistes et les Fidèles. Pour le moment, il n'y a pas eu encore d'effusion de sang car Linéus tente bravement de garder cela au niveau politique. Il subit actuellement un procès, accusé comme traitre de guerre, déserteur-
- Mais c'est absurde !
- Non, ce n'est pas absurde ! Te souviens-tu pourquoi il a mis fin à la guerre ?
- A cause du heaume de Patrius..., compris-je enfin.
- Rares sont ceux qui en connaissent l'existence, plus rares encore ceux qui croient en ses pouvoirs et encore plus rares ceux qui pensent que tu en es le légitime propriétaire. »

Il y eut un silence, comme si mon interlocuteur me donnait un peu de temps pour digérer ce que je venais d'entendre. J'avais indéniablement beaucoup de respect pour Linéus. Mais quelque chose m'embêtait profondément : je n'avais plus le heaume de Patrius et étais à présent fort sûr que la présence d'Hypérion avait un lien avec la relique ; et pire encore, que la vie de Linéus en dépendait maintenant.

« Donc, c'est à moi de donner raison à Linéus ? repris-je calmement.
- Si tu es bien le propriétaire du heaume de Patrius, si ta destiné en vaut le coup, je suppose que cela l'aiderait beaucoup.
- Et comment pourrais-je faire cela ?
- En allant à Kurast, comme il te l'avait ordonné lors de votre rencontre. C'est d'ailleurs là que j'interviens : je dois m'assurer que tu fasses le pèlerinage.
- Et si j'échoue ?
- Alors, ce sera peut-être la guerre civile. Si Linéus est jugé innocent sans preuve concrète, les Royalistes se révolteront et s'il est condamné, ce seront les Fidèles qui attaqueront. »

Il me fallu un court instant pour réfléchir. Il était hors de question d'avouer que j'avais volontairement enterré le heaume de Patrius, deux jours auparavant. Je n'en avais d'ailleurs peut-être pas besoin pour jouer mon rôle, maintenant que j'avais libéré Gormondriel ; la quête du possesseur de l'Heaume de Patrius se terminait peut-être ainsi, avec la libération de l'archange de la sagesse. Mais au fond, j'en avais surtout marre ; marre des problèmes incessants, marre de cette foutue paix que je n'arrivais jamais à avoir, marre des hommes et de leurs pathétiques conflits. Qu'ils s'entredéchirent, qu'ils se crèvent, qu'ils s'exterminent, au fond, ceux ne sont plus mes affaires. Devinant mon embarras, Hypérion repris, cette fois-ci d'un ton moins solennel et beaucoup plus amical :

« Lorsque Linéus m'a expliqué tout cela, j'ai deviné ta réaction. C'est pour cela, d'ailleurs que j'ai voulu t'escorter.
- Non, Hypérion, répondis-je précipitamment, je ne veux pas d'escorte ! Si Linéus en a besoin, je m'occuperais du heaume Patrius. Mais j'aimerais le faire seul. Retourne à Westmarch et dis lui que, si je trouve quelque chose, je reviendrais. Mais je n'en sais pas plus sur ce fameux heaume que lui.
- Que comptes-tu faire alors ? »

Il me fallu un peu temps pour répondre à la question. La logique voudrait que j'aille effectivement à Kurast et que, tentant le tout pour le tout, j'accomplisse mon possible destin - si celui-ci n'était pas encore accompli - et ce serait une preuve éclatante de l'innocence de Linéus. Pourtant, le voyage était long et au stage où j'en étais, très probablement vain. Puis mes pensées se portèrent à nouveau sur Gormondriel. Depuis que j'avais enterré le heaume, l'archange n'avait plus fait parlé de lui... L'étendue de ses connaissances se valait bien au-dessus de celle de n'importe quel paladin et de plus, il avait reconnu la relique lorsque je m'étais enfoncé dans les catacombes de Tristram ; si un être pouvait m'éclairer quelque peu sur ce fameux Patrius, c'était bien lui.

« J'irais à Kurast... je connais quelqu'un qui saura nous aider. Il est juste difficile à trouver.
- Soit, je viens avec toi.
- Non. Dette pour dette, j'aimerais te demander à mon tour un service. Tu dois partir pour Westmarch et livrer un message à l'ordre des paladins.
- Ah ? reprit le capitaine surpris, et quel est donc ce message ?
- Diablo est de retour. »

Hypérion jeta quelques pièces à l'aubergiste qui, sans doute fasciné par un tel pourboire, se jeta dessus avec une avidité féroce avant de les fourrer dans sa poche tout en souriant ravi, comme ivre :

« Bon voyage, nobles seigneurs. Puissent la bonne fortune guider vos pas. »

Hypérion enfourcha son cheval qui se trouvait à l'extérieur puis me regardant d'un air intrigué, presque méfiant, il se retourna avant de partir :

« Et bien, bon voyage.
- Si tout se passe bien, nous nous reverrons bientôt. »

Il sourit et tout en galopant, se retournant à moitié :

« Plus tôt que tu ne le crois, Bertogale, le corbeau. »

_______________


Le passé disparaît rarement comme le temps qui s'écoule. Il a la pénible habitude de resurgir sans cesse, de s'obstiner à nous suivre, de s'accrocher à nos misérables vies. L'aventure tel un fleuve déchaîné qui nous emporte, dans lequel une fois tombé on ne peut ressortir, nous condamne à suivre son courant jusqu'au bout, à lutter infatigablement pour survivre alors que jamais nous ne pourrons retourner sur la rive tant les forces qui nous emportent sont violentes. Et après la disparition d'Hypérion, des centaines de questions affluèrent dans mon esprit, troublant mon trop court repos. La seule chose qui m'était permis de savoir était qu'une grande chute approchait et déjà son bruit raisonnait dans mes oreilles.

Mes sinistres pensées furent apaisées par le son mystérieux d'un violoniste qui jouait au coin de la rue. Bien que le grincement des cordes sous l'arche fût au début désagréable, le rythme mélancoliquement régulier et la mystérieuse mélodie compensèrent cette lacune ; la mauvaise qualité de l'instrument lui donna même un charme. Mais le plus amusant était l'étrange pantin d'un diablotin sculpté en bois et généreusement peint dont on avait accroché les ficelles à une branche d'arbre elle-même accroché aux genoux de l'interprète, et qui dansait ainsi au rythme que marqué la jambe du musicien. Lorsqu'il eut finit de jouer, voyant que je l'observais, il me salua, attendant sans doute de ma part que je lui offre quelques pièces pour l'aimable spectacle qu'il fit. Malheureusement, j'avais les poches vides et dû détourner mon regard pour ne pas lui causer de fausses espérances.

Mon coeur en fut lourd.

Ma mélancolie fut interrompue net par Syvante qui d'un pas précipité s'était jeté vers moi pour me demander de la suivre. J'eu à peine le temps de lui demander ce qu'il se passait que déjà, elle m'entraînait vers la grande place où un petit attroupement de gens hurlait des jurons. Au milieu de la scène, Kandorma jeté à terre et encerclé de soldats tandis qu'à sa droite était ligoté un homme sur un bûcher.

Il était barbu, le visage enterré sous une masse de cheveux noires et gras, et son visage s'inclinait vers le sol, contemplant la paille qu'on avait mis à ses pieds pour le brûler. Une simple tunique recouvrait son corps et vu son état, je devinais que l'homme qui la portait venait de passé une très mauvaise nuit sous la pluie glaciale. Bien que je n'approuvais pas particulièrement la barbarie de l'acte, mon premier souci fut de savoir comment Kandorma avait pu se retrouver dans cette situation.

« Vous êtes bien fous de vous entretuer ! hurla mon compagnon.
- Ferme-la, je sens la folie monter en moi.
- A mort le brigand !
- Je ne suis pas un brigand ; je n'ai rien à voir avec cet homme.
- Mensonge, c'est son complice. Je l'ai vu donner du pain à ce criminel.
- J'ai entendu dire qu'il venait de Tristram ! »

Mon premier réflexe fut de saisir ma lame pour faire taire le villageois qui avait prononcé ces paroles. Mais au plus profond de moi-même, j'étais énervé contre Kandorma qui, pour une fois, aurait dû laisser ses idéologies pacifistes de côté. Syvante devinant ma colère, posa lentement sa main sur la mienne pour me calmer.

« Il est venu répandre ses malheurs chez nous ! Il faut le brûler pour éviter qu'il répande sa peste ! »

Mais débarrassant de la main de Syvante, je dégainai mon épée avec un bruit métallique à peine audible. Pourtant un des soldats me vit et esquissant un sourire, il s'approcha de moi, avant de proclamer haut et fort :

« Et bien, l'ami ! Notre vieux brigand aurait-il un deuxième complice ? »

Maintenant que toute la foule me regardait, je compris l'erreur j'avais faîte. Je maintenais ma lame tendu vers le garde, tout en gardant un oeil sur Kandorma, à genoux et entouré par trois épées, plus aiguisées les unes que les autres. Puis poussant un soupire, je rengainais mon arme, jetant regard de colère contenue sur le sol.

« C'est bien ce que je pensais », murmura le garde, un sourire triomphant aux lèvres, tout en s'approchant de moi.

Mes nerfs lâchèrent : d'un coup de tête, je lui éclatai le nez et tandis qu'il s'effondrait à terre, je glissai ma main dans sa ceinture pour saisir une hache qui y pendait. Tout les villageois firent un pas simultanément vers moi mais vif comme l'éclair, je mis le tranchant de ma nouvelle arme contre la gorge de mon otage. Tous s'arrêtèrent.

« Bon, écoutez-moi à présent, bande de fous assoiffés de sang !
- Bertogale, compris enfin Kandorma.
- Tout ce que je veux, c'est récupérer mon compagnon et partir en paix. »

C'est alors que l'apparition la plus inespérée se fit. Au milieu des paysans apparut une femme. Elle était d'une incroyable beauté : les courbes de son corps se dessinaient dans une magnifique robe bleue, d'une propreté sans faute, tandis que ses longs doigts se moulaient dans des gants d'une blancheur éclatante. Mai ce qui était plus impressionnant que ses vêtements était l'étonnante parleur de son visage, qu'ornaient des cheveux d'or enflammé, comme si la nature avait voulu sertir la tendresse de la lune de la radiance du soleil. Tous les regards se posèrent sur la belle dame.

« Je connais cet homme, » clama-t-elle.

Je fus le premier surpris. C'est alors qu'un homme d'une élégance similaire accourut à ses côtés. Il était lui aussi noblement vêtu mais sous ses habilles se distinguait une cotte de maille, tandis que plaqué sur son dos une épée disséquait sa cape grise en deux.

« Allons comtesse, murmura-t-il, notre route est longue et il est peu sage de s'attarder dans ces... villages.
- Comtesse ? se rendit soudain compte Kandorma. Comtesse du Marais ? Dame Delphine, est-ce bien vous ?
- Oui, brave émissaire, c'est moi. »

La situation était des plus improbables. Toute la foule semblait être confuse. Puis s'adressant aux gardes, la comtesse reprit :

« De quel droit mettez-vous à mal cet homme qui pendant la guerre courait les campagnes pour nous apporter des nouvelles de ceux qui étaient au front ?
- Oh, merci Delphine, » soupira Kandorma.

L'homme qui accompagnait la comtesse s'approcha alors des militaires et après avoir parlementaient, ces-derniers dispersèrent la foule avant de libérer Kandorma et de relâcher le brigand qui, complètement incrédule, partit sans demander son reste (moi-même lâchai ma prise, lui adressant mes excuses les plus moqueuses). Je ne sus jamais ce qui convaincu les soldats : peut-être la comtesse était-elle une dame d'influence ou son charme avait eut un certain effet ; ou tout simplement, son suivant avait su se montrer convaincant par sa générosité ? Quoi qu'il en soit, cet heureux concours de circonstances m'avait épargné bien des efforts et j'étais assez ravi que tout cela se finisse aussi bien. Kandorma salua sa sauveuse mais celle-ci du partir, ayant apparemment, comme le soulignait avec la plus désagréable froideur son garde du corps, une pressante affaire.

_______________


En fin d'après-midi, nous trouvâmes refuge dans un moulin abandonné au bord de la ville que Syvante avait repéré plutôt dans la journée ; et le soir, lorsque la sorcière fut endormie dans son coin, je me précipitai vers mon compagnon allongé sur un lit de paille, brûlant du désir d'en savoir plus sur cette comtesse et d'un rapide coup de pied, le réveillai :

« Et bien, raconte-moi tout. »
Kandorma s'efforça de ne pas laisser échapper un éternuement ; puis il se leva péniblement avant de me suivre à l'extérieur où l'air frais était des plus agréables.

« Ca nous change de la pluie, hein ? émit-il par le nez. Enfin, au moins on aurait eu un abri cette fois-ci. »

Cette dernière réplique avait été dite avec sincérité mais à la vision du grotesque moulin à moitié en ruine, je ne pus m'empêcher de la comprendre avec une certaine ironie. L'obscurité était à présent presque totale sous les étoiles et le moulin n'était plus qu'une ombre indécise, à peine distinguable dans les ténèbres de la nuit. Nous prîmes place sur une vielle charrette, elle aussi abandonnée, que l'absence de roue avait rendu stable et donc propice à l'acte de s'asseoir.

« Je me demande quand même qui a réduit ce moulin dans cet état, souffla Kandorma, très visiblement épuisé.
- Alors, cette comtesse ? insistai-je énergiquement.
- Ah, oui ! J'ai piqué ta curiosité.
- J'étais quand même à peu de dégainer mon arme et d'engager le combat.
- Tu as toute de même cassé le nez d'un des gardes. Enfin pour en revenir à notre chère comtesse :

« Tu te rappelles que pendant la guerre contre Westmarch, j'ai servi l'armée non pas en tant que soldat, mais en tant qu'émissaire. Les batailles étaient nombreuses, courantes et odieuses. Bien souvent, lorsque je quittais un camp, porteur d'un message, à mon retour, les effectifs étaient réduits de moitié. Je m'efforçais pour cela de ne pas me lier d'amitié à qui que ce soit mais mon moral était bien trop bas pour que j'ais en plus le courage de supporter la solitude. Ainsi, au bout de quelques semaines, je fis la rencontre d'un certain Hubert du Marais, qui se faisait appelé Marais, tout simplement, pour cacher ce titre de noblesse. Il avait d'ailleurs le grade le plus bas et je ne soupçonnais pas ses origines avant sa mort. Ce fut un choc, car Marais, contrairement aux autres hommes dont je faisais rapidement la connaissance, était à chaque fois là pour m'accueillir, debout sur ses deux jambes et en vie ; je crus bien qu'il survivrait à la guerre. C'est à son décès que je le découvris sous son vrai nom. Apparemment, c'était un homme d'importance, et il fallait quelqu'un pour rapporter la triste nouvelle.
Je fus ce quelqu'un. Après une semaine et demie de chevauchée, j'arrivais enfin au Marais Sombre, endroit plutôt charmant où se dressait le château du comte, surplombé par une étrange Tour. Je fus accueilli par sa cousine, la comtesse Delphine du Marais. La nouvelle lui fit beaucoup de peine ; apparemment Marais était un homme très vertueux, doué surtout d'une incroyable humilité. Voyant sa mélancolie, je décidais de rester un jour de plus à ses côtés, désobéissant ainsi à mes ordres, pour tenter de la consoler ; mais face à l'échec, je l'abandonnais pour retournais au front. »

« Et que faisait-elle à Redwood ?
- Elle avait attendu la fin de la guerre pour retrouver le cadavre de Marais mais en vain ; ce qui n'est pas très surprenant, il faut l'admettre... »

Il y avait une note de tristesse dans sa voix ; peut-être était-ce par pitié pour la comtesse ou encore, regrettait-il son ami tombé.
- Quoi qu'il en soit, reprit-il avec une nouvelle résolution, elle est maintenant en route pour le monastère des Rogues.
- C'est une Rogue ?
- Surprenant, n'est-ce pas ? Enfin, je n'ai jamais eu affaire à ces gens là. Tu en as déjà rencontré ?
- Ma mère était une rogue, pauvre idiot !
- Ta mère ? La brave dame qui travaillait à l'auberge avec ton père était une de ses furieuses combattantes ?
- Non, elle fut une guérisseuse... avant de rencontrer mon père. »

Une nouvelle pensée me traversa l'esprit : et si mes parents avaient abandonné Tristram pour partir se réfugier dans le monastère ? Il serait à ce moment là possible qu'il soit toujours en vie !

« Il faut retrouver cette comtesse, m'exclamai-je.
- Mais... pourquoi ? Et Syvante ?
- Elle viendra avec nous !
- Je ne sais pas si-
- On va au monastère et après je te suis où tu veux, commençai-je ; puis après un temps et plus discrètement : même si un de ces quatre il faudrait que je fasse un détour à Kurast pour accomplir ma destinée.
- Calme-toi, Bertogale ! Tu sais que je ne suis pas un grand amateur de tes plans : ils sont -comment dire- trop spontanés.
- De quoi à tu peur ? Nous ne partons ni à la guerre, ni à la chasse aux démons. Mais j'y pense...
- S'il-te-plait, arrête de penser ; il est sans doute déjà minuit.
- N'avaient-ils pas des montures ?
- Qui ?
- La comtesse et l'armoire à glace qui lui sert de garde du corps !
- Oui, sans doute.
- Mais il faut donc partir tout de suite : sinon nous ne les rattraperons jamais. »

Je couru alors aussi vite que possible dans le moulin pour réveiller Syvante. La sorcière ouvrit rapidement les yeux et croyant à mon agitation qu'il y avait une quelconque urgence, me suivit hors du moulin, sans trop poser de questions. Kandorma nous attendait.

« Et bien, quelle direction ? lui lançai-je.
- Je pense qu'ils ont suivi la route du sud, » répondit-il quelque peu mal à l'aise.

Je partis derechef en courant. Mes deux compagnons me suivirent après une courte hésitation. Et tandis que la silhouette toujours plus lointaine du moulin se noyait dans la nuit, notre groupe progressait avec une vivacité nouvelle sur les sentiers escarpés de Khanduras, éclairé par la mystique flamme que Syvante faisait jaillir des ses doigts.

_______________


André Lancier, brave maraîcher de son état, s'était levé bien tôt pour récolter les pommes de son champ. Il avait la fâcheuse habitude d'en manger le tiers pendant la tâche ; mais les temps étaient rudes et il s'était fait la solennelle promesse de ne point poser ses lèvres sur la pelure écarlate d'un seul de ses fruits. Quelle fut sa déception lorsqu'il découvrit trois personnes, étalés sur un sol couvert de trognons. En temps normal, il se serait emparé d'un bâton et les aurait chassé avec ; mais l'un d'eux porté à sa taille une épée et les marques qui criblaient son corps ne laisser pas douter qu'il savait s'en servir.

Plus bonhomme que fâché, Lancier s'empara tout simplement d'une pomme à son tour et la croqua énergiquement. Le bruit soudain me réveilla :

« Ah ! Bien le bonjour, mon pauvre, me lança le paysan.
- Pauvre ? » répondis-je surpris que l'on me nomma ainsi.

Mais je le rappelle encore une fois : la médiocrité de mes habilles était tel qu'ils auraient inspirés à n'importe qui cet impression de misère qui me valait le surnom de « mon pauvre ». Lorsque je m'en rendu compte, je me levai et me présentai sous mon vrai nom. J'aurai voulu m'excuser et lui expliquer notre difficile situation mais à peine m'étais-je nommé qu'il en fit de même avant de partir dans l'éternel récit de ce que j'ai glorieusement synthétisé en un paragraphe. Finalement, après un long quart d'heure, j'eu enfin le courage de l'interrompre pour lui demander s'il n'avait pas vu une belle dame escortée d'un gorille.

Il se trouva que oui, qu'hier soir il les avait vu suivre cette route alors que le soleil se baisser à l'horizon et que cela lui rappelait une histoire dans laquelle un troubadour du nom de-...

Je réveillai mes compagnon ; je pense d'ailleurs que Syvante me détestait un petit plus à chaque fois que je le faisais et cela se faisait ressentir par son manque de coopération. Tandis que je mettais mes compagnons debout, André Lancier terminai son histoire. Ce fut cette fois Kandorma qui l'interrompit en éternuant avec une force qui raisonna dans toute la campagne. Et très rapidement, avant que le brave paysan n'ait le temps de reprendre son récit, je le remerciai et lui promis de le payer pour ses pommes si jamais je repassais dans les parages.

La nuit nous avait donnés une bonne avance et après encore une heure de marche nous rencontrâmes Delphine du Marais et son garde du corps, près d'un feu de camp. La comtesse entamait une miche de pain ; elle avait d'ailleurs changé d'habille et opté pour un vêtement plus pratique que la robe d'hier. Son compagnon, lui, remballait ce qui avait du être une tente et lorsqu'il l'eut fait, il en chargea son cheval qui se laissa faire sans protestation : cela lui valu une généreuse tape sur le cou.

« Comtesse ! » hurlai-je, pour annoncer notre venu. Sa surprise fut grande mais elle était ravie de revoir Kandorma pour qui elle éprouvait une étrange admiration. Elle se montra très amicale envers moi aussi et même Syvante du admettre qu'elle était plutôt charmante bien que sur le coup, elle fut un peu furieuse d'apprendre qu'elle avait couru toute la nuit rien que pour rattraper cette « blondasse ».

« Chère Delphine, expliquai-je, (car l'exploit n'était pas sans mérite), il se trouve que nous faisons nous-mêmes route vers le monastère ; mais celle-ci nous ai peu connue et je me suis dit que cela nous saurait très bénéfique si nous pouvions vous accompagner.
- Et en quoi cela nous saurait-il bénéfique, injecta le garde d'un air sévère et méfiant.
- Et bien..., répondis-je hésitant un temps, car je ne m'attendais pas à devoir répondre à la question ; mais face à l'inhospitalité de mon interlocuteur, il fallait s'y résoudre. Et bien, nous ne serions déjà point un désavantage-
- Vraiment ? Vous n'avez de montures ; nous serions grandement ralentis si nous étions obligés de faire la route à pied.
- Allons, Ignasse, intervint la comtesse, le temps ne nous est que très peu compté. Et ces compagnons briseraient sans doute la monotonie du voyage. »

Sur ces mots, elle jeta un regard quelque peu rapprocheur à son compagnon, qui devant les désirs de sa maîtresse avait été réduit au silence. Kandorma intervint alors, soucieux de vouloir concilier Ignasse, qui désintéressé, retourner déjà vers sa monture :

« Et nous sommes doués de certains talents qui pourraient vous être utiles. Je sais lire dans les étoiles les cartes les plus fiables ! »

Puis Syvante : « Mais si cela vous importune d'avoir à nous supporter, nous saurions trouver une autre route à suivre...
- D'autre route à suivre ? répondis-je. Point du tout. Comtesse...
- Vous ne me dérangez aucunement, reprit-elle de son ton aimable. Et si l'attitude d'Ignasse peut vous paraître quelque peu hostile, c'est qu'il faut le comprendre comme gardien soucieux de bien s'adonner à sa tâche.
- Certes..., dit Kandorma lentement.
- Moi-même aurais eu peur d'étrangers. Mais je connais Kandorma et peut témoigner de sa bonne intention.
- J'aurais préféré convaincre Ignasse, insista Kandorma. Ignasse ! »

Mais ce dernier ne soucia guère qu'on l'interpelle, préférant prendre soins de son cheval plutôt que d'engager une conversation que sa fidélité pour la comtesse avait perdu d'avance. Mais mon ami persista :

« Et bien, Ignasse, pourquoi m'ignorez-vous ? »

J'aurais voulu calmer mon compagnon, le convaincre de ne pas s'enfoncer dans le trou qu'il s'était si souvent creusé. Mais hélas, le garde se retournait déjà et il était trop tard pour sauver Kandorma de la dangereuse confrontation dans laquelle il s'aventurait.

