Fanfiction Diablo II

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Périple en cinq actes

Par Poustik

Acte I - Scène I

Acte I - Scène II

Acte I - Scène III

Acte I - Scène IV

Acte I - Scène V

Acte I - Interlude I

Acte I - Scène VI

Acte I - Scène VII

Acte I - Scène VIII

Acte I - Scène IX

Acte I - Scène X

Acte I - Interlude II

Acte I - Scène XI

Acte I - Scène XII

Acte I - Scène XIII

Acte I - Scène XIV

Acte I - Scène XV

Acte I - Scène XVI

Acte I - Scène XVII

Acte I - Scène XVIII

Acte II – Scène I

Acte II - Scène II

Acte II – Scène III

Acte II - Scène IV

La vie de Nelheim, avant son arrivée au camp des rogues, n'a pas d'importance. Tout ce qui lui arrive par la suite n'en a pas forcément. L'on taira quand même le passé au profit du présent, en contant son aventure à partir de son arrivée dans ce dernier bastion de la résistance des Hommes du Khanduras. Hommes alors en proie aux attaques d'Andariel, la Maîtresse de l'Angoisse, et de ses hordes de démons.

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Acte I

[Khanduras. Une nuit pluvieuse. Vers 1250]

Scène I

[Arrivé de Nelheim au Camp des Rogues]


Existait-il un seul lieu sur Sanctuary plus semblable aux Enfers que ce camp perdu au milieu des landes et de la jungle de Khanduras ? Il est probable que oui, en fait, mais en tant que dernier camp de résistance humain, peut-être que les locataires auraient pu songer à en soigner l'apparence.

<< - Qui êtes-vous ? demanda une de ces locataires. Et qu'est-ce qui vous amène là, si vous n'êtes pas un de ces démons ? >>

C'était une rogue, l'arc à la main, la corde tendue, qui accueilli l'étranger avant qu'il ne pénètre dans le camp. La tête de la flèche qu'elle avait décochée, pour le moment tournée vers le sol, pouvait d'un instant à l'autre se relever et pointer le front du nécromancien.

<< - Je suis un simple voyageur, répondit-il en s'inclinant légèrement. Connaitre mon nom ne vous avançerait à rien, je pense, mais sachez quand même que celui qui m'accompagne - et qui n'est pas plus un démon que vous ou moi - ; sachez qu'il répond au nom de Coffre, puisqu'il n'a d'autre utilité que de m'aider à transporter mes bagages. Mais vous savez, mes bagages...

- Ca va, le coupa la rogue. Qu'est-ce qui vous amène par ici, voyageur, sinon un mauvais goût pour tout ce qui est malheur et laideur ? >>
Nelheim se tourna légèrement pour regarder derrière lui, puis aux alentours. Il n'y avait rien que des plaines dévastées, où l'herbe même avait du mal à vivre, et la nuit et la pluie devaient en osmose accentuer cette impression de se trouver au beau milieu de nulle part, dans un coin perdu du monde. Des rochers couverts de mousse par ici, des arbres morts par là... sans parler des cadavres décomposés de rogues jonchant le sol, ici et là.

<< - Où que je regarde, je ne vois rien de laid ! fit le nécromancien en se retournant vers la femme. Peut-être mon Golem, mais... je n'avais pas à venir jusqu'ici pour me délecter de sa laideur. Laideur que, d'ailleurs, je me permets d'appeler une beauté divergeante. >>
La rogue ne réagit pas. Peut-être ne l'avait-elle même pas écouté. C'est ce qu'il semblait, en tout cas. Après un temps de silence pesant, elle dit :

<< - Entrez donc. Mais si vous ne faisiez qu'un geste - un seul geste - de travers, et si ma flèche ne vous atteignait pas en plein coeur, sachez que l'une ou l'autre de mes soeurs vous aurait à ma place.

- On va faire ça. >>

Elle s'écarta. Nelheim, suivi de près par son Golem, pénétra dans le camp.

Il jeta un regard circulaire, comme il le faisait à chaque fois qu'il arrivait dans un endroit qu'il ne connaissait pas, et s'aperçu que, de l'intérieur, ledit endroit était bien plus piteux qu'il n'y paraissait de l'extérieur. Quelques caravanes dans un état douteux, de grandes tentes installées à la va vite, des murets séparant des pans d'herbes d'autres pans d'herbes, un semblant de forge, un feu de camp - il va de soi qu'un camp sans feu de camp n'est pas un camp, même par une nuit pluvieuse - et même une vache, broutant ce qu'elle avait sous son nez, au fond de ce presque village.

Une poule mouillée - une galinette mouillée par la pluie, donc - s'écarta sur son passage.

<< - Salut, étranger ! dit une voix sur sa gauche. >>

C'était un homme grassouillet, emmitouflé dans un grand manteau gris, les chaussures et les vêtements usés par les années passées sous d'autres ciels que celui-ci, sans cesse sombre et pleurant, recouvrant le pays de Khanduras. Le type même du voyageur, en somme.

<< - Il fait bon de voir de nouveaux visages, par les temps qui courent, ajouta-t-il. Vous venez pour nous aider, n'est-ce pas ?

- Eh oui !

- Bien ! Vous avez notre reconnaissance à tous ! >>

Le gros gars attrapa sa main, la prit dans les siennes et l'embrassa à plusieurs reprises. Puis il continua :

<< - Je m'appelle Warriv. Je suis caravanier. Le chemin vers Lut Golhein, d'où je viens, est maintenant impraticable - mais vous devez le savoir ! Depuis qu'Andariel a pris possession du monastère, dans la montagne, les monstres parcourent la région, déciment ces terres et attaquent tout ce qu'ils croisent : il n'y a bien plus qu'ici que nous soyions en sécurité ! Si seulement vous pouviez mettre fin à tous ces malheurs... Parce que c'est pour ça que vous êtes là, n'est-ce pas ? >>

Il ouvrit des yeux tellement ronds, tellement tristes, tellement larmoyants...

<< - Mais bien sûr, que je suis là pour ça ! répondit Nelheim. Oui, bien sûr ! >>

Un sourire timide se dessina sur le visage de Warriv.

<< - Vous... vous devriez aller voir Akara, là-bas, près de la tente. Elle saura quoi vous dire !

- Là-bas ? répéta le nécromancien en se tournant dans la direction qu'indiquait le caravanier.

- Oui, oui ! >>

Nelheim se dirigea donc vers la femme, la dénommée Akara, qui semblait faire les cent pas devant sa tente. Mais à peine eut-il fait quelques pas qu'une femme lui coupa la route. Elle portait une armure en mailles d'acier, de longues jambières en cuir, et une écharpe rouge lui pendait sur l'épaule. Elle croisait les bras et tapait du pied sur le sol. Son visage - et ses yeux, surtout - en disait plus que ses mots :

<< - Bienvenue dans notre glorieux taudis... nécromancien. Je me suis laissé dire que vous étiez là pour nous apporter votre aide. >>

Il haussa les épaules et sourit à la femme.

<< - C'est bien ce que j'ai dis, en effet.

- Et qu'est-ce qui vous laisse croire que nous ayons besoin de vous ?

- L'état de ce camp, peut-être ? >>

Et tous les cadavres qui pourrissent tout autour, pensa-t-il.

La femme, qui devait être une espèce de capitaine, au vue de son allure, se mit à le sonder, faisant rouler son regard sur lui, de haut en bas et de bas en haut. Le nécromancien se laissa faire, et resta immobile quand elle passa à l'observation de son laquais.

<< - Je m'appelle Kashya, finit-elle par dire. Et ce camp, que vous semblez ne pas trouver à votre goût, n'est qu'une station provisoire. Un jour viendra où nous retournerons à la citadelle. Et ce jour-là, Andariel n'aura qu'à se tenir prête et plier bagages. On ne chasse pas les Soeurs de leur demeure impunément !

- Et est-ce que les Soeurs refusent souvent l'aide qu'on leur propose ?

- Je doute que la bonté seule guide vos pas.

- Ce serait mentir que de prétendre une chose pareille ! A dire vrai, je ne refuserais pas ce que vous pourriez me donner de gemmes et d'or. J'ai tout un tas de gemmes - et certaines de couleurs que vous n'avez probablement jamais vues ! -, là derrière. >>

Il avança la tête, montra son Golem du doigt, et chuchota :

<< - C'est Le Coffre qui porte tout ça sur son dos.

- Nous sommes loin d'être riches, répondit-elle en ignorant la remarque. Nous sommes loin d'être riches, comme vous pouvez le deviner.

- Eh bien ! Je suppose qu'une telle quête ne sera pas avare de trésors !

- Le monastère est plein de... trésors. Et personne ne s'opposerait à vous laisser emporter ce que vous voudrez, si vous ajoutiez la tête d'Andariel au lot. >>

Le nécromancien n'essaya même pas de cacher sa joie : un sourire cupide décora son visage et découvrit ses dents. Des dents blanches et soignées, sinon les canines, curieusement ébréchées.

<< - T'entends ça, Le Coffre ? demanda-t-il en jetant un regard par dessus son épaule. On est riche ! >>

Le Golem ne répondit pas. Il lui arrivait de prononcer quelques mots, de temps en temps, mais il semblait avoir décidé de rester muet, cette nuit. Alors Nelheim redirigea son attention vers la rogue.

<< - Le caravanier m'a dit d'aller voir cette Akara, fit-il. Est-ce que c'est votre chef ?

- Akara est notre chef spirituel. Elle donne les conseils - qu'il est souvent bon de suivre -, mais c'est à moi qu'obéissent nos rogues. C'est moi qui les mène au combat, pas ses mots. Celui qui est sage est celui qui a appris à se battre.

- Euh... d'accord. >>

Silence.

<< - Vous devriez quand même aller lui parler.

- Ah, d'accord ! >>

Le nécromancier et son laquais reprirent donc la direction de la tente d'Akara, située au fin fond du camp et protégée par trois rogues. Ces dernières ne bronchèrent pas en les voyant venir, et s'écartèrent pour laisser passer la vieille femme, quand celle-ci vint en direction des visiteurs.

<< - Je vous attendais. >>
[Akara]

Ce qui est amusant, lorsque qu'un hôte, au lieu de se présenter, se contente de dire qu'il attendait l'arrivée de ses visiteurs, c'est que ledit visiteur, pour peu qu'il soit doué d'un peu d'imagination, se rende souvent compte que lui-même s'attendait à cette réplique commune, à ce poncif du genre. Nelheim ne fut donc pas surpris outre mesure, quand la prêtesse l'apostropha de la sorte.

<< - Je vous attendais >>, fit-elle en s'approchant du nécromancien.

L'entendant, ce dernier se tourna vers son compagnon.

<< - T'entends ça ? souffla-t-il. Elle nous attendait. >>

Il ricana. Le Coffre, lui, haussa les épaules, ne montrant pas plus d'intérêt pour ce que lui disait son maître que ce dernier n'en avait montré à l'égard des paroles de la femme. S'aperçevant qu'il ne tirerait rien de lui pour le moment, le nécromancien réappliqua son attention à suivre la démarche assurée d'Akara, dont les hanches se balançaient de gauche à droite, tandis qu'elle venait dans leur direction. Elle portait une ample robe mauve, et, à chaque pas qu'elle faisait, le vent s'engoufrait dans les plis de ce long vêtement qui, dans son apparence, faisait penser à ces tuniques que l'habitude fait porter aux religieux.

Après reflexion, Nelheim en vint aussi à la conclusion que la voix de la prêtresse portait très loin, puisqu'il l'avait entendu quand elle se trouvait encore à plusieurs mètres d'eux. Il jeta un nouveau regard par-dessus son épaule, peut-être pour le faire remarquer à son compagnon, mais une fois qu'il se trouva dans cette position, il sentit une présence derrière lui, tout près, et fit rapidement volte-face. Il poussa presque un cri, quand il vit le visage de la prêtesse à quelques centimètres du sien.

<< - Qu'est-ce que.. ?! >> bafouilla-t-il, grimaçant et reculant de quelques pas.

Il se faufilla derrière son golem - se cacha derrière lui, en fait - et passa la tête sous son bras, pour vérifier qu'il n'avait pas rêvé. Et il n'avait pas rêvé, de toute évidence : la femme qui se trouvait, une seconde auparavant, encore relativement loin d'eux ; cette femme les avait rejoint en un éclair, parcourant l'équivalent d'une dizaine de pas en ne laissant à Nelheim que le temps de tourner la tête.

<< - T'as vu ce qui s'est passé ? s'exclama le nécromancien en frappant son Golem dans le dos. Hein que t'as vu ce qui s'est passé ! >>

Le Coffre ouvrit la bouche, laissant entrevoir comme une fosse sans fond, d'où sorti une espèce de fumet.

<< - Baaaaaah, fit-il.

- Baaaaaah quoi ? répéta Nelheim, agacé. T'es vraiment qu'un bon à rien, mon gros !

- Il n'a rien vu parce qu'il n'y avait rien à voir, lança Akara. >>

Après un petit temps de réflexion silencieuse, le nécromancien se décida à repasser en devant de son compagnon.

<< - Est-ce que venez de vous -- téléporter ? demanda-t-il avec un peu d'appréhension dans la voix. >>

Elle laissa échapper un petit rire, qu'il trouva proche du mépris.

<< - Vous savez ce qu'il y a à savoir à propos de la magie, répondit-elle. Je ne doute pas que vous sachiez déjà que la téléportation ne fait pas partie de mes compétences. Mais vous n'êtes pas venu pour parler de ça, n'est-ce pas ?

- Encore faudrait-il que nous soyons venu pour quelque chose !

- Mais c'est le cas, repartit-elle. >>

Elle eût encore un de ces rires, lequel, cette fois, sonna tout à fait différemment. Derrière l'aspect grave de son visage et le feu et la fureur qui brûlaient dans ses yeux, Akara semblait joyeuse, pour une raison qu'elle devait être la seule à connaître. Le malheur et l'horreur avaient beau s'abattre sur elle et ses soeurs - et le premier sentiment qu'on pouvait avoir en la voyant reflétait bien cet état de fait - ; malgré cela, le nécromancien avait l'impression qu'il y avait autre chose, derrière cette façade. Quelque chose de joyeux, donc, et peut-être un signe d'espoir.

Le nécromancien se décrispa un peu.

<< - Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

- Je m'appelle Akara, mais vous le savez déjà. >>

Elle sourit.

<< - Et vous savez, vous, que je ne parle pas de ça. Je me fiche de votre nom - comme vous devez vous fiche du mien. Je veux savoir qui vous êtes, et ce qui vous fait dire que je ne suis pas là par hasard - ou pour autre chose qu'une simple chasse au trésor. Parce que c'est ce que vous voulez insinuer, si je ne me trompe pas.

- Je n'ai rien insinué, fit-elle, mais je suis contente que vous ayez pensé que si. Et pour vous répondre : je suis la Grande Prêtresse de la Sororité de l'Oeil Aveugle, et le chef spirituel de ce camp. Est-ce que cela vous avance à quelque chose, de le savoir ? >>
Nelheim dû bien admettre - au moins intérieurement - que non, que ça ne l'avançait pas du tout. Il ne dit rien, cependant, attendant la suite.
Le sourire de la femme disparu tout d'un coup, et son air redevint parfaitement grave, expression de tristesse et de colère mêlées. Le nécromancien fût presque choqué de ce changement soudain d'expression mais, ainsi préparé, il ne s'étonna pas quand le discours prit le même virage.

<< - Il a bien fallu nous préserver de la mort, après qu'Andariel nous ait chassé de notre monastère. Les rogues qu'elle n'a pas corrompues, elle les a tuées, et leurs cadavres servent maintenant de nourriture aux vautours et aux démons, ou font l'objet de ses rites et de ses jeux. Etranger, je vous implore - nous vous implorons toutes - ; il faut que vous nous aidiez à mettre fin à ce cauchemar !

- Et pourquoi moi ? demanda Nelheim. On me tient ce discours depuis mon arrivée - on me dit que je suis là pour vous aider, que je vais vous débarrasser de quelqu'un que je n'ai même jamais vu et contre qui je n'ai pas plus de griefs que je n'en ai contre vous -, mais on ne me dit pas en quoi il serait de mon devoir de faire ça. Je dis devoir, parce que c'est comme ça que je l'entends, bien que vous me parliez d'imploration, et que d'autres me parlent de récompense ! Dites-moi seulement -- pourquoi -- moi. >>

Après un temps, Akara répondit :

<< - Je vous ai vu.

- Vous m'avez vu ? Je vous ai vue aussi, si ça peut vous rassurer.

- Pas aujourd'hui, continua-t-elle. Pas aujourd'hui, pas ici, pas maintenant. Je vous ai rêvé ; votre arrivée dans le camp, notre discussion, et même votre victoire sur Andariel. Mais le temps presse, et les visions n'ont jamais rien de certain. Vous avez déjà dû avoir affaire à des voyants, je présume.

- Le dernier qui m'ait berné a fini plus aveugle que vous, fit le nécromancien, plus satisfait de l'effet que pouvait provoquer sa phrase que de son aspect véridique. >>

Akara resta silencieuse un moment. Nelheim, lui, continuait de la fixer droit dans les yeux, peut-être avec l'intention de l'effrayer. Après tout, c'est elle qui avait commencé !

<< - J'ai aussi vu un trésor, dit enfin la prêtresse.

- Un trésor ? répéta le nécromancien en haussant un sourcil. Vous avez rêvé de moi en train de trouver un trésor ?

- Et beaucoup d'autres qui suivaient celui-ci. >>

Un sourire se dessina sur le visage de Nelheim, comme c'était le cas à chaque fois qu'on lui parlait de trésors.

<< - Voilà que je vous trouve tout d'un coup plus agréable à écouter ! >>

Elle se contint, bien que cette dernière remarque ne lui plu guère. On ne crache pas sur celui qui est censé nous sauver la mise, hein ?

<< - Dites-moi donc où se trouve ce -- trésor. Que je puisse juger de la fiabilité de vos rêves. Et j'irais bouter cette Andariel, s'il doit en être ainsi. >>

Akara se tourna légèrement, lançant son regard vers l'une des sorties du camp, où deux rogues armées faisaient le guêt, prêtes à tirer sur tout ce qui montrerait signe de vie à l'extérieur. Elle resta à les observer, et la tristesse devint maitresse de son expression.

<< - Nous ne tiendrons plus longtemps comme ça, finit-elle par dire sans détacher ses yeux de ses deux soeurs. Les monstres sont de plus en plus nombreux, là dehors, et nous dépérissons d'autant que leur nombre croît. >>

Elle revint sur Nelheim.

<< - Il y a une grotte, perdue au mileu des landes. Un repaire de démons, où se terrent toute sorte d'abominations revenues d'entre-les-morts. Je crains qu'il ne s'y prépare une attaque contre notre camp - une attaque qui nous serait fatale, tant notre défense est faible. Si vous arriviez à nettoyer cet endroit maudit, je pense que vous seriez récompensé de la manière qui vous sied le mieux -- Je dois me retirer, maintenant, et me préparer à la possibilité que vous n'en fassiez rien. Parce que cette histoire ne vous concerne aucunement, n'est-ce pas ? >>

Elle recouvrit donc sa tête d'une capuche, se retourna, et, sans dire un mot de plus, s'en alla vers sa tente. Le nécromancien et le Golem la regardèrent s'éloigner et, une fois qu'elle eût disparu, s'interrogèrent l'un l'autre, sans rien prononcer non plus, se contentant de se dévisager et de deviner ce à quoi l'autre pensait. Rapidement, la décision fût prise, et scellée par le sourire cupide de Nelheim.
[Le Repaire du Mal]

La décision d'aller purger cet endroit maudit, comme l'avait appelé Akara, fut donc prise rapidement. Après tout, Nelheim ne voyageait que dans l'espoir d'accumuler des trésors - et non dans celui d'aider les populations en détresse - et c'est bien ce que lui proposait cette quête qui, en plus de ça, ne lui donnait pas l'impression d'être hors de sa portée. Il connaissait bien les grottes, les monstres et les démons ; et, pareillement, les moyens qu'il avait de les nettoyer, pour les premières, et de les exterminer, pour les autres.

Il se mit donc en route, et son compagnon à sa suite, aussitôt que la prêtresse les eût laisser à leur courte méditation, et que cette dernière fût consommée. Avant de sortir du camp, il jeta un regard aux deux rogues qui en gardaient l'accès, et elles le lui rendirent, sans un mot de trop, mais avec tout un tas de messages au fond des yeux. Il ne déchiffra pas la moitié d'entre eux, et n'en avait cure.

<< - Gare à ceux qui s'opposent à moi ! fit-il, une fois qu'il eût posé le pied au dehors. >>

Il pénétrait dans la lande sanglante, et les seuls êtres vivants - ou tout du moins qui l'avaient été, autrefois -- vivants - ; les seuls êtres vivants qui avaient pu l'entendre étaient soit des bêtes rampantes, petites et au dos parsemé de pics empoisonnés, soit des zombies. Malgré ça, le nécromancien avait trouvé nécessaire de se montrer éloquent.

<< - Ah ! Je crois qu'on ne sait même pas où on va, le Coffre ! Est-ce que la prêtresse a dit que la grotte se trouvait dans cette lande ? >>

Le Golem haussa les épaules.

<< - Bien entendu, ajouta Nelheim, dépité. >>

Il observa les alentours, qui ressemblaient comme deux gouttes d'eau aux terres qu'il avait traversées avant d'arriver au Camp des Rogues. A quelques mètres derrière lui, les deux gardes semblaient perplexes, en le regardant, et ce sentiment qu'on doutait de ses capacités à trouver son chemin lui interdisait de faire demi-tour.

<< - On aurait quand même pu demander ! >>

Il venait de crier sur son compagnon quand il entendit une flèche siffler au-dessus de sa tête. Il se tourna vivement dans la direction que prenait le projectile, le vit atterrir non loin de lui, puis ne prit même pas le temps de vérifier d'où il était parti. Il avait deviné que c'était le moyen qu'avait trouvé une rogue de lui indiquer l'axe qu'il devait suivre, et avait peut-être un peu honte de l'en remercier. Ce serait admettre qu'il était perdu.

<< - Ben, on n'a qu'à suivre cette flèche, souffla-t-il. J'ai comme l'impression que la grotte se trouve par là-bas ! >>

Il plissa les yeux pour voir plus loin, vers ce qu'il y avait là-bas, mais la nuit et la pluie l'empêchaient de discerner quoi que ce soit à plus de vingts pas à la ronde. Il se mit quand même en marche, décapitant au passage un ou deux zombies, ou bien écrasant ces espèces de hérissons qui lui tournaient autour.

Quand il aperçu enfin l'entrée de la grotte, après avoir errer dans le noir pendant un bon quart d'heure, il sortit un mouchoir sale de sa poche, essuya la lame de sa dague et la remit dans son fourreau, lequel était attaché à sa ceinture par un long ruban noir.

Le Repaire du Mal n'était pas l'endroit le plus accueillant qui soit. Si le fait que Nelheim ait toujours montré certaines réticences à l'idée de s'aventurer sous terre - une chose que l'on pourrait associer à un mauvais souvenir d'enfance, si seulement ça nous intéressait - ; si cela a pu jouer un rôle dans cette première et mauvaise impression, il est évident que ce n'en était pas le seul facteur. La paroi, au-dessus de la gueule de l'antre, était recouverte de graffitis, l'un d'entre eux montrant deux petits démons armés de haches en proie avec un troisième monstre vert, lequel devait bien faire le double de leur taille.

De plus, une odeur âcre et irritante semblait s'extraire de l'ombre, prenant la forme d'une étrange fumée grisâtre, trainante au sol, telle l'image que l'on se fait d'ordinaire du brouillard se faufilant entre les tombes d'un cimetière.

<< - Je suppose qu'on n'a pas le choix, fit Nelheim.

- Pal'choix, répéta le Coffre. >>

Le nécromancien, surpris d'entendre ce géant d'argile parler - il ne l'avait pas fait depuis leur arrivée dans ce pays - ; surpris, il le dévisagea un instant.

<< - Il faut pas avoir peur de parler devant les dames, tu sais ? >>

_______________


La descente dans l'ombre fût trop courte pour être vraiment désagréable : Quelques marches sculptées dans la roche qu'ils franchirent rapidement, un passage un peu étroit dans lequel le Coffre laissa une partie de ses gros bras sur les murs, et voilà nos aventuriers immergés dans le Repaire du Mal. La première chose dont ils s'aperçurent, une fois en bas, était qu'ils n'y voyaient, justement, pas grand chose. Ils s'en remirent donc à leurs autres sens, le temps que leurs yeux s'accoutument à l'obscurité du lieu.

<< - La mort rôde, par ici. >>

Ce disant, Nelheim tira sa dague et commença à marcher dans la direction qui lui semblait la moins inhospitalière. Le Coffre n'opposa pas de résistance, suivant son maître non seulement pour le sens de l'observation qu'il lui connaissait, mais aussi et surtout parce qu'il n'avait pas le choix. La dernière fois qu'il avait essayé de dicter le sens de la marche, il s'était tout bonnement retrouvé au milieu d'un tas de monstre, Nelheim l'ayant recréé là pour lui rappeler qui commandait. Depuis lors, le Golem n'avait plus jamais pris d'initiative. Qui plus est, le choix hasardeux qu'avait fait le nécromancien - à savoir, prendre à gauche plutôt qu'à droite - ; ce choix ne se révéla pas trop mauvais. Ou tout du moins ne leur fût pas mortel.

La cave était effectivement peuplée de nombreuses créatures, la plupart s'attaquant au duo de malvoyants, quand ces derniers passaient à proximité, et les autres, une petite minorité de perturbateurs qui, peut-être en manque d'action, préféraient taper dans leur propre camp. De petits démons rouges, comme ceux qui avaient été peints à l'entrée de la grotte, se terraient en masse à l'intérieur et tentait tant bien que mal de bloquer le passage à Nelheim. Mais que ç'ait été par manque de puissance ou de courage, la moitié d'entre eux tombèrent sous sa dague, et les autres, apeurés à la vue de leurs frères trucidés, s'enfuirent en courant. Et quand une espèce de chaman s'opposa au nécromancien - lequel vit dans les yeux du monstre la même flamme qu'on pouvait voir dans les siens, parfois - ; quand ce dément se mit en travers de son chemin, Nelheim lui attrapa ce qui semblait être des cheveux, au sommet de son crâne cramoisi, et coupa net au niveau du cou, sans que son qu'il n'ait le temps d'esquisser le moindre geste de défense.

Ah ! Quel spectacle funeste ! Et l'homme avançait, comme ça, sans vraiment se rendre compte de se qui se passait autour de lui. Il se trouvait dans une de ses transes, lesquelles le prenaient souvent, une fois qu'il avait la dague en main et le sang lui ruisselant sur le visage. Le sang des autres. Il n'avait rien contre ces démons, pas plus qu'il ne devait quelque chose aux personnes qui l'avaient envoyé faire le ménage ici, et pour cela il laissait s'enfuir ceux qui avaient l'intelligence de le faire ; mais tout ce qui se présenta à lui comme un obstacle fût instantanément réduit au silence. Des colosses dont les mensurations devaient bien équivaloir au triple des siennes aux petits rats un peu trop téméraires, rien ne semblait pouvoir le ralentir, dans l'état où il était.

Les deux compagnons atteignirent le fin fond de la grotte plus rapidement qu'ils ne l'avaient d'abord prévu. La dernière salle - si tant est que l'on puisse appeler une cavité intérieure d'une grotte par ce nom - était mieux éclairée que tous les couloirs qu'ils avaient traversés jusqu'ici. S'ils avaient pu compter une dizaine de torches, sur le chemin qui les avait conduit là, ils en dénombraient bien le double, rien que cette salle. Le trésor, si trésor il y avait, ne devait plus se trouver bien loin.

Nelheim fit quelques pas en avant, regarda autour de lui, leva les yeux au plafond, où tombaient des dizaines et des dizaines de stalactites, puis se tourna vers le Coffre. Une expression de surprise se lisait sur ses traits, et il allait demander au Golem s'il trouvait logique que dans une salle comme celle-là, illuminée de plus de torches que nécessaire - quand le reste de la cave en manquait cruellement - ; et où il pensait possible que le trésor pouvait avoir été caché ; s'il pensait logique, donc, que cette salle ait été vide -- et laissée à la disposition du premier venu. Mais, cependant qu'il se trouvait dans cette position de regarder par-dessus son épaule, et pour la seconde fois de la journée, le nécromancien fût surpris par un bruit qui venait d'apparaître, et à une distance fort déraisonnable.

Il se tourna rapidement, encore une fois, et eût juste le temps d'apercevoir la silhouette décharnée d'un cadavre ambulant, avant de sentir, au niveau de la joue, une douleur sourde et froide. Il tressaillit un instant et, le Coffre, resté en arrière, se trouva consterné d'assister à ça. Mais il ne bougea pas pour autant, son maître lui faisant signe de rester où il était.

<< - Il m'a giflé ! fit ce dernier en grimaçant. Je viens d'être giflé par un zombie ! >>

Car c'était un zombie. Et, si les circonstances avaient été autres, Nelheim aurait pu plaisanter sur lui, parce que sa couleur - il était bleuâtre - ; sa couleur détonnait d'avec le gris qui habillait généralement ce genre de créature, et donnait l'impression que ce spécimen-là était malade dans la mort. Les circonstances, cependant, ne lui laissèrent pas le temps de rêver.

Il se tenait la joue, encore douloureuse du coup délivré par le zombie, et n'attendait que le moment où ce dernier repasserait à l'attaque -- et de face, cette fois-ci. Le monstre ne tarda pas, poussé par l'appétit bestial plutôt que par une quelconque lueur d'esprit, et envoya ce qui avait autrefois été une main en direction du visage de Nelheim. Mais, voyant la masse où elle n'était pas encore, le nécromancien fit un pas de côté et, attrapant sa dague à deux mains, trancha en un aller le bras du zombie, qui tomba au sol et ajouta sa part de chair pourrie au sol déjà assez sale de la grotte.

Le monstre ne se formalisa pas de son amputation et, après s'être lui-même tourné vers Nelheim, tenta, avec l'énergie du désespoir - prêtons donc à ce noble assaillant la notion d'espoir, qu'il avait dû avoir, autrefois -; il tenta, donc, de lui asséner un coup avec son deuxième bras, lequel alla, de suite, rejoindre l'autre par terre. Puis, comme par souci d'abréger les souffrances de la créature, le nécromancien lui enfonça sa dague dans le ventre et le découpa verticalement, jusqu'au menton, créant dans cette putréfaction de corps une tranchée profonde et saignante.

Les restes n'étaient pas encore tombés dans leur ultime immobilité que l'arme de Nelheim, nettoyée, se trouvait déjà dans son fourreau.

<< - Leur général est mort, fit-il. Plus rien ne sortira d'ici pour attaquer le camp, à présent. Est-ce que ce sera assez pour gagner la confiance des rogues ? >>

Il haussa les épaules, comme pour se répondre à lui-même, et poussa un soupire.

<< - On trouve le trésor et on rentre. >>

Quand il se tourna vers le Golem pour lui indiquer une zone de recherche, il vit ce dernier dans un coin, à moitié dissimulé par un mur, et visiblement affairé à ramasser quelque chose. Il se rapprocha en courant, croyant avoir deviné ce qu'il faisait. Et il avait bien deviné, en effet.

Une fois qu'il eût rejoint son compagnon, il l'aida à vider un coffre, laissant les armes et les pièces d'armure - il avait ce qu'il fallait, de ce côté, et il eût manqué de bras pour le transport, quand il aurait voulu les prendre - et se contenta de remplir sa charge de toutes les gemmes, de tous les bijoux et de tout l'or qu'il trouva.

<< - La vieille n'a pas menti ! s'exclama-t-il. Ca, pour du trésor, c'est du trésor ! >>
[Reconnaissance - Première nuit au camp]

Quand ils arrivèrent au camp, fatigués de leur voyage et de leur exploration de l'antre, Nelheim et le Coffre fûrent accueillis par Akara et Kashya, toutes deux aussi distantes l'une de l'autre que proches des deux compagnons qui venaient vers elles. Sans qu'elles eût l'air vraiment en froid, il semblait évident qu'elles n'étaient plus, et depuis un moment, sur la même longueur d'onde ; Aussi bien que, attendant tellement de Nelheim - cette homme tombé du ciel et qui, au regard de sa démarche et de son expression, avait réussi haut la main l'épreuve de la grotte - ; attendant tellement de lui, donc, elles le voyaient maintenant comme un sauveur potentiel, et sa vie, à leurs yeux, valait peut-être plus que la leur ou que celle de l'une de leurs soeurs. Il représentait le Salut de leur peuple, et sans qu'elles ne sachent vraiment pourquoi, elles n'en doutaient plus. Le nécromancien ne releva pas, plus soucieux de pouvoir trouver un lit que de régler les problèmes internes à cette petite troupe de résistants, de toute manière plus proche de l'éradication que de la libération. Il rentrait les poches pleines - sans soupçonner que ce qu'il avait trouvé aujourd'hui ne représentait rien, par rapport à ce qu'il obtiendrait par la suite - et c'est avec les poches pleines et l'esprit léger qu'il comptait aller dormir.

Il pénétra dans le camp, sous des regards beaucoup moins agressifs que la première fois, et s'arrêta à hauteur des deux femmes. Il jeta à leur pied la figure bleuâtre du zombie qui n'aurait jamais dû se promener seul au fond de son repaire, et elle roula négligemment jusqu'à s'arrêter et sourire au ciel qui ne l'accueillerait pas.

<< - Vous pouvez rayer celui-là de la liste de vos ennemis, dit-il. Ceux de ses petits camarades qui sont encore en vie s'en sont allé jouer un peu plus loin. >>

Kashya, qui du pied pouvait atteindre l'artefact morbide, l'écarta d'un geste brusque et le rejeta hors du camp.

<< - Vous avez donc rayé cette grotte infernale de la carte, fit Akara en s'approchant. Nous ne pouvions être sûrs que vous le feriez. Vous avez ma confiance, à présent, et m'avez redonné foi en l'humanité. >>

Le nécromancien, qui sentait bien que la voix de la femme traînait, la dévisagea.

<< - Mais ? demanda-t-il.

- Mais cette grotte n'était qu'un avant-poste, et ses habitants, de piètres représentants de l'ordre démoniaque. Si votre victoire sur eux les retarde un peu dans leurs plans, elle ne nous avance en rien dans les nôtres. Les menaces qui pèsent sur nous s'accumulent, et le temps qu'il nous reste pour nous en sortir s'amenuise. Il faut que vous nous aidiez !

- Et je pourrais dormir, avant ça ? Non que je ne sente pas cette pression qui vous pèse, mais -- qu'est-ce que j'ai sommeil ! >>

Il faut dire que la nuit était déjà bien entamée. La lune en était déjà à la deuxième moitié de son passage quotidien, dans le ciel, et le climat était assez lourd pour entamer la fougue du plus fougueux noctambule.

<< - Warriv vous a fait une place dans sa caravane, répondit la prêtresse, pour vous et votre ami, si l'idée de dormir sur quelques planches de bois et avec un homme plus bruyant endormi qu'éveillé ne vous dérange pas.

- Je suis passé par assez de nuit agitée pour en supporter une de plus, fit-il. Eh bien ! Je vais y aller de ce pas, à moins que vous n'ayez quelque chose d'autre à me dire... ? >>

Il s'adressait à Kashya qui, depuis leur retour, à lui et à son golem, était restée silencieuse. La rogue haussa les épaules.

<< - Ca peut bien attendre demain. >> fit-elle avant de se retourner et de regagner l'endroit où elle se trouvait - où elle attendait - le plus souvent, adossé à un mur de brique, près du feu de camp.

En la regardant aller ainsi, Akara dit à Nelheim :

<< - Avant tout cela, Kashya était d'une loyauté sans égale, mais je crains que sa colère et sa rancoeur ne la mène sur la voie du mal.

- Je suppose que d'un certain point de vue, le mal ici représenterait l'espoir. >>

La prêtresse lui jeta un regard perplexe et triste, et lui s'en alla rejoindre la caravane de Warriv, suivi comme toujours du Coffre, qui portait sur son dos un sac un peu plus lourd qu'il ne l'était le matin-même. Si ces pierres précieuses et cet or nouvellement acquis l'avait été, en partie, grâce à l'intervention première de ce caravanier ; ces richesses, donc, n'étaient rien, par rapport à tous les ennuis que le nécromancien s'attirerait par la suite, et par la faute de cette même intervention. Il se coucha sans penser à tout ça, cependant, parce que son esprit, s'il le voulait léger de soucis, était quand même tout à fait lourd de sommeil.

_______________


Et quelle nuit ! Dérangé plus qu'il ne l'avait prévu par les ronflements et l'action délibératoire et incohérente de Warriv - cet homme semblait capable de ronfler et de parler en même temps - et par les yeux éveillés de son Golem se baladant sur lui et sur leurs précieux bagages, Nelheim ne trouva le repos qu'après une bonne heure de vaine recherche et, une fois qu'il l'eût trouvé, ne pu s'en délecter que pour une durée guère plus importante. En effet, et alors que le soleil paraissait à peine à l'horizon, Kashya - celle-là-même qui, dans l'état d'esprit présent du nécromancien, tiré brusquement du sommeil et qui se sentait plus fatigué encore qu'il ne l'était avant de se coucher, celle-là qui avait déjà pris la voie du Mal, selon lui - ; Kashya, donc, vint le réveiller, et seulement quelques heures après lui avoir promis de le laisser tranquille le temps d'une nuit.

<< - Le jour se lève, fit-elle de l'extérieur de la caravane. >>

Puis elle s'en alla, comme si elle savait que le nécromancien se lèverait pour la suivre. Le Golem, qui n'avait pas dormi, vint prendre l'épaule de son maître pour le secouer et le rappeler à eux. Ce dernier ouvrit les yeux, battit des paupières, grogna un peu et se retourna à plusieurs reprises, pas très enthousiaste à l'idée de devoir repartir à l'aventure de si bonne heure. Après quelques minutes de résistance, il consentit enfin à se lever, sous la main insistante de son compagnon.

<< - Ouais, ouais, gémit-il. J'arrive. Pas de panique. >>

Ce disant, il se remit sur le ventre, prétextant un besoin impérieux de se prélasser encore dix petites minutes, afin que son corps puisse correctement suivre la bonne résolution de son esprit. Il ne les prit même pas, en fin de compte, et se présenta rapidement devant la rogue, alors qu'elle reprenait sa place habituelle, près du feu. Warriv avait bien prononcé quelque chose, pendant qu'il descendait de la caravane - et Nelheim se dit qu'il dormirait à la belle étoile, si l'occasion se présentait à lui de passer une autre nuit sous ce ciel -, mais il ne put en conclure que le caravanier était bel et bien réveillé.

<< - Il aurait mieux valu ne pas me laisser fermer les yeux, si c'était pour me les rouvrir de force aussi tôt. >>

Il jeta un regard distrait autour de lui, pour se rendre compte que tout le monde était déjà debout, que chaque poste du camp était déjà occupé. Sans doute lui et le caravanier avaient-ils été les seuls à dormir, cette nuit - puisqu'il semblait évident que ce n'était pas le cas du Coffre. Ceci-dit, les rogues se ressemblaient tellement que Nelheim ne pouvait être certain qu'il n'y avait pas eu de roulement ; sinon pendant sa sieste, au moins lorsqu'il en était encore à en découdre avec les démons de l'Antre.

Kashya ne parut pas surprise de cette réaction, et ne montra aucun signe de remord, quant au fait d'avoir privé leur sauveur potentiel de ce qui lui aurait fallu de sommeil, et d'après ses estimations à lui.

<< - Nous avons pris l'habitude de ne pas abuser des heures que nous accorde encore le destin.

- Et j'ai pris l'habitude de ne pas me mettre au travail avant que le soleil n'ait commencé sa descente. Est-ce que ça ne compte pas ?

- J'avais cru comprendre que vous étiez là pour nous aider.

- Si cela entrait dans mon emploi du temps ! >>

Il avait haussé la voix. Il n'était pas énervé, pourtant, et Kashya le sentait bien.

<< - Est-ce que je dois vous faire réveiller plus tard ? proposa-t-elle.

- Eh bien, non ! Maintenant que je suis là - et que mes sens commencent à me revenir -, ce n'est plus la peine. Dites-moi plutôt ce que vous attendez de moi, et ce que je gagnerais à vous aider.

- Vous cherchez des trésors, n'est-ce pas ? >>
Nelheim hocha la tête.

<< - Il est possible que je sache où trouver de quoi remplir un deuxième sac comme le vôtre, continua-t-elle. >>

Elle marqua une pause.

<< - Et bien ? demanda le nécromancier, soudain impatient.

- Vous devrez commencer par libérer l'âme maudite qui s'en est fait la gardienne.

- Et où se trouve-t-elle, cette âme ? Et qui est-elle, pour que vous lui vouliez ce bien ? >>

Kashya échappa aux yeux interrogateurs de Nelheim et regarda au loin, dans le vide, comme à la recherche de souvenirs, enfouis dans le décor de ce camp. Des souvenirs pas forcément joyeux, à première vue.

<< - Elle s'appelle Blood Raven, fit-elle d'un ton morne, revenant ainsi sur le nécromancien. C'était un de nos meilleurs officiers, pendant l'attaque de Diablo à Tristram, mais aussi l'une des premières à avoir succombé à la corruption d'Andarielle. Elle lève une armée au cimetière du monastère, et souille les cadavres de nos soeurs. Nous ne pouvons pas accepter une telle profanation. Si vous êtes notre allié, aidez-nous à la détruire ! -- Des monuments ont été bâtis dans ce cimetière, ajouta-t-elle, et ces monuments regorgent de trésors, que nous y entreposions, en l'honneur de nos défuntes soeurs. Tout ce que vous y trouverez sera à vous ; mais de grâce, aidez-nous à leur apporter la paix ! >>

Le Coffre, qui avait fini de préparer leurs bagages, les avait rejoint pendant la conversation. Nelheim l'interrogea du regard, pour la forme, mais ne reçu en guise de réponse qu'un haussement d'épaules, également pour la forme.

<< - C'est d'accord, déclara le nécromancien. Nous partirons dans l'heure. >>
[Blood Raven - Pillage]

Le cimetière du monastère se trouvait plus près du Camps des Rogues que du monastère en question, et cette bizarrerie se révéla finalement bénéfique, quand il s'agit pour les deux compagnons de s'y rendre. Cela leur évita de se rapprocher de trop près du repaire dans lequel se terraient les aides les plus dangereuses d'Andariel et où elle-même se cachait, attendant son heure.

Blood Raven, Blood Raven, Blood Raven... Ce nom tournait et retournait sans arrêt dans la tête du nécromancien. Il faut dire qu'il avait quelque chose d'étrange et d'intriguant, pour un homme dont les oreilles n'étaient pas habituées à de telles sonorités. Il n'avait pas bien compris ce qu'il était censé faire d'elle, une fois qu'il l'aurait trouvée, et ne se souciait que du fait qu'elle avait alors les pieds sur un trésor - et un trésor qu'il s'était d'ores et déjà attribué, qui plus est.

En général, on parlait de libérer l'âme de quelqu'un lorsqu'il s'agissait de rendre son corps à la terre. Il faudrait donc tuer cette rogue déchue, juste parce que ses ambitions allaient à l'encontre de ce que ses anciennes Soeurs croyaient... et bien, à l'encontre de ce qu'elles croyaient juste. Nelheim se demanda si, quand un de ses ennemis actuels - Blood Raven, Andariel ou autre - l'enverrait raser le Camps des Rogues, lui promettant qu'il y trouverait trésors et richesses ; Nelheim se demandait s'il irait d'aussi bon coeur qu'il se dirigeait à présent vers le cimetière. Il pensa à Akara, à Kashya et aux autres, vivant dans leur parodie de village, et cette pensée le fît sourire, aussi bien qu'elle chassa toutes les autres pensées de son esprit. Et il marcha comme ça, l'esprit vidé.

Quand Nelheim et son Golem arrivèrent au cimetière, le soleil était déjà assez haut pour que d'abondantes gouttes de sueur perlent sur le front du nécromancien. Il s'accroupit à l'ombre d'un muret, d'où il pouvait observer sans être vu les zombies, qui se baladaient au milieu des tombes. La plupart d'entre eux devaient être d'anciennes rogues. D'autres âmes à libérer, en somme.

Il se couvrit la tête de sa capuche, lança un coup d'oeil à son compagnon et se leva, tirant la dague de son fourreau.

<< - Reste à l'ombre tant que tu peux. J'aimerais pas te voir fondre. >>

Puis il se mit en marche, à pas lent et pliant les genoux, afin de rester invisible le plus longtemps possible. Il pensait avoir reconnu la dénommée Blood Raven. Une femme - d'après les formes de son corps -, coiffée du crâne d'un animal qu'elle aura certainement tué avec l'arc qu'elle avait alors en main, là, au milieu des ressuscités. Elle allait ça et là parmi ses laquais et lançait quelques jurons incompréhensibles. Derrière elle se levait un vieil arbre mort, sur les branches duquel pendaient deux cadavres de rogues qui n'avaient visiblement pas compati à son sort.
Le nécromancien, avançant aussi discrètement qu'il le pouvait, arriva bientôt à proximité du grand grillage noir qui entourait le cimetière. Le Coffre, à sa suite, prenait les mêmes précautions pour ne pas attirer l'attention sur lui. Et ça fonctionnait, visiblement, puisque personne ne semblait les avoir encore vus.