« Soyez bien attentif, pouilleux, commença Ignasse, car je n'en pense pas plus de vous. Vos misérables compétences ne m'intéressent pas et vos arguments n'altèreront pas l'idée que je me suis déjà faite à votre sujet ; mais à quoi bon vous donnez cette peine puisque je me soumets déjà aux volontés de la comtesse ? Comprenez donc que je veuille m'épargner vos phrases dérisoires et ridicules dont l'utilité est forte contestable. Soyez donc un homme et respectez la colère intérieur d'un de vos paires en n'y touchant point jusqu'à ce que s'achève ce, j'espère grandement, court voyage. »

Et sur ces détestables paroles, il se retourna, devant le regard dégouté de Kandorma. Ce funeste épisode prit cependant vite fin car nous commençâmes notre longue marche. Par des soins instinctifs, Ignasse s'était retrouvé devant, menant la marche, haut sur son destrier et le visage éternellement virée vers la route, inchangé pendant des heures, tandis que Kandorma et moi clôturions la marche, gardant une sage distance avec l'hostile meneur. Et entre les deux camps se trouvaient Syvante et la comtesse (assisse en califourchon sur sa monture) qui après avoir commencé, n'arrêtèrent point de parler.

« 'Pouilleux' ! commença Kandorma, fou de rage. Je t'en foutrais moi des pouilleux !
- Je ne l'admire pas non plus, répondis-je, mais je pense qu'il vaudra mieux pour nos tous si tu suivais son conseil. » Il parut déçu. « Et puis, n'oublie pas que lui-même est fou de rage, avec sa 'colère intérieure'... »

Cela le fit sourire. Ce n'était point un sourire mesquin mais un de ces sourires ravis, qu'une sensation de force fraternelle procurait. Et comme pour m'en remercier, il passa son bras autour de mon épaule et se mit débiter nos souvenirs d'enfance, d'un temps où Tristram était encore une ville reconnaissable.

Les voyages en Khanduras sont forts longs et paraissent durer une douce éternité. La vue des route s'étendant bien au-delà de l'horizon est presque réconfortante tant d'arrivée tout de suite nous déplairait. En cette partie du royaume et en cette saison, l'air est frais, le ciel animé de quelques nuages transparents, s'étirant dans l'azure tels les voiles d'un bateau qu'un doux vent pousse, et enfin le soleil lui-même semble se faire discret ; et qui y jette un coup d'oeil croira voir la lune. Mais outre le ciel, il y est plaisant d'égarer son regard dans la vaste campagne, bien souvent inhabité de l'homme et dont le seul mouvement provient de l'étrange dance du gazon, ondulant au rythme du vent. Loin devant enfin, se distinguait petit à petit des sortes montagnes bleuâtres, grandissantes et s'obscurcissant au fur et à mesure que nous avancions.

Ignasse fit halte et nous lui obéîmes, presque avec gratitude. Cette longue journée nous avait épuisés, Syvante, Kandorma et moi-même car il avait fallu se tenir au rythme que de puissants chevaux marquaient. 'Ah, aurais-je toujours Lupus,' soupirais-je. Puis tout en m'étirant, je pris à nouveau le temps de contempler l'océan de verdure qui inonder le paysage. Et tandis que je me tournais vers l'Est, je distinguais sur la montagne une étrange forme que jamais la nature n'aurait pu concevoir tant ses lignes étaient droites et symétriques ; mais la taille du monument me fit douter que des hommes eurent pus construire cela. La comtesse s'approcha alors et murmura doucement :

« C'est le monastère des rogues : notre destination. »
La nuit tomba rapidement. Nous avions établi un camp composé de deux tentes, quelques buches pour s'asseoir et enfin un feu qu'Ignasse avait absolument voulu faire sans l'aide de la sorcellerie de Syvante. Cela pris en conséquence beaucoup plus de temps, même si à la fin je crus apercevoir du coin de l'oeil la sorcière faire un geste discret des doigts une fraction de seconde avant que le feu ne prenne. Ignasse, que n'y avait rien vu, se leva et se retira, tout en nous jetant un regard orgueilleux :

« Voilà qui fut bien fait. »

La sorcière fit alors un nouveau geste de la main et le feu se dressa en direction du garde qui y tournait le dos. Voyant le maléfice qu'elle lui préparait, je me jetai sur Syvante et lui attrapai fermement le poignet. Elle me foudroya du regard, tandis que le feu regagner son foyer. 'Il n'en vaut pas la peine', murmurai-je. Ce temps durant, Ignasse sortit de l'un de ses sacs deux lièvres morts.

« Tiens, commença Syvante, où sont la comtesse et Kandorma ?
- Bonne question, répliquai-je, je vais faire un petit tour pour les trouver.
- Dépêche-toi, tu ne veux pas rater le diner. »

Elle le dit tout en contemplant vicieusement Ignasse qui s'acharnait, armé d'un couteau sans doute mal aiguisé, sur son gibier. Quelque peu épuisé par les gamineries dont faisaient preuve mes compagnons à l'égard du garde, je me perdis dans l'obscurité pour m'oublier un peu. Le monde était plus beau lorsque le calme le dévoilait. Les étoiles scintillaient de façon mystique, des silhouettes des arbres se dressaient sur toute la plaine et de hautes figures, telle une sinistre assemblée de conspirateurs, remplaçaient à présent les montagnes. L'un d'eux semblait d'ailleurs tenir une bougie qu'il dissimulait près de sa poitrine.

J'entendis alors Kandorma qui parlait d'une voix très faible, très basse, presque tremblante. Affaissée contre un arbre, la comtesse écoutait l'étrange récit de mon ami avec un visage pale, le regard neutre, comme si elle regardait le vide.

« Et là, nous trouvâmes un livre qui disait la chose suivante : Le grand conflit est le combat originel par qui le Bien et le Mal demeurent éternel ; comme le possible et l'impossible, l'un ne peut sans l'autre être plausible. L'homme devra choisir et lutter pour choisir. Nul ne sera neutre car tous devront agir. La flamme infernale se répand sur nos terres, mais dans les cieux cachés, brille la sainte lumière !
- J'ai entendu parler de ces contes, » répondit Delphine, soudainement éveillée.

Je me rappelai de ce fameux livre : nous l'avions trouvé dans les catacombes de Tristram, tandis que nous nous y enfoncions avec Lazarius et les autres paysans. Quelques minutes après, le traître nous lança une malédiction et notre groupe fut complètement dispersé. Seul Kandorma et moi-même survécûmes à cette expérience. Cela avait été grâce à Gormondriel, l'étrange archange de la sagesse, que j'avais libéré du terrible seigneur-démon Edan ; et bien-sur grâce à Syvante qui nous avait sauvés des griffes de l'archevêque. Avec tous ces événements, j'en avais pratiquement oublié les mots de ce livre qui semblaient à présent réapparaître comme une réponse à mes questions.

Que faire de Patrius, des paladins et de Kurast? Agir ? Joindre le grand conflit, lutter pour la lumière ? Pour l'humanité ?

« Les histoires du grand conflit sont nombreuses, reprit la comtesse. Pourtant peu les connaissent. Il existe des livres, peut-être similaires à celui que vous avez trouvé dans la cathédrale, dans le monastère des rogues.
- Oui, je serais assez intéressé. »

Il y eut alors un silence. J'en profitai pour faire mon entrée et les inviter à diner. Ils furent ravis de me voir et s'empressèrent de nous rejoindre. Syvante s'était recroquevillée dans une couverture et même dangereusement rapprochée du feu. Ignasse, lui, avait pris place sur un rocher et tenait la viande qu'il avait empalée sur une branche au dessus du feu. A notre approche, il s'adressa à la comtesse, tout en gardant un oeil hostile sur la sorcière :

« Comtesse, j'ai voulu prévenir Syvante de ne point s'emparer de votre couverture mais elle ignora mes avertissements. Avec votre permission, je la lui reprendrais.
- N'y a-t-il point d'homme à peu près agréable sur Sanctuary ? soupira Syvante.
- Ne vous donnez pas cette peine, répondit la comtesse. Ces voyageurs sont après tout nos invités. »

Le garde se contenta d'hocher la tête. Kandorma me tira un peu à l'arrière et murmura quelques injures à l'égard d'Ignasse. Puis nous prîmes place autour du feu et notre hostile compagnon distribua des morceaux de viande à tout le monde. Au début, nul ne parlait, savourant le repas et profitant du calme. Puis, lorsque j'eu fini ma part, je me tournai vers Delphine et lui demandai de nous parler du grand conflit, lui expliquant que j'avais de loin ouï sa conversation avec Kandorma.

« Et bien, commença-t-elle après avoir bu de sa gourde, la version que les rogues m'enseignèrent est assez différente, je le pense, de celle écrite dans le livre de la cathédrale - et je vous avouerais que celle-ci m'intrigue. La notre est plus simple. Mais pour moi, il ne s'agit que d'une métaphore symbolisant la lutte entre le Bien et le Mal. Celle-ci dure depuis la nuit du temps ; cependant les prophéties nous promettent qu'un jour, l'un triomphera de l'autre. Mais Ignasse, vous avez beaucoup voyagé et peut-être ouï plusieurs fois cette histoire.
- Je ne suis pas sur d'y croire, commença-t-il lentement, tout en jetant un regard désapprobateur envers sa maîtresse ; puis voyant la détermination de sa volonté, il reprit : mais j'ai en effet entendu parler de légendes qui prirent sans doute place dans le contexte du grand conflit. Je pense notamment à l'enfermement des Trois : Méphisto, Baal et Diablo.
- Oui, intervins-je, nous connaissons bien l'histoire de Baal et de sa fantastique lutte contre Tal-Rasha. Il y avait un vieil homme dans notre village que nous la contait. Mais qu'en est-il des deux autres ?
- Les deux autres, repris Ignasse, surpris par mon enthousiasme, étaient ses frères et ensembles, ils régnaient sur l'enfer, avant de se faire exiler dans notre monde. Le premier fut emprisonné à Kurast. Le second, Baal, dans le désert. Et enfin, Diablo se serait aventuré jusqu'en plein coeur de Khanduras avant de périr. »

Les choses commençaient à devenir claires, à présent. En rapprochant les légendes, un lien indéniable se tissait entre chaque péripétie. Ainsi, Diablo avait été ressuscité dans l'endroit même où autrefois il avait succombé. Etait-ce la faute de Lazarius ? Le reste s'expliquait facilement : les démons avaient répondus à l'appel de leur maître et avaient pu s'agglutiner dans les catacombes pendant que nous étions partis à la guerre. Je fus alors saisi de l'angoissante pensée que, malgré notre incroyable aventure, nous n'avions point vaincu Diablo et que peut-être, à l'heure même où nous parlons, celui-ci s'apprêtait à sortir de l'ombre pour répandre le feu et la destruction dans le monde de la surface.

« Il ne périt point, corrigea Kandorma, qui sans doute avait ouï une autre version de la légende pendant la guerre, mais fut, comme ses frères d'ailleurs, enfermé dans une pierre d'âme. »

Cela était vrai. Je me souvenais de la pierre d'âme qui avait malencontreusement finit dans la tête de ce pauvre Albrecht. Puis remarquant mon inquiétude, il continua :

« Et aux dernières nouvelles, il est toujours enfermé. »

Cela était vrai aussi. Nous n'avions pas vu le démon prendre forme, seulement sa scintillante pierre d'âme ; et peut-être Albrecht l'avait-il contenu, comme Tal-rasha avait contenu Baal... avant de se faire enterrer vivant.

« Je ne veux pas argumenter sur la véracité de ce que vous dîtes, continua Ignasse, de toute façon, tout cela n'est qu'une légende, un mythe. Et c'est folie que d'expliquer la réalité avec. »

Sur ce, nous partîmes tous dormir. Syvante parvint à se glisser dans la tente de la comtesse. Inutile de préciser que nous n'en fîmes point de même avec Ignasse. A la place, nous nous mîmes près du feu et nous nous couvrîmes de tout ce que nous trouvions. Tandis que je posais ma tête sur une pierre couverte de mousse que la forme plane avait rendu à peu près confortable, j'essayais de retrouver dans la nuit les lointaines lumières du monastère. Mais le sommeil s'empara de moi bien avant qu'elles ne s'offrent à nouveau mes yeux.

_______________


Le monde était englouti dans les ténèbres. Seule la faible lumière qu'une petite fenêtre laissait échapper défiait l'obscurité. Je fus bientôt capable de distinguer une silhouette chevauchante qui se dirigeait vers la maison. Le cavalier descendit et frappa à la porte. Une autre ombre lui ouvrit et l'invita à rentrer rapidement. Dedans, quatre conjoints s'étaient retrouvés autour d'une table qu'une bougie éclairait. Les deux autres se joignirent à eux. Ils étaient tous vêtus de sombres robes et dissimulaient leur visage sous l'ombre des capuchons. Seul un était démasqué et se tenait silencieusement à l'écart. Il portait une cuirasse argentée et ses longs cheveux avaient la même couleur et le même éclat que son armure. Son air était grave mais pourtant ses yeux brillaient de sagesse, et même paradoxalement, d'espoir. Je n'avais que rarement vu les deux sentiments mêlés dans une même personne.

L'hôte, qui avait accueillis le cavalier, pris alors la parole :

« Ce monde est perdu, dit-il d'une voix sombre.
- Les prophètes en avaient prédit l'apocalypse, continua un autre.
- Cela est vrai, reprit le premier. Je n'aurais jamais cru des humains capables d'un tel prodige. J'espère seulement que quelqu'un pourra prédire la destruction de notre monde lorsque le temps sera venu... Afin que nous puissions nous-mêmes méditer sur nos nombreuses années de vies. »

Le cavalier se leva alors, très évidemment pris de rage et frappa la table du poing : « L'heure n'est point à la méditation, mes frères. Ce monde n'est pas encore perdu et s'il reste un espoir de le sauver, c'est notre devoir de le faire.
- Tyrael a raison, répondit un autre, sans l'humanité, nous ne viendrons jamais à bout de l'enfer.
- L'humanité à fait suffisamment pour justifier que nous ne lui fassions plus confiance.
- Que voulez-vous donc que nous fassions ? Partir ?
- Oui, cela est la décision la plus sage, conclu l'hôte.
- Partez, affirma le dénommé Tyrael, et les cieux seront perdus. Les hommes sont le seul moyen de déséquilibrer l'immortelle balance du Bien et du Mal. Ce n'est que grâce à eux que nous pourrons prendre l'avantage et mettre fin au conflit.
- Je crains qu'ils aient déjà déséquilibré la balance du Bien et du Mal. Rendons-nous à l'évidence : nous avons perdu cette bataille. Il ne reste plus qu'à quitter ce monde en espérant que les démons le détruiront et ne s'en serviront jamais contre nous. »

Tous se turent aux redoutables paroles de l'hôte. Je me rendis soudain compte que c'était par ses yeux que je voyais la scène. Tyrael brisa alors le silence avec une voix aussi terrifiante que déterminée :

« Il nous reste encore une arme que nous n'avons pas utilisé : les pierres d'âme.
- Toucher la pierre monde, c'est toucher à la Création. Nos lois sont strictes.
- Si nous nous appliquions un peu plus à gagner ce conflit plutôt qu'à respecter des lois dont nous avons nous-mêmes oubliées l'origine, peut-être cette éternelle guerre serait-elle déjà finie.
- Alors nous ne valons pas mieux que les Démons, si nous agissons ainsi. De plus, je sais très bien d'où tu tiens cette idée : c'est Izual qui te l'a insufflé, n'est-ce pas ?
- Il à employer toutes ses énergies pour prononcer ces dernières paroles par la bouche du monstre dans lequel il avait été injustement enfermé.
- C'est sa folie qui lui a valu cette punition !
- Comment osez-vous ?
- Comment peux-tu être sûr de sa loyauté ? Et si tout cela n'était qu'un complot pour nous pousser à utiliser les pierres d'âmes ? Que ferions-nous si les démons apprenaient à s'en servir ?
- Ils n'en seraient capables ! De toute façon, nous n'avons pas de meilleure carte à jouer. »

Sur ce, Tyrael sortit, fou de rage, et enfourcha son cheval. L'hôte le poursuivit.

« Ne pars pas ! »

Le cavalier s'arrêta net.

« Je comprends que la perte de ton lieutenant t'es rapproché des humains et que tu veuilles les sauver. Mais tu ne feras que priver le paradis de l'un de ses meilleurs officiers en essayant de partager leurs souffrances. Tu n'as pas à respecter la dernière volonté d'Izual. »

L'homme à l'armure d'argent sortit alors :

« Tyrael, je viens avec toi, dit-il d'une voix singulièrement calme et déterminé.
- Merci. Tu as ma grâce éternelle, ... ! »

Le rêve s'effondra avant que je ne pus entendre le nom de l'individu.
Lorsque je me réveillais, il faisait encore nuit. Le feu s'était lentement éteint et seules quelques étincelles brillaient encore dans les cendres du bois brûlé. La deuxième chose que je constatai, était l'absence de Kandorma. Après m'être murmuré 'déjà vu', en repensant à la veille, j'entrepris d'essayer de le retrouver.

Mon premier réflexe, et celui-ci fut bon, fut de retourner à l'arbre où je l'avais retrouvé la veille en compagnie de la comtesse. A mon grand soulagement, il s'y trouvait en effet. Je m'apprêtai à lui demander ce qu'il faisait ici lorsque je me rendis soudain compte que Delphine était à ses côtés. Un soir, je veux bien comprendre, mais de se retrouver comme cela au milieu de la nuit, cela avait déjà - comment dire ? - une conation plus lourde. Quoi qu'il en soit, je fus pris d'un terrible malaise à avoir souillé cette scène de l'oeil et décidai de repartir. Tandis que je m'appliquais à faire demi-tour aussi discrètement que possible, un irrésistible sentiment de curiosité m'implora de rester, juste quelques minutes pour confirmer l'hypothèse que j'avais si promptement émise. Je restai donc immobile, ne sachant quoi faire, puis après une minute ou deux, pris la résolution de me dissimuler derrière un buisson et d'en apprendre un peu plus - s'il y avait quelque chose d'autre à apprendre.

Pour le moment, ils ne faisaient qu'avoir une conversation, chacun se racontant des anecdotes de sa vie, régulièrement interrompu par de petits rires. C'était une scène agréable et je ne fus pas déçu d'être resté. Puis progressivement quelque chose me mit à nouveau mal à l'aise ; la comtesse semblait portait une attention particulière aux aventures que nous avions vécus ensembles mon compagnon et moi, et l'usage de mon nom devint quelque peu récurant. 'Pourquoi diable parle-t-elle de cela ?' m'énervai-je tout en trouvant des réponses dans ma tête que je trouvais d'un orgueil malsain. Puis ce fut le choc :

« Dis moi Kandorma, est-ce que tu penses que Bertogale me... enfin... me trouve attractive ? »

Il y eut un silence terrible. 'Imbécile, pensai-je, pourquoi n'es-tu pas parti ? Maudit instinct ! Maintenant tu connais leur secret...' Je devinai Kandorma dévasté. En même temps je ne pouvais m'imaginer comment se déroulerait notre rencontre demain. Un faible rire me tira alors de mes pensées et je vis à quelques mètres de moi, une autre figure qui espionnait les deux locuteurs. Je m'en approchai tout doucement puis lorsque je fus assez proche, je lui attrapai le coude :

« Syvante, qu'est-ce que tu fais ici, murmurai-je, toujours plus agacé.
- Tu plaisante, n'est-ce pas ? répondit-elle avec un naturelle surprenant (m'avait-elle vu venir ?), je n'allais pas rater cela.
- Oui, mais ceux ne sont pas tes affaires !
- Oh, ne sois pas si nerveux. C'est parce que la comtesse t'aime bien que tu es tout agité ?
- Syvante, je... »

Elle était allée trop loin. Je me sentais frustré et impuissant, devant la légèreté moqueuse de Syvante.

« Et puis, remarqua-t-elle, ceux ne sont pas tes affaires non plus.
- Bon, ça va, j'ai compris. Regarde, moi aussi je m'en vais, dis-je tout en me levant doucement et en reculant. Maintenant, déguerpis ! »
La sorcière m'ignora et reposa ses yeux sur la scène qui était toujours silencieuse. Finalement, plus exaspéré par Syvante qu'intéressé par les deux autres oiseaux, je retournai près de ce qu'il restait de notre feu. En arrivant, je vis Ignasse sortir de sa tente et de toute évidence, il était fort surpris que le camp fut déserté. Il se dirigea alors vers le petit bois, là où se trouver mes trois autres compagnons. Sentant le désastre imminent, je m'emparai d'un morceau de bois épais qui gisait sur le sol et dès que le garde fut assez proche de moi, lui assenai un énorme coup sur la tête. Il ne me vit pas, et s'effondra sur le sol. Puis, l'acte fait, je me recouchai près du foyer pour m'endormir comme si rien de tout cela ne s'était passé. Et tandis que je m'enroulais dans mes vêtements et ma couverture, je ne pus m'empêcher de ressentir une minuscule explosion de joie interne pour la nouvelle que je venais d'apprendre.

_______________


Le lendemain matin, le camp était dans un drôle d'état. La distance qui me séparait de Kandorma avait augmenté de quelques mètres ; et quelques autres mètres plus loin encore, gisait Ignasse qui dormait (cela se reconnu à ses ronflements). Seules les deux femmes avaient regagné leur place originelle. Etrangement, je ne me souvenais que très vaguement de la soirée et ce qui occupait beaucoup plus mon esprit était le mystérieux rêve que j'avais eu avant de partir espionner mes compagnons. Le souvenir était très clair et de toute évidence ce rêve avait quelque chose d'anormal. Peut-être s'agissait-il d'une intervention de Gormondriel, comme il l'avait précédemment fait dans la cathédrale de Tristram pour me mener jusqu'à lui ? Je posai mon regard sur mes veines et me demandai s'il était toujours présent, par je ne sais quelle magie, dans mon « sang », comme il me l'avait si vaguement expliqué ; quoi qu'il en soit, depuis que j'avais enterré le heaume de Patrius, l'archange ne s'était pas réellement manifesté.

Puis la comtesse sortit de sa tente et une toute nouvelle pensée occupa mon esprit : 'Elle m'aime !' Elle était magnifique en ce froid matin que recouvrait une paisible brune. Ses cheveux d'or brillait mais d'un éclat plus doux que les derniers jours ; elle ne les avait en effet point encore coiffés et cela leur donnait une allure naturelle et sauvage. J'aimai l'intimité que me procurait le privilège de la voir sans ses artifices. Ses joues avaient perdu leur pâleur et étaient rouges de vies, rouges comme cette dernière chaleur qu'on les feuilles en automne avant de mourir. Elle m'aperçu alors et émit un sourire généreux. Quelque peu surpris, j'essayai de répondre le plus naturellement possible et me contentai d'un hochement de tête.