Le grillage, qui avait dû être levé au temps où le cimetière n'était pas encore habité par cette rogue déchue, était maintenant brisé à plusieurs endroits, comme autant d'accès par lesquels se faufiler à l'intérieur.

Nelheim fit signe à son Golem de faire le tour, jusqu'à la porte principale - qui ne s'ouvrirait plus jamais, au vue des dégâts qu'elle avait subits -, et lui ordonna de se faire remarquer, une fois là-bas, puis de rester en place pour inviter l'armée de zombies à le rejoindre. Il pourrait se mettre à courir, ensuite, quand il serait certain d'être poursuivi. Et c'est ce qu'il fit.

Pendant ce temps, le nécromancien avait pénétré le cimetière par l'arrière, où il s'attendait à retrouver Blood Raven - où il s'attendait à la trouver seule. Et c'est ce qu'il se passa. La rogue avait aperçu un Golem - qui semblait lui faire signe, en plus - et avait lâché ses troupes à ses trousses, se retrouvant ainsi sans défense à l'arrière de son repaire macabre.

Les tombes fracassées et les cercueils ouverts pouvaient rapidement se transformer en pièges, pour celui qui marcherait là sans prendre garde. Nelheim, cependant, partageait son attention entre le sol et le dos de son ennemie, dont il se rapprochait sans faire le moindre bruit, et ne se prit le pied dans rien qui lui ait fait perdre la maitrise de son entreprise. Marcher en silence lui avait déjà servi, par le passé, et voilà qu'il se retrouvait, encore une fois, à devoir surprendre quelqu'un grâce à cette aptitude.

Quand il arriva à hauteur de Blood Raven - toujours captivée qu'elle était par le spectacle que lui offrait le Golem -, le nécromancien porta sa lame au cou de la rogue et, attrapant le casque osseux par une corne, fit mine de lui trancher la gorge. Il sentit bien la résistance - et le fait qu'il n'avait rien tranché du tout - mais dut attendre qu'elle se retourne, pour se rendre compte que le casque couvrait également cette partie sensible par laquelle plus d'une tête avaient été séparées de leur corps.

<< - Ah, ben mince alors, souffla-t-il. >>

Et Blood Raven lui répondit par un grognement sourd. Elle n'avait visiblement plus rien d'humain.

<< - Venez defier mon armée ! cria-t-elle. >>

Peut-être un petit reste, finalement.

Son armée, cependant, avait déjà à faire avec le Coffre, à l'extérieur des grilles, et ne viendrait pas à son aide avant un moment. Cela ne la dérangea pas outre mesure, et elle leva son arc en direction du nécromancien, poussa un autre cri et décocha une flèche dans sa direction.
Nelheim trébucha sur une pierre, en évitant la flèche, et se retrouva au sol, pour un temps vulnérable devant la rogue. Le temps qu'elle extirpe un autre projectile de son carquois, cependant, le nécromancien s'était déjà relevé et lui avait sauté à la gorge. Il tirait sur le casque, avec l'intention de l'ôter à sa propriétaire, mais celui-ci ne voulait pas bouger.

Il avait eu pour première idée de lui trancher la gorge, comme il avait l'habitude de le faire avec des ennemis de sa taille, et cette idée avait occulté en lui toutes les autres. Le fait que la rogue n'ait pas eu d'autre armure de corps que cet os d'animal lui échappa également. Il s'acharnait sur le casque, tandis que Blood Raven tentait de se dégager, et il ne baissa les yeux à aucun moment, ni pour aperçevoir ce torse qui n'attendait qu'à recevoir une lame, ni pour se rendre compte que la rogue avait enfin saisi une autre flèche.

Bien entendu, à cette distance, elle ne pensa même pas à armer son arc. Au lieu de ça, elle prit la flèche à pleine main et esquissa le geste de l'enfoncer dans le ventre de cet homme qui lui secouait inutilement la tête. Avant qu'elle n'ait pu y parvenir, pourtant, elle sentit un énorme poids s'abbatre sur son crâne, et chancela de cette attaque inattendue. De grosses mains d'argile virent se poser sur celles du nécromancien pour leur faire lâcher prise. L'homme tourna la tête vers son Golem et baffouilla quelques mots.

<< - Qu'est-ce que tu fais ? >>

Le Coffre jeta un regard par-dessus son épaule. Une vingtaine de zombies se trainaient maladroitement dans sa direction. Il revint alors sur son maître, et désigna Blood Raven du doigts.

<< - Faut pas taper l'os, Nel. Faut pas taper l'os.

- Faut pas quoi ? >>

Le nécromancien observa la rogue qui tentait de garder son équilibre, et se rendit enfin compte des faiblesses que présentait une proie aussi légèrement vêtue. Il repéra sa dague, qui était tombée par terre, et la ramassa, pour l'instant d'après la nicher sous la poitrine gauche de Blood Raven - cette partie de son corps, comme beacoup d'autres, était complètement dénudée. Et de cette plaie se mit à s'écouler d'abord un filet, puis une véritable fontaine de sang, qui éclaboussa les pieds de la rogue, puis ses genoux, quand elle tomba dans la position du repentant.
Quand elle s'affala complètement, sur le ventre et raide morte, elle tenait encore fermement son arc, et ne le lâcherait plus jamais. Une lumière blanche commença à éclairer son dos, et cette lumière se changea en éclairs, lesquels partirent dans toutes les directions, zigzaguant entre les tombes et évitant soigneusement les deux compères. En fait, ils semblaient plutôt attirés par tout ce qui était mort... et les deux cadavres écorchés se balançant le long de leur corde, dans les branches de l'arbre pourrissant, n'y échappèrent pas. Un trait de foudre se propagea jusqu'à eux, et les fit griller de haut en bas.

Mais le plus impressionnant s'abbattit sur ce qui avait été, jusque là, l'armée de Blood Raven : Les zombies, foudroyés dans leur mort par la dernière colère de leur maitresse, tombèrent les uns après les autres, sous les regards ébahis de Nelheim et du Coffre. Le nécromancien ne se trouvait qu'à quelques mètres du massacre, et ne ressentit pourtant qu'un petit bourdonnement se propager le long de sa colonne vertébrale, quand une immense décharge électrique faisait des ravages devant ses yeux. Ces éclairs, qui n'avaient rien de naturel - et l'étaient-ils vraiment, derrière leur apparence ? - ; ces éclairs ne semblaient pas avoir d'emprise sur son corps.

Quand l'âme libérée de la rogue eût terminé son ménage, le calme retomba brusquement sur le cimetière. Nelheim s'approcha du corps de Blood Raven, la tâta du pieds, puis la retourna sur le dos. Son casque était craquelé et aurait cédé au moindre choc.

<< - Repose-toi, Blood Raven. >>

_______________



<< - Ah ! Trop de tombes vides ! >>

Le nécromancien se baladait maintenant dans le cimetière, entre les tombes, jetant parfois un coup d'oeil sur une pierre tombale ou au fond d'un cercueil déserté. La plupart des corps qui auraient dû être en train de s'y reposer s'étaient relevés et s'étaient remis à marcher, pour quelques temps, avant de regagner - et pour la dernière fois, probablement - le pays des morts. Il regarda longuement autour de lui.

Quatre chemins de dalles partaient de l'arbre central, dessinant sur ce sol sinistre une croix grisâtre et abîmée. A l'extrémité de deux de ces chemins se trouvaient un bâtiment. Kashya en avait parlé comme de la Crypte et du Mausolée, et avait ajouté que les rogues les plus heureuses y avaient été ensevelies, pour pouvoir y reposer en paix et à l'abri du Mal. Il semblait évident qu'une simple porte et une demeure sous-terraine ne pouvaient les en avoir vraiment protégées.

<< - On commence par celui-là. >>

Nelheim désignait le Mausolée. Il n'aurait pas su les distinguer l'un de l'autre, à vue d'oeil, mais quelques lettres gravées dans la roche, au-dessus de l'entrée du bâtiment, indiquait la nature de ce dernier. Quand il atteignit ladite entrée, il resta debout quelques instant, immobile, avant de pousser la porte. Puis il descendit les marches.

D'abord une odeur nauséabonde lui monta aux narines, puis, quand il s'y fût accoutumé, c'est la chaleur incroyable du lieu qui commença à l'étouffer. Le Mal avait effectivement fait son oeuvre ici. Les tombeaux étaient ouverts - et vide, bien entendu -, et des feux avaient été allumés de toute part, consumant tout ce qu'il pouvait consumer, dans cet environnement de pierre. Le bois des torches et des décorations funéraires était entassé ça et là, par terre, et brûlait d'un feu vif et impur, tandis que des corps empalés goûtaient, eux aussi, à la subtile démangeaison des flammes.

Nelheim avança parmi les ombres et les morts, s'efforçant de ne pas donner d'importance à ce qui l'entourait. Il était là pour le trésor. Il mettrait la main dessus, et il repartirait comme il était venu - et avec les poches un peu plus pleines, si possible.

Il traversa les salles, complètement vides pour la plupart et simplement meublées pour les autres. Il y avait eu de l'agitation, ici - et tout laissait penser qu'il y en avait eu récemment -, mais il n'y avait, à présent et pour ainsi dire, plus âme qui vive. L'éclair qui avait fauché les morts, au-dessus, devait également avoir fait un tour par les tunnels. Le Mausolée était assez labyrinthique, et le fait qu'il ait été nettoyé permettrait au moins au nécromancien de ne pas avoir à le faire lui-même.

Après une bonne demi-heure de recherches vaines, il arriva enfin dans une salle, en apparence semblable aux autres, mais de laquelle s'échappait un petit quelque chose de plus. L'odeur de l'or, probablement. Nelheim la ressentit dès qu'il passa l'ouverture taillée dans la roche, à taille d'homme, et qui, avec ses pairs, séparaient les différentes salles du couloir.

<< - Ah ! Il est là, je le sens ! s'exclama-t-il.

- Il est là ! répéta le Coffre. >>

Ils se lancèrent chacun dans une direction opposée. Parfois les choses se repètent, parfois non. Cette fois, et comme c'était le cas la plupart du temps, c'est le Golem qui mit la main sur le coffre. Le nécromancien, qui gardait toujours un oeil sur lui quand ils étaient séparés - et d'aucun dirait que c'est justement ça qui lui faisait perdre du temps et de l'attention - ; lui qui gardait toujours un oeil sur le Golem, donc, comprit qu'il avait trouvé le trésor, et presque instanténement à la découverte elle-même.

Après avoir fait le tri entre ce qui pouvait être emporté et ce qui ne le pouvait pas, ils chargèrent le sac du Coffre de tous les joyaux, de toutes les pierres et de tout l'or qui faisait le trésor du Mausolée. Près d'une heure plus tard, ils firent de même avec celui de la Crypte, laquelle leur parut, de l'intérieur, aussi semblable au Mausolée qu'elle ne semblait l'être de l'extérieur.

Sur le chemin du retour au camp, un fragment d'améthyste tomba sur l'herbe de la Lande Sanglante, et Nelheim se baissa pour le ramasser. Il le mit dans sa poche et continua sa route.

Le soleil tapait toujours, de là-haut, et faisait resplendir de sa lumière l'étrange os brisé qui avait un jour servi de casque à une Rogue Déchue.
Il était bien évident que tout ce qui précédait l'arrivée de notre héros chez les rogues ne pouvait être passé sous silence - et même si l'intention, elle, était réelle. Ce qui suit est un fragment de l'histoire parallèle, de l'histoire passée de Nelheim, de celle faite d'événements qui ne peuvent être ignorés, au vue de l'importance pertinente qu'ils ont eue et qu'ils ont encore dans sa présente quête. Le principe est simple et pourrait être résumé ainsi : Un interlude, un souvenir.


[Ressusciter un Squelette]


Le démon expira.

Nelheim était alors âgé de treize ans, peut-être un peu moins, et il extrayait la dague ensanglantée du cadavre de la bête, sans plus d'humeur que s'il l'avait simplement tirée de son fourreau. Il se retourna, aperçu son maître qui l'observait, de loin, et lui adressa un signe de la main. Un sourire malsain découvrit ses dents blanches, tandis qu'il nettoyait la lame de son arme avec son mouchoir, et tout ce à quoi il pensait, c'était à la récompense qu'on lui avait promise.

Il rengaina la dague, se baissa et tira la dépouille de sa victime par le bras, pour la lancer par-dessus son épaule. Le cadavre encore chaud tapait dans le dos du garçon à chacun de ses pas, et des gouttes noirâtres se répandaient sur l'herbe du jardin, à mesure qu'il avançait, comme si l'âme du démon, consciente de ce qui allait arriver à son ancien corps, essayait de le raccrocher par n'importe quel moyen au lieu du délit, à cette fin acceptable, à ce pourrissement à même le sol, à n'importe quoi, en fait, plutôt que de le laisser gentiment se faire tirer vers un dénouement plus atroce que tout.

Quand il arriva devant son maitre, Nelheim jeta sa charge à terre, et celle-ci alla s'écraser avec le bruit d'un sac de patates qui explose. L'homme, qui ressemblait à une incarnation future du garçon, regarda brièvement ce qui venait de tomber à ses pieds, puis revint sur l'enfant. Il lui mit la main sur la tête et lui ébouriffa les cheveux.

Nelheim grimaça à ce contact.

<< - Arrête, s'il te plaît. Tu sais bien que j'aime pas ça. >>

L'homme ramena sa main gantée derrière son dos.

<< - C'était un beau coup, Nel.

- J'ai déjà tué plus gros et plus fort que ce démon.

- Jamais aussi parfaitement, que je sache. >>

Le coup - l'unique coup qui avait fait passer le monstre de vie à trépas - avait effectivement été propre et net. Si le sang n'avait pas révélé sa présence, la plaie aurait même sans doute été invisible. Il n'y avait qu'une fine fente, au niveau du cou, sur laquelle restaient collés des mèches de cheveux noires et grasses.

Nelheim haussa les épaules.

<< - Pourquoi est-ce que tu m'as fait faire ça ? >>

Il pensait à la récompense.

<< - Donne-moi ta dague, fit l'homme.

- Ma dague ? Je ne comprends pas... >>

L'homme tendait la main, paume ouverte.

Le garçon le dévisagea un long moment avant d'accéder à sa requête. Et non sans un grognement étouffé.

<< - Merci. Ecarte-toi, maintenant. >>

Il donna un coup de pied dans le cadavre pour le mettre sur le dos. Les membres étaient pliés et formaient des angles surnaturels. Si le corps avait été visiblement préservé à l'extérieur, il semblait que l'intérieur n'avait pas subi le même traitement.

<< - Découvre tes yeux, continua-t-il. Découvre-les, ouvre tes oreilles et libère ton esprit de tous ses voiles.

- Mais...

- Chut, maintenant. >>

L'homme serra la dague dans sa main gauche, la lame tournée vers le sol, et resta comme ça, immobile, pendant plusieurs secondes. Tout semblait s'être arrêté, autour de ces trois corps, l'environnement proche devenant soudain plus silencieux qu'une nuit noire et froide. Le vent s'était tu, condamnant à un silence commun tout ce qu'il avait l'habitude de chahuter avec son souffle.

Puis les cheveux de l'homme commencèrent à s'agiter, ne profitant d'aucune impulsion extérieure. C'était de sa personne que provenait toute force, tout mouvement. Et l'espace autour de lui se mit à s'assombrir, l'entourant d'une espèce d'aura d'anti-lumière.

Il se baissa et, lentement, dessina d'étranges symboles dans la chair ventrale du démon, qui aurait pu être en train de dormir à ses pieds, au vue de son apparence. Ce faisant, il murmurait des mots en une langue perdue, que Nelheim entendit parfaitement, malgré le fait qu'il se trouvât à plusieurs pas de la scène, comme s'ils avaient été soufflés directement à son esprit. Il les nota inconsciemment, subjugé qu'il était par ce qui se déroulait sous ses yeux.

Le cadavre sursauta.

Impossible, pensa-t-il. Evidemment, ce n'était pas la première fois qu'il voyait un cadavre bouger, mais personne ne lui avait jamais dit que son maître était capable de faire ce genre de chose - de réveiller les morts - ; personne ne lui avait jamais dit, pas même le principal intéressé. Ce dernier, accroupi au-dessus du démon qu'il avait tué, psalmodiait et charcutait la dépouille qu'il avait pris tant de soin à ne pas amocher.

Quand il eût achevé son oeuvre, l'homme se redressa et leva les yeux vers Nelheim. Des yeux qui apparurent, à ceux du garçon, complètement noirs, pendant un instant, avant de redevenir parfaitement normaux.

Encore un sursaut.

Le regard de Nelheim hésitait. Entre le cadavre, par terre, qui semblait à nouveau habité d'une âme - une âme faible mais, sans aucun doute, présente - ; entre ce cadavre, donc, et son propre maitre, dont l'apparence semblait redevenir normale, à l'image de ses yeux, à l'instant. Et tout ce qui les entourait - le vent, le bruissement des feuilles dans les arbres, le cri des bêtes proches -, tout ça et tout le reste reprenait progressivement son cours.

<< - En bas. >>

L'homme mit fin à l'état de léthargie du garçon qui, pour obéir à son maître, rattacha son attention à l'objet frissonnant sur le sol.

Il frissonnait tout autant.

Et il trembla, même, quand le démon se remit lentement sur ses pieds, qu'il esquissa quelques pas en avant, et qu'il se tourna vers lui pour lui montrer des yeux qui semblaient parler, des yeux qui semblaient lui demander pourquoi, pourquoi donc on lui faisait subir cette chose. Nelheim aurait juré que le démon savait ce qui lui arrivait.

Il resta tétanisé de cet échange de regards : Ses tremblements et sa respiration avaient cessés, de même que tout autre mouvement, son corps se trouvant, et à l'inverse de son esprit, complètement paralysé. Et cette situation aurait pu s'éterniser - au moins jusqu'à ce que lui-même meure, à cause de l'inactivité de son coeur - ; elle aurait pu s'éterniser, donc, si le cadavre du démon n'avait pas tout bonnement... eh bien, s'il n'avait pas exploser.

De la chair et du sang gliclèrent, jusqu'à aller éclabousser les bottes de l'homme et de son disciple, médusé. Tout ce qui avait un jour formé l'enveloppe corporelle du démon se retrouva éparpillé dans toutes les directions. Tout, sinon les parties osseuses. Les os s'étaient rassemblés, restant comme ça en suspens dans l'air, pendant que les autres parties du corps s'émancipaient, et avaient fini par retomber au sol, dans un fracas presque musical.

Un lambeau de peau glissait sur le pantalon en toile de Nelheim, laissant après son passage une trainée de sang sur sa jambe. Le garçon ne s'en rendit même pas compte, tandis qu'il fixait le tas d'os immobile. Et immobile, il ne le resta pas longtemps. Au bout de quelques secondes, il fût pris de sursauts (comme l'avait été le cadavre, un peu plus tôt), et chaque os, l'un après l'autre, entra comme ça dans la danse.

Nelheim se surprit à imaginer que chacun d'eux cherchait quelque chose, et il lui vint à l'esprit l'image d'une clé cherchant la serrure lui correspondant. Et il ne fut pas étonné outre mesure quand il vit une rotule s'approcher d'un fémur, pour ensuite s'y accrocher. Ce qui aurait dû lui sauter aux yeux, pour ainsi dire - le fait que du corps d'un démon soient sorti les composantes d'un squelette humain - ; ceci ne lui sauta pas immédiatement aux yeux, donc, mais devrait l'étonner un peu plus tard, quand lui-même reproduirait avec succès l'outrage à la nature que venait de commettre son maître.

Un squelette se tenait debout, en face de l'homme qui l'avait ressuscité. Nelheim avait déjà vu de ces créatures, bien sûr, mais aucune d'elles ne s'était jamais tenue aussi calme, aussi immobile. Aucune d'elles n'avait jamais hésité à l'attaquer, en fait. Celui-là montrait comme du respect à son maître.

Le garçon ouvrit la bouche pour dire quelque chose. Comme il n'y arrivait pas, l'homme s'approcha de lui, sous le regard de son laquais squelettique. Chaque mouvement de la créature donnait lieu à de multiples craquements d'os assez horribles.

<< - On parlera de ce que je t'ai caché plus tard, dit-il.

- Tu.. tu... tu es un... >>

Nelheim avait du mal à trouver ses mots.

<< - Un nécromancien ? demanda son maître avec un petit sourire. Tu veux dire que tu ne t'en es jamais douté ?

- Comment aurais-je pu ! cria-t-il. Tu ne m'autorises qu'à tuer des monstres, et tu ne m'entraînes qu'au combat au corps ! Tu n'as jamais fait allusion à quelques pouvoirs de...

- Résurrection. Des pouvoirs de résurrection. Mais chaque chose doit être fait en son temps, Nel, et j'ai dit que ce temps-ci n'était pas celui des explications. Pour l'instant, tu te contenteras d'observer. Et voilà la dernière leçon. >>

Le nécromancien se tourna vers le squelette. Ce dernier fixa ses orbites vides sur les yeux de son maître, comme s'il pouvait le voir. Ce n'était pas le cas, évidemment, mais ça ne semblait pas avoir grande importance.

Il lui tendit la dague de Nelheim, qu'il tenait par la lame courbée. La créature la prit sans hésiter, l'empoignant fermement de sa main osseuse. L'homme s'écarta, libérant l'espace de trois pas entre son élève et son laquais.

Le garçon le regarda avec de grands yeux.

<< - Qu'est-ce que ça veut dire ?

- La dernière leçon de la journée, répondit son maître.

- Je ne suis même pas armé ! protesta Nelheim, qui comprit ce qu'on attendait de lui.

- Tu es armé. >>

Le nécromancien regarda le squelette, et bien qu'il ait su ce qui adviendrait de lui quand il ferait ça, il lui ordonna quand même, et sans un mot, de passer à l'attaque. La créature s'élança donc sur le garçon, qui n'eut pas vraiment le temps de relever ce que cette situation avait de comique. Il serra les poings et fronça les sourcils, partagé entre deux haines distinctes, dont l'une était passagère, tandis que l'autre n'aurait jamais le temps de mûrir ou de se rétracter.

En effet, à peine le squelette eût-il fait un pas en avant qu'il se retrouvât, et en un instant, complètement disloqué. Ses os se détachèrent les uns des autres et tombèrent pathétiquement sur le sol. La dague suivit le même chemin.

<< - Eh bien, que penses-tu de ça ? demanda le nécromancien en ramassant l'arme.

- Ce que je pense de quoi ? fit Nelheim, visiblement en colère. Tu as voulu me faire peur, c'est ça ? >>

Le nécromancien s'approcha de son élève et lui tendit sa dague. Il souriait.

<< - Te faire peur ? Mais non, voyons. Tout ça ne prouve qu'une chose. Je crois que tu as toujours su à quoi t'attendre, par rapport à moi. Peut-être n'était-ce que des soupçons, mais... je suis sûr que tu savais dans quel... dans quel art je versais. Oui, j'en suis sûr.

- Qu'est-ce que tu veux dire ? >>

Il se calmait déjà.

Son maître avait peut-être raison. Au fond de lui, et même s'il n'avait jamais vraiment réussi à le formuler, Nelheim avait toujours su ce qui intéressait son maître, et ce à quoi il utilisait son temps, hors celui qu'il passait à lui apprendre la manière la plus propre de tuer un démon.

<< - Je veux dire que tu es ce que je suis, Nel. Je veux dire aussi que je le savais, et de la même manière que tu savais, toi, pour mon compte. >>

Il ébouriffa ses cheveux.

<< - Bien. A ton tour, maintenant. >>
[Feu de Camp - Elly]


Le nécromancien était assis près du feu et mordait dans un morceau de viande. Le Coffre, à côté de lui, avait le nez plongé dans son sac et les yeux brillants à la vue du trésor qui grossissait de jour en jour. Akara, Kashya et un groupe de rogues les accompagnaient.

<< - On va où, maintenant ? demanda Nelheim en s'essuyant la bouche. On a bien le temps de faire une deuxième sortie, aujourd'hui même, si on ne s'écarte pas trop du camp.

- Vous devriez peut-être prendre un peu de repos, fit Akara. Nous vous avons privés d'une nuit de sommeil, et il serait normal que vous profitiez pleinement de celle qui vient. >>

Kashya jeta un regard en coin à la prêtresse. Elle était visiblement en désaccord avec elle. Et si Akara ne la vit pas, d'où elle était, Nelheim, lui, n'en rata pas une miette.

<< - Chaque chose en son temps, fit-il avec un petit sourire. J'ai pris l'habitude de dormir la nuit, je dormirai donc la nuit - ou je ne dormirai pas du tout. Est-ce que vous nous ferez partager une autre de vos visions, Akara ? Il y a bien un trésor à rafler par ici... >>
Il leva les yeux au ciel. Il y avait tout un tas de trésors près d'ici, même, il le savait, mais il commençait à se poser des questions quant à ses véritables ambitions. Il avait toujours marché aux récompenses, couru derrière chaque pièce d'or qu'on lui tendait... A l'heure d'aujourd'hui, pourtant, il avait l'impression de chercher autre chose. Il pouvait bien avoir changé - tout change, après tout -, mais pouvait-il avoir changé aussi rapidement ?

Il jeta un os au feu.

<< - Il y en a bien un, n'est-ce pas ?

- Il y en a plus d'un, répondit Akara. Et je saurais vous en indiquer un particulièrement...

- Particulièrement gros ?

- Particulièrement gros, oui.

- Bien. Et où se trouve-t-il donc, ce trésor ? >>

Quelqu'un qui aurait connu Nelheim au moins aussi bien que son Golem aurait tout de suite senti que l'envie n'y était pas - ou qu'une autre envie avait pris le dessus, plus précisément. Personne ne s'en rendit compte, cependant, et même pas le Coffre, dont l'attention était toujours attaché à ce qu'il avait dans les bras et qui, par là, n'avait rien entendu de ce qu'avait dit son maître.

Akara prit quelques secondes pour réfléchir, avant de répondre.

<< - Je ne crois pas que vous puissiez vous y rendre et revenir jusqu'ici avant la tombée de la nuit. A vrai dire, il serait même étonnant qu'un homme normalement constitué puisse faire un aller-retour jusque là-bas dans la même journée, et ce en fixant son départ au levée du soleil.

- Vous ne m'enverriez pas à l'autre bout du monde, n'est-ce pas ? >>

Non, pensa-t-il. Vous avez bien trop besoin de moi par ici.

Mais il ne dit rien, doutant de la pertinence de cette remarque.

<< - Non, répondit la prêtresse. Bien sûr que non. >>

Puis, en le regardant droit dans les yeux, elle ajouta :

<< - Nous avons bien trop besoin de vous par ici. >>

Nelheim haussa un sourcil. Y avait-il un rapport entre ce qu'il avait pensé tout bas et ce qu'avait dit Akara, à l'instant ? Il était probable que non. En fait, le nécromancien préférait se convaincre que non. Il avait déjà assez de mal à comprendre ce qui se passait dans sa tête pour devoir, en plus, gérer une intrusion inopportune. Et puis, la coïncidence ne serait pas vraiment surprenante.

<< - Je ne sais toujours pas où je dois aller, fit-il remarquer, un peu gêné. >>

Akara sourit.

<< - Kashya, fit-elle en se tournant vers la cheftaine, est-ce que tu as parlé à tes rogues ?

- Oui, comme c'était prévu.

- Une volontaire ?

- Elly est à la forge. Charsi l'aide à se préparer pour le départ.

- Déjà ?

- Je crois qu'elle serait parti de toute manière, un jour ou l'autre. Elle ne supportait plus de rester coincée ici - comme la plupart d'entre nous, probablement. C'est une bonne occasion pour elle de voyager un peu.

- Bien. >>

Nelheim avait entendu la conversation, malgré lui, et avait compris que les deux femmes parlaient de lui attribuer un partenaire. Un partenaire humain. Et mince, alors, cette Elly devait bien être une femme, en plus de ça.

Il avait voulu demander s'il n'était pas dangereux de laisser l'une d'elle s'en aller, considérant leurs effectifs déjà réduits, et tout ce qui menaçait de leur tomber sur la tête tous les jours. Mais il se ravisa, pourtant, et sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être se rappelait-il avoir lui-même pensé, après la décapitation du général de l'Antre du Mal, que personne ne s'attaquerait plus au camp avant un moment... Ou bien que la compagnie de cette femme - à croire que cet état de fait était particulièrement important à ses yeux - ; que sa compagnie, finalement, ne serait pas si désagréable que ça, à côté de celle que lui offrait son Golem.

Akara, qui avait peut-être suivi le fil de sa pensée, lui dit :

<< - Le trésor dont je vous parle se trouve en un lieu que vous n'atteindrez jamais tout seul. Si vous n'avez pas besoin d'un soutien dans le combat - et je doute de ce fait, à vrai dire - ; si vous n'en avais pas besoin, je pense qu'un guide, par contre, ne sera pas de trop. >>
Nelheim haussa les épaules.

<< - Si vous le dites. Et où est-elle, cette demoiselle ?

- Elle arrive, fit Kashya. >>

Elle s'était levé et regardait par-dessus son épaule. Les rogues qui s'étaient attroupées autour du feu, pour venir écouter Akara et Nelheim - cet étranger qu'on disait détenteur de leur sort commun - ; ces rogues s'étaient écartées, sous le regard de leur capitaine, pour la laisser voir à sa guise. Il y avait bien un murmure dans les rangs, et quelques rogues tournaient la tête pour pouvoir regarder dans la même direction que Kashya, mais la plupart continuait à fixer en silence le nécromancien, son compagnon et, à moindre mesure, Akara.

Une jeune femme entra dans le cercle, après être passée dans l'espace précédemment libéré par ses soeurs. Elle échangea quelques mots inaudibles avec Kashya, lui montra une petite dague, la rengaina après un hochement de tête de celle-ci, puis s'avança pour s'asseoir près du feu, à côté d'Akara et en face de Nelheim.

Elle avait un joli sourire, des cheveux bruns impeccablement tirés et attachés par un ruban, et parassait dans la moyenne d'âge des autres rogues du camps. Les formes de son corps - que laissait facilement entrevoir ses courts atours de rogues - étaient arrivées à maturité et n'avaient pas encore commencé à leur révolution. Elle ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans et le regardait, lui, à travers la fumée transparente qui montait du feu.

Nelheim leva la main, pour la saluer, et elle hocha la tête en guise de réponse. Pas très commode, la demoiselle. Elle se tourna aussitôt vers Akara, fuyant le regard du nécromancien. Kashya vint se rasseoir à sa place. Le murmure qui s'était formé dans le choeur des rogues, derrière elles, avait pris de l'ampleur, tandis que les principaux acteurs de la réunion se tenaient maintenant parfaitement silencieux.

Le Coffre leva enfin les yeux, comme dérangé par ce calme soudain.

<< - Quand est-ce qu'on part ? demanda-t-il en se tournant vers son maître. >>

Des dizaines de paires d'yeux se posèrent instantanément sur lui. Personne d'autre que Warriv ne l'avait encore entendu prononcé un mot, depuis son arrivée ici.

<< - Bientôt, fit Nelheim. On part dans la journée. Quitte à dormir cette nuit à la belle étoile. >>

Ce sera toujours mieux que de profiter encore une fois de l'hospitalité du caravanier, pensa-t-il.

<< - Vous avez pris votre décision ? demanda Akara.

- Oui. Le temps de nous reposer un peu et nous partirons.

- Bien, si c'est ce que vous voulez... Je vous présente Elly. Je crois que vous auriez du mal à trouver meilleure guide qu'elle, de tout le Khanduras. Elle vous mènera là où se trouve le trésor et, si tout se passe bien, elle pourra aussi vous raccompagner jusqu'ici. >>

Regards furtifs. Hochements de tête.

Un détail dérangeait quand même le nécromancien.

<< - J'ai du mal à imaginer que vous m'envoyiez là-bas dans mon seul intérêt, dit-il. Qu'est-ce que je suis censé vous ramenez, à vous ?

- Oh, le fait que vous reveniez avec le trésor suffira amplement à nous contenter.

- Qu'est-ce que ça veut dire ?

- Ca veut dire que celle que vous devrez combattre pour récupérer ce trésor fait partie de nos ennemis, intervint Kashya, et que le monde se portera bien mieux lorsqu'elle aura cessé de respirer.

- Je commence à avoir l'impression que c'est tout le monde, justement, en dehors de ce camps, qui fait partie de vos ennemis, plaisanta Nelheim.

- Ce n'est peut-être pas si loin de la vérité, répondit Akara, sinistre. Mais vous, au moins, êtes de notre côté... N'est-ce pas ? >>

Il haussa les épaules.

<< - Je suppose. >>

C'était plus que de la supposition, en fait. Il n'aurait pas su dire pourquoi, mais Nelheim sentait vraiment que, dans ce cas, il était complètement de leur côté. Et que leurs ennemis à elles devenaient ses propres ennemis. Etait-il prêt à combattre le monde entier pour ça, cependant ?

<< - Raaah... Probablement. >> admit-il.

Akara sourit. Elle se leva lentement - et il était étrange d'entendre toutes les voix, dans son dos, se tairent au même moment, comme si elles avaient pu la déranger pendant qu'elle se remettait debout - ; elle se leva, donc, et après avoir regarder toutes les rogues qui étaient là, ramena son attention sur Nelheim.

<< - Vous avez notre reconnaisance à toutes. >>

Un murmure d'acquiescement se propagea doucement dans la foule.

Nelheim se leva à son tour.

<< - Je crois que vous l'avez déjà dit. >>

Imitant son maître, le Coffre se remit également debout. Et tous ceux qui étaient encore assis firent de même.

<< - Eh bien ! continua Nelheim. Je vais marcher un peu. Nous partirons dans l'heure. >>

Elly s'approcha du nécromancien. Quand elle se trouva devant lui et qu'il posa ses yeux sur elle, arquant un sourcil, elle s'inclina légèrement en avant. Ce ne devait pas être une coutume courante, chez les rogues, parce que la plupart de celles qui n'étaient pas encore retournées à leurs occupations la regardèrent faire avec une expression de surprise peinte sur le visage. Kashya était du nombre, et sur ses traits à elle apparaissait aussi un peu de colère.

Nelheim posa une main sur l'épaule de la rogue.

<< - Ca va, ça va, fit-il avec un sourire. Vous voulez faire quelques pas avec moi ?

- Je veux bien. >>
[Ce qu'il advint de Flavie - Plaines Gelées]


<< - Alors on cherche une tour ? demanda Nelheim pour la quatrième fois, quand ils quittèrent enfin le camp.

- Ben... on ne la cherche pas, non, puisque je sais où elle se trouve, répondit Elly avec un sourire. Et puis ce n'est pas vraiment une tour... ou bien une tour sous-terraine, si on veut. Une tour construite à l'envers, dans le sol. >>

Nelheim hocha la tête à plusieurs reprises, en l'écoutant, comme pour se confirmer à lui-même cette information qui rechignait visiblement à faire son bout de chemin dans l'esprit du nécromancien. Il avait du mal à concevoir qu'une tour puisse s'enfoncer sous terre.
Il haussa finalement les épaules, comme pour dire Oh, et puis quelle importance, d'abord ?

Et de fait, ça n'en avait aucune. Ils continuèrent donc à marcher, tous les trois, le nécromancien et la rogue se jetant parfois un petit regard de côté, comme pour se jauger l'un l'autre. Ils n'étaient pas encore tout à fait familiers - et qui l'aurait été, à juste quelques heures de la première rencontre ? - mais commençaient à s'habituer à leur présence respective.

Nelheim, qui s'efforçait de la regarder dans les yeux quand il lui parlait, s'approcha d'Elly, assez discrètement pour que cette dernière se dise qu'il avait juste du mal à marcher droit.

<< - A combien d'heures de marche se trouve cette tour ? >> demanda-t-il.

Au moins, c'était la première fois qu'il posait cette question. Il savait qu'il n'arriverait pas à destination avant le lendemain - Akara le lui avait dit - mais cela ne lui avait pas posé de problème, jusque là. Et ça ne lui en posait peut-être pas plus maintenant, d'ailleurs. Il songeait certainement à cette nuit à la belle étoile, qu'il n'avait pas pensé passer avec une jeune fille aussi... eh bien, avec une jeune fille tout court, pour commencer.

<< - Je croyais que ça ne vous intéressait pas, répondit Elly.

- Ce n'est pas la question. >>

Elle le regarda, un sourcil levé. Il semblait un brin agacé.

<< - Demain soir, je suppose. Si on ne dort pas trop cette nuit.

- Bien. >>

Peut-être pas parfait, mais bien quand même. Il n'avait pas beaucoup dormi, ces deux derniers jours, et il avait compté se rattraper comme il pouvait cette nuit. Son plan risquait de tomber à l'eau... Après tout, c'était encore lui le chef de l'expédition - n'est-ce pas ? - et s'il voulait dormir jusqu'à la mi-journée, le lendemain, alors il ne se gênerait pas pour le faire. Lui n'éprouvait pas le besoin d'être de retour au camp le plus rapidement possible...

Et pourtant, il ne dormirait guère plus de deux heures, cette nuit.

Il traversèrent les Landes Sanglantes sans véritables embûche. A croire que le passage éclair du nécromancier dans le Repaire du Mal - et sa victoire tout aussi éclair sur le général du lieu - ; à croire que cette histoire avait fait le tour de la lande pour l'en vider, pour ainsi dire, en un éclair.
Les décors se déroulant autour de nos héros étaient si monotones que Nelheim n'aurait pas su dire quand ils entrèrent dans ce qu'on appellait ici les Plaines Gelées, si Elly ne le lui avait pas précisé. Il en vint même à se dire qu'il avait bien de la chance, finalement, d'avoir eu quelqu'un avec lui - quelqu'un pour lui indiquer le chemin à suivre. Il avait réussi à atteindre le cimetière tout seul, d'accord, mais alors la route qu'il avait empruntée lui avait semblé balisée, comme si une aura particulière l'avait habitée, y avait été distillée tout du long. Il ne pensa pas un instant qu'il avait simplement été attiré par l'odeur de la mort.

Elly s'était attendu à renconter quelqu'un. Le passage ouvrant sur les Plaines Gelées aurait dû être gardé, dit-elle, mais la rogue à qui avait été allouée cette tâche (une certaine Flavie) semblait avoir décidé de se faire la malle. Nelheim imagina sa situation et se dit qu'il n'allait pas la blâmer, et que celui qui le ferait n'avait qu'à venir la remplacer, faire le pied de grue ici et regarder passer ces petits hérissons inoffensifs et si ennuyeux.

Elly soupira et se tourna vers Nelheim.

<< - Je devrais dire que ce n'est pas bien, fit-elle. Et malgré ça, je ne suis pas sûre que je n'aurais pas fait exactement la même chose, à sa place - que nous n'aurions pas tous fait la même chose.

- Est-ce qu'on ne devrait pas prévenir les autres ? demanda Nelheim.

- Pourquoi faire ? Avec ce qui se passe ici, je ne crois pas que ça servirait à grand chose. Nous pourrons toujours parler à Akara à notre retour. >>

Le nécromacien haussa les épaules. Comme tu voudras, pensa-t-il. Quelque chose, pourtant - une idée, un sentiment... - quelque chose lui disait que ce n'était pas un simple déni de responsabilités, que l'on avait jugé un peu trop prestement le comportement anti-professionnel de cette Flavie. Il ne dit rien, cependant, n'arrivant pas vraiment à mettre de mots sur ce qu'il avait en tête.

En fait, il aurait suffi à Nelheim et à Elly de cesser pour une minute de se regarder l'un l'autre, d'admettre - même si cela pouvait sembler difficile ! - d'admettre la présence du Coffre, de ce larbin plus gêneur qu'autre chose, en ce moment, d'admettre sa présence, donc, pour se rendre compte à quel point la situation n'avait rien de normal ni de compréhensible. Le Golem, resté en retrait d'eux depuis le départ du camps, avait les yeux rivés sur une tâche rougeâtre, au pied d'un arbre, près de la frontière des Plaines Gelées, et à quelques pas seulement du chemin qu'avaient pris et le nécromancien et sa nouvelle égérie. Il observait la tâche, donc, qu'il assimilait plus ou moins à du sang, mais dont il ne releva pas lui-même la signification. Même la flèche cassée, dormant dans l'herbe à ses côtés, ne le mit pas sur la piste.

<< - Oh, le Coffre ! cria le nécromancien qui gagnait encore du terrain sur lui. On n'a pas toute la journée. Magne-toi ! >>

Le Golem se mit à courir. A peine eût-il fait trois mètres qu'il oublia ce qu'il avait vu.

Le Coffre, fidèle et immortel compagnon de Nelheim, n'avait rien d'une flèche.

_______________


A première vue, les Plaines Gelées n'avaient absolument rien de gelé. Nelheim ne prit pas le temps de demander des explications à Elly. En fait, depuis qu'ils avaient passé l'endroit où aurait dû se trouver Flavie, la rogue avait commencé à se parler à elle-même, plus qu'à lui, et le nécromancien pensait que, malgré ce qu'elle avait dit à propos de l'absence de sa Soeur à son poste (je ne suis pas sûre que je n'aurais pas fait exactement la même chose, à sa place, avait-elle dit) ; il pensait que, malgré ça, Elly lui en tenait grief et tentait de se convaincre qu'elle, finalement, aurait agi autrement. Probablement.

Nelheim et Elly ne s'accordaient plus un regard, et les paroles qu'ils daignaient prononcer étaient tout aussi rares. Le nécromancien se contentait de suivre son guide en silence. Leur relation naissante - tout amicale qu'elle ait été - venait de prendre un bon coup de froid, et c'était peut-être ça, l'effet Plaines Gelées.

Il ne fallut pas moins que l'attaque d'un groupe d'hostiles pour qu'ils se décident à sortir de leur léthargie contemplative et néanmoins active, puisqu'ils étaient en état de marche - un vrai concept, en fait. Armées de lances plus longues qu'elles et parées d'armures lourdes, une vingtaine de femmes les encerclèrent, et sans qu'ils les aient simplement entendues approcher. Nelheim regarda autour du groupe qu'ils formaient, à présent, peut-être pour chercher une explication - ou une excuse, plus exactement - à cette défaillance, cette erreur de débutant.

Il n'aperçut qu'un arbre, derrière une de ses assaillantes, et il avait du mal à imaginer le moment où il devrait soutenir devant quelqu'un qu'une vingtaine de personnes avait réussi à se cacher derrière son maigre tronc sans qu'il ait pu les voir. Vingts personnes - et pas les plus minces ni les plus discrètes, en plus de ça - ; vingts personnes dissimulées derrière un seul arbre... C'était impossible, n'est-ce pas ?
Il n'eût pas plus de temps pour y penser : l'extrémité létale d'une lance fonçait sur lui.

Il dégaina en même temps qu'il esquivait l'attaque, se retrouvant dans une position fort peu confortable et enclin à tomber à la renverse. D'un coup d'oeil, il aperçut qu'Elly avait son arme à la main, elle aussi. Pas son arc, pourtant, qui était, de ce qu'il avait vu, l'arme de prédilection des rogues. Elle tenait la dague qu'elle avait montrée à Kashya, un peu plus tôt dans la journée ; dague qui était maintenant recouverte de sang : garde, crosse et lame confondus.

Trois lancières étaient déjà à terre. Deux d'entre elles avaient reçu une flèche en plein visage - Nelheim s'apercevrait plus tard, dans l'action, que l'arc d'Elly trainait à ses pieds. La troisième reposait dans une flaque de sang. Son corps semblait pris de convulsions. Elle ne se relèverait plus, cependant.

La rogue continuait de trancher dans le vif - et ce vif ne le restait pas longtemps, après un contact saignant avec sa dague - ; continuait de trancher, de couper, d'amputer... Un homme nomal aurait paru lent, à ses côtés. Nelheim était loin d'être le plus grand, le plus fort ou le plus intelligent des héros qu'ait connu Sanctuary, mais il avait justement dépassé la plupart d'entre eux dans ce domaine précis - la vélocité. Aussi, ce ne fut ni lui ni sa co-équipière qu'on aurait cru rapide, dans cette tornade de coups, mais plutôt leurs assaillantes qu'on aurait trouvées lentes et qui, prises dans ladite tornade, ne purent esquisser un seul geste qui aurait prouvé qu'elles étaient vivantes. Et à quoi bon, de toute manière, puisqu'elles ne le resteraient pas -- vivantes ?

En moins d'une minute de combat, dix-huit cris stridents avaient vrillé dans l'air, et le même nombre de corps gisaient maintenant sur l'herbe pas très verte des Plaines Gelées. Le Coffre n'avait pas bougé, à partir du moment de l'attaque, et c'est à peine s'il avait eu le temps de souffler, jusqu'à ce que la dernière âme maudite s'envole vers le ciel.

Nelheim observa la dernière âme qui s'élevait. Ses yeux habitués à ce genre de spectacle étaient vides.

<< - Pas la peine d'aller voir là-haut, mes jolies. La porte est depuis longtemps fermée pour vous. >>

Même chose pour moi, songea-t-il. Gardez-moi une place au chaud, si vous en trouvez une quelque part. Sans rancune, hein ?
Il tira le petit torchon qu'il avait toujours à la ceinture et commença à le passer sur la lame de sa dague. Il se tourna vers Elly, qui ramassait son arc.