Le reste du camp s'éveilla peu à peu. La comtesse portait à présent un vêtement de voyage ainsi qu'une cape et une écharpe ; en effet le temps devenait de plus en plus rude au fur et à mesure que nous nous approchions des montagnes. Lorsque Kandorma se leva, il s'habilla sans dire un mot, puis s'assis sur un rocher, toujours silencieux et complètement renfermé sur lui-même. Je regrettai à présent de ne pas être resté plus longtemps car peut-être aurai-je eu plus de détailles sur les causes de sa mauvaise humeur. Syvante, elle, après s'être habillé, frappa le garde d'un royal coup de pied aux côtes, lui ordonnant de se réveiller. Au début, Ignasse se leva furieux puis il resta paralysé, ne comprenant pas comment il avait atterri hors de sa tente. Lorsque tout le monde fut remis de ses émotions et à peu près réveillés, nous nous assîmes sur les buches que nous avions utilisées la nuit dernière pour discuter de la journée de marche qui allait suivre.

« Comme vous l'avez tous vu la veille, commença Ignasse, les montagnes se trouvent à l'Est, ce qui veut dire que nous devrons abandonnés la route que nous avons suivie ces derniers jours, celle-ci contourne en effet la forêt par le sud.
- N'y a-t-il pas une autre route, insistai-je, la marche à pied est déjà bien difficile avec une route alors sans...
- Ce serait un grand détour, expliqua Ignasse (et je ne fus pas surpris de sa réponse d'ailleurs). Il nous faudrait faire demi-tour sur quelques kilomètres, remonter les plaines gelés jusqu'au champ de pierre et contourné les collines par le nord ; à moins bien-sur que vous ne préfériez couper par le Passage Souterrain.
- Et combien de temps cela nous prendrait-il ? demandai-je.
- Deux jours à cheval, quatre à pied, intervint Kandorma. C'est la route que j'ai emprunté pour aller jusqu'au Marais Sombre, expliqua-t-il ensuite.
- Sinon, nous pouvons être au monastère ce soir en coupant par le bois obscur.
- N'est-ce pas un lieu maudit ? demanda Syvante, son habituel et imperceptible sourire aux lèvres.
- On parle en effet d'événements étranges ; et je dois admettre que mon anormal réveil ce matin me laisse perplexe. Mais c'est le chemin le plus sûr, ou du moins le plus court. Ensuite, il ne nous restera plus qu'à traverser les Hautes-terres de Tamoe jusqu'au Monastère. De préférence, nous éviterons de passer par le Marais Sombre, car à moins d'être sur la route, c'est un lieu dangereux ; et il sera difficile de trouver cette route une fois que nous nous saurions enfoncer dans le bois.
- Ne risquons-nous pas alors d'être complètement perdus une fois que nous nous saurions enfoncer dans le bois ?
- Nous pouvons toujours compter sur les montagnes, proposa Kandorma, pour nous indiquer la direction de l'est.
- C'était en effet mon intention, approuva Ignasse, et si nous continuons toujours à l'est, la forêt devrait se dissiper peu à peu pour laisser place aux terres dégagées de Tamoe. »

Sur ce nous nous mîmes en route. La traversé du bois obscur devait être une étape difficile mais j'étais en même temps curieux d'explorer cette fameuse forêt et de voir quelle genre de malédiction pouvait se manifester dans ce lieux si paisible d'apparence.

J'essayais de parler avec Kandorma mais celui-ci semblait être déterminé à ne plus m'adresser la parole et s'appliqua toujours à garder ses distances. Je remarquai qu'il avait la même attitude envers la comtesse. Il alla même jusqu'à parler à la sorcière qu'il avait pourtant très peu aimée depuis que nous avions quitté Tristram. Tandis que je l'observais avec une certaine exaspération, la comtesse se glissa tout doucement à mes cotés.

« Tu voyages souvent, Bertogale ? demanda-t-elle d'une voix très accueillante.
- Eh bien..., balbutiai-je, ne sachant comment réagir, moins que Kandorma, je crois.
- Bien-sûr, comprit-elle, il avait été émissaire pendant la guerre. Mais toi, qu'y as-tu fait ?
- Oh, pas grand-chose, marmonnai-je. Je pense bien que la guerre aurait pu se passer de mon intervention.
- Ce n'est pas ce que ton ami m'a raconté, rigola-t-elle. Il me conta comment vous aviez tout deux survécu à la Grande Bataille de l'ouest et puis votre difficile course pour sauver Tristram.
- Oui, rigolai-je à mon tour, nous avons fait beaucoup d'efforts. Mais finalement tout cela fut quelque peu en vain car nous n'avons point tellement sauvé notre chère ville, non ? Si Kandorma vous a bien raconté toutes nos péripéties, vous sauriez que la fin de notre aventure n'est pas aussi glorieuse que cela.
- Il m'a dit que tu voulais à présent partir pour Kurast et devenir paladin, insista-t-elle.
- Oh, non, détrompez-vous, m'exclamai-je. Je ne compte pas traverser le désert et la mer ! Je pars juste au Monastère dans l'espoir de retrouver mes parents ; je n'ai pas eu de nouvelle d'eux depuis mon départ pour la guerre, il y a six mois et ma mère fut une rogue. Avec un peu de chance, elle y sera...
- Tu as passé tes six derniers mois à courir après tes proches, constata Delphine.
- Quoi ? Pas du tout ! rigolai-je avec une fausse modestie. J'essaie juste de sauver ma peau. Mes parents m'ont doté d'une bonne conscience et cela bien, malgré moi.
- Vous avez donc bonne confiance, » soupira-t-elle.

Toutes mes tentatives de me rabaisser furent futiles. Je fus déchiré entre un désir de me débarrasser de la comtesse et de la prendre dans mes bras. Je vis devant moi Kandorma qui abordait Syvante ; sans doute cherchait-il à son tour à me rendre jaloux. Je repensai à mon baiser avec la sorcière dans les catacombes et peu à peu un sentiment de frustration monta en moi. Y avait-il une plus répugnante attitude que celle-ci ? Utiliser Syvante comme instrument de vengeance contre moi ! Je voulais intervenir, cogner mon compagnon d'un grand coup ; non, mieux, prendre Delphine dans mes bras, l'embrasser s'il le fallait ! Mais Syvante avait vu clair dans le jeu de mon cher ami et elle se chargea elle-même de lui infliger une gifle magistrale. Kandorma recula, trébucha sur une racine et tomba au sol.

La sorcière s'éloigna, avec vivacité, tandis que la comtesse accouru au secours de Kandorma. Je restai sur place quelque peu confus. J'aurai voulu voir moi-même comment il se porter mais actuellement un sentiment de haine me retenait d'agir ainsi. Puis je voulais voir Syvante mais je ne savais pas comment la comtesse réagirait à cela. Je restais donc là, immobile, attendant que les choses se passent.

« Tout va bien, Kandorma ? demanda Delphine en s'approchant de mon camarade.
- Ecartez-vous, ordonna-t-il, je ne veux point de votre aide ! Je sais me lever ! Disparaissez ! Retournez dans les bras de votre champion ! »

Ignasse, qui menait la troupe s'arrêta net, et pour la première fois depuis le début de la marche détourna son regard du chemin. Il mit le pied à terre et se dirigea alors avec lenteur et arrogance, vers mon compagnon qui se levait maladroitement. La comtesse dévisagea Kandorma et partit en pleur. Il mit sa main sur son visage comme pour contenir la douleur et lorsqu'il releva la tête, Ignasse se tenait droit devant lui avec la ferme résolution de punir l'insolent.

« Et bien quoi ? hurla Kandorma.
- Taisez-vous, pouilleux ! Vous n'avez pas à crier, ce serait à moi de le faire. N'avez-vous point honte ? Quel droit, à votre avis, vous autorise à vous adresser ainsi à une comtesse ?
- Je ne suis pas un pouilleux !
- Et bien, prouvez-le.
- Soit ! Je vous provoque en duel, car c'est comme cela que l'on résout les problèmes chez les bonnes gens, non ?
- Ha ! Et avec quelle arme ?
- Il prendra la mienne, » intervins-je.

Le garde et Kandorma parurent quelque peu surpris par ma proposition. Finalement, mon compagnon se résout à prendre le pommeau que je lui tendais, cette fameuse épée qui autrefois avait appartenu à Lachdanan, lui-même. Ignasse sortit alors sa propre arme d'un geste rituel et la dirigea vers son adversaire. Je revins sur mes pas pour laisser assez de place aux deux duellistes puis je murmurai tout doucement dans l'oreille de Kandorma :

« Soit patient, et rapproche toi autant de lui que tu le peux.
- Merci. »

Je sentais une certaine peur dans ce 'merci'. Kandorma n'était en effet pas un excellent combattant, même un lâche si l'on constatait qu'il avait voulu être émissaire pendant la guerre. Mais je ne pense pas que l'on puisse lui reprocher d'avoir été aussi intelligent. Malheureusement, cette intelligence qui autrefois avait été si protectrice, s'était dissipée avec l'enchaînement des événements et Kandorma se retrouvait dans une situation qui lui serait peut-être fatale. Je me reproche aussi ma bêtise car sans mon intervention, ce duel n'aurait jamais eu lieu. Mais il y avait aussi un désir de ressouder notre fraternité et peut-être que sur le coup, ma raison aussi fut dépassée par l'enchaînement des événements.

Je m'arrêtai à un arbre à une dizaine de mètres des deux combattants pour assister au duel. Syvante avait fait de même mais s'était ranger derrière Ignasse, comme pour le soutenir dans sa lutte contre Kandorma. La comtesse, elle, avait disparu, sans doute pour ne pas assister au terrible spectacle ; et si l'affolement ne s'était pas emparé d'elle, peut-être aurait-elle eu la conscience d'esprit qui nous manquait à tous pour arrêter l'affrontement qui se préparer. Je commençais moi-même à devenir angoissé. Mes mains se crispaient autour du tronc d'arbre derrière moi et une voix intérieure m'implorait de récupérer ma lame, de ne point la laisser être déshonorée par la défaite que Kandorma allait lui offrir.

Le bois obscure portait bien son nom ; car même si la forêt n'était point très dense, les troncs des arbres s'élargissaient en de vastes branches qui ne laissaient passer que très peu de lumière. Peut-être était-ce ces ténèbres, le fait que je ne distinguais pas vraiment mon camarade qui me paralysait. J'eus un terrible sentiment de doute, me convaincant que mon ami n'aurait jamais voulu que je l'empêche d'enfin régler ses comtes car cela aurait réellement fait de lui un 'bouseux'. Plus loin, je distinguai la sorcière, son sourire énigmatique toujours aux lèvres et ses yeux, cachés par quelques mèches noires. Kandorma leva alors l'épée avec toute la dignité d'un grand combattant et un soudain espoir s'alluma en moi.

Puis il chargea.

J'aurais voulu le supplier d'attendre, de ne pas attaquer en premier, de laisser son adversaire se dévoiler un peu. Mais il était trop tard. Il s'élança avec une violence rageuse et visa la tête de son adversaire. Son coup était pourtant faible et manquait cruellement de précision. L'autre n'eut aucun mal à s'en protéger et à riposter avec une technique impitoyable. Coup sur coup, il faisait reculer son adversaire et ayant une lame plus grande, il l'empêchait de riposter. Kandorma se protégeait cependant mieux qu'il n'attaquait mais bientôt, l'intégralité de ses mouvements fut réduit à des parades répétitives, toujours les mêmes, mais de plus en plus fatiguées et de moins en moins efficaces.

L'inévitable se produit et enfin, effectuant une rotation du poignet, Ignasse fit voler hors des mains de Kandorma l'arme de ce dernier. Puis il acheva sur un coup de pied qui expédia son adversaire au sol. Kandorma tomba net sur son postérieur et se plia en deux, essayant de supporter la douleur que la puissante botte du garde avait infligé à son pauvre ventre.

Ignasse se contenta de ranger son arme et se retourna. Il n'eut même pas l'honneur de l'achever - ce qui dans le fond est une bonne chose, bien-sûr. Mais, fou de rage, Kandorma se releva d'un bond et se jeta sur le garde qui lui tournait à présent le dos. Cette fois-ci, une pulsion incontrôlée me poussa à intervenir. Je quittai ma position et fit un ultime effort pour l'arrêter. Ignasse entendit les pas fulgurants de son adversaire et lui infligea un puissant coup de coude dans la mâchoire. Puis, sans même sortir son arme, il attrapa son adversaire vacillant et l'assomma d'un énorme coup de tête. Redoublant d'effort, je parvins à rattraper Kandorma par les bras avant qu'il ne finisse sa chute. Puis le noble nous dévisagea et murmura :

« Je crois qu'il apprit sa leçon. »

Je fus alors moi-même pris de rage. Je lâchai mon camarade qui, en tombant, poussa un faible gémissement, puis posant ma main sur son épaule, j'invitai Ignasse à se retourner avant de moi-même lui éclater le nez d'un coup de tête. Il s'effondra sur le sol, le visage éclaboussé de sang, dans un bruit brut et soudain. Puis, pendant un court instant, tout fut silencieux.

« Ca va ? demandai-je à Kandorma, après avoir plié mes genoux.
- Tu lui as cassé le nez ? demanda-t-il, souriant approximativement tout en montrant ses dents ensanglantées.
- Ouais. Il rigola.
- Ca en fait deux en trois jours, dit-il, tout en comptant sur ses doigts. Puis après un court moment de réflexion, il reprit : bientôt on ne t'appellera plus Bertogale, le corbeau mais Bertogale, éclate-nez ! »

Il rigola, fort content de sa blague qui était pourtant mauvaise. Je fis ensuite un demi-tour pour voir comment se porter Ignasse qui faisait les mêmes gestes que Kandorma, ses mains posées sur son visage. Il n'était pas tombé dans les pommes et cela étaient pour moi suffisant pour justifier qu'il allait bien. La rapide pensée que pour avoir enduré un coup sur la tête la veille puis un sur le nez, il avait le mérite d'être un homme très solide, me traversa l'esprit. Je me levai et ne puis m'empêcher d'émettre un sourire de satisfaction.

C'est alors que de l'obscurité apparut la comtesse, le visage pourpre, une goutte de sueur coulant sur sa joue. Puis après avoir respiré, elle émit :

« Je vous en supplie, respira-t-elle, ne vous entretuez pas ! »

Elle leva les yeux vers la scène et se rendit, plus ou moins, compte de la situation.

« Bertogale, qu'as-tu fait ?
- Moi ? éclatai-je. Mais absolument rien !
- Menteur, souffla Ignasse d'une voix nasale. Il m'a éclat-
- Montrez-le moi votre nez! lui ordonnai-je. Puis le lui agrippant des deux paumes, je le remettais en place. Il poussa un cri de douleur. De rien, remarquai-je.
- Bertogale, c'était mesquin, gronda la comtesse.
- J'en ai marre que l'on me dise tout le temps ce que je dois faire !
- Comtesse, je vous aime, avoua Kandorma en fermant les yeux.
- Ce n'est pas le moment de faire tes confessions, tu ne meurs pas encore, imbécile !
- Et tu n'as aucune sensibilité ! me lança Delphine, furieuse.
- Ah ! Mes pourquoi est-ce que j'aide les gens ? »

Finalement, l'inévitable se produisit : notre groupe se sépara. La comtesse et son garde regagnèrent leurs chevaux. Syvante partit avec eux, sans dire un mot, partageant la monture de Delphine. Après des adieux écourtés, ils s'en allèrent et disparurent dans l'obscurité du bois. Il me sembla voir de loin, Syvante me faire un rapide clin d'oeil, accompagné de son éternel sourire. Etait-ce par bienveillance ou par moquerie ? Je ne le savais pas. Je ne savais d'ailleurs même pas s'il elle l'avait vraiment fait. Lorsque le son des sabots fut enfin dissipé, je me retournai vers mon compagnon qui gisait toujours parterre. 'Pourquoi ne l'ai-je pas abandonné dans cette maudite forêt ?'

Finalement, il ouvrit les yeux et demanda :

« Tu crois qu'elle l'a bien prise ?
- Bien prise quoi ?
- Ma déclaration, bien-sûr ! »

'Bien sur' ! C'est alors que je compris à quel point notre situation était grotesque et le sourire de Syvante de bon gout. Je me mis à rire. Puis ce fut mon compagnon qui sombra dans l'hilarité. L'atmosphère était à présent rempli d'une joie, comme celle qui emplie le coeur des enfants, heureux d'avoir commit une bêtise et se moquant éperdument de leur punition. Nous restâmes donc de longues minutes à nous éclaffer, nous moquant de nous-mêmes ; et cela valait bien mieux, il faut l'admettre, qu'un sentiment de honte.

« Quelle connerie, soupirai-je.
- Applaudissons 'les glorieux survivants' !
- D'avoir survécu aux démons n'impliquent pas que nous survivrons à l'amour...
- Et pourquoi pas ? Nous pouvons toujours marcher jusqu'au Monastère.
- Et bien, nous devrions peut-être nous mettre en route. »

Nous reprîmes donc doucement la marche, essayant de suivre les pas de chevaux qui nous devançaient. Mais lentement, nous nous égarions et alors que la nuit tombait, les collines à l'Ouest nous noyaient à présent de leur ombre. Nous ne savions où nous allions, mais nous avancions tout de même afin de terminer la traversée du bois aussi rapidement que possible ; car, toutes légendes s'y accordent, il n'est pas bien prudent de passer la nuit dans une forêt maudite ; et nous allions peut-être en avoir la preuve.
La forêt gagnait en densité et il fallu se rendre à l'évidence : nous ne nous approchions pas de son extrémité. Je m'arrêtai et poussai un profond soupire.

« Et bien, qu'y a-t-il ? demanda Kandorma.
- Ca ne sert à rien d'avancer. Il nous faudra attendre le jour.
- Allons ! Nous voulions être au Monastère avant ce soir. Reprenons la marche !
- Non, non, certainement pas, expliquai-je. La dernière fois que je me suis trimballé à l'aveuglette la nuit, je me suis réveillé au milieu d'un champ de bataille et j'ai vécu l'expérience la plus - j'hésitai un instant repensant à la cathédrale - une des expériences les plus traumatisantes de ma vie.
- Eh bien, si tu ne t'étais pas arrêté pour dormir, tu n'en serais pas arrivé là. »

La nuit était tombée rapidement. C'était une nuit sans étoiles, un océan de ténèbres opaques et impénétrables, vide tout à la fois. Partout où le regard se posait, il ressentait une sensation de vertige comme si chaque pas pouvait l'enfoncer dans un gouffre sans fond. Il y avait pourtant une brise très légère qui parvenait à se faufiler à travers les arbres et cela avait quelque chose de plus rassurant. Après cette courte contemplation, je me relevai et nous reprîmes la traversé. Le rideau de nuages qui recouvrait le ciel se dissipa et laissa place à la lune, pale et étincelante. A présent, les silhouettes des arbres se démarquaient de l'obscurité ; je fus épris de l'angoissante sensation d'être observé par des centaines d'ombres démoniaques. C'est alors, que du coin de l'oeil, j'aperçu une lumière jaunâtre, dont l'étrange mouvement avait quelque chose d'hypnotique.

« Kandorma, tu as vu ?
- Oui, soupira-t-il, c'est un feu de camp.
- Et bien, peut-être pourrons-nous leur demander notre chemin.
- Nous ne savons pas quelle sorte d'hommes erre dans cette forêt. Mais de demander notre chemin est une proposition tentante.
- Bon, soyons prudents et voyons à qui nous avons affaire. »

Nous nous approchions doucement, courant d'arbres en arbres. Les convives étaient nombreux et très bruyants : il s'agissait peut-être d'une fête ? En tout cas, il ne fut pas difficile de ne pas se faire entendre. Au fur et à mesure que nous nous approchions quelque chose dans la physionomie des convives devint troublante. Ils étaient pour la plupart de petite taille et leurs membres s'agitaient comme de petits doigts crochus dont le mouvement était incessant. Leur tête avait une allure grossière et disproportionné par rapport à leur petit corps ; et la plupart porter sur leur crâne écarlate une longue queue de chevale, noir mais jauni par la lueur des flammes. A n'en plus douter, ils n'étaient pas humains.

Au milieu de la scène, se dresser un énorme feu de camp, dont la danse infernale ressemblait au souffle d'un dragon s'envolant vers l'abyme céleste. Et derrière, se tenait un individu, certes petit, mais plus grand que ses paires, porté par des jambes plus hautes et s'appuyant sur un bâton qui le dépassait de quelques centimètres et sur lequel était accrochée une bannière ancestrale. Il se distinguait aussi des autres par son teint jaunâtre qui se confondait avec la couleur dorée du feu.

C'est alors qu'une des petites bêtes que nous observions apparut dans notre dos. Il était petit et même frêle ; mais il y avait quelque chose de musculeux dans son corps, surtout au niveau des pectoraux. Il s'empara d'un petit sabre et commença à jurer dans une langue inconnue. Je dégainai moi-même mon épée et il hurla de toutes ses forces, d'une voix insupportable oscillant entre le grave et l'aigu. A bout de patience, je le frappai nette. Je m'attendus à ce qu'il se défende mais ma lame trancha vif dans sa chaire rouge et brûlante. Le petit monstre tomba. Derechef, ses paires accoururent, répondant à son cri d'appel. Nous étions bientôt submergés par une vague de fourmis démoniaque qui poussaient des cris hystériques.

« Suffit mes enfants ! ordonna le Grand Jaune. Est-ce ainsi que nous recevons nos invités ? »

A ces mots, les petits monstres retournèrent près du feu. Notre sauveur nous invita d'un signe de son bâton à nous approcher et nous lui obéîmes, assez confus, je dois dire. Il fit quelque pas vers nous et nous regarda tout en faisant des grimaces ; puis après s'être tut quelques secondes, il annonça que nous n'étions point dangereux et qu'une place près de leur feu devrait nous être cédée.

« Nous sommes honorés, répondit Kandorma, en essayant de faire preuve de courtoisie, bien que nous ne savions ce qu'elle valait chez ces créatures.
- Cela est tout à fait naturel, expliqua le Grand Jaune.
- Pardonnez notre curiosité, mais qui êtes-vous ? »

Notre hôte leva la tête et émit un sourire ; ou du moins ce qui se rapprochait d'un sourire car pour le moment, cela ressemblait surtout à une grimace. Puis il se mit à chanter, tandis que ses compagnons frappaient leur bouclier pour maquer le rythme :


Vous demandez mais qui sommes nous
Pour errer dans ce bois ?
N'est-ce pas vous qui devenez fous,
Dans un rêve ayant foi ?
Nenni, pourtant, nous sommes réels !
Et donc nous répondrons
Car notre histoire est bien des plus belles
Et vaut une chanson !


Le rythme, après s'être progressivement accéléré, devint régulier. Quelques unes des créatures s'étaient emparées d'instruments que je n'avais jamais vus auparavant : flûtes déformées, violons sans arches et petits tambours. Ils avaient commencé à jouer chacun dans leur coin mais les mélodies qui en résultaient, bien qu'au début chaotiques, s'accordèrent après un certains temps harmonieusement, et leur musique fut aussi surprenante qu'agréable.

On ne nous trouve pas, on ne nous cherche point
(Azmodane prit soin de nous égarer loin).
Dans le plus grand secret, nous fûmes exilés,
Dans ce monde jetés et de l'Enfer chassés !

Nous étions égarés et dépourvus de maîtres-
Seuls ! Et qui aurait cru que nous pouvions renaître,
Survivre dans ce monde et répondre à l'appel,
Combattant à nouveau pour la grande querelle ?

Nous chantons et marchons jusqu'au plaine gelées
Où nous fûmes, soudain, par Diablo appelés !...
Ce n'était qu'un présage en mon troublant esprit :
« Viens à moi Bishibosh, retrouve tes amis

Et mènent les déchus aux ruines de Tristram ! »
Et nous avons marché pour retrouver cette âme,
Suivant un long chemin que les hommes ne voient !
Puis cherchant le repos, je fis halte en ce bois.