<< - Tu te débrouilles plutôt bien, fit-il d'un air détaché. Ca fait longtemps qu'on ne m'avait pas offert une si belle compagnie au combat. >>
Elly arrêta son geste, un instant, et le regarda comme si elle n'avait pas compris ce qu'il voulait dire. Elle souffla et jeta son arc derrière son épaule.

<< - On n'a pas trop le choix, par ici. Se battre et mourir, c'est tout ce pour quoi nous sommes douées. Et j'aimerais parfois savoir qui nous a douées, justement, et pouvoir lui enfoncer ça là où ça fait mal. >>

Elle prit le fourreau de sa dague et le leva en direction du nécromancien, qui n'avait pas vraiment besoin de précision concernant ce <<ça>>. Puis elle s'approcha des cadavres de ses deux premières victimes. Elle les retourna sur le dos, retira ses flèches de leurs têtes, les observa toutes les deux et les rejeta par terre. Fichues.

Silencieux et immobiles, le nécromancien et son Golem la regardaient faire. A vrai dire, ils ne savaient pas vraiment comment réagir devant elle, du fait de leur relative inexpérience en ce qui concernait le partage de la route avec une femme. Elle les impressionnait assez, en tout cas, et ils ne voyaient pas de raison de le lui cacher.

<< - On devrait pouvoir trouver un coin tranquille pour la nuit, fit-elle en levant les yeux au ciel. Mais il n'y a plus de temps à perdre ici. La lune se lève, le temps presse. >>

Le temps presse. Une chose que Nelheim entendait sans arrêt, dernièrement... Pour lui, rien ne pressait vraiment, à part peut-être l'envie de dormir. Et pour ça, il ne protesta pas ni n'approuva la décision de la rogue. Qu'elle prenne le commandement pour ce soir, si ça lui chantait. Elle n'avait qu'une rame en main - une rame bien méritée, il fallait le reconnaître - et se rappellerait bien assez tôt qui menait la barque.

Nelheim et le Coffre suivirent donc leur guide pendant encore une petite heure, traversant des Plaines Gelées vides de monstres et d'attractions. Ils installèrent leur camp - ou leur mini-camp, pour être précis, juste de quoi reposer leur tête et ne pas mourir congelé, parce qu'alors ç'aurait été le comble - ; ils l'installèrent, donc, dans une petite cavité rocheuse, à proximité d'une grande chaîne de montagne. En suivant approximativement ces monts, ils atteindraient le Champ de Pierres en quelques heures.

Nelheim et Elly s'endormirent presque aussitôt. Le Coffre, qui ne souffrait pas de cette maladie que les humains appelait le sommeil, montait la garde et les réveillerait au moindre problème.

Problème qui ne tarda pas à survenir.
[Tête d'Arbre]


Fatigué.

Nelheim était fatigué. Son cycle de sommeil avait été, ses derniers jours et comme qui dirait, chamboulé. Il n'avait pas dû dormir plus de quatre heures, en deux nuits, et si une chose avait été régulier dans sa vie, c'était bien le temps qu'il passait au doux pays des rêves - et il s'y reposait allègrement plus que deux heures par nuit. Il aurait juré n'avoir fermé l'oeil qu'une seconde, quand quelque chose le secoua pour le réveiller. Il aurait aimé crier, aussi, hurler sur celui qui osait une fois de plus le priver de sommeil. Son attention fût rapidement attiré par autre chose, cependant.

A peine eût-il ouvert les yeux qu'il vit quelque chose se dessiner, à l'entrée de la petite grotte dans laquelle lui et ses compagnons avaient fait halte pour la nuit. Le Coffre était à ses côtés - c'était probablement lui qui l'avait réveillé et qui avait échappé à un tonnerre d'insultes - et Elly, réveillée elle aussi, tenait son arc, accroupie à quelques pas du nécromancien.

Nelheim écarta la cape qu'il avait posée sur lui, se frotta les yeux avec sa manche et mit un genou à terre. Il fixait l'entrée de la grotte et essayait de déterminer la nature de ce qui, de toute évidence, ne se contenterait pas de rester dehors pour les regarder dormir. Sa vue était encore voilée, et c'est à ça qu'il attribua la difficulté de son entreprise.

Finalement, et quand ses sens eurent retrouvé leur acuité habituelle, il saisit la raison pour laquelle cette chose n'était pas encore à l'intérieur à leur chatouiller les doigts de pieds : sa taille ne le lui permettait simplement pas. C'est immense, pensa-t-il. Ce truc est tellement grand qu'il est coincé dehors. Et pourtant il reste ici, et il s'agite, comme s'il avait l'intention de refaire cet endroit à son échelle.

Si le nécromancien avait d'abord eu du mal à voir de quoi il s'agissait, c'est que tout ce qu'il pouvait voir, d'où ils étaient, ne devait pas faire le dixième de ce que représentait vraiment cette bête. Ils ne pouvaient rien voir au-dessus des mollets - ou de ce qui ressemblait à des mollets, en tout cas -, le reste du corps étant caché par le plafond de la grotte.

<< - Il va falloir sortir, lança le nécromancien. On risque plus en restant ici qu'en affrontant ce monstre. >>

Et comme pour affirmer ce qui venait d'être dit, une pierre - ou un petit rocher, pour être exact - se détacha de la paroi de la grotte et tomba sur le sol poussiéreux, laissant derrière lui une fissure zébrée d'où s'extirpa une espèce de mille-pattes rougeâtre. Dehors, la bête s'acharnait sur le mur. L'abri tremblait et partait en miettes. Bientôt, Nelheim et les autres mourraient ensevelis.

<< - Allez, on sort ! >> répéta le nécromancien quand il ne vit pas de réaction chez les deux autres.

Mais peut-être attendaient-ils seulement de lui qu'il fasse le premier pas... Il menait la barque, après tout, n'est-ce pas ?
Il dégaina sa dague et fit un saut à l'extérieur - le genre de saut que vous pouviez faire quand vous vous trouviez dans un espace confiné, avec juste assez de place pour vous tenir accroupi. Il eût le temps de voir deux choses, avant de rater sa réception et de se retrouver le nez dans l'herbe. La première, c'est que son Golem s'était littéralement ratatiné pour se glisser jusqu'à l'endroit où s'était couché son maître - en d'autres circonstances, il aurait sûrement éclaté de rire en le voyant dans cette position. La seconde chose qu'il vit, et c'est probablement ce qui lui fit perdre l'équilibre, c'est que le monstre dont ils avaient pu admirer les énormes pieds était en fait beaucoup plus grand que ce à quoi ils auraient pu s'attendre.

Et puis, cette créature tenait plus du colosse que du simple monstre de base. Ses jambes, qui étaient déjà imposantes en soi - le Coffre aurait dû lever les bras pour en égaler la taille - ; ses jambes, donc, étaient étrangement petites, par rapport au reste du corps. Recouvert de longs poils dorés, excepté au niveau des mains, des pieds et de la tête, ce dernier ressemblait à une pyramide qui aurait été posée à l'envers. De ses épaules larges - trop larges, en fait, pour que le monstre ait pu tenir debout si les choses de ce monde tournaient rond - ; de ses épaules tombaient deux énormes bras, musclés et touchant presque le sol. Il avait un visage pathétiquement humain et criblé d'innombrables cicatrices.
Nelheim était tombé, donc, et goûtait en ce moment l'herbe des Plaines Gelées. Il aurait probablement fini écrasé par le colosse (aussi connu sous le nom de Tête d'Arbre, comme devait lui apprendre Elly un peu plus tard) si la rogue n'était pas intervenu. Elle était sorti de l'abri avec un peu plus de tenu que le nécromancien, avait tiré une fiole de sa ceinture et l'avait lancé en l'air, en direction de la gueule du monstre. Elle explosa au contact de son épaule. On ne peut pas tout faire, hein ?

Tête d'Arbre resta étourdi quelques instants, à défaut d'avoir perdu son bras, et Nelheim en profita pour se remettre sur pied. Il serrait toujours sa dague dans sa main droite et levait la tête vers le monstre. Cinq, dix mètres ?

Peu importe, pensa-t-il.

Le monstre eût un nouveau sursaut. Quand il se tourna sur lui-même, le nécromancien aperçut deux traits fichés dans son dos. Ce n'est pas comme ça qu'ils le mettraient à terre, pour sûr, mais Elly faisait preuve d'un sacré courage, encore une fois. Nelheim pouvait voir la rogue, entre les jambes de Tête d'Arbre. Elle avait déjà refermé ses doigts sur le corps boisé d'une flèche.

Trois nouveaux sifflements. Trois flèches décochées, tirées et plantées dans la chair du géant. Il n'y en aurait pas de quatrième - pas pour le moment. Du sang commençait à couler des plaies. Tête d'Arbre abattit son poing à l'endroit-même où se trouvait Elly qui, sans son étonnante vivacité, aurait été écrabouillée sur place. Elle avait jailli sur le côté, cependant, et avant même d'avoir repris son équilibre, avait tiré une autre flèche. Elle atteignit l'oeil, cette fois.

Tout se déroulait à une vitesse extraordinaire. Elly avait déjà montré de quoi elle était capable, et Nelheim ne fût plus qu'à demi surpris de la voir se mouvoir et combattre avec une telle vélocité. Ce qui était autrement déconcertant, c'était de se rendre compte que le colosse, malgré sa taille, se déplaçait à une vitesse quasiment équivalente. Et Nelheim avait l'impression d'être spectateur de l'action.

Deux impacts de plus, et le nécromancien avait rejoint la rogue. Ils étaient enfin côte à côte, et devant eux s'élevait une montagne dorée sur laquelle couraient plusieurs rivières brunâtres. Ils s'échangèrent un regard, mais pas un mot. Pas le temps.

Le poing de la bête s'abattit, cette fois entre les deux compagnons, lesquels l'esquivèrent en faisant un pas rapide sur le côté. Le sol trembla. Le visage borgne pleurait des larmes de sang et l'expression qu'il dégageait remplit Nelheim de pitié. Ce n'était pas le moment de faire dans le sentimental, pourtant, et le nécromancien s'élança, sauta sur le poing du colosse - la main commençait à se rouvrir et à remonter - et s'accrocha aux poils longs et drus de l'énorme bras.

Alarmé, Tête d'Arbre secoua d'abord son bras puis, comprenant que ça ne mènerait à rien, décida de le frapper avec l'autre... Nelheim sauta sur la masse et l'agrippa au niveau du coude. Il jeta un coup d'oeil vers le sol, où la rogue semblait ne pas avoir bougé. Et pourtant, deux traits supplémentaires étaient venu se ficher dans le bras droit du colosse - là-même où le nécromancien se balançait, un instant auparavant. Il n'avait rien vu, rien entendu...

<< - Bombe ! Ventre ! bafouilla-t-il, s'escrimant à ne pas tomber. FAIS-LUI EXPLOSER LE BIDE ! >>

Tête d'Arbre se débattait frénétiquement, tentant comme il pouvait de se débarrasser de son parasite. Il s'ébrouait de toutes ses forces, donc, quand une détonation retentit. Touché au niveau du ventre - Elly était vraiment douée, et Nelheim nota intérieurement qu'il faudrait le lui faire remarquer, plus tard, et surtout la remercier pour tout ça -, le colosse se plia en deux, choqué.

Nelheim profita du changement de relief pour grimper encore. Tête d'Arbre le laissait faire, certainement trop concentré sur sa douleur au ventre pour prendre le temps de le déloger de là-haut. Et d'une certaine façon, il devait savoir que son heure était arrivée.

Le nécromancien escalada comme ça le flanc gauche du monstre. Il avait mal aux mains, aurait aimé se reposer aussi, mais sentait bien que la montagne vivante dont il avait entrepris l'ascension reprenait peu à peu ses esprits - sous lui, Tête d'Arbre recommençait à se débattre. Il passait outre sa propre douleur afin de libérer le monstre de la sienne. Plutôt sympa, non ?

Quand il arriva au niveau du cou de la bête, Nelheim attrapa sa dague - il l'avait remise dans son fourreau juste avant de passer à l'attaque - et l'enfonça en plusieurs endroits de cette partie du corps qu'il ne pourrait pas trancher de part en part, cette fois. Et tandis qu'il continuait de frapper, que de multiples geysers apparaissaient sur son cou, le recouvrant rapidement d'une épaisse couche rougeâtre, Tête d'Arbres se tordait dans tous les sens, lâchant d'horribles complaintes, d'interminables cris de douleurs.

Il suffit de quelques secondes au nécromancien pour ouvrir une dizaine de plaies béantes. Après quoi il lâcha enfin prise et sauta aux pieds du monstre, où Elly - qui avait déjà depuis un moment ranger armes et bombes - l'attendait. Elle avait deviné depuis un moment l'issue de ce combat et se contentait d'observer le monstre qui, dans ses derniers instants, semblait avoir perdu la tête ; il hésitait visiblement sur l'attitude à adopter. Valait-il mieux atténuer l'élancement de son ventre en y apposant les mains ou bien essayer vainement d'arrêter de se vider par le cou ? Il n'avait que deux mains, et trop de blessures et de douleur.

Finalement, il s'écroula en arrière, les bras en croix - à mi-chemin pour avoir été incapables de se déterminer dans un sens ou dans l'autre -, sous les yeux de Nelheim, d'Elly et du Coffre. Les trois compagnons restèrent immobiles pendant un moment - une minute, peut-être -, après la chute du monstre, comme s'ils s'attendaient à voir instamment son âme sortir de son corps et s'élancer vers le ciel.

Rien de tout ça ne se produisit, évidemment, et c'est à Nelheim qu'il incomba le devoir de sortir les autres de leur admiration profonde.

<< - Wah ! J'ai rarement vu un truc aussi gros ! >>

Il s'avança vers le cadavre sous les regards troublés des deux autres, puis donna un coup de pied dans la jambe morte du colosse.

Même pas un petit sursaut. Pas marrant.

<< - Combien de flèches tu lui as mis ? demanda-t-il en se tournant vers Elly.

- Huit. Je doute que ç'ait joué très gros, ceci-dit. >>

Elle pensait au ventre, qui avait été partiellement rasé par l'explosion, mais aussi et surtout au sang, qui continuait à couler du cou gigantesque du monstre qu'elle avait déjà croisé une ou deux fois, par le passé. Elle ne lui avait alors montré d'autre intelligence que celle de la fuite - il aurait été fou pour elle de tenter ce que venait de faire le nécromancien, et avec quelle facilité !

Le nécromancien, justement, la regardait depuis plusieurs secondes.

<< - Est-ce que tu l'as déjà vu quelque part ? >>

La rogue se tourna vers lui et ne répondit pas tout de suite.

<< - Tête d'Arbre. C'est comme ça qu'on l'appelle, dans la région. Parce qu'il est censé garder un arbre, tu vois ? Et l'arbre en question ne se trouve pas ici - il est même très loin d'ici, en fait. Ce... ce monstre n'aurait jamais dû se trouver là.

- Eh bien, je dirais qu'il est venu nous rendre une visite amicale. Quelqu'un l'aura probablement envoyé à nous. Tu vois ce que je veux dire ?

- Tu ne comprends pas, fit-elle en se tournant vers la dépouille. Il ne garde pas simplement un arbre - et il ne le gardera plus, de toute manière... bien, écoute un peu, ça ne sert à rien de te cacher ça plus longtemps.

- Me cacher quoi ? demanda Nelheim en se rapprochant d'elle.

- Est-ce que tu crois vraiment que je suis là pour t'amener jusqu'à un trésor ? On m'a demandé de t'y accompagner, bien sûr, mais pas avant de t'avoir fait faire autre chose.

- Quelle surprise. >>

Il paraissait un brin contrarié. Pas vraiment en colère, parce qu'il s'attendait à ce qu'on lui joue un tour comme celui-là, mais pas non plus tout à fait content.

<< - Ecoute, fit la rogue, je ne fais que suivre les ordres. Je n'avais pas -

- Peu importe, je m'en fous. Dis-moi seulement ce que vous attendez de moi. C'est comme ça qu'il aurait fallu commencer.

- Akara m'a demandé de te conduire jusqu'à l'arbre d'Inifuss.

- Celui que gardait ce monstre ?

- Oui, mais...

- Mais rien ! Je t'ai dit que je me fichais de tes explications ! Contente-toi de me dire ce que vous vouliez que je fasse là-bas. On y va, on le fait, on rentre. >>

Tout ce qu'il voulait, dans son état, c'était trouver cette chose qu'on attendait de lui qu'il ramène au camp - parce qu'il savait que c'était encore quelque chose qu'on l'envoyait chercher - ; de le trouver et de le jeter aux pieds d'Akara, comptant bien ne pas cacher à la prêtresse son mécontentement quant au manque de confiance dont il avait été victime. Parce que c'est de ça qu'il s'agissait, n'est-ce pas ? De confiance...

L'idée d'un quelconque trésor lui était complètement sortie de la tête.

<< - Eh bien ? fit-il, perdant patience. C'est l'arbre d'Inifuss qu'il fallait trouver, c'est ça ?

- Une espèce de carte a été gravée sur le tronc de l'arbre. Nous devons aller là-bas pour la récupérer.

- C'est tout ?

- Oui. Je ne sais pas à quoi sert cette carte - je ne sais même pas à quoi elle ressemble - mais Akara en a besoin...

- Tu aurais pu parler plus tôt, tu sais ? J'avais bien dans l'idée qu'on ne m'envoyait pas aussi loin pour que je puisse simplement me remplir les poches. Et cette ennemie, qui me sert de prétexte à ce voyage, je ne suis pas convaincu du danger qu'elle représente. Aussi éloignée du monastère que du camp - si j'ai bien compris vers où nous nous dirigions -, et enfermée au dernier étage d'une tour souterraine ? Quelle blague. Tu aurais pu me parler plus tôt, Elly.

- Je ne faisais que suivre les ordres.

- Pas très bien, visiblement. On n'est pas encore arrivés à l'arbre que tu as déjà craché le morceau. >>

Il lui sourit.

Il avait dit ce qu'il avait à dire et il était calmé. Il n'était pas sûr de devoir en vouloir à quelqu'un, mais il savait qu'il n'avait aucune raison de lui en vouloir à elle, personnellement.

Elly haussa les épaules et, timidement, lui rendit son sourire.

<< - Je suis fatigué, fit Nelheim. Est-ce qu'on dort encore un peu ?

- Dors si tu veux. Je vais plutôt monter la garde.

- Si tu veux, si tu veux, si tu veux. >>

Il s'étendit et s'endormit aussitôt.
[Le passage dans la montagne]


Un peu avant midi, Elly proposa de faire une pause. Ce n'était pas dans ses habitudes - quelques heures et une nuit passées en sa compagnie avaient suffi à Nelheim pour le deviner - et le nécromancien ne s'y opposa pas. Il n'avait pas complètement rattraper son retard sur Monsieur Sommeil, et quelque chose lui disait qu'il n'aurait plus l'occasion de le faire avant la fin de cette histoire. Et par cette histoire, il n'entendait plus seulement le sort du Camp des Rogues et de ses pauvres rescapés, mais une chose beaucoup plus grande, beaucoup plus importante - une chose qu'il avait encore du mal à concevoir.

Ils s'arrêtèrent à l'endroit où le mont rocheux, sur leur gauche, s'amenuisait assez pour former un passage qu'ils pourraient emprunter à pieds. Ils s'assirent sur l'herbe, à l'ombre, et décidèrent qu'il serait aussi bien de profiter de cette pause pour manger. Kashya leur avait fourni de quoi se nourrir pendant au moins quatre jours - de belles pièces de viande fumée, pour l'essentiel - et ils n'y avaient pas encore touché depuis leur départ. Ils n'étaient peut-être pas en avance sur leur itinéraire de base, mais leur réserve allait probablement être suffisante.

Elly n'avait pas simplement profité du temps pendant lequel Nelheim avait dormi pour monter la garde - le Coffre était assez grand pour ça - et s'était éloignée du camp pour ramasser un peu de bois dans un petit bosquet, à l'écart. Elle était revenu au bout d'une demi-heure, sous le regard fasciné du Golem, les bras chargés de plusieurs branches mortes qu'elles avait nouées avec de fines cordes de lin. Elle avait vu le nécromancien couché par terre, recouvert de sa cape. Il lui tournait le dos et semblait plongé dans un profond sommeil.

Le Coffre avait bien proposé de porter le bois, mais la rogue avait refusé net. Elle le porta donc dans son dos, attaché à sa ceinture, jusqu'à ce que le groupe s'arrête pour déjeuner au pied du mont qui ouvrait le passage vers le Champ de Pierres. Elle creusa un petit trou dans le sol cendré des plaines gelées et y entassa une bonne moitié du bois qu'elle avait recueilli. Elle y ajouta une flopée de feuilles brunies et craquantes.
Quand elle posa le problème du feu, Nelheim ouvrit une petite bourse en cuir qu'il avait à la ceinture et en sortit deux petites pierres grises, ainsi qu'un morceau de mousse verdâtre.

<< - Je suis sûr que tu aurais trouvé un autre moyen de l'allumer, si tu y avais été contrainte. Aujourd'hui, cependant, on va se passer de contrainte, si ça ne t'embête pas trop. >>

Il tenait la plus grosse pierre et l'espèce de mousse dans sa main droite, tandis qu'il frappait de l'autre avec la plus petite des deux pierres. Au bout d'une seconde, le végétal s'embrasa. Le nécromancien le laissa tomber sur le tas de branches et de feuilles mortes et le feu se mit aussitôt à consumer l'offrande.

<< - Bien, qu'est-ce qu'on a pour le repas ? demanda-t-il en rangeant distraitement les deux pierres dans sa bourse.

- De la viande, répondit le Golem. De la viande et puis encore de la viande, si on en veut un peu plus.

- Waouh ! >>

Le Coffre posa son sac à ses pieds et en extirpa un morceau de jambon enveloppé dans une grande feuille de papier blanc, tâché ça et là par ce qui semblait être de la graisse. Il le tenait par l'os et le regardait comme quelqu'un qui n'aurait pas mangé depuis des jours. C'était le cas, en fait, même si la vérité était qu'il n'avait jamais mangé du tout. N'importe qui aurait pu jurer qu'il avait l'eau à la bouche, pourtant.

Nelheim tendit la main et le Coffre lui donna le morceau de viande. Dès qu'il le lâcha, toute lueur de convoitise disparut de son visage d'argile.
Le nécromancien ôta la feuille de papier et tira la dague de son fourreau, salivant à l'idée de mordre à pleine dents dans ce qui devait représenter la moitié de leurs réserves en nourriture. Il s'apprêtait à en couper une tranche quand il se tourna vers Elly.

<< - Tu la veux comment ? demanda-t-il, tout sourire, le coupant de la lame déjà en contact avec la viande.