Sur ce dernier vers, tout se tût comme pour mimer leur marche qui s'arrêtait brusquement. Des dizaines d'yeux se tournèrent alors vers nous, attendant une réaction. Nous étions, pour le moins très surpris, ne sachant comment réagir. Il y avait eu dans ce chant les noms de Diablo et aussi celui de Tristram, et si je ne m'égarais pas, ces dits déchus partaient en direction des ruines de notre ville pour répondre à l'appelle au Seigneur de la Terreur. Pourtant, il fallait le reconnaître, cela avait été une belle chanson. Kandorma eut le sage réflexe d'applaudir, au débout hésitant, puis avec énergie. Puis amusé, je le suivis et avec moi, tous les petits démons explosèrent de joie en poussant des cries hystériques.

« Et bien, commença Bishibosh lorsque le bruit se calma quelque peu, il règne entre nous une bonne entente.
- Certes, soupira Kandorma, apparemment soulagé d'avoir fait si bonne impression, mais malgré la beauté de votre chant, nous avons eu du mal à en saisir toutes les paroles et peut-être qu'une explication en prose satisferait mieux nos esprits.
- Ah ! Je n'en doute pas, s'exclama notre hôte, vous êtes des humains et vos oreilles sont gâtées par la prose. Vous êtes devenus trop paresseux pour décortiquer les subtilités de la poésie; mais tout cela est votre histoire. Quand à la notre, il faudra attendre l'heure du diner, car nous parlerons mieux après avoir mangé.
- Vous n'avez pas encore diné ? Quelle fantastique coïncidence ! »

Les déchus se mirent alors à rôtir toute sorte de viande sur le feu, allant du poulet à l'épais bras de je ne sais quel monstre démoniaque ; puis lorsque tout le monde fut servi (après de longues disputes pour qui aurait les meilleurs parts), Bishibosh prit son bâton et frappa le sol. Personne n'osa manger et bien que l'envie ne me manqua pas, je me retins de mettre une cuisse de poulet dans ma bouche. Deux déchus apportèrent alors le cadavre du démon que j'avais tué et le posèrent devant leur maître. Sentant le trouble que pourrait apporter une telle découverte, je me le levai pour protester :

« Cela n'était qu'un accident, maître Bishibosh. Nous ne faisions que nous défendre.
- Paix étranger, répondit-il. La mort ne nous effraie pas. »

Sur ces mots, il le leva son sceptre vers le ciel et le reposa lentement. Pendant quelques secondes, il ne se passa rien. Puis, de petites orbes lumineuses, semblables à des lucioles, tombèrent du ciel et regagnèrent le petit corps du démon. Lorsque toute lumière eut disparu, à ma grand étonnement, le déchu se releva, tout en poussant de petits cris énervés, comme si on l'avait réveillé d'un long sommeil.

« Quel est ce prodigue ? murmura Kandorma.
- Ce n'est pas un prodige. L'Enfer et le Paradis n'accueillent pas nos âmes ; il est donc facile de les récupérer. Mais avant de commencer nos longues histoires, récompensons notre patience : mangeons ! »

Il y eut une symphonie de morsure, d'engloutissement et d'os se brisant, alors que cinquante bouches s'acharnaient sur la viande avec voracité. Même mon compagnon et moi, fîmes preuves de cette gloutonnerie. Il y avait beaucoup trop de nourriture et bientôt, plutôt que de se disputer, tout le monde offrait des morceaux qu'il n'avait pas finis à leur voisin. Une épaisse odeur de viande et de brûlé emplissait à présent l'air et elle ne se dissipa pas avant le matin. Lorsque les festivités prirent fin, tout le monde s'assit autour du feu qui brillait toujours avec la même ardeur.

Puis Bishibosh décida enfin de parler :

« Nous avons chanté et mangé, et ceux qui sont encore réveillés, voudront sans doute écouter le Conte de Bishibosh. Car c'est une légende qui ne fut plus dite depuis de longues années et aussi voudrais-je satisfaire nos invités.

« Il fut un temps lointain, et cela se compte en siècles, où les Déchus furent une grande race de démons, sans doute la plus fière du royaume d'Azmodane. Azmodane et ses frères et soeur, Andarielle, Duriel et Bellial, régnait en partage sur le vaste Enfer, au-delà de ce monde. Mais il n'était que les vassaux de plus grand seigneur, dont nul ne connaît l'origine ; mais on les dit premiers enfants de la Création et architectes de la Forge Infernale. L'ainée se nommait Méphisto ; et il inventa la haine. Le second Baal ; et il inventa la destruction. Le cadet, conçu quelque chose de moins brutal, de plus subtil et peut-être même de bien plus redoutable : la terreur. Et on le nommait Diablo, le Seigneur de la Terreur ! Les Trois Grands avaient un avantage que les démons inférieurs ne possédaient pas : l'union, car il complotait secrètement pour renverser la Création, alors que leur rôle devait être de garder les morts damnés.

« Mais la Création avait conçu d'autres enfants, privilégiés par des pouvoirs divins. Et lorsque les Démons Originels se proclamèrent maître de l'univers, le Paradis refusa de se soumettre. Il en suivit une grande bataille et l'univers tout entier trembla, déformé par les chocs élémentaires et les flux d'énergies mystiques qui se dégagèrent de cet affrontement. L'Enfer obtint une première victoire et poursuivit les Anges jusqu'à leur demeure céleste ; mais il fut défait et pour que plus jamais une telle guerre n'ait lieu, les partisans du Bien cachèrent d'un manteau astral la voix qui reliait le Monde souterrain et les Cieux. Après cela, le monde demeura tranquille pendant de longues années et bien que les Démons Originels complotèrent dans les abymes pour se venger, ils ne purent jamais retrouver la route qui liait autrefois le Paradis et l'Enfer.

« Des millénaires s'écoulèrent avant la création des Portes. Mais je ne sais qui les a conçues et je doute qu'aucun mortel le sache. Les Démons inférieurs virent cela comme un moyen de se débarrasser de leur éternel maître que l'immortalité avait rendu invincible ; et plutôt que de tenter de les détruire, ils complotèrent pour les exiler de l'Enfer à jamais. La Guerre Civile Infernale éclata et le chaos devint une implosion mystique des énergies qui gouvernaient le Monde Souterrain. Les Déchus menèrent une grande bataille contre le Seigneur de la Terreur ; mais ces pouvoirs pervers eurent raison de nous et il nous transforma en une grotesque caricature de ce que nous fûmes autrefois. Il ne nous tua pas non-plus, afin que nous puissions subirent la rage de notre maître. Azmodane nous tortura et refusa de nous redonner notre forme originelle afin de pouvoir satisfaire sa cruauté en nous humiliant quand l'envie lui prenait ; il gagna alors le nom d'Edan, le cruel.

« Bien que la première révolution échoua, les Quatre réussirent grâce à une nouvelle tentative, agissant à présent ensemble et rassemblant leurs vastes connaissances. Les Trois furent exilés ; et pour nous humilier, Edan nous exila avec eux, afin que nous partagions leur amère défaite. Certains d'entre nous rejoignirent leurs anciens ennemis pour mener une nouvelle guerre dans le monde que nous découvrions. D'autres, cherchèrent la solitude, goutant avec intrigue à la liberté que la nuit des temps leur avait volée. Deux, trois ou même quatre siècles s'écoulèrent, et les Trois furent à nouveau défaits, par les mortelles cette fois. Certaines légendes s'accordent à dire que les Anges ont aidé les hommes dans leur bataille ; mais je ne le pense pas, car il les Cieux manifestèrent il y a de cela fort longtemps leur volonté de ne plus participer au Grand Conflit.

« Depuis l'emprisonnement de Diablo, nous goutâmes à une nouvelle liberté ; et avec le temps, ce monde nous dépourvu de nos instincts démoniaques. Nous nous découvrîmes alors une passion pour la poésie et la musique, l'amour et les plaisirs. Peu à peu, une nouvelle organisation s'instaura et c'est ainsi que je pus devenir l'un des chefs de ma race. Pourtant, la liberté avait quelque chose de vide et nous ne savions plus que faire de notre existence. Cela peut paraître pour des humains, je le pense, absurde de ne pas se contenter de repos et de paix, surtout après avoir souffert l'éternité ; mais notre immortalité nous obligeait à nous interroger sur nos futurs actions, et si nous pouvions jouir encore de la paix dans les prochains siècles, nous devînmes certains que celle-ci nous lasserait tôt ou très tard. Mais nous n'eûmes pas à chercher, car si je ne m'égare, Diablo s'est à nouveau manifesté ; et son appel est un nouvel espoir de retrouver notre sens en ce monde oublié...

« Mais, vous ne pouvez mettre à feu et à sang tout un royaume juste pour donner un sens à votre existence, explosai-je.
- Qu'est-ce qu'un royaume, si ce n'est une frontières tracée sur un parchemin que les flammes du temps auront tôt fait de consumer ?
- Nos philosophies divergent, remarqua Kandorma, et vous l'aviez prédit.
- J'ai prédit bien des choses ! Mais tout ceux-ci est un conte et il ne peut-être pas bon d'en tirer des conclusions ; car je n'ai dit que mes croyances, et peut-être m'égare-je ? Et si je devais expliquer mon attitude, je poserai cette énigme : Les mortels, tel un sablier, se meurent avec le temps et le sable qui s'écoule donne un sens à leur vie ; mais que mesure un sablier vide ?
- Mais alors, demandai-je, si vous partez servir Diablo, pourquoi ne pas nous tuer, comme l'aurait fait ses laquais ?
- Toute chose en son temps, même pour nous ! La guerre n'a pas encore commencé et bien qu'elle nous lasse déjà, profitons de la paix qu'il nous reste. Assez parler à présent ; car vous n'êtes que des hommes et ne pouvaient nous comprendre. Mais si cela peut vous rassurer, nous ne vous comprenons pas non plus. »

Et sur ceux, il partit s'allonger contre un arbre et s'endormit. Tous les autres déchus dormaient à présent et les rayons la lune perçaient les arbres pour éclairer les cendres du feu éteint. Nous nous trouvâmes un endroit à peu près espacé pour nous allonger et nous nous endormîmes aussitôt sous nos couvertures. Les dernières paroles de Bishibosh raisonnèrent dans ma tête et pour la première fois, la question de l'immortalité m'intrigua. Mais cette pensée ne fut qu'éphémère et bientôt je m'endormis, protégé par la maxime consolation de ne pas être un des leurs.
Le lendemain, la clairière était déserte. Il ne restait plus que le feu décati, entouré de quelques pierres blanches, bénies dans les rayons dorés du soleil. Curieusement, derrière cette scène éclairée, une soudaine obscurité engloutissait le paysage ; et en s'enfonçant de quelques pas dans la forêt, le jour devenait bientôt imperceptible. Je me reperdis dans la nuit sacrée quelques minutes, peut-être avec l'espoir de retrouver les déchus ; mais il ne restait aucune trace d'eux. Je m'apprêtais à réveiller mon compagnon quand soudain, je vis du coin de l'oeil, une bougie flottante au milieu des arbres. Je m'en approchai intrigué et lorsque l'étrange entité fut devant mes yeux, je pus distinguer dessinées sur la cire blanche, deux figures rouges et démoniaques. Je compris alors qu'il s'agissait d'un cadeau de Bishibosh.

Son utilité m'échappa au début, mais lorsque j'aperçus derrière elle d'autres bougies similaires, je compris qu'il s'agissait d'un chemin à suivre. Après avoir réveillé Kandorma, nous prîmes cette route improbable à travers les branches noircies du bois obscures avant d'émerger, après une heure de marche, dans une plaine vaste et lointaine. Là, le chemin s'arrêtait et dès que je me fus retourné, les bougies se consumèrent soudainement, avant de disparaître englouties par une brillante flamme. Seule la dernière se contenta de retomber au sol et de s'éteindre, et aussi la pris-je pour garder un souvenir de la magnifique nuit.

Le sol était à nouveau couvert d'une infinie verdure, plus grise pourtant que celle près de Tristram, parsemé de magnifiques rochers et d'arbres qui avaient déjà perdu leur feuillage. Le soleil était à son zénith et nous avions sans doute dormi de longues heures. Puis nous marchâmes, quelque peu désorientés, au début. Mais bientôt nous avions trouvé une route et pouvions la suivre. Les montagnes étaient à présent très proches et le Monastère se distinguait clairement, son immense muraille dominant les Hautes Terres de Tamoe. Plusieurs chemins y menaient et plusieurs portes se partageaient le mur du sanctuaire. A droite on apercevait une petite porte, discrète, peut-être cachée. A gauche, un vaste portail s'étendait sur plusieurs mètres, la grille levée et les torches brûlantes sur les piliers qui l'encadraient. De toute évidence, cette entrée était réservée aux caravanes car les marchands traversant la montagne étaient nombreux et les Rogues avaient su s'adapter à ces riches clients. Il y avait enfin, au milieu, une troisième entrée, principale et maîtresse.

Les portes du Monastère étaient hautes et vastes et s'ouvraient telles les ailes d'un aigle sur le sanctuaire des Rogues. Deux archères s'y dressaient, le regard sévère porté sur le monde sauvage qui devançait leur territoire. Elles ne nous arrêtâmes pas et se contentèrent d'à peine nous saluer ; les visiteurs devaient être fréquents. Après que nous eûmes franchi le seuil du monument, la lumière s'éclipsa et seuls quelques rayons faiblement inclinés traversaient encore les vitraux pour illuminer le sol de lumières bleues et rouges, et autres couleurs fantastiques.

Nous décidâmes de tout d'abord partir à la recherche de Syvante et de la comtesse qui devaient être ici depuis hier. J'abandonnai Kandorma pour commencer l'exploration de mon côté et après avoir marché quelques secondes, j'entrai dans un cloitre. La lumière y avait une étrange douceur et semblait tombé sur la cour comme des flocons de neige. Au milieu se trouvait une fontaine sur laquelle, taillées dans de la pierre, trois rogues, arcs tendus vers le ciel, gagnaient une grande bataille. Des frissons sacrés me parcoururent le corps à la vu de cette statue et je me rendis compte de la grande fraicheur qui s'étalait tel un brouillard dans cette charmante petite cour. Ici et là, des femmes vêtues de robes magenta et des hommes couvert de long manteau or sombre, consultaient des livres en silence, discutaient faiblement ou tout simplement regardaient le vide rêveurs. Le seul bruit qui émergeait de cette scène était la chute continuelle des gouttes d'eau provenant de la fontaine. Je me perdis ensuite dans un long couloir, illuminé de cent torches espacées à des intervalles réguliers ; et entre deux torches se trouvait un vitrail dont les motifs ne se répétaient jamais et dont les nuances de couleurs donnaient au corridor l'aspect d'un rêve. Le peu de gens que je croisais ressemblait plus à des fantômes cachés sous leur mystique tenue qu'a des humains faits de chair et sang.

Mais le Monastère n'était pas intégralement constitué de ces lieux mystérieux et sacrés. En effet, après avoir marché une bonne heure au moins, je découvris une petite porte de bois, placé discrètement au bout d'un long couloir, qui s'ouvrait sur un escalier taillé dans la roche de la montagne elle-même. Au bout d'une centaine de marches se trouvait un petit plateau qui offrait une vue splendide sur Khanduras. Devant, s'étendaient les plates Terres de Tamoe et derrière le Marais Sombre que dominait un château en ruine. Le Bois Obscur coulait entre le marais et les hautes collines puis continuer toujours plus loin au sud. Il était surprenant de s'imaginer que la nuit dernière je m'y étais perdu avec Kandorma. J'essayais de discerner quel chemin j'avais suivi mais la tâche fut rendu impossible par les ombres toujours grandissantes du bois que l'on distinguait à peine des arbres eux-mêmes.

L'escalier continuait ensuit en colimaçon, passant parfois sous des arches naturelles et se faufilant souvent dans des grottes. Cela s'avéra être un chemin beaucoup plus long que prévu et tandis que la fatigue me gagna, je m'arrêtai et posai mon dos suant contre la pierre froide. 'Je serais surpris de trouver Syvante et Delphine, là-haut.' L'idée de revenir sur mes pas étaient logique, évidente, peut-être même intelligente. Mais d'un autre côté, je voulu continuer jusqu'au bout de chemin, juste pour satisfaire cette ténacité qui me donnait tant de remords si je ne lui obéissais pas. Je continuai donc et le soleil s'enfonça à l'horizon.

Très bientôt, ma marche fut récompensée et je trouvai une petite chapelle, posé sur un plateau semblable à une falaise que crachait la montagne. Des piliers d'un blanc brillant soutenaient un dôme d'argent sur lequel se dressait un crucifix d'acier, éclatant à la lumière du soir. Au coeur du petit édifice, se trouvait un ange de pierre, la figure fine et les ailes repliés sur son long dos. Elle tenait entre ses mains un bol doré dans lequel se remuait faiblement une eau transparente. Je tendis la main, doucement, comme si je craignais que l'ange ne prenne vie pour m'empêcher de toucher ce nectar. Mais le visage de la femme resta figé et paisible et doucement mes doigts goutèrent la délicieuse texture de l'eau bénite.

Je retirai toute de suite ma main, choqué, poussant un faible cri de douleur, comme si je venais de toucher quelque chose de brûlant. Je clignai des yeux et la rapide vision d'une grotte m'assaillit. Puis je rouvris les paupières, quelque peu confus. Ma main était rouge et les veines s'y dessinaient à présent clairement, brillant quelque secondes d'une lumière orange avant de regagner leur teint verdâtre habituel et de disparaître sous la peau. Dans le bol, des cercles d'eau s'émettaient du centre avant de se figer à nouveau. L'origine de cette malédiction m'intrigua et je reposai le regard sur l'ange, toujours immobile. La fatigue m'ôta le désir de comprendre et ayant atteint le bout du chemin, j'estimai que je pouvais me permettre de le rebrousser.

Mais alors que je me retournai, j'aperçus la grotte de l'éphémère vision. S'était-elle soudainement ouverte ou avais-je omis de la remarquer en montant les marches ? A son entrée brûlait un unique braséro mais le reste de la grotte était plongé dans les ténèbres. Je pris alors la bougie de Bishibosh et l'allumait avant de m'enfoncer dans cette étrange endroit. 'A ce rythme, je ne serais jamais rentré', pensai-je tout en me demandant si Kandorma avait déjà retrouvé nos deux amies. La grotte n'était pas très profonde et bientôt j'en atteignis le bout. Je tâtai les murs espérant trouver un passage secret mais la montagne resta dure et inchangée. 'Bon, maintenant je rentre.' Je fis demi-tour et aperçus alors un objet brillait, sans doute illuminait par la faible lumière de mon cierge. C'était le bout d'une épée allongé sur une table de marbre, qui, je le devine, se trouvait au centre de la pièce. Après avoir approché ma bougie, je parvins à y trouver le pommeau et, la comparant avec mon épée actuelle, je me rendis compte que celle-ci était de toute évidence meilleure. Je voulus la prendre, mais une lumière s'approcha doucement, venant de l'extérieure.

« Oh là, l'ami ! murmura une voix grave et chaleureuse. Que cherchez-vous ici ?
- Je... et bien..., balbutiai-je quelque peu angoissé, je... je me suis perdu. J'espère que je n'ai pas profané un lieu sacré.
- Tant que vous n'avez rien pris.
- Non, non. Nenni, bien-sûr. »

Je tendis la bougie vers mon interlocuteur et l'épée disparu à nouveau dans les ténèbres. Il s'agissait d'un moine, plutôt imposant, dont la barbe épaisse et carré me frappa particulièrement. Je m'attendais à voir un personnage furieux mais le regard qui se portait sur moi était tendre et accueillant.

« Alors, reprit-il, si vous n'êtes pas un voleur que faîtes vous ici ?
- C'est une bonne question, » rigolai-je.

Le moine se nommait Vidias et avait pour rôle de gardait les diverses reliques que les rogues avaient secrètement cachées dans la montagne. De façon assez surprenante, il me crut lorsque je lui expliquais que je m'étais perdu et que poussé par la curiosité, j'avais risqué de continuer mon chemin. Nous discutâmes longuement, pendant que nous descendions les marches du long escalier puis continuâmes notre conversation dans les couloirs. J'appris quelque peu sur l'étrange relation que les moines maintenaient avec les Rogues, le Monastère ayant été initialement conçu pour n'accueillir que des vierges. Mais avec le temps, quelques érudits avaient gagnés leur place au sein de cette communauté même si le pacte qu'ils avaient passé leur interdisait de prendre les armes, le port des armes demeurant le privilège des femmes. Je lui fis remarquer que ce système rappelait singulièrement le mythe des Amazones et il se contenta de répliquer que les Amazones n'étaient pas un mythe.

Pour ma part, je lui expliquai que j'étais de Tristram et quel malheureux parcours m'avait conduit à devenir guerrier (je restais très ambiguë sur les détailles de ma « trahison » lors de la guerre de Westmarch et sur mon séjour dans la cathédral - officiellement, je n'étais revenu à Tristram que pour retrouver mes parents et ne les trouvant pas, je continuais mon chemin jusqu'au monastère, laissant ainsi dans l'ombre tout ce qui concernait l'assassinat de Léoric ou la libération de Gormondriel.) J'appris d'ailleurs de Vidias que mes parents n'étaient pas au Monastère ; et il avait d'ailleurs connu ma mère dont la trahison (car elle avait abandonné son ordre pour marier mon père) était d'ailleurs connue. Sur le coup, je fus déçu ; puis m'avouant l'improbabilité de ma quête, je dus admette que je n'avais réellement conçu que mon hypothèse était bonne et qu'à présent, je me retrouvais stupidement dans ce Monastère sans rien à y faire.

Mais cette déception fut de courte durée ; car alors que nous pénétrions dans le cloitre extérieur, j'aperçu à l'autre bout de la cour, la chaude et familière beauté de Delphine. Abandonnant Vidias, je me jetai à la lumière rose de la cour et la comtesse m'aperçu. Elle émit un large souris et couru jusqu'à moi. J'étais si heureux de la revoir et ce sentiment devait être réciproque ! Lorsque je l'eus prise dans mes bras et que je redoublais d'effort pour la serrer contre ma poitrine, elle murmura, d'une voix étouffée, 'Bertogale'. J'entendis d'ailleurs Vidias derrière qui soupirai 'Et ça recommence !'. Je fis les présentations rapidement et nous nous mîmes en route pour la Grande Salle, là où se réunissaient les habitants du monastère pour diner.

Au fur et à mesure que nous nous en approchions, le nombre de personnes y attroupant devint plus important. Je découvris alors l'immense richesse des lieux, tant par la beauté de son architecture que la par la variété des convives qui prenaient place autour de la grande table de bois : prêtresses et guerrières rogues, moines et ermites, marchands de tout le royaume et du désert, et même des terre au-delà de la mer. Il y avait sur la table une large variété de mets, venus de tout Sanctuary, car chaque marchand contribuait généreusement à garnir la vaste table. Mais aujourd'hui était un jour spécial, et chacun avait redoublait d'effort pour le grand évènement. Delphine, Vidias, assis entre nous, et moi prîmes place sur le vaste banc d'église qu'on avait spécialement déplacé pour l'occasion. A ma droite se trouva un marchand de Luth-Golein. A gauche de la comtesse, Ignasse.