- Je crois que ton arme a décidé pour moi. >>

Sans s'en rendre compte, Nelheim avait commencé à découper une part plutôt épaisse - il avait la fâcheuse tendance de découper tout ce qui entrait en contact avec sa dague. Quand il s'en aperçut, il s'arrêta un instant, rit un peu, puis finit le travail.

<< - Pardon pour la galanterie, mais celle-la est pour moi. Qu'est-ce que je te donne, Elly ?

- La même. Ce sera très bien. >>

Ils mangèrent et parlèrent pendant une demi-heure, leurs ombres dansant sur le flanc de la montagne.

Le feu crépitait doucement près d'eux.

_______________


A chaque pas qu'il faisait, le nécromancien avait l'impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Le passage entre les deux monts était étroit et, en effet, avait l'air de se désagréger sous les pieds des trois marcheurs. Nelheim entendit une pierre rouler et rebondir, derrière lui, et se tourna pour voir ce qui s'était passé. Il vit la rogue dans la même position que lui et, plus loin, le Coffre dans une position malheureuse, une main par terre.

<< - J'ai juste glissé ! fit le Golem. Ca va, ça va !

- Fais gaffe, repartit le nécromancien en se retournant. J'ai pas envie de... >>

Il finit la phrase pour lui-même, assez bas pour que les deux autres ne l'entendent pas.

La route montait, zigzaguait entre les rochers, descendait en pente brute, remontait un peu... Surtout, elle était rendue réellement glissante par la pluie qui ne cessait de tomber sur cette partie du monde - il venait de se remettre à pleuvoir, d'ailleurs, pendant qu'ils mangeaient, et ils avaient dû plier bagages. Nelheim allait crier sur son Golem, quand il l'avait vu à moitié affalé sur ce sol rocailleux, mais la précipitation de ce dernier à s'excuser lui en avait ôter l'envie. Il avait bien fait, finalement, puisque la possibilité pour que lui-même se retrouve dans cette situation était bien réelle.

La rogue était la plus à l'aise des trois. Elle passa en tête de groupe, au moment où la route se divisait en deux. La voie de gauche montait et formait un coude, à une dizaine de mètres, et il était impossible de voir ce qu'il y avait ensuite. La voie de droite, elle, continuait à peu près au même niveau pendant cinquante mètres et disparaissait ensuite brusquement, de manière que le quidam de base aurait pu penser qu'elle s'achevait simplement par une chute dans le vide.

<< - C'est par là, fit la rogue en montrant la deuxième voie. Il y a une espèce d'escalier au bout de la route. Ou ce qui ressemble à des marches, au moins. C'est beaucoup plus court que de continuer par les montagnes. >>

Effectivement, il aurait fallu être très peu exigeant pour appeler ça un escalier. Celui qui avait entrepris de le faire sortir de la roche avait dû oublier toute norme d'architecture et de sécurité avant de commencer son oeuvre. Chacune des marches faisaient presque un mètre de haut et moins de la moitié de large. Sous cette pluie, il devenait quasiment suicidaire de tenter une descente.

Elly devait être suicidaire. Elle sauta sur la première marche sans une seconde d'hésitation et se retourna, le visage levé vers Nelheim, avec l'air de lui demander ce qu'il attendait pour faire de même.

Elle est folle, pensa-t-il. Elle est folle - et particulièrement jolie, vue d'ici.

La pluie ruisselait sur son visage et son sourire s'en trouvait étrangement plus expressif. On aurait dit qu'elle l'invitait à le rejoindre. Si Nelheim sauta dans le vide (sans oublier de se dire qu'il était fou, lui aussi), ce n'était peut-être pas seulement pour continuer sa route. Depuis combien de temps n'avait-il pas connu de femmes ? Hé, en avait-il connu une seule, d'abord ? Il croyait se rappeler qu'une fois, alors qu'il devait se rendre en forêt avec son père...

<< - Bravo, fit Elly en lui attrapant le bras pour qu'il ne tombe pas plus bas. Par contre, je ne sais pas comment faire pour ton Golem. Tu crois qu'il peut faire pareil que nous ? >>

Le nécromancien dégagea son bras de l'étreinte et se tourna pour chercher Le Coffre des yeux. Il était presque aussi large que les marches de cet escalier qui n'en était pas un. Ils ne tiendraient pas tous les trois sur la même, en tout cas.

<< - Peut-être, s'il nous suit avec une marche d'intervalle. >>

Il demanda son avis au Golem qui haussa les épaules. Toujours aussi déterminé, hein ?

<< - Je peux te recréer en bas, si tu préfères. >>

Cette fois, le Golem secoua énergiquement la tête.

<< - Bien, alors quand on sera sur la prochaine marche, tu sautes sur celle-ci, c'est d'accord ? >>

Hochement de tête.

<< - D'accord, fit le nécromancien, autant pour son compagnon que pour lui-même. On y va. >>

Il jeta un coup d'oeil à la seconde marche et, cette fois, il devança la rogue. Elle le rejoint rapidement et ils se tournèrent ensemble, inquiets, s'attendant à voir Le Coffre râter sa réception et finir sa descente en rebondissant et en se brisant sur la roche. Il ne se passa rien de tout ça, finalement, et le Golem réussit aussi bien qu'eux à rejoindre la terre ferme, quelques dix-sept marches plus bas.

Une fois au pied de l'escalier, ils marchèrent encore quelques minutes et, autour d'eux, l'herbe vint bientôt remplacer les cailloux et les pierres.
Elly s'arrêta, mit ses mains sur ses hanches et regarda devant elle. Au loin, les ombres de six grands rochers se dessinaient dans la brume.

<< - Nous y sommes bientôt, fit-elle.

- Où ça ? demanda le nécromancien en la rejoignant.

- A l'Arbre d'Inifuss. Tu vois les espèces de pierres, là-bas ?

- Oui, je crois.

- Hé bien, à mi-distance et dans cette direction, il y a une grotte. Elle passe sous les montagnes. De l'autre côté, c'est le Bois Obscur.

- Alors on trouve l'arbre, on récupère ce que tu cherches et on s'en va ?

- Je t'amènerai à la tour, avant de rentrer. C'est dans mes obligations aussi, tu te souviens ? >>
Nelheim la regarda sans répondre - et puis elle n'attendait pas vraiment de réponse, de toute manière. Il lui sourit et elle lui rendit son sourire.

<< - Ouais. Allez, on y va. >>
[Le Passage Souterrain - Le Parchemin d'Inifuss]

Après avoir marché une demi-heure dans le Champs de Pierres - et avoir zigouillé une bonne douzaine de démons -, Nelheim, Elly et le Coffre s'arrêtèrent devant une grotte qui semblait passer sous la montagne. Le nécromancien observait le trou béant avec méfiance, comme s'il s'attendait à ce que quelque chose - ou quelqu'un - en surgisse d'un moment à l'autre. De vieux souvenirs, peut-être, qui profitaient de la moindre opportunité pour remonter à la surface, en oubliant de frapper avant d'entrer et, pire, en omettant carrément l'étape des présentations. Quelque chose le dérangeait, Nelheim le sentait bien. Il n'arrivait simplement pas à mettre le doigts dessus.

<< - Quelque chose ne va pas ? demanda Elly en s'approchant de lui. >>

Nelheim la regarda et esquissa un sourire.

<< - Ca va. J'ai toujours eu du mal avec les grottes, c'est tout.

- Tu t'es bien débrouillé dans l'Antre du Mal, à ce qu'on dit. >>

Il haussa les épaules.

<< - Il n'y avait rien de bien méchant là-bas.

- Et c'est le cas ici ?

- Je sais pas. Comment est-ce que je saurais ? On verra bien. >>

Il fit le premier pas et pénétra dans l'ombre.

Il n'y eu rien de bien méchant ici non plus. A peine un petit groupe de démons, de créatures aussi faibles que ridicules. Tout ça commençait à devenir un poil ennuyeux - pour ne pas dire barbant. Nelheim avait un souvenir assez précis de son maître - de quand datait ce souvenir ? - dans lequel ce dernier lui prédisait un avenir mouvementé et plein de grandeur et d'action. A peu de choses près, pensait Nelheim, c'était une des rares prédictions que son maître avait faites de travers. Jusque là, il s'était plutôt bien accomodé à cet état de fait, à la possibilité qu'il ne ferait jamais rien d'autre que de découvrir des trésors et de rafler des récompenses. Et pourtant, au milieu du Passage Souterrain (comme l'appelait les rogues), avec la tête d'un démon encore chaude dans la main, il se disait qu'il aurait aimé, seulement une fois, seulement pour goûter, qu'il aurait aimé pouvoir faire autre chose de ses dix doigts...

Il baissa les yeux sur le visage mort.

<< - Quand les ordres sont mauvais, souffla-t-il, il faut savoir désobéir. Qui que soit celui qui vous les donne, il n'aura bientôt plus l'occasion de le faire. >>

Il lança l'artefact morbide contre le mur et laissa échapper un long soupire.

<< - T'as dit un truc, Nel ?

- Rien du tout, répondit-il en se tournant vers son compagnon. Rien du tout. >>
Si le Coffre n'avait pas entendu - et il n'y avait rien de moins sûr -, la rogue, elle, n'avait pas râté le moindre mot. Sans vraiment les comprendre, cependant.

<< - On est bientôt dehors, fit-elle. C'est comme si on voyait déjà la lumière. >>

De fait, ils ne se trouvaient plus qu'à un coude de la sortie.

Elly jetait parfois un regard furtif sur les parois de la grotte. Elle devait suivre des traces, des signes sur les murs, des indices qui lui indiquait où ils se trouvaient dans la grotte, et le chemin à prendre pour en sortir. Un moyen comme un autre de se retrouver, dans un lieu qu'on ne connaissait pas parfaitement. Si Akara n'avait pas menti, si Elly était bien le meilleur guide de tout le Khanduras, alors ces brefs regards sur les murs ne devaient rien signifier d'autre que le fait qu'ils allaient dans la bonne direction. N'est-ce pas ?

<< - On y arrive, dit-elle avec un grand sourire, comme si elle avait pu lire de l'inquiétude sur le visage du nécromancien.

- Est-ce que tu suis quelque chose, sur le mur ? >>

Elle s'arrêta. Elle paraissait surprise de la question et ne répondit pas tout de suite.

<< - Est-ce qu'il y a quelque chose à voir ? répéta-t-il.

- Pas pour toi, je suppose. Je suis déjà passée par ici. Je ne vois pas, je reconnais. >>

Cette fois, c'est lui qui parut surpris. Ca devait être ça, son secret. Elle n'était pas plus guide que pisteur, en fait. Quand elle le conduisait à travers ses terres, elle ne faisait que pister sa propre trace. Avec un intervalle record. Ce n'était pas vraiment différent de ce que faisait un guide, en fait, mais... une chose chagrinait Nelheim. Une chose qu'il n'arrivait à concevoir. Décidément, dans les ténèbres d'une grotte, son esprit était beaucoup moins clair.

<< - Est-ce que tu as une carte de la région, Elly ?

- Une carte ? Pourquoi faire ?

- Hé bien, pour te retrouver. >>

Elle sourit sans répondre, continuant à avancer lentement.

<< - Tu ne comprends pas, on dirait. Je pourrais te conduire les yeux fermés, parce que ce ne sont pas eux, ce ne sont pas mes yeux, qui me disent que je suis déjà passée à côté de ce mur, là. Je ne le vois pas, je le sens. A l'intérieur. Et c'est la même chose pour tous les endroits où je suis déjà allée.

- Ah bon. >>

Non, Nelheim ne comprenait pas grand chose. Mais ça au moins, il le concevait parfaitement.

Il passèrent un coude.

<< - Et voilà la lumière ! >> s'exclama Elly.

Et elle se mit à courir, en tenant son arc et son carquois qui tapaient dans son dos à chacune de ses enjambées. Nelheim et son Golem s'échangèrent un regard.

<< - Ah non, moi je cours pas, dit le nécromancien en secouant la tête. T'as qu'à courir si tu... >>

Trop tard. Le Coffre courait déjà. Après plusieurs secondes - et visiblement à contrecoeur -, Nelheim l'imita. Sa cape flottait derrière lui et ses bottes claquaient sur le sol de la grotte et soulevaient d'épais nuages de poussières grises.

_______________


<< - Whaoooouh ! Y'en a marre des grottes ! >>

Nelheim tendit les bras vers le ciel et s'étira de tout son long. Son dos claqua en plusieurs endroits. Au vue de son large sourire, cela devait lui apporter un certain réconfort.

Pas autant que celui d'être enfin à l'air libre, pensa Elly.

<< - Il n'y en aura plus avant notre destination finale, dit-elle. Plus avant la tour. Et il est possible que nous n'ayons même pas à repasser par celle-là au retour.

- Comment ça ? demanda Nelheim, intrigué. Il y avait un autre chemin ?

- Non-non. Tu verras. >>

Nelheim aurait pu ne pas se contenter de cette réponse. Il fût un temps, même, où il aurait harcelé Elly jusqu'à en obtenir satisfaction. Cette fois, cependant, il laissa couler sans difficulté.

<< - D'accord. Bien. >>

Ils se trouvaient à présent dans ce qu'Elly avait précédemment appelé le Bois Obscur. Le sol était meuble et boueux, et Nelheim se dit qu'il ne serait pas compliqué de tomber dans un de ces pièges naturels, de poser le pied au mauvais endroit et de se retrouver englouti par la terre. La pluie abondante avait visiblement fait beaucoup de mal à cette région. L'herbe était quasiment noire, les arbres étaient morts et pourrissant, et il n'y avait pas la moindre trace d'animaux, ni volants, ni rampants - ni même morts. Il n'y avait rien. Rien que l'ombre et une forêt dévastée. Et la pluie. Cette pluie qui ne les quittait plus.

Nelheim posa sa main le tronc d'un arbre, qui réagit en perdant un bon morceau d'écorce moisie. Il regarda au creux de sa main puis jeta un coup d'oeil aux alentours.

<< - Pas de comité d'accueil ?

- Ce devrait être le cas. >>

Elly avait tiré la dague de son fourreau. Son arc et ses flèches pendouillaient toujours dans son dos. Si elle s'était vraiment attendue à trouver quelqu'un ici, elle aurait probablement armé son arc, plutôt que sa dague...

Le nécromancien se souvint du monstre géant qu'ils avaient combattu, le matin-même, avant leur petite escapade en montagne. Une espèce de Yéti doré surnommé Tête d'Arbre et qui, d'après Elly, aurait du se trouver ici, dans le Bois Obscur, à surveiller l'Arbre d'Inifuss.

Encore un qui avait décidé de quitter son poste, se dit-il en repensant au passage pour les Pleines Gelées que Flavie avait déserté, elle aussi, laissant la voie libre jusqu'aux landes et au camp des rogues. Tout le monde aura profité du départ du chef pour filer.

Elly s'avança jusqu'à un muret gris qui, en d'autres temps, aurait pu ressembler à une petite muraille. Elle l'enjamba distraitement. De l'autre côté, elle regarda longuement sur sa gauche, comme si elle avait flairé quelque chose, puis secoua la tête et se tourna cette fois vers le nécromancien. Ce dernier semblait fasciné par le pied d'un arbre.

<< - C'est par là-bas ! >> fit-elle en désignant le nord.

Ce n'était peut-être pas tout à fait le nord, mais Nelheim aimait à penser qu'il savait se retrouver, lui aussi, une fois lâché en pleine nature. On lui avait dit un jour que la mousse ne poussait que sur une face bien précise d'un arbre. Au nord, peut-être - il n'en était plus tout à fait certain. De toute manière, les arbres de cette forêt était complètement recouverts de mousse... Il rejoignit la rogue en se disant que son maître était très certainement à l'origine de cette information douteuse.

L'Arbre d'Inifuss n'était pas un arbre comme les autres. Rien qu'à son apparence, n'importe qui aurait pu s'en rendre compte. De fait, c'était à priori le seul arbre du Bois à ne pas avoir encore succombé aux caprices du climat, à cette pluie lourde, chaude, et surtout incessante. Son écorce était d'or, un peu à l'image du poil de son ancien gardien.

Nelheim s'approchait lentement du grand arbre et s'étonnait de ce qu'il ressentait alors. Il y avait quelque chose de magique ici, et peut-être pas seulement là où il posait les yeux. Il s'avança encore un peu. Oui, il y avait de la magie dans l'air. Une magie puissante. Il était subjugé. L'arbre brillait de tous ses feux et semblait appeler le nécromancien à le rejoindre. Et ce dernier avançait, succombant au chant.

Une main se posa sur son épaule.

<< - Arrête ou tu vas te cogner. >>

Le Coffre le regardait d'un air inquiet. Lui n'entendait rien, ne sentait rien de magique. Pour un être né de la Magie, il paraissait bien étranger à ses effets. Peut-être qu'Elly, elle...

<< - Tu sens ? >> demanda-t-il.

La rogue se retourna.

<< - Hum ? Moi ?

- Oui, toi. Tu sens ce qu'il dégage ? >>

Elle haussa les épaules.

<< - De la magie, dit-elle. Tu vois comme les autres arbres sont espacés de lui ? On dirait qu'il aspire l'énergie de la terre qui l'entoure. Qu'il en aspire beaucoup, et qu'il en rejette encore plus. >>

En effet, rien n'avait poussé à moins de dix mètres de lui. Aucun arbre, aucun arbuste... même pas un unique brin d'herbe. Nelheim se demanda comment il avait pu passer à côté de ça. Il baissa les yeux et regarda ses pieds, enfoncés dans le sol jusqu'aux chevilles. Ses bottes étaient recouvertes de boue. Avec un effort, il fit un pas en avant.

(Est-ce qu'il a essayé de m'aspirer, moi aussi ?)

Elly avançait sans difficulté. Il suffit de ne pas rester immobile, pensa le nécromancien.

Quand elle atteignit l'Arbre d'Inifuss, la rogue leva la dague devant ses yeux. Nelheim s'aperçut qu'elle tremblait un peu. Il recommençait à s'enfoncer dans le sol et fit un autre pas en avant. Soudain, il eût une vision de son Golem, à moitié avalé par la terre, la boue recouvrant déjà le sac qu'il n'avait pas pris la peine d'enlever. Il se tourna brusquement et vit que Le Coffre avait fait demi-tour pour sortir du cercle, visiblement plus à l'aise à l'ombre des arbres morts. Il s'échangèrent d'abord un regard, puis un signe de la main.

<< - Charsi m'a dit qu'il suffirait de... >>

Il se tourna encore une fois. Elly était au pied de l'Arbre d'Inifuss - comme il était grand ! - et avait planté la pointe de sa dague dans l'énorme tronc doré. Elle la retira, la planta plus bas, la retira encore, répéta cet enchaînement trois fois de plus... La lame avait pris le ton brillant de l'arbre et tremblait plus encore que le bras de la rogue. L'arme semblait trembler d'elle même.

Puis une lumière apparut et illumina les différents points qu'Elly venait de dessiner sur le tronc. Elle grossit rapidement - en même temps que la rogue s'écartait, le visage devenu impassible -, rendant bientôt une bonne partie l'arbre totalement blanche, totalement invisible, cachée derrière une flaque lumineuse et envoûtante. Quand la lumière commença à faiblir, il y eût un bruit de déchirement, suivi d'une espèce d'explosion étouffée, comme si on l'eût entendu à travers une épaisse couche d'acier. La lumière avait disparu.

Un parchemin jaunâtre tomba sur le sol. Elly s'avança jusqu'à lui, se baissa et le ramassa. Elle n'y jeta qu'un coup d'oeil distrait - histoire de vérifier que ce qui devait s'y trouver s'y trouvait effectivement. Puis elle se releva, se tourna vers Nelheim et se rendit compte qu'il la regardait avec une attention presque forcée. Il avait un petit air médusé, mais rien de grave.

<< - On a ce qu'on est venu chercher, fit-elle en le rejoignant.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Le Parchemin d'Inifuss. Akara en a besoin pour... >>

Elle s'arrêta.

Nelheim haussa les épaules.

<< - Je ne suis pas censé savoir, c'est ça ? >>

Elly baissa les yeux vers le sol, qui n'attendait qu'un moment d'inattention pour les avaler tout entier. Ses joues étaient roses. Elle essaya de dire quelque chose mais n'y parvint pas.

<< - Ben, peu importe, fit Nelheim. Je suppose qu'elle parlera le moment venu. Où est-ce qu'on va, maintenant ?

- On peut aller chercher le trésor qu'elle t'a promis, répondit la rogue en relevant la tête. Ce n'est plus très loin. Une petite heure de marche jusqu'à la Tour. >>

Nelheim leva les yeux au ciel. Il pleuvait toujours, et de gros nuages gris dissimulaient la position du soleil. Il était un peu fatigué.

<< - D'accord. Allons-y. J'ai pas l'impression qu'il soit très tard, mais il faudra certainement qu'on sorte les tentes, une fois là-bas.

- Nous n'avons pas de tente, protesta Elly. >>

Le nécromancien éclata de rire.
[Au fond de la Grotte le Trésor - Quel trésor]


1222.

Nelheim avait toujours été un garçon un peu grand pour son âge. Le jour de ses dix ans, tous ses petits camarades avait décidé de lui jouer un tour, avec l'idée de se venger de cet état de fait dont il n'était absolument pas responsable. Une idée un peu débile, il est vrai, et pourtant pas tout à fait rarissime quand on parlait de gamins. En fait, la plupart des choses qui pouvaient paraître bêtes à un adulte devenait par là nécessairement géniales, du point de vue des enfants.

Il était midi passé. Nelheim digérait son lourd repas d'anniversaire, assis devant le feu qui crépitait dans la cheminée, les coudes sur les genoux et le menton posé au creux des paumes. Il essayait d'imaginer ce qui pourrait bien se passer, maintenant qu'il avait atteint cet âge magique, le premier chiffre tout rond dont il pourrait se souvenir toute sa vie. Il ne se faisait pas vraiment d'illusion, se doutant bien que rien ne changerait vraiment, mais quelque chose en lui chuchotait qu'il y aurait au moins une chose, une chose différente du simple cadeau que pourrait lui offrir un parent. Et de toute manière, aucun parent ne lui offrirait de cadeau. Son père et sa mère étaient morts, et le reste de sa famille était probablement dans le même état qu'eux. A l'exception de son frère.

Oui, Nelheim avait toujours son frère. Nelgard, qui était de trois ans son aîné, mesurait une bonne tête de moins que lui. Il n'en avait jamais ressenti aucune gêne, cependant, et trouvait le comportement des autres enfants du village un tantinet ridicule. Il aimait Nelheim comme Nelheim l'aimait, et cela suffisait amplement à rendre leur relation grandiose.