Tandis que je scrutais les rangs à la recherche de Kandorma ou de Syvante, un gant épais s'appuya sur mon épaule. Je me retournai et quelle fut ma surprise lorsque je vis les yeux de faucon, jaune et brillant d'un certain capitaine de Westmarch qui avait la spectaculaire habitude de toujours me surprendre.

« Hypérion !
- Je t'avais dit qu'on se reverrait bientôt, non ?
- Ah ! Mais avoue que tu es tout de même ravi que je sois complètement surpris.
- Je l'avoue, je l'avoue.
- Je suis si heureux, mon vieux camarade ! Regard ce festin... je n'en ai jamais vu de tel ! En quel honneur l'a-t-on dressé ? »

Hypérion ouvrit alors grand ses yeux, comme si mon ignorance était le comble le plus absolu qui soit. Il rigola et après m'avoir infligé une tape amicale sur le dos, il partit s'asseoir à l'autre bout de la table.

« Tu verras, tu ne seras pas déçu. »

Il fallu attendre encore quelques minutes avant que les convives soient tous installés. Vidias lui-même ne savait ce qui causait tant de troubles. Puis nous reprîmes la conversation que nous avions abandonnée dans le cloitre et comme nous devînmes bons amis, je m'aventurais à lui demander quelle était l'origine de l'épée que j'avais découverte dans la grotte. A cette question, ses sourcils s'abaissèrent et voyant que la question le troublait, je changeais rapidement le sujet de conversation, tandis que dans mes pensées se construisait l'idée de retourner à la grotte la nuit. Enfin, un gong puissant sonna, et à l'autre extrémité de la table, une impressionnante figure se dressa. Il s'agissait d'une prêtresse des Rogues.

« Amis du monde, habitants du Monastère, aujourd'hui est un grand jour pour Sanctuary. Beaucoup ont probablement entendu parler de la tragédie de Tristram et que vous y ayez crue ou pas, je ne doute pas qu'elle insuffla en tous le doute et la peur. Notre royaume est ravagé par la guerre, notre capitale en ruine, et notre Roi, mort. Voyez ce que d'anciens démons ont fait en quelques mois ! D'hideuses créatures ressuscitées d'entres les morts, surgis de l'oubli qu'elles n'auraient jamais dû quittée, des concrétisations du Mal, le Mal absolue, le Mal comme on en trouve en Enfer ! Et je rappellerais le nom de leur terrible maître : Diablo, le seigneur de la Terreur. De courageuses rogues sont actuellement à Tristram, parties pour lutter contre les démons. Des mages puissants venus de l'orient se sont joints à leur cause, et des guerriers de tout le royaume. Mais leurs efforts furent vains, hélas ! Comment garder espoir après tant de malheur ; et tandis que nos défenseurs périssaient, les forces de l'ennemi s'accroissaient !

« On raconte la venue d'un étrange individu, qui aurait pénétré la cathédrale, seul. Nul n'en connaît l'origine, ni même la nature, même si certains l'appellent des hommes le plus vaillant, d'autres, un ange, lieutenant de Tyrael. Lui seul triompha des catacombes maudites et ressortit, vainqueur du plus grand ennemi qu'est jamais vu ce monde ! A Tristram déjà, on fête sa victoire, et la joie y est grande ; la foi est retrouvée et après tant d'horreur, les habitants espèrent à nouveau les plaisirs de la vie. Oui, soyez heureux, et profitez du répit que nous donne cette grande victoire. Diablo n'est plus. »
Je posai mes pieds sur le sol tout en essayant de faire le moins de bruit possible ; le traitre bois craquait sous mes pas et quelques hommes à ce son éveillés, poussaient des murmures énervés, sans trop sortir de leur rêverie cependant. Je continuai, avec une certaine maladresse tant les craquements me faisaient redouter que ma petite excursion fût mise à mal. J'avais enfin atteint le dernier lit, à l'autre bout de la grande chambre. Il n'en restait plus aucun à dépasser ; puis ensuite, il fallait ouvrir la petite porte de bois habilement pour demeurer discret. Je tenais dans une main la bougie de Bishibosh et l'autre se posait à présent doucement sur la poignée glacée de la porte.

« Bertogale ! » murmura une voix.

Je lâchai la poignée, horrifié et me retournai, presqu'en trébuchant. A l'autre bout de la chambre quelqu'un émit un 'silence !' avec une voix aussi puissante que se semi-état de conscience pouvait lui confier. Puis posant des yeux furieux sur mon compagnon, je lui lançai un 'quoi ?' énervé.

« Où vas-tu ? demanda Kandorma.
- J'ai besoin de prendre l'air.
- Je viens avec toi.
- Quoi ? Non, surtout pas ! »

Mais il m'ignora et au bout de quelques secondes, il était déjà descendu de son lit. Son voisin de dessous murmura un 'qu'est-ce qui se passe ?' mais avant qu'il n'ait pu relever la tête, nous étions déjà sortis et la porte se refermait dans un claquement plus fort que nous l'aurions souhaité. Il eut à nouveau des gémissements et nous nous hâtâmes de quitter le dortoir. La petite sortie donnait sur une cours où était rangé les chariots des nombreux marchands, et que traversait la légendaire route reliant l'Occident et l'Orient. De nombreuses caravanes avaient dû se vider pour contribuer au magnifique festin des Rogues dont le souvenir me revenait à présent.

Nous avions mangé, chanté et dansé. La joie était immense même si je ne doute pas que la plupart des convives n'avaient jamais entendu parler de Diablo. Pour ma part, la nouvelle m'était étrange, comme irréelle, invraisemblable, peut-être. Je pense que si Hypérion ne m'avait pas prévenu de la grandeur de la nouvelle, je me serai levé en protestation pour réclamer une preuve. Mais il n'en fut rien. Vidias avait pris un air surpris. Mon voisin, lui, avait sauté de joie et lorsque je lui demandai pourquoi son humeur en était-elle si affectée, il m'expliqua qu'il avait toujours fait un bon commerce avec les habitants de Tristram et que je ne devais sans doute pas connaître la ville pour ne point me réjouir de la nouvelle. Il alla jusqu'à me faire une description de la ville, persuadé que je n'y avais jamais été. Beaucoup se mirent à prier, remerciant le ciel et soulagés de leur crainte. D'autres firent aussitôt jaillir le vin et se jetèrent avec voracité sur la nourriture.

« Et bien petit, me demanda Vidias, tu n'es pas content ?
- Je ne sais pas, répondis-je. Je suppose que oui. Enfin, tout est fini à présent, non ?
- Oui, il le semble. »

Lorsque j'avais abandonné Tristram aux griffes des démons, j'avais secrètement espéré qu'un jour je reviendrais et me vengerais. Mais quelqu'un s'en était déjà chargé. Comment y est-il parvenu ? Je ne peux le concevoir. Quoi qu'il soit, tous se terminait. Peut-être était-ce pour cela que Gormondriel ne s'était plus manifesté ? Le grand conflit prend fin... Diablo, n'est plus. Tristram va renaître de ses cendres, à présent.

J'entendis Ignasse discuter avec quelques autres nobles de la nouvelle organisation politique qu'ils voulaient mettre en place et à n'en pas douter, ils complotaient déjà pour mettre l'un d'entres eux au pouvoir. Le problème de la régence du pays ne m'avait pas encore frappé ; d'après ce que j'avais vu, chaque ville s'était organisée peu à peu par elle-même et je me demandai comment la venue d'un nouveau roi serait à présent perçue. Tout devait être à nouveau rebâtit, les tours élevées, les murs reconstruits et les habitants guéris. Nombreux devaient être ceux qui jubilaient devant la perspective de ce nouveau monde. Pourtant, au plus profond de mon coeur, je ne voulais plus retourner à Tristram ; non, plus jamais. Pour moi, cet endroit était maudit à jamais. J'avais à présent un autre chemin à suivre.

Je me levai pour rejoindre Hypérion et lui expliquai que j'avais l'intention de partir pour Kurast dans trois jours. Il hocha la tête et me présenta à quelques amis, tout en narrant la fabuleuse bataille qui s'était déroulée devant la ville de Tristram. Puis il expliqua comment nous nous étions retrouvés et quelle étrange quête nous réunissait, tout en mentionnant le mystérieux Patrius, le présentant comme étant de tous les paladins, le plus grand et le plus puissant.

Je me résous finalement à manger et retournai à ma place. Là, je vis Syvante et Kandorma, en pleine discussion avec la comtesse et Vidias. Mon camarade leur parlait de Bishibosh, ou du moins de l'histoire qu'il avait racontée. Je pouvais le lui pardonné, contenu du fait qu'il avait déjà parlé avec la comtesse de ce genre de mythe, mais j'aurais sinon préféré garder cette histoire secrète, de peur que l'on nous accuse de pactiser avec l'enfer. La sorcière m'aperçu alors et, à ma grande surprise, elle fit un bond et se précipita elle aussi dans mes bras. Delphine me guettait d'un oeil jaloux et je me contentai de posai délicatement mes mains sur le dos de Syvante plutôt que de la serrer. Elle fit alors un geste brutale et me donna une violente claque.

« Abruti ! Où étais-tu passé ?
- Je... nous nous sommes perdus dans le bois obscur.
- Bon, ce n'est pas grave. »

Et elle me baisa le front, avant de se retourner avec vivacité. Ses cheveux ondulèrent un moment, d'une obscurité éclatante, plus éclatante encore par le contraste que créait un ruban rouge qu'elle portait sur sa tête. Tout cela remontait à présent à il y à deux jours.

_______________


On avait rangé les chevaux dans les écuries un peu plus à l'écart ; toute une section du Monastère située au sud y était dédiée. Comme la nuit nul gardien ne semblait en barrer l'entré, nous nous risquâmes à y pénétrer. La lune se glissait sur le sol, lui donnant un teint bleuâtre, tandis que de mes mains brillaient la douce lumière du feu. Certains chevaux accourent vers nous, d'autres demeuraient allongés, certains enfin, levaient légèrement la tête avant de retourner à leur sommeil ; mais ils étaient tous silencieux et pour cela, ma gratitude envers eux était grande. A une extrémité de l'écurie se trouvait un étalon blanc, que les lumières de la nuit avaient rendu cyan, sans pour autant lui voler son éclat. Il y avait quelque chose dans sa physionomie et dans sa beauté de tristement familière et, pris d'une délicieuse mélancolie, je restai quelque seconde à contempler cette créature, à mi-chemin de la réalité et du souvenir lointain.

« Bon, je crois que je vais retourner dormir, proposa Kandorma.
- Vas-y. Je reste encore un peu. »

J'étais moi aussi fatigué. Cependant, je ne voulais pas renoncer à la tache que je m'étais fixé avant de partir : retrouver la mystérieuse épée que j'avais aperçue, il y à deux jours. Quelque chose m'appelait vers elle, un sentiment, un besoin, un désir, un devoir même. Je m'assis contre le mur et pris le cierge de Bishibosh entre les mains, décryptant du regard les étranges figures dessinées dessus. Il y avait une sensation agréable à ressentir la tendre chaleur qui s'imprégnait doucement sur chacun de mes doigts. Une délicate odeur de brûler s'en dégageait.

« Allez, guide moi, gentille petite lumière, guide moi, sois ma torche angélique, petit démon ! »

Il me fallu une heure pour retrouver la porte qui donnait sur l'escalier de roche. Les couloirs étaient desserts et tous s'évaporait dans ce silence sacré. Les étoiles éclairaient mes pas, la lune me saluait et les marches s'enflammaient sous la lumière toujours croissante du cierge. Enfin, je parvins à la grotte que j'avais vue il y a deux jours, son entrée maléfique et haute, comme me mettant en garde du terrible malheur qui m'y attendait. Mes ma lumière était puissante et pouvait défier l'obscurité. J'entrai d'un pas hâtif dans l'antre du Mal, portant sur mes mains la flamme de l'enfer. Mais il n'y avait plus rien.

Rien.

On avait retiré la relique. Vide ! Oh, vide trompeur ! Voici que le néant vient briser le splendide élan qui m'emportait et avec quelle force et quelle ivresse je trébuche dans le réel, arraché au rêve et à l'espoir, l'illusion et le désir brisés, éclatés par une cruauté dont je devinais l'origine : Vidias ! Sans doute avait-il anticipé mon coup et avait-il fait déplacer la relique, objet inexplicable de mes voeux. Je fus saisi d'une grande colère, doublée d'hésitation et jetai la bougie avec violence puis frappai la roche de toutes mes forces. Le cierge roulait devant mes yeux, toujours brillant et appelant à être repris. Je soufflai dessus ; mais rien ne pouvait l'éteindre. Ah, la diablerie ! Quel étrange maléfice s'était donc emparé de moi ? Je compris alors que la bougie de Bishibosh était, tout comme le heaume de Patrius, dotée de pouvoirs magiques redoutables, d'une volonté presque. Je pris la chose et l'a jetée au loin dans une crevasse de la montagne. 'Je ne me laisserai plus manipulé.' Quant à cette épée... Pourquoi la voulais-je ? Il fallait y renoncer. Comme le heaume de Patrius. Comme le cierge de Bishibosh.

Mon retour fut difficile car il fallait compter sur d'autres sens que la vue. Mais ce n'était qu'une question de temps avant que les doigts ne deviennent aussi efficaces que les yeux. Pourtant, un trouble profond pesait en mon coeur. Le doute, l'incertitude... les ténèbres. Et en même temps, une grande peur de retrouver la lumière. Alors que je longeai les murs, je me pris le pied dans quelque chose et tombai sur le sol froid. Un peu confus, je me retournai. Là se trouvait une forme irrégulière et nuancée de courbes, étalée de son long sur le sol. Je ne pus savoir de quoi il s'agissait mais lorsque je posais mes doigts dessus, je fus saisi d'horreur.

Des pas rapides approchèrent et avant que je n'eu le temps de me relever, une demi-dizaine de Rogues, toutes armées de torches accoururent au le lieu du crime. De derrière, d'autres figures vinrent ; il s'agissait cette fois-ci de nobles et parmi eux se trouvait Ignasse. Cependant la comtesse n'était pas avec lui.

« Par tous les démons, Bertogale ! s'écrira-t-il.
- Que faîtes-vous ici, Jobin ? lança sèchement la meneuse des Rogues.
- N'est-ce pas à cet individu que vous devriez poser la question ? » répondit celui qui se nommait Jobin en me pointant.

Il était en tête du petit groupe de nobles et au diadème qu'il portait sur sa tête, je compris qu'il devait s'agir de leur chef. Je me rappelai alors l'avoir vaguement aperçu au festin, discutant avec Ignasse.

« Flavie, ordonna la chef des Rogue, reconnaissez-vous le cadavre ?
- Oui, ma soeur, répondit-elle sur un ton aussi sec que celui-ci de sa maîtresse.
- Il s'agit encore d'une vierge, demanda Ignasse, sa voix à présent prise d'un faible grain de terreur.
- Oui.
- 'Oui, oui, oui' ! Est-ce là tout ce que vous savez dire ?
- Calmez-vous, Ignasse, ordonna Jobin. Il serait peut-être pertinent de se demander pourquoi est-ce que l'on ne trouve que des vierges mortes ?
- Il faut protéger la comtesse, insista Ignasse.
- Taisez-vous, à présent ! coupa la meneuse. Vous, que faisiez-vous ici ?
- Moi ? m'exclamai-je. Je n'étais que de passage.
- Menteur ! hurla Ignasse. Cet homme est un malveillant ! Je l'ai connu dans ses moments de brutalités. Il serait bien capable d'un acte aussi pervers.
- Je m'en vais vous réarranger le nez, immonde escroc.
- Il est vrai pourtant que votre présence dans ce couloir s'explique difficilement, remarqua Jobin.
- Et vous, que faîtes vous ici ? l'interrompu la Rogue.
- Je tenais une réunion avec quelques anciens amis, pour... fêter nos retrouvailles.
- Il ment, dénonçai-je. C'est un odieux conspirateur. Il veut prendre le pouvoir. Je l'ai entendu parler avec Ignasse, pendant le festin.
- L'intérêt politique n'a jamais été un crime, impudent anarchiste !
- Vous Ignasse, je vais vous faire vomir votre âme malsaine à coup de pied dans le... ! »

Je fis un bond mais déjà trois rogues m'attrapèrent et la seconde suivante, on m'avait assommé.

_______________


A mon réveille, je languissais dans une cellule, sombre et humide, coupé du monde et enchaîné. Je fis un effort pour me détacher mais en vain. Je ne pouvais même pas me relever tant le poids de mes chaînes pesaient sur mes poignets. La rage me fit fantasmer sur la vengeance que je prendrais sur Ignasse, une fois sorti de ce trou à rat. Pourtant, rien n'en résultait. J'avais beau tirer, pousser, appeler à l'aide, rien, strictement rien ne se produisait. Le temps lui-même devint lourd. Mes jambes s'amollissaient, mes bras s'écroulaient sur le sol et mon esprit s'enivrait de l'ennui qui l'entourait. Je ne savais même pas où je me trouvai. Ah, la mauvaise fortune qui est mienne ! Il me faut toujours des grands coups du destin semblables à celui-ci pour me tirer de mon repos. Je pensais m'être libéré de l'emprise de Bishibosh et à présent de lourdes chaînes ornaient mes bras épuisés.

Je demeurais une heure, puis deux, trois, quatre, douze ou même un jour entier. Il ne se passait plus rien. Ce qui m'entourait demeurait cette obscurité, ces pierres amassées les unes sur les autres, que je connaissais à présent par coeur malgré la faiblesse de leur luminosité. Je connaissais aussi mes chaines. Vingt-deux maillons pour chaque bras. Mais le plus horrible était le silence des pensées. L'esprit ne produisait plus rien, il oubliait tout et perdait toute sa vigueur et son génie. La dernière pensée qui m'effleura l'esprit fut cette éternelle question : 'comment en suis-je arrivé là ?'. Puis plu rien. Le vide, le vide dévorant, le vide éternel, le vide spatial et temporel, le vide intellectuel, le vide absolue...

Tandis que je me perdais dans la contemplation d'une fissure dans le sol, je crû entendre comme un vent violent qui s'amassait doucement dans ma cellule. Puis un éclair éclata à quelque mètre de moi. La lumière dégagée était telle que j'en devins presque aveugle. Mais au bout de quelques secondes, le monde reprenait son aspect vaguement concret ou du moins aussi concret que le permettait cette obscurité. Seulement, au milieu de la cellule se distinguait à présent une fine silhouette, une main posée sur une hanche, l'autre désespérément tendue vers le sol ; et enfin, un regard brillant qui me fixait.

« Je te retrouve enfin.
- J'aurais dû m'en douter... Syvante ! »

Elle claqua des doigts et une flamme en jaillit. Je recouvris mes yeux. Elle posa alors sa main sur la mienne et l'écarta de mon visage. Elle s'était agenouillée devant et me regardait à présent droit dans les yeux. Puis, caressant ma joue, elle pressa ses lèvres contre les miennes. Une nouvelle joie m'emplit le coeur, et je sentis en ce baiser un remède capable de guérir mille maux. Puis, lorsqu'elle eut retiré ses lèvres, je soupirai profondément :

« Pourquoi est-ce que tu n'es pas venue plutôt, puisque tu sais te téléporter ?
- Il fallait que je te trouve. Ce Monastère est un labyrinthe infernal et les prisons sont bien cachées. Mais maintenant, passons aux choses sérieuses. Qu'est-ce qui t'es arrivé ?
- C'est une sacrée histoire. On m'a accusé du meurtre d'une vierge. Apparemment, ce n'était pas la première.
- Ni la dernière d'ailleurs... Une par nuit, depuis trois jours ; hier soir aussi.
- Mais, Syvante, qui a donc commis ces crimes ?
- Je ne sais pas. Mais le plus sordide dans l'affaire est que chaque cadavre a été vidé de son sang avant d'être abandonné au beau milieu du Monastère... mais comme tu as dû t'en douter, je ne t'accuse pas du crime.
- Encore heureux !
- Cependant, ce qui m'intéresse, est qu'est-ce que tu faisais dans ces couloirs au beau milieu de la nuit ?
- Cela est-il vraiment important ?
- Je veux tout savoir, » exigea-t-elle.

Cela n'était pas dans mes habitudes. Mais contenu du fait que ma vie était entre ses mains et qu'elle me l'avait déjà sauvée, je lui ai tout dit ; tout ce que j'aurais du lui dire : la guerre, ma trahison, le heaume de Patrius, le retour à Tristram, le cierge de Bishibosh et enfin la mystérieuse épée que je recherchais si désespérément sans trop savoir pourquoi. Tout ! Tout sauf... mon mystérieux archange.

« La magie est une chose complexe, reprit-elle, et une de ses qualités c'est qu'on ne peut pas réellement l'expliquer. Cela n'empêche pas que l'on puisse la manier... il faut juste avoir une bonne intuition.
- Je n'apprécie pas beaucoup la magie. La puissance de ces objets est tout de même redoutable. Alors qu'en vérité, ils ne valent rien réellement.
- Ne sois pas si naïf ! Toi aussi tu n'es qu'un corps animé par une âme ! Et si tu exècres ces reliques tout simplement parce qu'elles te semblent dangereuses, alors je ne vois pas en quoi les hommes sont meilleurs qu'elles.
- Ah, Syvante, ne m'embrouille pas... je suis si perdu. Et puis, qui es-tu pour en savoir autant ?
- Moi, je sais qui je suis. Et toi, Bertogale, le corbeau, qui es-tu ? »

Il y eut un silence magnifique. Tout ce que j'avais pu concevoir dans les dernières heures était tout d'un coup complètement remis en cause. Je voulais répondre, trouvais une réponse incontestable. Mais je ne la trouvais pas. Puis, de façon un peu hasardeuse, j'ajoutai:

« Je suis un pèlerin de Kurast.
- Ce n'est pas trop tôt. La guerre civile a éclaté à Westmarch. J'en ai parlé avec ton ami, Hypérion.
- Déjà ? Mais alors, le temps presse.
- Et quand comptes-tu partir ?
- Et bien... je suis un peu retenu là, non ?
- Peut-être pas autant que tu ne le crois : demain, tu partiras. »

Sur ce, elle se leva et disparu. J'entendis alors raisonner dans la salle sa voix. 'Je viendrais avec toi,' disait-elle. Demain. Un jour. Il fallait s'occuper. Mais cela était maintenant une chose facile car je pouvais me promener dans le monde hypothétique de ma fuite. Et pendant quelques heures, mon esprit s'amusa. Mais même si j'y consacrai beaucoup de temps, jamais je n'aurai pu deviner les évènements du prochain jour.

Le lendemain, je fus réveillé par un tintinnabulement dont le son croissait rapidement. Des pas accompagnèrent bientôt l'étrange mélodie et sortant des ténèbres, un voleur, un trousseau de clef à la main, s'arrêta devant la grille de ma cellule. Il s'empara ensuite successivement de clef, essayant de faire céder la serrure. Après maints essais, il parvint enfin à trouver la bonne et se précipita à mes poignets pour me libérer de mes chaînes. Il m'aida ensuite à me relever et me tendit une épée.

« Tiens, expliqua l'audacieux voleur, je crains que cela ne te soit utile. »

En effet, au loin, d'autres pas accouraient, sans doute déjà avertis de ma fuite.
Je contemplai la lame de mon arme intrigué. Il s'agissait bien de mon épée... celle de Lachdanan. L'inconnu me tira alors dans les couloirs de la prison. Une flèche fusa à toute vitesse mais avec une rapidité époustouflante, le voleur para le tir de son bouclier. Il y eut un grand vacarme métallique et la flèche partit en divaguant dans les airs. Le bouclier de l'inconnu se dressait à présent contre nos assaillants, splendide et vaste, étincelant comme s'il eut s'agit d'un fragment de cristal reflétant le bleu ciel. Une autre flèche se précipita sur mon protecteur mais il réussi encore une fois à s'en défendre bien que chaque parade semblait lui coûter un effort toujours croissant : doucement, il commençait à reculer.