Nelgard s'était donné la responsabilité d'élever son frère au mieux, responsabilité que ses parents avaient décidé d'abandonner le jour où ils avaient tous les deux été dévorés par les flammes dans l'incendie de leur ancienne maison, quatre ans plus tôt. Ce jour-là, les enfants étaient sortis jouer ensemble dans la forêt et n'avaient retrouvé à leur retour qu'un tas immonde de cendres et de débris, à l'endroit-même où auraient dû se trouver leur maison. Les décombres fumaient encore. Une foule s'était rassemblée sur les lieux du drame, et personne n'avait pensé à partir à la recherche des deux enfants, décidant qu'il était bien plus intéressant de contempler les restes de la catastrophe.

Nelheim et Nelgard pleuraient tous les deux, ne comprenant pas bien ce qui était arrivé - si ce n'est que c'était vraiment horrible - et plusieurs adultes les empêchaient d'avancer plus près en les maintenant par les épaules.

<< - C'est vot'maison qu'à brûlée ! lança Maerled, un petit gros de douze ans, le visage plein de boutons et les yeux brillants.

- Tu mens ! hurla Nelgard en se débattant. Tu mens !

- Tu vois bien qu'il ment pas ! ajouta une voix sortie de la foule.

- Nel... pleurnichait Nelheim. Où sont les parents..? >>

Nelgard se tourna vers son frère, les yeux ronds comme des billes. Il n'avait pas pensé à ses parents - il n'avait pas l'impression d'y avoir pensé, en tout cas, mais il était probable qu'il avait simplement occulté l'idée qu'ils aient pu être là-dessous. Il regardait le tas sombre et informe, mélange de bois et de pierre, de verre et de fer, et comprit soudainement pourquoi deux hommes s'étaient précipités vers lui, alors qu'il courait vers les ruines, l'attrapant et l'empêchant de s'approcher trop près. Ils ne voulaient pas qu'il découvre les cadavres calcinés de ses parents.

<< - Où sont papa et maman ? continuait Nelheim. Où sont les parents, Nel ? >>

Il était maintenant agenouillé par terre et des larmes ruisselaient sur son visage.

<< - Tes parents sont morts ! >> cria quelqu'un.

Nelgard se tourna dans la direction de la voix, mais il ne put apercevoir celui qui avait crié. Il y avait trop de monde, derrière lui, et un léger murmure parcourait l'assemblée, rendant les voix de chacun difficilement identifiables. Ce jour-là, s'il avait découvert qui avait proféré cette injure, il est probable que Nelgard se serait dégagé des bras qui l'entravaient pour lui foncer dessus, tête baissée, et lui briser le cou.

Le père de Maerled s'était contenté d'une petite tape derrière la tête de son fils.
A la suite de cet accident - c'était comme ça qu'on en avait parlé, en tout cas -, Nelgard avait pris le plus grand soin de son frère, le protégeant des attaques bornées des idiots du village. Il ne se doutait pas vraiment que, quatre ans après la mort de ses parents, ce serait à son tour à lui de disparaître.

Nelheim n'avait plus jamais parlé de cette journée. Parfois, Nelgard se demandait s'il n'avait pas tout simplement oublié ce qui s'était passé. Il passait souvent de longues heures à rêvasser devant le feu, les yeux étincelant à la lueur des flammes, avec parfois un léger sourire au coin des lèvres. Quand lui-même avait du mal à rester plus d'une minute devant une cheminée allumée...

<< - Nelheim. >> fit-il en entrant dans le salon.

Pas de réponse.

<< - Hey, Nelheim ! ajouta-t-il. Réveille-toi un peu. C'est ton anniversaire, quand même. >>

Cette fois, Nelheim se retourna lentement sur sa chaise. Il fixa son frère pendant quelques secondes et finit par lui sourire.

<< - Oui. J'ai dix ans, maintenant.

- Dix ans ! Et tu comptes rester à la maison le jour de tes dix ans ?

- Pourquoi pas ? J'aime pas tellement sortir, tu le sais bien. >>

Nelgard s'approcha de son frère et posa une main sur son épaule. Il osait à peine tourner la tête vers le feu.

<< - Ecoute, je me disais qu'on pourrait sortir. Rien que nous deux.

- Où ça, Nel ? demanda Nelheim, intrigué.

- Hey, c'est une surprise !

- J'aime pas tellement les surprises non plus...

- Tu vas aimer celle-là, je t'assure. >>

Nelheim ne semblait pas convaincu. Il rattacha son attention au flammes qui dansaient dans la cheminée. Il sentit la main de son frère lâcher son épaule et soupira.

<< - Bon, d'accord... Monsieur Dale t'a donné sa permission ?

- C'est ton anniversaire ! J'aurais pris sa permission moi-même, s'il me l'avait pas donnée.

- Alors il l'a fait ?

- Oui, Nel. On a la journée pour nous. >>

Après avoir enfilé sa cape et attrapé le sac que lui avait lancé son frère - il contenait un nécessaire de camping, d'après ses dires -, Nelheim attendit Nelgard sur le pas de la porte, regardant autour de lui et le long de la route qui traversait le potager de Monsieur Dale. C'était un grand potager dans lequel lui et son grand frère travaillaient comme aide, en échange du gîte et du couvert que leur offrait leur maître.
<< - Bien, on y va ! >> fit Nelgard en lui donnant une petite tape dans le dos.

Il sursauta, comme si on l'avait pris sur le fait en train d'espionner des filles qui se baignaient dans le lac ou de chiper un morceau de viande dans le garde-manger de Monsieur Dale.

<< - Hey, ça va, frérot ? s'inquiéta Nelgard.

- Ca va, Nel. Allons-y. >>

A l'ouest du village s'étendait la forêt dans laquelle Nelheim et Nelgard étaient aller jouer, le jour où leur ancienne maison - et leurs parents - avait été réduite en cendres. Il n'était plus question d'aller là-bas, et encore moins à l'occasion d'une surprise d'anniversaire. Ils se dirigèrent donc vers l'est, après être sortis de l'immense potager, et suivirent le seul sentier qui menait à l'endroit où Nelgard emmenait son frère - aux champs fleuris et sauvages des Leiter.

Ce qui préoccupait Nelheim n'était pas de quitter la maison, mais plutôt de rencontrer au-dehors des personnes qu'il préférait ne pas avoir à cotoyer. Nelgard avait fini par le comprendre, en voyant son frère tourner la tête au moindre bruit et regarder sans arrêt autour d'eux, comme si quelqu'un pouvait être en train de les espionner.

<< - T'en fais pas, ils sont tous partis jouer près des grottes. J'ai vu Maerled et Cuthbert, ce matin. Ils m'ont proposé de venir avec eux, en me disant qu'ils pourraient rentrer dans la nuit, quand leur parents dormiraient. Je suppose que ça les amuse.

- Tu voulais pas y aller ? >>

Nelgard haussa les épaules.

<< - Je vois pas ce qu'il y a de marrant à aller jouer là-bas. Un jour, l'un d'entre eux aura l'idée d'entrer dedans et...

- Au secouuuuuurs ! AU SECOUUUUUURS ! >>

Les deux garçons se retournèrent en même temps. Maerled, le gros boutonneux, courait vers eux en agitant les mains. Il avait les cheveux gras et son front était trempé de sueur. Trois auréoles s'étaient dessinées sous ses bras et dans son dos.

<< - Au secours ! répéta-t-il, une fois à leur hauteur, haletant.

- Qu'est-ce qui se passe, Maerled ? Ne me dis pas que...

- C'est Kas ! ...On lui a dit de pas y aller, mais il a dit qu'il avait pas peur, alors il est entré, et puis on a crié, et puis... >>

Il se laissa submerger par les larmes, maintenant qu'il avait accompli son travail de messager, et essuya d'un revers de main la morve verdâtre qui essayait de se faire la malle par une de ses narines.

<< - Il est allé dans une des grottes ? demanda Nelgard. Vous l'avez laissé entrer dans une des grottes ?

- Il a pas voulu écouter, pleurnicha Maerled. Il a dit qu'il avait pas peur...

- Mais... MAIS ! C'est pas POSSIBLE !

- J'ai pas trouvé les adultes, baffouilla encore le gros. Y'avait pas d'adultes près des grottes, alors que y'en a toujours, normalement. Et j'ai trouvé personne d'autres que vous, en courant par ici. Ils sont tous au temple, je crois. C'est pour la fête de la Nouvelle Lune...

- On s'en tape, de la Nouvelle Lune ! Mais, c'est pas possible ! >>

Nelheim, qui avait essayé de se cacher derrière son frère quand Maerled avait débarqué, sortit timidement de sa planque. Il sentait que quelque chose n'était pas clair, que quelque chose là-dedans ne tournait pas rond - il l'avait senti dès que Nelgard lui avait parlé d'une surprise, et encore quand il l'avait attendu sur le pas de la porte de Monsieur Dale - mais n'aurait pas pu dire quoi.

<< - Il faut pas y aller, fit-il en attrapant le bras de son frère.

- J'ai pas le choix, Nel. Toi tu restes ici. Maerled, tu cours au temple et tu préviens quelqu'un. Non, tu préviens tout le monde ! >>

Il enleva le sac de son dos et le tendit machinalement à Nelheim, qui en tenait déjà un. Ce dernier le prit cependant, sentant bien qu'il n'arriverait pas à convaincre son frère d'attendre qu'un adulte vienne les aider.

<< - Nel, tu restes ici, ou bien tu rentres chez Monsieur Dale. Tout va bien se passer, t'en pas. Attends-moi, c'est tout... Qu'est-ce que tu fais encore ici, toi ! hurla-t-il à l'intention de Maerled qui restait devant lui, figé. Je t'ai dit d'aller chercher de l'aide au temple !

- Je.. J'y vais ! >>

Et le gros se mit à courir. Vers le temple, peut-être. Ou pas.

Nelgard se tourna vers Nelheim. Il lui posa la main sur la tête et lui ébourrifa les cheveux. C'était une image assez marrante, parce que la tête de Nelheim était bien au-dessus de celle de son frère. L'aîné sourit au cadet.

<< - Contente-toi de m'attendre. Je te dois toujours une surprise, hein ? >>

Nelheim se contenta de baisser les yeux. Il savait qu'ils étaient rouges et qu'il se mettrait à pleurer si son frère ne partait pas tout de suite. Il pensait qu'il pleurerait aussi s'il partait.

Quand il releva la tête, Nelgard était déjà loin devant.

Nelheim ne revit plus jamais son frère.

_______________


La fête de la Nouvelle Lune se préparait effectivement. Mais même en cette période de l'année - comme c'était le cas toute l'année, d'ailleurs -, il aurait du y avoir quelqu'un pour surveiller les trois grottes, au moins un adulte pour empêcher les enfants de s'approcher de ces antres du Diable et d'y entrer.

Et puis, ce n'est pas comme si les préparatifs de la fête intéressaient réellement tous les habitants du petit village de Arnet. Peut-être les gardes s'étaient-ils bien rendus au temple pour y prendre part, mais dans ce cas quelqu'un aurait été dépêché à leurs postes pour les remplacer. Le fait qu'il n'y ait eu aucun adulte devant les grottes n'était absolument pas normal - et totalement scandaleux, en plus de ça.

Nelgard arriva devant les grottes cinq minutes après avoir quitté son frère sur le sentier qui les emmenait tous les deux vers la surprise dont Nelheim ne connaîtrait finalement jamais la nature. Il n'aimait pas les surprises, il l'avait dit. Pourtant, il aurait tout donné pour que son frère ait pu lui faire celle-ci.

Personne n'avait jamais pu dire si les trois grottes étaient liées entre elles par un réseau souterrain. Elles s'ouvraient toutes sur un trou dans un énorme rocher, à hauteur du sol, comme trois gueules démoniaques sorties de leur tombes en hurlant. Certains villageois - ceux qu'on disait les plus habiles avec les armes - s'étaient déjà enfoncés, par groupe de cinq ou plus, dans chacune des trois grottes. Ils en étaient tous ressortis, parfois couverts de sang, parfois aussi propres qu'ils ne l'étaient avant leur périple sous terre, mais toujours, absolument toujours par l'entrée qu'ils avaient prises à l'aller. On avait tiré de ces expériences que si quelqu'un entrait par l'une des trois bouches, c'était de la même qu'il sortirait... s'il en ressortait.

Quand Nelgard apparut sur la plaine aux grottes, trois enfants se lancèrent à sa rencontre. Meolin, un petit dur de six ans qui ne devait pas mesurer plus d'un mètre les bras levés, un grand maigre du nom de Toni, et même la jeune et joufflue Leilen, une tétine dans la bouche. Ils avaient tous l'air plus effrayé les uns que les autres. Personne n'aurait pu deviner qu'ils jouaient la comédie.

<< - Où est-il ? demanda Nelgard, en criant presque. Où est Kas ?

- Il est entré par là, dit le nain en tendant le doigt vers une des grottes.

- Depuis combien de temps il est là-dedans ? >>

La réponse tarda à venir et Nelgard tapa du pied.

<< - CA FAIT COMBIEN DE TEMPS QU'IL EST LA-DEDANS ? répéta-t-il, en criant cette fois.

- Y'a dix minutes qu'il est pas remonté, monsieur. >>

C'était la voix tremblante de Leilen. Elle tenait sa tétine dans sa petite main grasse.

Est-ce qu'elle l'avait vraiment appelé monsieur ? Nelgard pensait que oui. Il n'avait que treize ans, bon sang ! Les monsieurs et les madames se pavanaient au temple et préparaient une fête en l'honneur de quelque chose qu'ils ne comprenaient même pas ! Mince, ce n'était pas à lui de faire ça ! Ce n'était pas à lui !

Leilen s'approcha de lui et tira sur sa manche.

<< - Tu vas aller le chercher, dis ? C'est dangereux, en bas, avec tout ce noir. Tu vas y aller, dis, monsieur ? >>

Non. Vraiment personne n'aurait pu penser sérieusement qu'ils jouaient la comédie.

<< - Oui, je vais y aller. Quand les adultes viendront, vous leur direz où je suis, d'accord ? Comme tu dis, c'est très dangereux en bas.

- On lui dira, monsieur.

- Bien. >>

Sans plus attendre, Nelgard se précipita dans la direction que lui avait indiqué le mioche. Il s'arrêta devant la grotte, comme s'il venait de se rendre compte que ce qu'il allait faire était incensé. Il regarda à ses pieds, puis autour de lui.

Quelqu'un devrait être là, pensa-t-il. Quelqu'un aurait dû être là.

Au moment où Nelgard pénétra dans l'ombre, Nelheim fût pris d'un sentiment étrange. Il sentait que quelque chose était en train de se passer, quelque part. Pas loin. Il pensa à son frère. Il était en train de rentrer à la maison - où plutôt chez Monsieur Dale, qui n'avait jamais été leur père et ne le serait jamais. Il avait réfléchi un moment et s'était dit que l'intervention de Maerled faisait surement partie de la surprise que lui avait promis son frère, puis il avait écarté cette idée. Nelgard ne portait pas spécialement les enfants du village dans son coeur, mais surtout il savait que lui, Nelheim, ne pouvait même pas supporter leur présence. Il n'arrivait pas à comprendre ce qui lui arrivait. C'était comme la fois où...
(C'est vot'maison qu'à brûlée !)

Il s'arrêta net, comme s'il avait été foudroyé devant un des plans de pommes de terre de Monsieur Dale. Ses yeux se vidèrent, tandis que ses souvenirs refaisaient violemment surface. Et il hurla. Il renversa la tête en arrière et hurla au ciel, sentant les larmes monter à ses yeux pour la énième fois de la journée. Joyeux anniversaire.

Quand la crise fût passée - elle dura peut-être cinq minutes, cinq minutes de trop, cinq minutes de retard sur l'horloge de la mort qui s'était mise en marche pour son frère -, Nelheim réussit à se mettre debout et à courir à toutes enjambées, pleurant et criant, laissant derrière lui les deux sacs contenant le nécessaire de camping et... Que contenait donc le deuxième sac ? Est-ce que ça importait vraiment ?

Il courut aussi vite que lui permettait ses jambes - des jambes que ceux qu'il avait eus comme compagnons de jeu, dans sa courte carrière de bébé, n'avaient jamais trouvées à leur goût - et s'arrêta une fois pour reprendre son souffle. Il hésita un instant. Devait-il aller chercher de l'aide au temple, où il devrait pouvoir retrouver au moins Monsieur Dale, son maitre et le maitre de son frère, Monsieur Dale qui ferait peut-être le nécessaire pour sauver le plus âgé de ses domestiques... Non, Maerled était déjà parti au temple pour prévenir les adultes. Ah oui ?

Non, pensa Nelheim, fou de colère. Non, il y est pas allé. Ce gros porc est assis quelque part, avec Kas, Cuthbert et les autres... Et mon frère... Nel...

Il se remit à courir. Il prit la direction des grottes.

Quand il arriva à l'endroit où Nelgard avait attendu que trois enfants innoncents le rejoignent, dix minutes plus tôt, Nelheim fût accueilli par un comité aggrandi pour l'occasion. Maerled et Cuthbert avaient rejoint les trois plus jeunes de la bande. Leilen avait sa tétine à la bouche et dévisageait Nelheim.

Nelheim fit un rapide calcul, vérifiant sa première impression. Et sa première impression était bonne. Il n'était que cinq. Kas n'était pas là. Et une vague d'espoir - ce sombre poison du coeur - souleva la poitrine de Nelheim. Est-ce que Kas était vraiment descendu tout seul dans la grotte ? Et si tout ceci n'avait pas été un piège, en fin de compte ?

J'aurais du aller chercher de l'aide au temple ! pensa Nelheim. Au temple...

Qu'est-ce que Maerled faisait là, dans ce cas ? N'était-il pas censé y être allé lui-même ? Et pourquoi arborait-il ce sourire sinistre ?

<< - Joyeux anniversaire ! plaisanta le gros.

- Joyeux anniversaire ! >> répétèrent les autres, en choeur.

Leilen avait passé son tour, préférant machouiller sa tétine. Elle applaudit quand même des deux mains.

<< - Où est Nelgard ? croassa Nelheim. Où est mon frère !

- T'en fais pas pour ton frère, répondit Maerled. C'est pas ce qu'il t'a dit ? Ne t'en fais pas, gnah gnah gnah.

- OU EST-CE QU'IL EST ? >>

Nelheim tremblait de tous ses membres. Il aurait pu réduire cette bande de gamins en miettes. Il était plus grand qu'eux, hein ? Il était plus fort, aussi. N'était-ce pas pour ça-même qu'ils lui avaient joué ce mauvais, ce très mauvais tour ?

<< - Il est là-bas. >> dit Maerled en désignant la grotte qu'avait indiqué Meolin, tout à l'heure.
Sans demander son reste, sans même se demander si on lui disait la vérité, cette fois, Nelheim s'élança en direction de la grotte. Tandis qu'il s'en approchait, une espèce de conviction montait en lui... Oui, Nelgrad était passé par là, très récemment. Il avait couru dans la même direction, avait pénétré dans cette grotte.

Il s'arrêta, lui aussi, à l'entrée de la grotte. Il essayait de chasser de son esprit un deuxième sentiment, beaucoup plus terrifiant, beaucoup plus horrible. Au fond de lui - et bien qu'il se le cachât encore un moment - ; au fond de lui, Nelheim savait qu'il ne retrouverait pas son frère. Son frère était perdu dans le noir.

Il pénétra quand même dans la gueule du démon, empoignant les dernières parcelles d'espoir qu'étouffait peu à peu son esprit - et son coeur serait bientôt battu par lui. Il fit quelques pas à l'intérieur, voyant de moins en moins ce sur quoi il mettait les pieds à mesure qu'il s'écartait de la lumière du jour, et cria le nom de son frère.

<< - Nelgard ! Nelgard ! NELGAAAAARD ! >>

Il tomba à genoux, pleurant, n'en pouvant plus. Quelques minutes plus tard, des bras s'emparèrent de lui. Son frère ? Probablement pas. Un démon ? Peu importe. Il avait perdu son père, sa mère, et maintenant son grand frère, qui avait veillé sur lui depuis le jour où ses parents étaient morts... Qu'un démon vienne donc le prendre. Il ne s'inquiétait plus. Il n'avait plus de quoi s'inquiéter.

Mais ce n'était pas un démon. L'homme qui l'avait attrapé le portait dehors.

<< - Ca va aller, mon grand. On va te ramener chez toi et descendre chercher ton frère. Ne t'en fais pas, tout va bien se passer. >>
Nelheim ne l'écoutait plus. Tout n'allait pas bien se passer. Plus rien ne se passerait bien, à partir de maintenant.

A la lumière du jour, il eut juste le temps d'apercevoir Kas, du coin de l'oeil, qui était en train de parler à un adulte - un des gardes de service, probablement. Il transpirait. Il avait peur. Pour la première fois depuis le jour qu'avait souillé sa naissance, Kas avait réellement peur.

Nelheim le maudit comme il avait maudit les autres et se laissa emporter.
[Vers la Tour Oubliée]


Nelheim était heureux de pouvoir enfin quitter cette forêt sinistre. Un arbre mort par-ci, un arbre moisi par-là, hey, regarde, celui-là est tombé par terre... Et cette pluie, toujours cette pluie, ce vieux compagnon qui semblait avoir des scrupules à les quitter, maintenant qu'il s'entendait si bien avec eux...

Les bottes du nécromancien étaient recouvertes de boue et pesait peut-être le double de leur poids habituel. Tous ses vêtements, trempés, tiraient irrésistiblement vers le sol. Ses pas étaient devenus moins espacés et plus lourds. Il soufflait beaucoup, comme si cette marche le fatiguait particulièrement. C'était le cas, en fait, mais il préférait ne pas le dire aux autres, pensant probablement qu'ils n'avaient rien remarqué.
Le groupe arriva aux limites du Bois Obscur, marqué par un muret de briques grises. Et à l'image de tous les murets qui bornaient grossièrement les différents paysages du Khanduras - paysages tous plus jolis les uns que les autres -, ce muret était un peu plus élevé que la moyenne. Nelheim avait appris à les reconnaître et n'attendit pas qu'Elly lui disent ce qu'il représentait pour s'en satisfaire.

Ils arrivaient au Marais Sombre, et outre ce petit muret, il y avait aussi cette odeur infecte, en arrière-plan, qui aurait suffi à le lui faire deviner. Une odeur rance, parfum délicat de corps en décomposition, d'eau stagnante et de végétation agonisant dans sa propre pourriture.

Un mal pour un mal, tout ça m'est bieeeeeen égal.

Il chantonnait à voix basse. Peut-être même dans sa tête. Et un sourire peint sur le visage.

Ô mes terres, Ô mes terres, comme tout ça vous enterre !

Ses terres ? Quel souvenir avait-il de ses terres, d'abord ? A priori, aucun.

Nelheim avait parfois l'impression d'être né dans les bras de son maître. La première image claire qu'il gardait de son enfance était le sourire presque mélancolique de cet homme qui, par la suite, lui apprendrait tout ce qu'il connaissait. Il avait dix ans, une jambe hors d'usage, et il ouvrait les yeux sur le visage de son maître - qu'il avait commencé par associer à l'image du père qu'il avait oublié. Et tous les deux avaient trop voyagé, depuis, pour que Nelheim ne trouve plus jamais d'endroit auquel s'accoutumer comme on s'accoutume normalement à son chez soi.