« Mais cours, Bertogale ! Cours ! »

J'obéis et me met à courir. Un nouveau bruit métallique. Je m'arrête net et me retourne :

« Et vous ?
- Moi ? Moi, je vais retenir ces furies. Je te retrouve à la surface. »

Il semblait sourire en prononçant ces mots, comme si le combat à venir l'apetissait, la victoire proche enivrait sa poitrine et faisait haleter son coeur. Je l'aurais pris pour un fou, si je n'avais reconnu sa voix : il s'agissait d'Hypérion qui, suite à je ne sais quels événements était à nouveau entré en contacte avec Syvante pour organiser cette fuite audacieuse. Quoi qu'il en soit, mon séjour parmi les rogues s'achevait maintenant et il fallait partir au plus vite. Après une course effrénée, j'atteignis enfin la sortie qui donnait sur le cloitre intérieur. La cour était bleuâtre sous la lumière de la nuit et l'ombre d'une grande cathédrale se dressait sur elle, semblable à un monument figé dans la glace. Le froid en ces lieux étant mordant, le vent sifflait l'arrivé d'un terrible désastre et le ciel se déchirait dans les majestueux mouvements des sombres nuages.

Après une inspection rapide des lieux, je me précipitai vers la cathédrale qui semblait être la seule issue. Ses portes s'ouvrirent dans un bruit ample et un vent puissant se précipita dans le sanctuaire que je profanai. Les quelques bougies qui éclairaient le monument firent un mouvement de recul à mon approche avant de se remettre à trembler dignement sur la cire. De larges piliers soutenaient l'immense édifice, tels des gardiens de pierre qu'on avait libérés de la terre, magnifiques et éternels. Sur les vitraux qui sertissaient les murs du monument, d'étranges personnages dansaient dans l'océan de couleur que leur avait crée leur artiste : femmes vêtues de robes, enfants courant, hommes armés, anges et démon s'affrontant continuellement dans les cieux. Sur le sol s'étalait un long tapis vermillon, tel une plaie ouverte qui déchirait le sol de la cathédrale. Et enfin, au bout de la rivière de sang, un autel dominait tout l'édifice.

Mais ce qui attira mon oeil était le petit bassin qu'on y avait disposé, remplie d'eau bénite. Gormondriel m'avait parlé des mystérieux pouvoirs de cette substance et aussi fus-je tenté de m'en approcher. C'était la pureté elle-même. Transparente, parfaitement propre, parfumée de cette douce odeur de pierre. J'y plongeais alors mes mains et l'eau me brûla à nouveau. Ce mystérieux feu réveilla en moi une étrange puissance, une magie luttait pour échappait au joug de mon corps. L'eau s'agita, le vent souffla à nouveau de toutes ses forces et les chandelles laissèrent place aux ténèbres. Puis soudain, un puissant jet de lumière éclata et toute la salle fut éclairée par une force si grandiose qu'on aurait cru voir le monde illuminé par le jour.

Les rayons de lumière commencèrent alors à onduler, avant de s'envoler dans tous les sens, tels une magie dont brisaient les barreaux de sa cage. Puis, les faisceaux lumineux revinrent devant moi et tournant sur eux-mêmes, ils commencèrent à former une figure humaine, cuirassée de la lumière et brûlante d'un feu de jade. Je distinguais à présent la chose que j'avais libérée : Gormondriel, archange de la sagesse.

« Je savais que nous nous reparlerions, commença-t-il de sa voix lente et ample, car nous avons beaucoup de choses à nous dire.
- Je croyais que vous étiez parti... Que faîtes-vous encore en ce monde ?
- Les circonstances qui m'ont amené en ces lieux sont en effet quelque peu hasardeuses et j'avoue que beaucoup de choses se sont passées malgré moi. Pourtant, l'heure n'est pas aux regrets, car un pressant devoir nous réclame. Au moment même où je te parle, le Mal rassemble ses forces et bientôt il lancera un assaut final contre Sanctuary. Si nous n'agissons pas rapidement, ce monde sera anéanti et brûlé, et deviendra une colonie de l'enfer se dressant directement aux portes des cieux ! »

Ce n'était pas possible. J'étais persuadé de rêver, d'errer dans un cauchemar atroce. Les paroles de l'archange répandirent dans mon corps une épaisse chaleur. Un assaut final contre Sanctuary... Encore une guerre ? Ce n'était pas possible... Après Westmarch et les catacombes de Tristram, cela ne pouvais pas recommencer. Non, ce n'était pas possible. Ce n'était pas possible parce que... parce que...

« Diablo est mort ! m'exclamai-je.
- C'est ce que je pensais aussi, reprit-il d'une voix infiniment calme et pourtant bien plus puissante que la mienne. Malheureusement, nous avons négligé les pouvoirs de la pierre d'âme et je crains que Diablo ne s'en soit servi pour survivre.
¬- Non...
- Il aura sans doute prit possession d'un nouveau corps.
- Non, vous mentez...
- Rappelle-toi qu'il n'avait jamais voulu prendre celui d'Albrecht.
- Taisez-vous.
- C'était toi qu'il voulait. C'était un corps plus puissant. Je crains que ce même champion qui le vainquit lui serve à présent de corps, le rendant plus puissant que jamais.
- Qu'est-ce que vous en savez ? Taisez-vous ! Ceux ne sont que des devinettes stupides, des assomptions ridicules, des déductions superficielles : vous êtes pathétiques ! Vous m'entendez ? Pathétiques !
- SILENCE, HOMME ! As-tu oublié qui je suis ? »

La lumière doubla d'intensité et la cathédrale tout entière fut plongée dans l'ampleur des paroles de l'archange :

« Je suis Gormondriel, archange de la sagesse ! La magie me parle et je ressens les âmes ! Je suis doué de sens que l'homme ne connaît pas ! Je ne fais ni des devinettes, ni des assomptions, ni des déductions ! Ce que je dis, je ne le crois pas, je le sais ! »

La lumière se dispersa peu à peu et l'archange regagna son état initial. La seule pensée qui me traversa l'esprit à présent était 'pourquoi moi ?'. Puis après réflexion, je regardais à nouveau l'ange.

« Que pouvons-nous faire ?
- Le temps nous est compté. Je ne peux intervenir dans votre monde sans le relais d'une relique ou d'eau bénite. Mais l'eau bénite se porte mal et se souille trop facilement. La première chose à faire est donc de trouver une relique.
- L'épée ! C'est donc vous qui m'en avez donné la vision lorsque je me promenais dans les montagnes.
- C'est une arme puissante ; mais pour t'en servir, il te faudra l'activer en prononçant ce mot de pouvoir : Ardas Illuminati. Vite, à présent ! Les démons sont à l'affut et ce lieu est déjà perdu... »

L'archange s'éteignit et tout redevint ténèbres.

Les portes de la cathédrale s'ouvrirent alors dans un bruit ample et majestueux. Là, au seuil de l'édifice se tenait un sombre individu, caché dans une obscure robe. Il semblait tenir dans une main, une épée, mais il n'en supportait plus le fardeau. Il y avait quelque chose à sa démarche d'inquiétant. Il trébuchait régulièrement, il hésitait, il boitait. Son chemin pour attendre le premier banc sembla durer une éternité. Puis il s'effondra sur ses genoux et posa ses mains les unes contre les autres. Derrière le vent et les tremblements, je crû distinguer une prière presqu'imperceptible. De toute évidence l'individu souffrait.

Je m'en approchai avec prudence, lui demandant s'il avait besoin d'aide. Mais il ne répondait pas et semblait redoubler ses efforts pour prier. A la vu de ce personnage, un sentiment angoisse monta en moi ; je ressentais une terrible prémonition sans trop savoir de quoi il s'agissait. Je savais que le temps pressait... mais en même temps, je ne voulais ou ne pouvais pas abandonner cet homme ; et le sentiment d'impuissance en fut d'autant plus frustrant. L'air autour de moi semblait drainer lentement mes forces. Je devais partir ; mais je ne savais pas comment. Je compris alors que tous ces sentiments venaient du sombre personnage lui-même. C'était là sa terrible aura, son terrifiant fardeau : c'était le Mal. Et nous nous rencontrions à nouveau.

« Je crois te reconnaître, commença le rodeur en levant doucement son visage, déjà défiguré par la marque du démon. Gormondriel ! »

Lorsqu'il prononça ces mots, un vent glacial empli toute la salle, écorchant la peau et la brûlant vivement, tandis que tout se figeait dans son souffle arctique. Le rôdeur posa ses mains ensuite sur le sol, luttant pour résister. Mais en vain : rien ne pouvais plus le sauver. Il se leva subitement et renversa le banc qui s'enflamma. Un feu maléfique se propagea alors et bientôt tout le monument fut plongé dans une fournaise infernale. J'entendis Gormondriel me murmurait de sa voix immortel : 'cours ! Cours !'.

Je fis un bond et m'élançai à travers les flammes de la terreur. Mais je me sentis terriblement affaibli : mes jambes ne voulaient plus me porter, le sol se refermait sur elle, tout mon corps s'enracinait dans la pierre. Ma chair était moite, usée par la transpiration. Je rampai sur le sol, tandis que derrière moi, le rôdeur leva les bras au ciel, vomissant les démons qui partageaient son âme. Hypérion apparu alors à l'entré du monument, son bouclier orné de flèches, l'épaule abusée par une plaie saignante. Mais son regard était toujours celui du faucon, le rusé faucon, impertinent et puissant. Il se précipita vers moi et d'un geste puissant, me porta sur son dos. Il tressaillit au début à cause de sa plaie mais bientôt, il avait trouvé un équilibre et me porta hors du monument en feu. Alors qu'il en franchit le seuil, une colonne de feu s'éleva au-dessus de la cathédrale et bientôt sur toute la montagne.

« Pardi, mais c'est la fin du monde ! » s'écria Hypérion.

A présent éloigné de l'infernal, mes forces me revenaient peu à peu. Face au chaos qui grandissait devant mes yeux, il me fallu à grand effort de concentration pour faire l'inventaire de mes priorités. Sortir, bien-sûr. Mais je devais d'abords trouver l'épée. Mais où chercher ? Il y eut un craquement de feu : les flammes démoniaques engloutissaient tout ce qui les entourait. Vidias, bien-sûr ! Lui devait savoir où se trouver la relique.

« Hypérion, m'exclamai-je. Nous devons retrouver Vidias.
- Maintenant ?
- Tout de suite, oui... Est-ce que tu sais où il pourrait être ?
- C'est un moine, n'est-ce pas ? »

J'acquiesçais.

« Alors, il faudrait chercher près de la - »

Il m'empoigna l'omoplate et m'expédia en arrière. Il y eut un bruit métallique et je vis une flèche voler au-dessus de notre tête. Hypérion avait paré le projectile et se tenait sur sa garde, le bouclier levé. De l'autre côté du cloitre se tenait une rogue, arc à la main, préparant une nouvelle flèche. Hypérion sortit son arme étincelante et la tendu vers la rogue. Je reconnus celle qui m'avait arrêté la nuit dernière. Son allure était sombre, mystérieuse et en quelque sorte redoutable. Ce qui était impressionnant était le heaume d'os qu'elle portait sur la tête à travers lequel des yeux éclatants perçaient l'obscurité.

« Vous êtes tenaces, lui lança Hypérion, faisant sans doute référence à un premier combat.
- Vous n'avez encore rien vu, » répondit-elle.

Les deux adversaires se dévisagèrent, complètement absorbés par leur duel. De la prison vint un régiment d'une dizaine de rogues en renfort à leur maîtresse. Tout le cloitre était à présent encerclé. Je dégainai mon épée et me mis dos-à-dos à mon compagnon. Je me sentis terriblement vulnérable sans bouclier et mon arme s'alourdissait dans mes mains crispées.

« Je crois qu'on est cernés, murmurai-je à mon compagnon.
- On a vécu pire que ça, non ?
- Nous étions quatre, insistai-je. »

Il soupira et posa ses armes à terre. Je fis de même. Les rogues baissèrent les leurs tandis que leur meneuse s'approchait de nous.

« Vous ne pensiez tout de même pas que vous vous en sortiriez vivant, n'est-ce pas ? » demanda-t-elle, un sourire mesquin aux lèvres.

Un sentiment de frustration monta en moi. Je n'avais pas de temps à perdre ; je n'avais pas de temps pour ces jeux stupides ; un devoir important m'attendait ! Les flammes se propageaient, éclairant la scène d'une étrange lueur. 'En vérité, tout cela est vain', pensai-je. Mes genoux me lâchèrent pris d'une soudaine faiblesse. Hypérion se retourna vers moi. Les rogues dégainèrent leurs armes. Leur meneuse sortit un couteau. Eclatant de rage et imprévisible, mon compagnon fit volte-face et étrangla la rogue de toutes ses forces :

« Salope ! »

Au début, les autres saisirent leurs arcs - mais ne risquaient-elles pas de blesser leur maîtresse en agissant avec tant de zèle ? Au fur et à mesure que le feu se répandait, la chaleur devint étouffante. La meneuse se débattit et d'un coup rapide, elle enfonça sa dague dans le ventre de mon compagnon. Ce-dernier lâcha prise et tomba à mes côté, le sang à la bouche, la dague plantée dans le ventre.

Les démons... Ils étaient là, tout près, terrés dans cette cathédrale, prêts à lancer leur assaut, à tout moment. Et nous, nous nous entretuions. Peut-être méritions-nous de crever. Mais je voulais revoir Syvante. Je devais la revoir. Et pour cela, il fallait sortir de ce cloitre.

« Hypérion, murmurai-je discrètement, où puis-je trouvé Vidias ?
- A la bibliothèque, répondit-il discrètement, quelque peu étonné par ma question.
- Je dois y aller, lui avouai-je. Mais je te retrouve à Kurast.
- Comment ? bégaya-t-il.
- Cela risque de te faire mal. »

Je posai mes mains sur la dague et la retirai doucement du ventre de mon compagnon. Il serra ses dents, tout en poussant un faible gémissement. Personne ne s'en rendit compte. Je contemplai la couleur écarlate du couteau. Mon regard se perdit sur les flammes grandissantes, puis oscilla entre les rogues et la cathédrale en feu. 'Gormondriel..., priai-je, si tu le peux, donne moi un coup de main.'

Je me relevai vivement et d'un geste rapide, j'attrapai la meneuse et lui serrait l'arme contre la gorge. Elle trembla sous mon emprise et cracha une insulte.

« Reculez ! ordonnai-je à ses soeurs. Quittez ce cloitre, maintenant !»

Elles hésitèrent.

« Partez, ou je lui tranche la gorge d'un simple geste ! »

Régulièrement, je me demandai comment j'en étais arrivé là. Mais parallèlement, un plan pour m'en sortir commençait à se former dans mon esprit. Il fallait retrouver la relique et pour cela Vidias avant. La rogue que j'avais prise en otage pourrait sans doute m'y mener et de plus, ses soeurs n'interviendraient pas tant que je garderais une lame rivée sur sa gorge. Tout cela n'était bien-sûr pas très pratique, notamment pour le déplacement. Il fallait aussi sortir Hypérion de là, des soins pouvaient encore le sauver ; mais il me serait impossible de transporter son corps tout en gardant un oeil attentif sur la rogue, sans oublier qu'elle était elle-même une redoutable combattante. Il fallait donc négocier.

« Ecoutez-moi, lançai-je aux rogues, je n'au aucune hostilité à votre égard.
- Assassin ! me répondit l'une d'entres elles.
- Je n'ai pas tué ces vierges ! Vous le savez pertinemment : les meurtres ont-ils cessé après mon emprisonnement ? »

Il y eut un bruit violent. Derrière moi, un vitrail venait d'éclater. La cathédrale... Je fus tenté de tourner ma tête pour y jeter un coup d'oeil, pour voir ce qui était advenu du rôdeur. Mais je devais rester attentif à la situation présente.

« Des démons se sont infiltrés dans votre sanctuaire, repris-je. Ils sont là, dans cette cathédrale, derrière moi ! »

J'entendis le frottement d'une lame à quelques pas derrière moi. Cette fois-ci, je me retournai. Une rogue fonça sur moi à toute vitesse, la hache tendue vers le ciel, traversant la cours d'un pas furtif. Que faire ? Tuer l'hottage ? J'augmentai la pression du couteau sur sa chair mais je ne puis aller plus loin. Ce que je tenais dans les bras était trop vivant. Son corps plaqué contre ma poitrine, je pouvais ressentir chacun de ses battements de coeur, battements qui s'étaient accéléraient depuis quelques secondes.

L'autre rogue tomba raide morte.

Dans ses tympans était plantée une fine dague. Le sang se mêlait à ses cheveux noirs. Elle était morte avec une rapidité incroyable. Mon coeur frémis. J'avais de plus en de plus de mal à me concentrer. Un rire se fit entendre dans mon dos et une voix familière parla :

« Vous auriez du l'écouter. Maintenant, vous allez toutes périr. »

Les rogues tombèrent alors une par une, abattues par un étrange maléfice. Je me rendis compte que des squelettes avaient émergé de nulle part et causaient cette effroyable boucherie. Ca y est, ils étaient là. D'étranges entités bleues se propagèrent dans le ciel et se dispersèrent dans tous les sens, tandis que toutes parts, d'hideuses créatures surgissaient et gagnaient les couloirs. Mais il y avait autre chose qui me troublait : cette voix. Je n'arrivai pas à savoir de qui elle était. Je la reconnaissais pourtant.

« Tue là, maintenant, » m'ordonna-t-elle. Sur mon épaule droite s'appuyait une large épée, prête à me décapiter à tout moment. La meneuse rogue était toujours toute tremblante entres me bras. Au sol gisait Hypérion, inconscient... mort peut-être.

« Qui êtes vous ? »

Il y eut un rire puissant. Pendant un court moment, je pensais à Edan. Mais ça ne pouvait être lui. Je l'avais tué, si bien tué dans les catacombes, au point de lui incinérer la cervelle. La cruauté était pourtant la même, cela ne faisait aucun doute, il y avait derrière moi une immense masse de sadisme.

« Tu ne me reconnais pas, vieux traitre ? »

'Traitre' ? Que voulait-il dire ? Serait-ce ma désertion ? Il ne pouvait s'agir que de ma guerre de Westmarch, alors. Donc l'homme derrière était... non, lui aussi je l'avais tué.

« Et si, Bertogale, reprit-il, c'est bien moi.
- Je vous ai tué. Comment... ?
- Vois-tu, vieux traître, nous avons tous, en quelque sorte, passé un pacte avec le diable avant de partir à la guerre : moi, le Roi, Lazarius, même Lachdanan. »

J'avais oublié à quel point je haïssais cet homme. C'était lui qui nous avait envoyés en mission suicide pour faire diversion. C'était lui qui avait massacré tant de ses propres soldats. C'était lui qui avait décapité le paladin qui me sauva la vie : Kentaur ! Sa lame devint plus pesante sur mon épaule.

« Maintenant, tue là. »

Je ne pouvais plus. Je lâchais l'arme. C'en était fait de moi. Kentaur allait me tuer. Nous serons quittes, en quelque sorte. Il y eut un silence. Je n'entendis même pas le bruit du couteau heurter le sol. La rogue se baissa, rattrapa la dague, se retourna avec souplesse et enfonça le couteau dans le buste de Kentaur. Ce dernier lâcha prise, tout en poussant un hurlement. Je le vis à présent, grand et puissant, portant son immense armure, une large épée à la main, sa peau de cendre sous ses cheveux de ténèbres. La rogue s'empara de son arc et décocha une flèche qui vint s'enfoncer droit dans sa poitrine.

Le mort-vivant s'immobilisa quelques secondes sans tomber. Il s'empara ensuite doucement de la lame et la jeta à terre, puis fit de même avec la flèche. Il souriait. Il était complètement dément.

Je pris Hypérion sur mon dos et me mit à courir. La rogue me dépassa et m'ordonna de la suivre. Nous nous enfonçâmes dans un escalier et regagnâmes les ténèbres de la prison.

« Tu ne m'échapperas pas, vieux traître ! » hurla le démon.

Nous courûmes sans l'écouter. Hypérion pesait lourd sur mon dos et poussai régulièrement des gémissements : il était donc toujours en vie. La rogue s'empara d'une torche et éclaira le chemin.

« Là-bas, lui fis-je remarqué, une sortie.
- Non, ce n'est pas la bonne. »

Elle prit un autre chemin. Je n'avais aucune idée de ce qu'était son attention mais elle avait sans doute planifié ces actions pendant que je la tenais en hottage. Avec un peu de chance, c'était un bon plan. Mon compagnon éternua et laissa une vague de sang éclaboussait mes cheveux.

« Attendez, implorai-je. Mon compagnon... Il est mourant. »

Elle s'arrêta.

« Posez-le parterre, » ordonna-t-elle.

Elle approcha la torche, contempla la plaie et poussa un soupir.

« Il faut l'abandonner.
- Vous n'y pensez pas ?
- Nous ne pouvons rien faire pour le sauver. Il sera un fardeau inutile à porter.
- Vous êtes folle. »

Je rigolai presque en prononçant ces mots. Hypérion m'agrippa la main et murmura, d'une voix esquintée et à peine audible : 'Brûlez-moi...' Je fus épris d'un grand désespoir. Hypérion, si fort, si vif, lui périr ainsi, dans cette prison humide, poignardé au ventre... Il n'avait pas mérité cela.

« Il a raison, reprit la rogue. Si nous ne brûlons pas son cadavre, les démons s'en serviront.
- Taisez-vous ! »

Je repensais à Gormondriel et à la relique. Peut-être leurs pouvoirs conjugués pourraient-ils sauver Hypérion ? Cela paraissait improbable mais aucun autre choix ne s'offrait réellement. L'abandonner sans avoir tout tenté pour le sauver ? Cela était, au-delà d'être inconcevable, tout simplement ridicule. Non, l'idée d'utiliser les pouvoirs de l'archange semblait très bonne au fond. Elle méritait d'être essayée.

« On ne l'abandonne pas, repris-je.
- Que comptez-vous en faire ?
- Peut-on accéder à la bibliothèque d'ici ?
- Ma foi, c'est faisable mais ce n'est pas tout à fait mon itinéraire.
- Où comptez-vous aller ?
- Je vais sonner l'alarme. Les cloches du monastère ne sont plus très loin d'ici et devrait permettre à nos forces de se mobiliser efficacement. Mais si vous cherchez la bibliothèque, il vous suffit de longer le couloir jusqu'à la première sortie. Vous arriverez alors dans les couloirs inférieurs du monastère. Là, je pense qu'il y aura du monde pour vous aider.
- Je l'espère. Adieu alors. »

La rogue me dévisagea d'un air, entre intrigue et admiration. Les circonstances de notre rencontre avaient étés pour le moins étranges ; mais je sentais que malgré tout, nous nous étions secrètement réconciliés grâce à cette douloureuse péripétie. Je pensai que cela nous consolerait d'en parler mais le temps ne s'y prêtait pas, d'une part parce que mon compagnon était à la dernière extrémité de la vie et d'autre part parce qu'un fou furieux revanchard cherchait à me tuer sous prétexte que j'avais trahi son armé ; ce qui n'est certes pas faux, mais que je ne regrettais pas, non plus. La rogue prit un tissu et banda la plaie d'Hypérion :

« Vous n'auriez pas dû retirer le couteau.
- Vous n'auriez pas dû l'enfoncer.
- Adieu, alors. Et bonne chance. »

Elle partit.

« Elle est jolie, hein, murmura Hypérion, tandis que je le remettais sur mon dos.
- Tu as encore la force de dire ce genre de conneries, toi, lui fis-je remarqué, plutôt heureux que cela fut le cas.
- Demande-lui son nom...
¬- Votre nom ? criai-je.
- Bloodraven ! »

Ses pas se dissipèrent dans les ténèbres. Au loin, des cris d'horreur retentirent et me rappelèrent à la réalité de la situation.

'Un peu de chance, maintenant, pensai-je. C'est tout ce dont j'ai besoin. Un peu de chance pour mettre fin à tout cela.'
Les cloches sonnaient à présent et leur son puissant raisonnait dans le Monastère. Elles avaient étés spécialement conçues pour ce genre d'événement : donner l'alarme en cas d'attaque. Cela ne s'était jamais produit auparavant et leur existence en était devenue presque légendaire. Pour mon compte, je les trouvais relativement inutiles. L'incendie s'était en effet déjà propagé dans la plupart des secteurs et la cathédrale était devenue une vaste fournaise que l'on apercevait de toute part. Au moins, tant que le vacarme des cloches se perpétuait, Bloodraven devait toujours être en vie et cette pensée, si je prenais le temps de l'avoir, avait quelque chose d'à peu près consolant.

Le chaos était désastreux. Personne ne parvenait à expliquer l'origine de l'incendie et peu songeaient à s'enfuir, tants ils étaient fascinés par l'horreur de ce qui se matérialisait devant leur yeux : des morts, des créatures ailés, des lutins enflammés, d'autres morts. Ils surgissaient de partout et de nulle part, parfaitement imprévisibles. Le monde se transfigurait en conte cauchemardesque, tout divaguait dans cette horreur inconstante, il n'y avait dans ce spectacle plus aucune trace de ce qu'était la réalité. Lorsque je sortis de la prison, je trouvais le vaste hall désert, engloutit sous les flammes qui brûlaient les restes de cadavres étalés sur la pierre. Seul un moine avait survécu à la récente bataille. Il était recroquevillé dans un coin, entre deux piliers de pierre, la tête enfoncé sous sa tenue, le visage perdu dans l'ombre de son capuchon - impossible de dire s'il s'agissait d'un homme.

Je traversai le hall, enjambant les cadavres, tout en essayant de rester éloigné des flammes. Lorsque j'eu enfin atteint l'individu, je posai lentement Hypérion contre le mur. Il était à nouveau inconscient. Le moine tremblait, respirait fortement et gémissait sous ses vêtements.
« Que s'est-il passé ici ? commençai-je avant de me rendre compte de la stupidité de ma question.

- Nous... nous... Ils étaient trop nombreux. Ils ont tué tout le monde. J'ai survécu parce que... parce que je suis un lâche ! S'il vous plait, laissez-moi me confesser avant de mourir.

- Il ne me plait pas, » coupai-je, ce qui était fondamentalement vrai. La seule chose qui m'importait était de savoir comment accéder à la bibliothèque pour trouver Vidias. Je lui posai la question. Il fit un signe de la main, m'indiquant une direction et m'implora à nouveau d'écouter ses confessions. Je refusai toujours.

« Vous n'allez pas mourir, lui expliquai-je. Fuyez toujours, survivez, mort, vous êtes inutile. »

Sur ce, je repris mon compagnon sur mon dos et après avoir respiré profondément, je me dirigeai vers la bibliothèque. Le moine daigna enfin lever la tête.

« Venez, lui proposai-je, si le coeur vous en dit. »

Il acquiesça et me suivit.

Il n'était pas robuste mais il n'était pas vieux, non plus. Il porta donc Hypérion sur quelques mètres, et je lui en suis reconnaissant, même s'il fit quelques maladresses reprochables. Nous errâmes ainsi dans les couloirs déserts pendant de longues minutes. En vérité, nous arrivions après chaque bataille. Sans doute un régiment de démons nous devançait et par chance, ils ne laissaient jamais quelques uns des leurs derrière eux ; de plus, et cela malgré les batailles qu'ils devaient livrer, nous avancions moins vite qu'eux et nous ne les rencontrâmes pas avant qu'un groupe de rogues et d'autres combattants ne les neutralisent. Bêtes poilues, chimères d'hommes et d'animaux, figures déformées. Il y en avait une demi-douzaine mais l'embuscade que leur avait tendue les humains leur fut fatale et aucun d'eux ne survécu ou ne pris une vie de plus avec lui. Notre soulagement fut grand lorsque nous trouvâmes ce groupe de résistants.

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Hypérion fut posé sur une table et quelques hommes prirent soins de lui, constatant la plaie et essayant de la cicatriser à l'aide d'une lame chauffée. Le moine gagna un groupe de réfugiés, tandis que moi, bien qu'épuisé, je me proposai comme combattant auprès de celui qui avait organisé cette résistance improvisée et qui à ma grande surprise était Jobin. Il avait dû reconnaître le supposé assassin des vierges mais dans le besoin, il accepta que je prête main forte à ses hommes.

« La situation est donc ainsi, m'expliqua-t-il. Nous avons cernés les deux entrés de la bibliothèque à l'aide d'une trentaine d'hommes. Ceux sont pour la plupart des rogues et il se trouve à leur côté aussi des membres de notre ligue, ainsi que quelques individus hasardeux tels que vous.
- Je ne pense pas que vous puissiez vous permettre d'être sélectif. Je ne veux que vous offrir mes services.

- Non, tant que vous êtes un bon combattant, vous êtes le bienvenu. En revanche, rigola-t-il, je crains que ce ne soit moi qui n'ais quoique ce soit à vous offrir.

- Que voulez-vous dire ?

- Vous venez ici, soucieux que l'on vous prenne comme soldat pour lutter à nos côtés ! Mais nous ne tiendrons pas bien longtemps : une heure, deux, un jour peut-être, mais nous n'avons aucune chance de nous en sortir vivant. En venant ici, vous n'avez fait que choisir un autre emplacement pour votre tombe. »

Malgré l'ironie avec laquelle il prenait les choses, au plus profond de sa raison, la résignation devait être extrêmement pénible pour lui. Il avait la singulière allure d'un chef qui devait abandonner ses hommes et qui ne pouvait plus les sauver ; et cela le frustrait terriblement. Ce trait me surpris. La situation me déplaisait à moi aussi, et pour bien moins que cela. Vidias n'était pas dans la bibliothèque comme l'avez supposé Hypérion et il devait sans doute être ailleurs et mort. Pourtant, la résignation de Jobin me répugnait à un tel point que je refusais de la partager avec lui.

« Vous avez raison, repris-je, nous ne nous en sortirons pas vivants en tenant notre position ici. Notre seule chance de survie est d'organiser une riposte. »

Jobin me regarda d'un air désapprobateur ; je savais très bien ce qu'il pensait : 'de belles paroles mais rien de plus.' Il y eut un silence. Il attendait sans doute que je propose un plan génial pour tous nous sauver puisque j'avais suggéré qu'il nous en fallait un. Autour de nous, les hautes étagères de la bibliothèque se tenaient indécises et semblaient imposés un silence angoissant. De fenêtres placées en hauteurs parvenait la lumière cristalline de la lune. Les entrées, elles, étaient inondées par les flammes démoniaques. Un peu plus à l'écart, des réfugiés, incapables de combattre, se tenait prêt d'une étagère. Le moine que j'avais rencontré faisait la lecture d'un livre épais et un groupe de personnes se tenait autour de lui, attentif. Enfin, Hypérion gisait sur une table, et à ses côté était une rogue qui, la tête posée sur le poing, succombait doucement au sommeil.

Jobin partit, insatisfait de mon silence. Il ordonna que l'on renverse deux étagères et que l'on construise des barricades avec. Je contemplai la scène, impuissant. Le prince se retourna vers moi : « Alors, vous ne nous aidez pas ? »

Deux hommes entrèrent par le nord de la bibliothèque, couverts de plais, armures et armes brisées et couvertes de sang, rescapant sans doute d'une difficile bataille. Jobin les reconnut et se précipita vers eux, soucieux de connaître quel avait était le dénouement de leur mission. Le premier, qui était dans un meilleur état que l'autre, fit un rapport, essayant d'émettre des mots à travers sa puissante respiration :
« Nous n'avons pas trouvé de survivants, monseigneur, commença-t-il, ils étaient tous morts, Jobin. C'était terrible, des démons nous ont attaqué, gloussa-t-il. Ils ont décimé notre régiment... »

Oui, tout cela était terrible, compris-je enfin. Quelle folie nous permettrait à présent d'espérer que ce monastère ne deviendrait pas notre tombe ? Les démons s'amassaient aux portes de notre dernier bastion et même s'ils ne s'en chargeaient pas eux-mêmes, les flammes auraient tôt fait de se nourrir de notre chaire encore fraîche pour ne laisser dans leur sillage que des cendres désolées. Je le voyais clairement, maintenant : nous allions tous mourir. Il m'avait toujours semblait que la mort me surprendrait, se glisserait dans mon dos et me tirer hors de ce monde pour me jeter aux cieux ou en enfer ; mais je n'avais envisagé que je la contemplerais des heures durant, attendant qu'elle pose doucement sa main sur mon âme, qu'elle en dénue mon corps, et qu'elle la jette au-delà des frontières de cette univers, avec cette étrange lenteur que gagne un souvenir lorsque nous essayons de le contempler un peu plus longtemps. 'Ce monde est perdu', 'les prophètes en avaient prédit l'apocalypse', 'j'espère seulement que quelqu'un pourra prédire la destruction de notre monde lorsque le temps sera venu... Afin que nous puissions méditer sur nos longues années de vie'. Ces paroles raisonnèrent sans que je ne puis me rappeler de leur origine ; comment s'étaient-elles terraient dans ma tête ?

« Et Ignasse, reprit Jobin, qu'est-il advenu de lui ?

- Il a refusé de nous suivre, répondit le soldat, non pas sans une certaine crainte. Il a dit qu'il partirait à la recherche de la comtesse. Nous avons essayé de lui en dissuader mais... mais nous avions déjà enduré tant de peines !

- Cela nous fera alors un bon soldat de moins, soupira Jobin.

- La comtesse Delphine du Marais ? » demandai-je. L'interloqué hocha la tête. « Où cela ? Où l'a-t-il cherchée ?

- C'était à l'étage inférieur, il s'est dirigé à l'extrémité du grand couloir, vers les dortoirs... »

Devant cette perspective d'enfin pouvoir agir, je partis à toute vitesse.

« Où courez-vous donc ? » demanda Jobin.

Au bout de quelques secondes, j'avais abandonné la bibliothèque et je me perdais à nouveau dans les flammes démoniaques. Divers cris s'élevèrent derrière avant de s'éteindre, emporté par les vastes craquements du feu. Je trouvai rapidement les escaliers et en déballai les marches à toute vitesse, trébuchant à certains moments mais redressé par la vive pensée de revoir la comtesse. L'élan que me donné cet espoir fit que je courus sans m'arrêter une seule fois avant d'atteindre les dortoirs où Ignasse s'était perdu quelques minutes auparavant. J'en apercevais la grande porte, fermée sans doute pour bloquer la progression des flammes. Il y eut un cri et une angoisse m'étrangla le coeur pendant quelques secondes. Il s'agissait de la voix de Delphine. Serai-je arrivé trop tard ? Etait-elle morte avant moi ? Je voulais dégainer mon épée mais je me rendis compte que je ne la portais plus à ma ceinture - bien-sûr ! Je l'avais laissée au cloitre intérieur avec les armes d'Hypérion. Je fonçais vers la porte et tenter de la défoncer à coup d'épaule. Il ne résulta rien du premier coup. Au deuxième coup, le bois craqua. Je reculai et repartis avec mon épaule gauche, cette fois. La porte céda, le bois percuté se brisa en deux épais morceaux. Je l'avais ouverte ; mais là, macabre mise en scène !

L'ouverture donnait sur une petite chambre, éclairée de torches flamboyantes accrochées aux murs. Une douce odeur de pierre semblait en signifiait la pureté, pourtant, au centre de la chambre se trouvait un bain taillé dans une roche sombre qu'on avait, non pas rempli d'eau pure mais bien de sang ! Le corps d'où provenait la substance se trouvait allongé sur le sol, pâle et mort. Il s'agissait d'Ignasse ; et sa gorge était grande ouverte et écaillée de sang. Mais l'horreur ne fut qu'à son comble lorsque j'aperçus qui se baignait dans le sang du cadavre : la comtesse. Elle était là et me regardé de ses yeux jaunes, jouissant avec appétit des événements.

« Je préfère le sang des vierges, expliqua-t-elle, mais celui-ci m'importunait et sur le moment, j'ai voulu jouer la carte pratique. »

Tout cela était impossible. Cela ne pouvait pas être elle. Elle était elle-même devenue plus pâle ; ou était-ce la vif couleur du sang qui donnait cette impression ?

« Alors c'est toi qui a tué les vierges et les a vidé de leur sang... Puis tu t'es baigné dedans...

- Magnifique, n'est-ce pas ? Autrefois, je faisais cela avec des hommes mais ils étaient bien trop facilement séduits ; il y avait au moins du mérité à se baigner dans le sang d'une vierge. C'est un gout plus subtil que j'ai pour le vice.

- Un vice ? Je t'ai presqu'aimée... Kandorma t'as aimée. Alors qu'en vérité, tu es une...

- Démone ? Non pas du tout, j'ai toujours une part d'humanité. »

Elle posa alors ses mains sur les rebords de la baignoire et déploya son magnifique corps devant mes yeux. Tout y était proportionné, ses courbes partaient avec une certaine fantaisie, sa taille était fine, ses jambes se posaient gracieusement sur le sol, splendide dans leur nudité ; et son visage était ardent, ses yeux incitaient au désir, ses lèvres écarlates appelaient au baiser. Je crus apercevoir une déesse. Tout mon esprit se troubla. J'aurais dû la tuer, comme j'aurais tué n'importe quel autre démon. Mais j'en étais parfaitement incapable ; j'adorais cet instant, cet instinct qui respirait dans mon coeur. Elle s'approcha sensuellement de moi, dévorant du regard le désir qui montait dans ma poitrine. Puis lorsqu'elle m'eut atteint, elle posa ses bras de marbre sur mon coup et ferma ses yeux, tout en rapprochant ses lèvres brûlantes des miennes. Je sentais sa chaude respiration caressait mes narines et juste avant de m'embrasser, elle murmura :
« Mais toi, je t'ai aimé pour de vrai. Tu es un ange et je suis une créature maudite qui veut être guérie. »

L'instant était glorieux ! Sa respiration se mêlait à la mienne, le maléfique souillait le divin, tout éclatait dans cette extase du vice, comme une trainée de sang qui se répand subliment sur du marbre blanc. Après quelque secondes, Delphine retira ses lèvres et me contempla avec étonnement. Avait-elle ressenti la présence de l'archange comme j'avais ressenti la présence du démon ?

« Tu es béni, commença-t-elle, les larmes aux yeux. Elle s'empara d'une cape, s'en couvrit et se précipita vers une sortie.

- Ne m'abandonne pas, la suppliai-je. Dis-moi comment je peux mettre fin au mal qui hante ce lieux !

- Tu n'y peux rien. Ni toi, ni ton ange, ni personne. »

Je contemplais à nouveau la scène. Ignasse avait payé sa fidélité de sa vie. Il gisait à présent, trahi, égorgé, vidé de son sang, les yeux ouvert et reflétant l'horreur de sa rencontre avec la mort. Je me baissai et, posant doucement mes mains sur son visage froid, j'abaissai ses paupières. Je fus épris d'un sentiment confus. Cet homme que je détestais et qui à présent m'inspirait une grande pitié. 'Paix à ton âme', soupirai-je, car finalement cela était la seule chose qui comptait à présent. La comtesse avait disparu. Je posai mon dos contre un mur et m'y affaissai. Il y avait non loin du haut plafond une petite fenêtre par laquelle pénétraient les premiers rayons de l'aube.
« Adieu, comtesse. »

Je m'endormis.

Tout était silencieux et les cloches ne sonnaient plus.
Il me fallu un certain temps pour me résoudre à prendre l'épée d'Ignasse. Lorsque j'en tenais le pommeau, un frisson me parcouru. La dernière fois que cette arme avait servie, elle s'était dressée contre la comtesse. Mais cet acte désespéré ne sauva pas le fidèle serviteur du traître sort que lui infligea sa maîtresse. Cette femme était maudite et je l'avais côtoyée des jours durant sans m'en douter ; et toi, Gormondriel, t'en étais-tu rendu compte ?

Je ne sais combien de temps je dormis. Peut-être quelques minutes, peut-être une nuit entière. Mais lorsque je me réveillais, j'eu une pressante envie de sortir de cette endroit maudit, avec ou sans l'épée reliquaire. Etant donné que les entrées principales étaient sans doute gardées, mes pensées s'étaient tournées vers la petite porte de bois donnant sur la montagne. Il y avait moins de chance que celle-ci soit surveillée et c'était donc ma meilleure carte à jouer.

Dehors, les flammes ne brûlaient plus. Tout était plongé dans le silence. Chacun de mes pas raisonnaient avec ampleur, ma respiration propageait un son parfaitement audible. Si une créature maléfique errait dans le couloir, elle serait immédiatement avertie de ma présence. J'espérais que la réciproque serait vraie. Je marchai lentement. Tout était si calme, si apaisé. La bataille était-elle finie ? L'avions-nous gagnée ou perdue ? Mes pensées oscillaient entre ces réflexions et le son toujours plus puissant qu'émettaient mes pas. Je m'arrêtais. Je tournai la tête, inspectai les lieux en essayant de percevoir quelque chose dans les ténèbres. Rien. Comment cela était-il possible après le chaos de la veille ? Que s'était-il passé ?

J'arrivais à présent à un croisement. L'une des directions me mènerait à la petite porte de bois et me permettrait assurément de sortir d'ici. L'autre me reconduirait à la bibliothèque où Jobin avait établi sa résistance.

Un cri !

Je me retournai et fendis l'air de mon arme. Il y avait eu un cri. Ma respiration s'accéléra. Il n'y avait rien. Et pourtant, j'avais entendu ce cri, ce hurlement sourd et inhumain. Impossible de déterminer d'où il provenait. Ma lame se dressait toujours devant moi prête à parer une éventuelle attaque. Une goutte de sueur coula le long de ma joue et poursuivit sur mon cou. Il faisait froid. Froid et silencieux.

« Montrez-vous, hurlai-je. Montrez-vous ! Finissons-en ! »

Mes cris me revinrent rebondissant contre les murs puis s'éteignirent progressivement en un écho. Je voulais hurler encore mais il ne sortit de mon gosier que des soupirs étouffés. Je n'avais plus de force. Gormondriel ne pouvait pas me venir en aide mais sans lui, j'étais trop faible pour continuer. Je l'implorai d'agir, de sortir de sa prison, de déployer toutes ses puissances divines. Hélas, il était lui-même impuissant ! Je respirai profondément. Je devais savoir ce qui s'était passé ici. Je me dirigeai vers la bibliothèque.

Par le toit brûlé se glissaient des rayons bleuâtres qui éclairèrent mon chemin à travers les ténèbres. Je trébuchais souvent sur des débris, tombais plusieurs fois et me relevais, malgré la douleur qui grandissait. Je me souviens m'être pris le pied dans une vilaine fissure. Mon arme avait heurté le sol dans un terrible vacarme métallique. Le bruit avait perduré quelques secondes puis lorsque l'épée avait arrêté de vibrer, j'avais posé mon front sur le sol froid pour essayer de discerner un son en réponse au tumulte dont j'étais la cause. Rien. Le silence persistait. Je rattrapai le pommeau de ma lame et continuai, me muant tel un spectre dans les ruines que j'hantais. Au bout d'un long quart d'heure, j'arrivai dans un grand hall. L'endroit paraissait familier. Oui, c'était bien ici que j'avais rencontré le moine. J'aperçu ensuite l'escalier qui menait à la prison ; mais cela n'était pas mon chemin. Après un effort de concentration, je pu retrouver quelle direction j'avais prise. Il ne restait ensuite plus qu'à suivre une longue allée pour atteindre la bibliothèque.

A mi-chemin, une ombre vint à m'a rencontre. Elle portait une longue robe noire et l'obscurité voilait son visage. Elle vint vers moi avec une étrange assurance et d'un geste de la main, m'invita à baisser mon arme. Je lui obéis. Elle se retourna ensuite et mena la marche. Au fur et à mesure que nous nous rapprochions des portes de la bibliothèque, j'aperçu le ciel se remplir de faisceaux de lumière ondulant. J'avais aperçu ces étranges entités apparaître lors de l'invasion démoniaque. Je les devinais des esprits et cela avec une certaine certitude. Des âmes errantes, des témoins silencieux de la tragédie qui avait eu lieu. Je m'arrêtai. Mon guide se retourna et me fit un signe pour m'ordonner de venir. Je remarquai qu'il avait une étrange posture, qu'il se courbait au niveau de l'estomac, comme s'il y eut fut atteint.

« Je sais qui tu es, soupirai-je. Je n'ai plus rien à voir. »

Oui, je savais exactement ce qui s'était passé, à présent. Les démons avaient écrasé la résistance et les plus vaillants s'étaient fait ressusciter pour servir leurs anciens ennemis, comme cela fut le cas pour Lachdanan. Il ne me restait plus qu'à partir maintenant. Je fis demi-tour. Les âmes errantes changèrent subitement de direction et s'interposèrent à ma fuite. Bien-sûr. Elles ondulaient avec violence et leur clarté en était deux fois plus forte. Je ne savais quel impacte cela aurait, si je les touchais. Je me retournai vers l'ombre.

« Viens, » m'ordonna Hypérion.

Je le suivis et nous entrâmes dans la grande bibliothèque. Il y avait partout des traces de combat. La plupart des étagères étaient brûlées, les tables brisées et au centre, une grande quantité de cadavres étaient empilées. Il y avait ça et là, des créatures démoniaques qui se terraient dans l'ombre, leurs armes luisantes sous les rayons de la Lune et le reste de leur corps englouti dans l'obscurité. Mon compagnon se teint à mes côtés pendant que je découvrais la scène avec horreur.

« Pourquoi m'as-tu emmené ici ? » demandai-je à mon compagnon.

Il pointa devant lui. Des ténèbres surgit un mort-vivant que je ne connaissais que trop bien. Sa démarche puissante, son regard dominant, cette allure qui me rappelait toujours celle de l'aigle s'abattant sur sa proie : Kentaur. Il portait à présent des plaques sombres, décorées de têtes-de- morts, ses lourdes bottes s'enfonçaient dans le sol avec majesté, et son pâle visage, parcourue de veines écarlates était tourné vers moi, déchiré en deux par un sourire dément. A la vue de ce redoutable adversaire, je sentis une haine vengeresse se répandre dans mon corps comme un venin.

« Bertogale, commença-t-il, je te retrouve encore. Tes petits amis m'ont racontés tes exploits... après avoir étés massacrés par mes légions impies !
- Je savais que vous étiez revenu d'entre les morts, répondis-je. Comment ?
- Tu ne comprendras donc jamais, soupira-t-il. Toute cette guerre, tout ce royaume, toutes nos âmes ! Tout cela était à la gloire du Seigneur de la Terreur ! Depuis le début, nous pactisons avec le diable. Tu ne peux savoir l'étendu de tout ce qui s'est comploté dans les ténèbres ces derniers six mois ! Et aujourd'hui, vois notre projet aboutir, notre assaut contre ce monde est enfin lancé, et rien ne peut s'opposer à la vague infernale que nous déchaînons ! »

Le gout de sa première défaite avait dû être amer pour lui. Il savourait cet instant avec une passion malsaine et contempler ses propres paroles avec une admiration extasiée. Les autres morts se tenaient calmes, regardaient attentivement la scène sans laissaient s'échapper le moindre mouvement. Ils étaient inconscients, peut-être. Hypérion aussi avait sombré dans cette immobilité. Cela était surprenant au début, mais je compris que leur passivité provenait tout simplement du fait qu'ils étaient des morts, des cadavres animés par un sortilège, des images erronées de ce qu'ils avaient étés auparavant. Seules les âmes se mouvaient, lentement et somptueusement dans les airs, ondulant entres les piliers avec une étrange élégance.
Gormondriel avait eu raison : ce lieu était perdu et l'Enfer lançait son assaut final contre Sanctuary.

« Comment cela est-il, demandai-je, sans regarder qui que ce soit, d'être mort ?
- Rappelle-nous plutôt comment cela est-il d'être vivant, proposa une voix lente et étouffée, sortant des abymes. Cela me surprit.
- Et bien, expliquai-je après une rapide réflexion, être vivant... c'est cette sensation du temps qui s'écoule continuellement, cette appartenance à un grand mouvement qui nous caresse sans cesse, sans cesse et continuellement. Nous sommes comme des sabliers qui laissent couler le sable et cela donne un sens à notre vie... C'est du moins ce que m'a raconté un vieil ami. Il m'expliqua ensuite qu'être un démon était être un sablier vide. »

Il n'y eut pas de réaction. Ce discours me calma quelque peu.

« Tu veux savoir ce que c'est que d'être mort, reprit soudainement Kentaur. Regarde, Bertogale, la plaie sur ma poitrine par laquelle s'est envolée mon âme. Mon coeur est toujours sectionné en deux là où ta lame trancha jadis ! Te souviens-tu de comment tu m'as tué ? Tu m'as surpris et m'as ôté mon arme avant de me garder à ta merci et de me tuer lentement ! Mais aujourd'hui, je veux t'affronter loyalement : voyons qui de nous deux est le réel vainqueur de notre duel ! »

Il s'empara de sa lourde épée. Je sortis la mienne. J'étais bien conscient que je ne pourrais pas gagner cette bataille mais la gamme de solutions qui se proposaient à moi n'était pas plus vaste que cette obligation à laquelle ce piège me jetait : il fallait se battre. Mon adversaire s'élança dans un premier assaut : la lame s'éleva, sabra l'air et s'abattu contre le sol dans un bruit lent et puissant. Esquivé ! Je ripostai mais mon adversaire se releva et para mon attaque. Il enchaîna sur un coup d'une grande fureur et m'expédia quelques mètres en arrière : sa force était incroyable ! La créature se précipita et frappa le sol avec tant de puissance que des éclats de pierre volèrent dans toutes les directions. Je me roulai sur le côté, toujours à terre et tentai de me relever ; mais tandis que j'effectuai le mouvement, je reçu en pleine mâchoire un puissant coup de genoux. Mes lèvres brûlaient de sang. 'Relèves-toi, abruti !' pensai-je. Mais avant que je n'eu le temps de m'y appliquer, je du lever mon arme pour parer le nouveau coup de Kentaur. Ma lame se brisa net sous le choc et les deux fragments tombèrent sur le sol.

« C'est tout ? » demanda Kentaur, tout en mimant un air déçu.

Je m'emparai du pommeau toujours rattaché à un fragment de la lame et prenant appui sur mon coude, je parvins à me relever avec souplesse. Epris d'une gourmandise sadique, le visage de Kentaur se déforma en grimace démoniaque. Il leva son arme pour m'assener coup fatal. Mais dans la continuité de mon mouvement, je lui lançai la lame étincelante ! Entre ses deux sourcils, le fer scintillant perfora le front de la créature et un jet de sang se propagea dessus.

« Tu m'as vaincu, » soupira l'infernal.

Mes mains étaient moites et mes jambes tremblaient. Kentaur posa ses doigts sur le pommeau de l'arme et retira le fer qui s'enfonçait dans sa cervelle.

Sans plus hésiter, je me mis à courir vers la sortie de la bibliothèque. Kentaur poussa un hurlement et ses serviteurs lui répondirent par des cris inhumains avant de tous se lancer à ma poursuite. Les âmes s'agitèrent et se précipitèrent à nouveau sur moi pour s'interposer à ma course. Mais tandis qu'elles s'approchèrent, elles se heurtèrent contre un obstacle invisible et reculèrent, repoussées par cette mystérieuse force. Elles n'abandonnèrent pas pour autant et continuèrent à voltiger frénétiquement autour de moi. Mais au moins, elles ne pouvaient pas m'atteindre.

Une flèche frôla mon épaule. Sur le coup je fus déstabilisé, mais je parvins à ne pas tomber et à continuer ma course. Les morts me suivaient toujours et je distinguais leurs ombres maléfiques à travers les faisceaux de lumière qui se propageaient dans tous le couloir. Je parvins enfin au grand hall et sans hésitation pris la route qui mènerait à l'escalier de pierre. 'Quelle folie', pensai-je, 'de ne pas avoir pris ce chemin avant !'. Une nouvelle flèche fusa et s'écrasa contre le mur ténébreux. Mes yeux parcoururent la paroi assombrie et je découvris que du plafond, diverses créatures maléfiques descendaient le long des murs, semblables à des insectes déformés. Heureusement, j'arrivai à l'instant à l'escalier qui menait au niveau inférieur où les goules ne pourraient plus me sauter dessus.

J'essayai de respirer régulièrement, tout en soufflant, mais les angoisses soudaines qui me prenaient lorsqu'une flèche me frôlait ou qu'une nouvelle créature surgissait des ténèbres déréglait complètement mon rythme. J'eu une soudaine crampe au mollet droit et chaque pas me coutait à présent un effort supplémentaire. J'arrivai enfin au croisement. Il restait un nouveau long couloir à parcourir et un autre escalier à descendre. J'arriverais ensuite au cloitre extérieur : j'y étais presque !... Je me concentrai le plus possible sur cette pensée pour oublier les faiblesses qui s'accumulaient dans mon corps. Lorsque je fus à court d'idées réconfortantes, je poussai un grand cri de rage :

« Pour Tristram ! »

Ce hurlement me procura un vertige et pendant quelques secondes je crus que je tomberai, finalement abattu par la fatigue. Une goule tomba devant moi, agitant ses longs bras et ouvrant sa grande gueule, parsemée de dents acérées. La vue de cette figure m'enragea et je fonçai sur le bête tandis qu'elle m'empoignait les épaule de ses griffes acérées. Nous arrivâmes au dernier escalier : je tombai sur le ventre et glissai le long des marches tandis que la goule volait en éclat, ses os écorchés fusant dans toutes les directions. Lorsque, j'arrivais en bas, il ne subsistait de la goule plus qu'une main enfoncée dans ma chair que je retirai promptement. Le sang se répandit sur tout mon bras et une nouvelle douleur m'affligea le corps. Mes poursuivants surgirent de la cage d'escalier, menés par Kentaur, qui poussait un cri de rage terrifiant. Des âmes se propagèrent dans tout le cloitre, inondant la nuit de leur lueur bleuâtre. Il venait à présent de tout côté diverses créatures démoniaques, bestioles, mort-vivants et diablotins. J'étais sans arme et complètement encerclé.

Je contemplai les diablotins qui surgissaient de la caserne et pris d'une soudaine impulsion créative, je criai : « Pour Bishibosh ! » A ce nom les déchus s'excitèrent et répétèrent mon cri de guerre tout en se précipitant sur leurs camarades démons. D'un geste, les monstres gargantuesques en tuaient cinq mais il en surgissait de partout. Les déchus se bâtirent vaillamment, acclamant le nom de leur chef et faisant battre leur sabre avec excitation. Kentaur et sa troupe de mort-vivants engagèrent le combat, tuant impitoyablement les petits diables qui se ruaient aléatoirement dans toutes les directions. Mais bien que les déchus ne mettaient pas l'existence des démons en danger, ils les ralentissaient néanmoins suffisamment de temps pour que je puisse disparaître dans les couloirs ténébreux du monastère.
Je traversai à présent un chemin orné de vitraux brisés et assombris. Régulièrement, il se dessinait sur les murs des marques sataniques, sombres et écarlates. Le vacarme du combat s'affaiblissait progressivement et j'abandonnai ainsi mes poursuivants. Je courus toujours, levant la tête, fixant l'horizon obscure, respirant de plus en plus fort. Là ! Je distinguai la porte de bois ! Mon salut !
Puis je perçus ce sifflement : et le tonnerre frappa le mur !
Je vacillai, incertain d'à quel sortilège j'avais échappé. Sur la paroi à droite de la sortie, une longue flèche s'enfonçait dans la roche. Je me retournai et perçu Kentaur, une arbalète à la main, rechargeant, prêt à tirer une nouvelle fois. Je repris ma course, me précipitant vers l'escalier de pierre. Le sifflement revint. Je me jetai à terre. Le projectile fusa dans les airs, rasant mon corps et scindant le vent. Puis je me relevai et commençai mon ascension. La créature démoniaque poussa une injure tonitruante et la montagne trembla, tandis qu'elle posa ses bottes de fer sur les marches.
La fatigue me gagna mais je continuai mon grand effort. Je me souvins de la chapelle et de l'eau bénite qui se trouvait au sommet et un vif espoir me redonna quelques forces. Si je pouvais l'atteindre, Gormondriel pourrait me prêter main forte, seulement quelques secondes, mais au moins le temps de me débarrasser de Kentaur. Le terrifiant sifflement d'une nouvelle flèche me tira hors de mes heureuses pensées. Je me baissai et le sifflement s'interrompit. Une longue trainée de sang éclaboussa les marches derrière moi. Je fus pris d'un vertige et glissai, presqu'inconscient, tombant tête la première avant de me heurter le genou contre le rebord aiguisé d'une marche. Ma jambe gauche toute entière était paralysée. Jaillissante du mollet, une flèche s'y enfonçait au plus profond de la chair. Le mort avait anticipé ma chute. Je posai mes deux mains sur le sol et parvint à me relever. Il m'était cependant impossible de prendre appui sur le pied gauche.
Je continuai donc, usant de mes deux bras et de ma jambe droite, me traînant comme un chien jusqu'au sommet. A nouveau le sifflement troubla les vents de la nuit. Sa note aigue s'interrompu, brisée dans un silence profond. Mon omoplate devint brûlante et une terrible douleur s'y répandit. Je me mordis les lèvres et continuai désespérément mon ascension. Le monde devant moi devint de moins en moins clair. Je crus porter devant mes yeux un voile ténébreux qui m'aveuglait progressivement... Sans m'en rendre compte au début, j'atteignis le sommet de l'escalier et d'un ultime effort, je me levai maladroitement ; mais cette action redoubla mes souffrances : il me semblait que des crocs s'enfonçaient dans mes jambes ! Après avoir scruté le paysage quelques secondes, je distinguai vaguement la chapelle. Dedans, se dressait la statue de l'ange mais elle était décapitée ! Mes yeux se perlèrent devant un tel sacrilège et une goutte froide caressa ma joue. L'eau bénite n'y était plus : l'ange ne tenait dans ses mains de marbre plus qu'un bol de sang !
Kentaur atteignit le sommet de l'escalier à son tour, son arbalète à la main, le visage coupé en deux par un sourire dément. Il pointa l'arme vers moi et chargea le dernier projectile qui lui restait. Je fis quelque pas, boitant, traînant ma jambe gauche, essayant dans un dernier acte de folie de regagner la mystérieuse grotte. Devant mon futile effort, Kentaur éclata de rire. La transpiration me gagna mais je n'abandonnai pas. Je m'enfonçai dans la paroi rocheuse... Voulais-je m'y caché ? Je n'apercevais plus les étoiles et leur lumière consolante mais me perdis dans les ténèbres, fatalement attiré par ce lieu maudit. Le rire de Kentaur déchirait la nuit, sa folie avait atteint son apogée. Je trébuchai et cela l'amusa grandement. Heureusement, je pus me rattraper en prenant appui sur le sol qui était inhabituellement froid. Je compris alors que je ne touchai pas de la roche, mais du fer. Ma main tremblante suivit la lame et s'empara du pommeau de l'arme.
« Une épée ? ricana mon adversaire, alors que j'employai mes dernières énergies à tendre la lame dans sa direction. N'aura-t-il pas mieux fallu une arme à distance ? »
Il prit son arbalète et décocha sa dernière flèche. Il y eut un sifflement et un silence macabre s'en suivit. Je sentis mille battements de coeur se proliféraient dans tout mon corps : leur était rythme régulier. Ce coeur... Chaque veine respirait... lentement... de plus en plus... lentement... La vie m'abandonnait doucement... s'échappant par cette flèche enfoncée dans ma poitrine... le sang... tout ce sang !... De mon mollet, de mon dos, de mes lèvres, de mon coeur... ce sang ! Je mourrai !
« Tu n'auras pas échappé à la malédiction de Léoric finalement, constata Kentaur. A présent, meurt, humain ! »
Ce sang...
« Alors ! s'énerva mon assassin. Qu'attends-tu pour t'effondrer comme un vitrail éclaté ? Pourquoi essaies-tu toujours de tenir debout ? Vas-tu enfin crever ? Je t'ai tué !»
... il était divin.
Kentaur poussa un cri de rage, s'empara d'une longue dague accrochée à sa jambière et s'élança avec toute la puissance que sa fureur lui conférait :
« Tu vas crever, conard ! »
Je serrai à présent l'arme dans ma main. Je ressentis une terrible douleur, des brûlures dans tout le corps... Puis, entre mes lèvres ensanglantées, je soufflai ces quelques mots :
« Ardas Illuminati ! »
L'infernal n'eut jamais le temps de finir son geste. Tandis qu'il s'apprêtait à fendre le crâne de sa victime, une apparition soudaine s'interposa et d'un geste sublime, elle déchaina un feu divin qui dévora le cadavre du démon. Le corps fut secoué par des vents d'une puissance inouïe avant d'être carbonisé par un torrent de flammes qui inonda la nuit dans un océan de lumière. Les hommes des royaumes voisins crurent voire une étoile naissante qui s'envolait tel un phoenix de diamants dans le ciel obscurcis du monastère. L'ange s'éleva haut dans les cieux, appelant les partisans du Bien à reprendre les armes, annonçant l'imminente guerre et le retour tant craint des démons. Il offrit à l'humanité un spectacle terrifiant et la plupart détournèrent leur regard, croyant que l'apocalypse dont ils avaient entendue parler dans des rumeurs venait à présent frapper à leur porte. Mais les plus valeureux contemplèrent ce pressage et gagnèrent en foi et en courage, leur coeur illuminé par la lumière bienfaitrice que répandait le messager des cieux. Puis le phénix, alors qu'il portait sa lumière au zénith de la nuit, s'affaiblit et retomba dans la montagne d'où il avait surgit.

Un vent plus calme lamenta la chute du seigneur d'argent, puis une pluie torrentielle se déchaîna sur les royaumes de l'Ouest. Des éclairs cicatrisèrent le ciel, dansant furieusement, à l'image du carnage qui avait eu lieu la veille. Le lendemain, le soleil ne se leva pas et des nuages ombrageux maintinrent Sanctuary dans une obscurité troublante. Seule la lune éclairait le monde ce jour là, car elle était pleine en cette fin de mois. Ses rayons étaient pourtant moins purs et les âmes sensibles ressentaient que quelque chose avait à jamais souillé leur univers. La Plainte des soeurs se propagea doucement, porté par la brise et éveillant pour la première fois les plus grands héros qui fouleraient cette terre...

_______________


Le premier sens qui me revint était le toucher. Mes doigts étaient frigorifiés, enterrés sous la neige. Je les bougeai lentement et sentis les flocons coulaient entre eux comme une poignée de sable : la neige était fraiche. Progressivement je pouvais la ressentir tomber sur mon dos, cristal par cristal, avant de fondre sur ma chair brûlante. Il y avait aussi du vent. Le souffle paisible et lent du vent. Ma vision se concrétisa lentement et je distinguai les ombres chatoyantes des montagnes, s'élevant sous le rideau de la nuit. Je respirai un bon gout et une fraicheur revigorante m'emplit chacun de mes organes. Oh, oui, tout cela était une magnifique sensation. Je respirais à nouveau, j'avais soif d'air. Dans ce tumulte, j'entendis mon coeur se mettre à battre rapidement, se débattre dans ma poitrine, raisonner avec une étrange force dans la terre.

J'étais allongé sur le ventre.

Je me levai et tandis que mes bras supportaient mon corps, je m'étirai comme si je me réveillais d'un long, très long sommeil. Une par une, mes jambes remplacèrent mes bras et je fus à nouveau debout. Le vent me déséquilibra presque mais je parvins à lutter contre lui. Je passai mes mains dans mes cheveux trempés pour faire tomber la neige. Je fis ensuite quelques mouvements sur place tout en scrutant l'horizon à la recherche d'un chemin à suivre. De façon relativement étrange, j'avais atterri non loin du sommet de la montagne et cela avait quelque chose d'à la fois spectaculaire et de terrifiant.

Et je la vis.
Se dressant hors du sol enneigé de la montagne, sa lame étincelante à la lumière du soleil levant, son pommeau décoré d'un bandeau écarlate et son éternelle aura appelant à être prise. Je me rappelai à présent des horreurs du monastère ; que s'était-il passé finalement ? Ai-je triomphé ou non du Mal qui avait profané le millénaire sanctuaire des Rogues ? Les légions infernales de Diablo était-elle vaincues ? Etait-ce la fin ? La réponse apparut devant moi comme si une providence avait calculé qu'à ce moment précis je regarderai dans cette direction après m'être posé ces questions. Il s'agissait d'une auberge en flamme. Mais ce n'était pas des flammes ordinaires. Il s'agissait bien la magie démoniaque qui s'était déversait sur le Monastère. Et peu importe comment, elle avait réussi à se frayer un chemin jusqu'au désert de l'est, continuant à engloutir tout ce qui se dressait devant elle. La bataille du monastère avait été en vain. Tous ces sacrifices...

Je me débattis à travers la neige pour atteindre l'épée mais alors que je m'apprêtai à poser ma main dessus, une pensée inattendue me fit hésiter. Ce geste, que je prenne l'épée ou que je l'abandonne, serait fatidique. Mille arguments défilèrent dans mon esprit pour me dicter mon choix mais aucun ne me permit de trancher. Mes pensées s'effacèrent doucement dans la contemplation, presqu'inconsciente, de l'épée éclatante aux rayons de l'aube, sa lame plus blanche et pure encore que la neige dans laquelle elle s'enfonçait. Une brise froide se leva et brisa l'envoutement qu'exerçait la relique sur mon coeur pour me replonger dans mes raisonnements désespérément rationnels ; mais comment raisonner sur de telles décisions ? Il fallait en prendre une. Ce que l'épée avait de tout à fait surprenant, était ce ruban rouge qui voltigeait au gré du vent sur le pommeau de l'arme. Je me rendis compte que quelqu'un avait bien dû remettre l'épée dans la grotte avant, ou pendant l'invasion démoniaque et peut-être, cette personne, si elle existait réellement, avait laissé cette marque comme signature.

Mon coeur se réchauffa à l'idée que quelqu'un avait secrètement veillé à ce que je parvienne à sortir. Puis une douce mélancolie trompa mon bonheur en me rappelant la mort d'Hypérion. Je fis volte face et marchai quelques mètres, jusqu'à atteindre le sommet des montagnes qui s'étalait longuement semblable au tranchant d'un couteau. Lorsque j'eu atteint le sommet, je vis le monastère au loin, s'étalant à moitié en ruine sur le flanc brûlé de la montagne. A l'ouest, où le soleil ne se levait pas, un nuage ténébreux dominait les plaines et plongeait les terres sauvages dans une obscurité opaque. Lachdanan, premièrement. Hypérion, à présent. L'orage éclata au loin, perforant le ciel de Khanduras.

« Je reviendrais ! criai-je du haut des monts. Je reviendrais et je libérerais mon peuple du joug démoniaque ! Armez-vous démons, armez-vous, car notre duel sera terrible ! »

Puis comme pour guider mon regard, un tourbillon s'éleva légèrement et se tourna vers l'est, tout en balayant les flocons de neige sur le sol avant de s'écraser sur l'épée de l'ange. Le ruban rouge flotta. Je me souvenais à présent de sa provenance. Je redescendis vers l'épée qui s'enfonçait de plus en plus dans la neige. Avec force, je l'arrachai à la terre et l'arme me parut étonnamment légère. Il n'y eut pas de lumière, ni de vent puissant comme la dernière fois. Gormondriel apparut tel un fantôme, à peine visible dans le brouillard naissant, me regardant tout en gardant une certaine distance.

« Pourquoi ne montrez-vous jamais votre visage, lui fis-je remarquer tout en accentuant un certain reproche.
- Je crains malheureusement, commença une voix qui raisonnait dans ma tête, que mon visage ne soit pas celui que tu sois le plus désireux de voir. »

Je contemplai le ruban puis me retournai vers l'ange :

« Elle nous a sauvés... »

Je crus le voir hocher la tête. Ce n'était du moins qu'une impression ; l'expression des anges étant parfaitement indiscernable, il était difficile de savoir quels sentiments se déversaient dans l'âme de ces créatures - à supposer qu'elles aient des sentiments. L'envie me pris de lui poser la question mais devinant qu'il n'y répondrait pas de toute façon, je refermai la bouche et respirai profondément.

« C'est une grande victoire, dis-je quelque peu désintéressé.
- Oui, je n'en suis pas mécontent, avoua-t-il. Et c'est tout à la fois une grande défaite. Le dénouement de cette guerre nous le dira ; le temps n'est hélas pas à la nostalgie et à la contemplation de nos exploits passés. L'Ennemi s'est mis en marche et il nous faudra être rapides et vigilants si nous voulons faire passer la balance de notre côté.
- Que comptez-vous faire ?
- Tu suivras ton plan initial, tu iras à Kurast, car tu y retrouveras ta bien-aimée.
- Comment, m'exclamai-je surpris (car je n'y avais moi-même pas pensé). Ce motif vous importe-t-il réellement ?
- Non, mais l'amour te guideras mieux que le devoir. Heureusement pour nous, cela revient en même et il est souhaitable pour la réussite de notre entreprise qu'il en soit ainsi tout au long de notre long voyage.
- Oui... Le voyage est long. Je crois cependant que je commence à y prendre gout... »

Je souhaitais aussi retrouver Kandorma même s'il était pour le moment impossible de savoir s'il s'était échappé du monastère... Le soleil se rapprochait à présent de son zénith ; une moitié de journée s'était déjà presqu'écoulée. Les flammes démoniaques de l'auberge scintillaient toujours avec la même intensité, découpant la couverture argentée de la montagne de rubans sombres et éclatants.

« Dis-moi, Gormondriel, commençai-je, je fis un rêve tandis que je traversais les landes de Khanduras, dans lequel avait lieu une sombre réunion. Parmi les convives se trouvait un homme vêtu d'une armure argentée : quel était donc son nom ? »

Je regardai l'archange mais son ombre avait disparu.
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