De son enfance, il n'avait pratiquement rien gardé. Un véritable trou noir, parsemé ça et là de quelques timides éclairs de conscience, de vagues réminiscences d'une époque révolue, d'une enfance perdue dans les tréfonds de son esprit et qui lui apparaissaient à chaque fois voilée, comme si les souvenirs qui lui restaient ne lui appartenaient pas vraiment, mais qu'il les avait empruntés à quelqu'un d'autre.

Non, Nelheim ne se souvenait pas tout à fait de ses terres. Quoiqu'il en soit, il doutait qu'elles aient pu être plus affreuses que ce qu'il avait maintenant sous les yeux.

<< - Ben dis-donc. Plus ça va, plus je suis content d'être ici. >>

L'idée qu'il ne savait même pas pour quelle raison il se trouvait ici ne fit qu'une rapide incursion dans son esprit. Tantôt arrivée, tantôt repartie, et probablement pas très loin de l'endroit où Nelgard avait disparu lui aussi, des années auparavant.

<< - Tu as dit quelque chose ? >>

Le nécromancien tourna la tête. Elly semblait inquiète. Elle avait de bonnes raisons de l'être, en tout cas. Voyager avec quelqu'un qui n'arrêtait pas de marmonner et de parler tout seul avait de quoi inquiéter.

<< - Rien du tout, répondit le nécromancien. Mais si vous n'arrêtez pas de me poser cette question, tous les deux, je pense qu'il pourrait vraiment se passer quelque chose, et pas seulement en paroles.

- Je ne comprends pas.

- Evidemment que tu comprends pas. Alors je vais te le dire : Il se passe que je commence à en avoir ras-le-bol. Ras-le-bol de cet endroit, de cette pluie, de cette boue, de ce pays de.. >>

Il se crispa, soupira et fit un geste de la main qui semblait indiquer qu'il n'était pas tout à fait disposé à terminer sa phrase.

<< - Peu importe. Excuse-moi. C'est juste que ce temps... Ce temps me tape sur les nerfs. >>

La rogue ne répondit pas. Le Khanduras n'avait jamais été connu pour être un paradis touristique, mais Elly savait qu'il ne s'agissait pas de ça - pas uniquement de ça. La météo pouvait avoir des incidences sur le comportement de certaines personnes, ça s'était déjà vu, mais de là à rendre quelqu'un aussi imprévisible et changeant ? Certainement pas. Il y avait quelque chose d'autre. Quelque chose d'enfoui bien trop profondément et qui hantait Nelheim.

Elly, qui se sentait bien incapable de sonder ces abîmes, ne répondit donc rien.

<< - Allons-y, fit le nécromancien. Le soleil se couche, et j'aimerais bien trouver un endroit où dormir sans risquer de me faire piétiner par un monstre géant pendant mon sommeil. >>

Cette fois, la rogue savait quoi répondre. Elle avait déjà fait le tour du Marais Sombre une bonne dizaine de fois, avec ses Soeurs, pour vérifier à l'état des lieux que celle qui avait un jour été emmurée dans son repaire l'était toujours.

Elle emboîta le pas au nécromancien.

<< - Le premier étage de la tour peut nous servir de refuge pour la nuit. Il est en surface. C'est pas le grand luxe, mais au moins nous serons à l'abri. >>

A l'abri de quoi ? songea le nécromancien. Ce qui est le plus dangereux pour nous traversera les murs de cette tour à l'instant même où nous y entrerons. Tête d'Arbre, Blood Raven et les autres ne représentent rien face à nos propres peurs.

Nelheim sourit à la rogue, mais cette dernière ne décela rien de bien joyeux dans son expession.

<< - Allons-y, alors. Cap sur la tour. >>

Il se mirent en route. Le nécromancien laissa son guide prendre la tête et le Coffre calqua son pas sur celui de son maître.

_______________


On ne traversait pas un champs et un marais de la même façon. Nelheim connaissait ce genre de théorie et aurait préféré ne pas avoir à les vérifier dans la pratique. Le Marais Sombre était un des lieux les plus immondes qu'il ait eu le loisir de visiter depuis... hé bien, depuis qu'il arrivait à se rappeler où il avait marché la veille. C'est-à-dire depuis une bonne vingtaine d'années environ.

Il marchait aux côtés du Coffre, à quelques mètres de la rogue, et regardait ses pieds plus que la route qu'ils suivaient. Il n'était même pas certain qu'ils suivaient bien une route, en fait, ni même un chemin de terre ou un semblant de sentier... Il ne voyait que de la boue. De la boue à perte de vue, et qui montait maintenant jusqu'au haut de ses bottes. Un arbre venait parfois changer le décor, mais ce n'était jamais plus qu'un squelette noir et décomposé. Il y avait aussi des ronciers, ça et là, mais Nelheim ne pût que grossièrement estimer la longueur de leurs épines - Elly semblait vouloir marcher le plus loin possible de ces arbustes. Une piqûre, et tu tombes raide mort avant d'avoir eu le temps de faire un tour sur toi-même, avait-elle dit. Nelheim n'avait pas jugé nécessaire de demander pourquoi quelqu'un sur le point de mourir aurait eu l'idée de tourner sur lui-même.

A un moment, le groupe passa à côté d'une espèce de flaque - composée, à première vue, de plus d'eau que de boue - sur laquelle la pluie, martellant à présent plus fort que jamais, marquait son empreinte, sous forme de petits cercles changeants, apparaissant et disparaissant à la surface de cette matière visqueuse et nauséabonde. C'est peut-être pas de l'eau, en fin de compte, pensa le nécromancien. C'est bien trop épais pour être de l'eau, non ? De minuscules organismes blancs, ressemblant vaguement à des vers, se trémoussaient à l'intérieur, visiblement pas mécontents d'avoir trouvé un tel endroit pour se reproduire en paix.

Un peu plus tard, alors que la fatigue commençait à peser lourd sur les paupières de Nelheim, la tour dont avait parlé Elly apparut au loin. Juste une silhouette à travers la brume, mais une silhouette presque réconfortante, au moment où il devenait de plus en plus difficile pour le physique de suivre le sens de la marche. A leur droite, le nécromancien aperçut un serpent, au pied d'un roncier, et dont la tête avait été séparée du corps. A ses côtés, une espèce de rat géant gisait mort, les quatre pattes levées vers le ciel et le museau déformé dans un ultime rictus d'horreur. Sans pouvoir en être sûr - lui et les autres se trouvaient à une distance raisonnable de ce qui semblait avoir mis le rat à mal -, Nelheim se dit qu'il avait l'air complètement paralysé. Il ne semblait pas avoir essayé de tourner sur lui-même, en tout cas.

Un gros quart d'heure plus tard - et dix minutes après l'apparition des premières crampes -, Nelheim distinguait la tour plus clairement. Si on pouvait appeler ça une tour... En fait, ça ressemblait plutôt à ce qui resterait d'une grange après qu'une tornade lui soit passé dessus. Portant toute son attention sur cet oasis, le nécromancien faillit tomber dans un des pièges mortels du marais. Il mit le pied au mauvais endroit et, l'instant d'après, se retrouva plongé dans la boue jusqu'à la ceinture. Ses réflexes n'étant plus ce qu'ils avaient pu être plus tôt dans la journée, il aurait certainement sombré, sans l'intervention jumelée du Coffre et de la rogue - cette dernière s'était retournée dès qu'elle avait entendu le bruit caractéristique d'un corps s'enfonçant dans la boue. Ils le tirèrent de là et le maintinrent debout en le tenant par les épaules.

<< - On arrive, fit Elly. C'est pas le moment de nous fausser compagnie. >>

Elle souriait et Nelheim la regarda sans répondre, haletant.

La jambe droite du nécromancien était maintenant entièrement recouverte de boue et ne tarderait pas à devenir très encombrante, quand la boue aurait séché - si elle séchait jamais, sous cette pluie torentielle. Il aurait voulu prendre le temps de se nettoyer - même sommairement -, mais la rogue ne lui en laissa pas le loisir.

<< - On arrive, répéta-t-elle en se tournant. >>

Et elle reprit la marche, suivie des deux autres.

Un quart d'heure plus tard, Nelheim percevait parfaitement chaque brique de ce qui restait de la Tour Oubliée. Ils se trouvaient à une petite vingtaine de mètres de l'édifice, lequel était noyé dans la brume, mais le nécromancien le voyait telle qu'il était, avec la même précision que s'il s'était trouvé nez à nez avec lui. Il avait la même impression que lorsque l'on revient dans un endroit connu, et que nous ne faisons pas que le voir, alors, mais que nous nous souvenons aussi de lui, de cet endroit.

Il se mit à courir vers la tour et passa devant Elly, qui ne fit rien pour l'arrêter. Le sol, sous leurs pieds, n'était plus le désert de boue qu'ils venaient de franchir, mais un mélange de terre et de roches assez solide pour soutenir la marche brusquée d'un homme. Il restait un risque, cependant, et la rogue en était consciente.

<< - Attention quand même à ne pas... >>

Trop tard. Nelheim avait glissé.

Il avait atterri sur le dos et se tenait dans cette position, les yeux écarquillés, les bras et les jambes écartés et les doigts et les orteils tremblant frénétiquement. Sa poitrine se soulevait et retombait en rythme régulier. Quand Elly et le Coffre se lancèrent dans sa direction, il éclata de rire.
[Sortilège - Rêve - Méditations - Comtesse]


A peine entré dans la Tour, Nelheim fut pris d'une espèce de vertige. Il regardait autour de lui, avec l'impression que les murs, que chacune des briques des murs, dansaient devant ses yeux, et chancela. Et il se dit qu'il n'allait pas tarder à tourner de l'oeil.
« Oh-ho. Y'a quelque chose qui cloche. »

Il serait tombé si Elly n'avait pas été là pour le soutenir. Ce n'était pas la première fois, et il nota intérieurement qu'il devrait peut-être la remercier pour toutes les fois où... Mince, est-ce qu'il n'avait pas pensé à la même chose seulement quelques heures auparavant ?

« Qu'est-ce qui se passe ? marmona-t-il. Je vois double.

- C'est l'air, fit la rogue. Ca vient d'en bas. Je peux te lâcher ?

- Oui, je crois. (Il posa main sur son front et secoua la tête.) Pourquoi on ne l'a pas senti plus tôt ? Ca m'a pris au moment où je passais la porte. (Il se tourna vers l'entrée, qui n'était pas plus une porte qu'un trou béant dans la façade.) Enfin, tu vois ce que je veux dire.

- Les Rogues ont enfermé la Comtesse dans cette tour - dans sa tour. Tu t'imagines bien qu'on ne l'aurait pas retenue ici avec une porte fermée à clé. Elles ont jeté un sort sur cet endroit, pour que rien de ce qui s'y trouvait ne puisse en sortir. Tu comprends ?

- Pas vraiment. C'est elle qui dégage ce... poison ?

- Possible. »

Le nécromancien hocha la tête. Il avait déjà entendu parler de ce genre de sortilège, et croyait se souvenir d'une chose qui aurait pu représenter un problème, dans leur cas. Il regarda par-dessus son épaule pour vérifier que le Coffre avait déjà passé la barrière invisible. Il était là, les yeux grands ouverts tournés vers l'entrée. Il avait senti cette chose, lui aussi, et semblait frappé par la même certitude que son maître.
« Est-ce qu'on est enfermés, nous aussi ? »

La rogue ne répondit pas tout de suite, et Nelheim préféra baisser les yeux au sol plutôt que de la harceler. Il avait sa réponse, de toute manière. Il l'avait eue bien avant de poser sa question. Par terre, à condition de bien observer, on pouvait voir les cadavres d'une dizaine de petits insectes volants, recroquevillés dans leurs ailes minuscules et transparentes. Dans un coin, un rongeur avait le ventre déchiré et grouillait de vers. Ses yeux éclatés devaient avoir cherché une issue jusqu'au bout, en vain.

« Le sortilège sera levé une fois que la Comtesse sera morte.

- Ah oui ? Est-ce que tu en es sûre ? Ou bien n'est-ce que de la théorie ?

- Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda la rogue, piquée.

- Je connais des histoires. Des gens qui sont morts, enfermés dans leur propre maison, après avoir utilisé ce genre de sort à la légère. En théorie, il leur aurait suffi de lire leur formule à l'envers - tu me comprends - mais ce n'était que de la théorie. Ils sont morts, finalement, et avec eux tout ceux qui étaient entrés pour les aider à sortir et qui n'ont pas osé employer la manière forte pour briser l'enchantement. Entends-moi bien - la manière forte, c'était de tuer cet imbécile qui avait eu l'idée d'invoquer des forces qui dépassaient de loin les siennes. »

Elly resta figée un instant, frappée par cette éventualité.

« Cette histoire tombe à l'eau, continua le nécromancien, si on prend en compte le fait que la personne qui a protégé cet endroit est probablement déjà morte. C'est le cas, n'est-ce pas ?

- Akara.

- Quoi, "Akara" ? »

La rogue fixait le vide, la bouche entrouverte, et ne disait rien.

« Mince, fit le nécromancien. Alors c'est grave. »

Il se rendit compte qu'il n'avait pas encore essayé de sortir. Tout ça n'était peut-être que du baratin, en fin de compte. Mais le pressentiment qu'il n'y arriverait pas le frappa avant qu'il n'atteigne l'entrée, sans pour autant l'empêcher d'aller tenter sa chance. Il passa devant son Golem, qui secoua la tête à son intention.

« J'ai pas besoin de ton avis, mon pote. »

Le Golem haussa ses larges épaules.

Arrivé devant l'entrée, Nelheim se demanda une dernière fois s'il était vraiment nécessaire de faire ça. Il risquait peut-être de prendre une décharge... Ou de tomber raide mort, qui sait ?

Je vais tourner comme une toupie et m'écraser par terre, pensa-t-il, et dans moins d'un jour, les vers auront déjà commencé à faire leur nid dans mon ventre.

Il leva la main timidement, se rappela du rat et des insectes, et se dit qu'il n'avaient pas l'air d'avoir grillés, au moins, et qu'il avaient dû continuer à bouger un moment après avoir percuté cet obstacle invisible. Pas si invisible que ça, d'ailleurs, à cet distance. Le nécromancien se tenait à quelques centimètres de ce qui devait être la frontière - c'est le mot qui lui vint à l'esprit - et croyait voir les choses bouger, derrière, la boue, les ronces et les arbres morts, comme quand la chaleur d'un feu semble faire bouger les objets alentours.

Et si le rat et les insectes avaient vu cette chose, et qu'ils avaient simplement décidé qu'il était plus prudent de ne pas tenter une sortie par là... Non, c'est impossible. Strictement impossible. Il avança encore un peu la main.

Il allait entrer en contact avec le bouclier - hey, pourquoi pas ? - quand une petite explosion d'étincelles le fit reculer d'un pas. De l'autre côté de la porte, un objet tomba par terre, calciné. Le nécromancien se retourna, chercha une explication, et comprit que le Coffre venait de lancer quelque chose par-dessus son épaule. Une branche, probablement, et qui ne ressemblait plus vraiment à une branche, maintenant qu'elle était passée de l'autre côté. Il ouvrit la bouche, se tourna encore une fois vers l'objet fumant, et se ravisa finalement de crier sur le Coffre. Ce dernier venait de lui sauver la vie.

_______________


« On n'est pas dans la panade, fit le nécromancien à la rogue. Je crois qu'on n'a plus le choix. Il faut descendre. »
Elly était accroupie devant une trappe en bois, comme si elle s'apprêtait à l'ouvrir d'un instant à l'autre. Il fallut plusieurs secondes au nécromancien pour comprendre que ce ne serait pas le cas.

« Tu m'entends ? » demanda-t-il.

Pas de réponse.

« Elly ? »

La rogue restait silencieuse, et Nelheim décida d'en faire autant. Elle parlerait bien, à un moment où à un autre.

« Akara... dit-elle faiblement. (Elle tourna la tête vers lui.) Tu crois qu'elle nous a envoyés là exprès ? Tu crois qu'Akara nous a piégés ?

- Pourquoi est-ce qu'elle aurait fait une chose pareille ? Ca n'a pas de sens. Elle a besoin de ce fichu parchemin, non ?

- Je ne sais même pas à quoi il sert, répondit la rogue, toujours dans un souffle de voix.

- C'est de mieux en mieux, dis-moi. »

Il s'accroupit à son tour et s'adossa au mur, près d'elle.

« On n'a plus le choix, répéta-t-il. On descend, on règle son compte à la Comtesse... »

Elly le regarda et lui sourit tristement. De la même manière que l'on sourit d'une mauvaise blague quand rien autour de nous ne nous invite à sourire.

« Ouais, je sais, j'ai pas trouvé mieux, s'excusa le nécromancien. Je disais donc : On descend, on règle son compte à la Comtesse, et on remonte ici pour voir ce qu'il en est. Je ne sais pas ce qu'Akara avait en tête en nous envoyant ici - je ne la connais pas assez pour ça - mais je sais une chose. C'est pas en restant plantés là qu'on trouvera un moyen de sortir. T'es pas d'accord ? »

Elly hocha la tête.

« Bien. Par contre, il va falloir que je dorme un peu. C'était pas très brillant de se réfugier là-dedans avant de s'être reposé, hein ? Enfin... Rien de montera par là sans que le Coffre ne l'entende venir. »

Il chercha confirmation dans le regard de son compagnon, qui ne cilla pas.

« C'est exactement ce que j'appelle un guetteur ! Tellement concentré sur sa tâche qu'il ne m'écoute même plus. »

Il se leva, sentit un léger étourdissement, et vacilla sur ses jambes. Cette fois, cependant, il n'eût besoin de personne pour reprendre ses esprits. Il s'avança vers le Coffre et lui fit signe de lui donner le sac. Quelques minutes plus tard, deux couvertures étaient installées par terre, près du mur, et Nelheim invita Elly à choisir la place qu'elle préfèrait.

« Je suis désolée, fit-elle en s'asseyant sur le lit le plus proche de la trappe.

- Il faut pas, lui dit le nécromancien. Je devrais l'être aussi, autrement. Allez, bonne nuit. »

Ils s'endormirent presque aussitôt, presque instantanément, mais rêvèrent exactement de la même chose : Le camps des rogues était attaqué de nuit, et tous ses occupants étaient tués et décapités les uns après les autres. Sur les décombres, près du feu mourant, une silhouette restait debout, immobile, pendant qu'une armée de démons détruisait la moindre parcelle de vie, tout autour d'elle. Elle semblait sourire à la lueur des étoiles. Les pans de sa robe voletait dans le vent, et elle souriait.

« Akara ! » hurla la rogue, se redressant en sursaut.

_______________


Il était presque midi, et son cri n'avait réveillé personne. Nelheim et le Coffre étaient assis dans un coin et discutaient du rêve intriguant que le nécromancien venait de faire.

« Je crois que c'est rien du tout, dit le nécromancien. J'ai jamais fait de rêves de ce genre. C'est surement lié à ce qu'Elly a dit d'Akara hier soir. J'ai aussi du mal à imaginer que cette vieille nous ait piégés de cette manière... »

Il se tourna vers la couche de la rogue, qui semblait avoir une fin de nuit aussi agitée que la sienne ne l'avait été. Elle bougeait, transpirait beaucoup, et parlait dans son sommeil.

« Elle a pas l'air bien, fit-il en revenant sur son compagnon. Tu crois que je devrais la réveiller ? Akara a dit que les rogues n'avaient pas l'habitude de dormir très longtemps, non ? »

Le Coffre haussa les épaules. Puis il secoua la tête en désignant Elly.

« Faut pas la réveiller. Je crois qu'elle rêve. Qu'elle rêve d'un truc important.

- De quoi veux-tu qu'elle rêve ? »

Le Coffre leva les yeux au ciel, comme s'il savait que la réponse qu'il s'apprêtait à donner ne plairait pas à son maître.

« De la sorcière. »

Sa voix était catégorique - il avait sombré dans la démence.

« De... Quoi ?! fit le nécromancier. Une sorcière ? Akara n'est pas une... sorcière ! On dirait que tout ça te monte à la tête, à toi aussi - et même si on ne peut pas dire que tu en aies vraiment une. Non mais tu t'entends parler, mon vieux ? (S'apercevant qu'il avait peut-être un peu trop hausser le ton, il s'approcha du Golem et continua à voix basse.) Tu sais de qui tu parles, quand même ? C'est son chef... spirituel - ou quelque chose dans le genre.

- Chef spirituel et sorcière, c'est possible. Regarde Andariel et...

- Chut ! »

Il se tut. Il se turent tous les deux.

Pendant ce temps, Elly continuait à s'agiter. Le nécromancien se tourna de nouveau vers elle et entreprit cette fois d'aller, sinon la réveiller, au moins lui poser une main sur l'épaule, histoire de la calmer un peu. Ce ne fût pas la peine, cependant, car c'est à cet instant qu'elle se mit à crier.
« Akara ! » hurla-t-elle, se redressant en sursaut.

Elle était en sueur et haletait rapidement. Elle regardait à droite et à gauche, comme pour vérifier qu'elle était bien là, au milieu du Marais Sombre, et non au Camps des Rogues. Etrangement, elle n'avait pas l'air rassuré d'être ici plutôt que là-bas.

« Quoi, quoi ? demanda le nécromancien en se précipitant vers elle. Qu'est-ce qu'il y a ? »

Derrière eux, le Golem secouait la tête. Elle avait rêvé de la sorcière, évidemment.

« Akara nous a trompés ! J'ai vu... j'ai vu... j'ai vu le Camps... attaqué par des démons. Et, et... Akara, elle était debout... elle regardait... les autres - Kashya, Charsi, tout le monde ! - elle les regardait se faire tuer... et elle souriait !

- Calme-toi, lui souffla Nelheim. C'était un rêve. Juste un rêve. »

Il aurait aimé croire à ce qu'il disait, mais ce n'était pas le cas. Il s'était réveillé dans le même état qu'elle, une heure plus tôt, et s'était facilement convaincu que ce qu'il avait vu en rêve n'était que le résultat de ce qu'avait supposé Elly, la veille, quand elle lui avait demandé si Akara avait pu les piéger, en les envoyant ici. La panique qu'il lisait dans les yeux de la rogue - et la trop grosse coïncidence qu'auraient représentée leurs rêves jumeaux - lui fit peur, et cette peur se traduisait dans sa voix.

« Je l'ai vue ! répéta la rogue en dégageant le bras du nécromancien. Je l'ai vue, je te dit ! »

Nelheim essayait encore de lui faire entendre raison, en geste plutôt qu'en parole, mais une voix impériale lui arriva de derrière. C'était la voix du Coffre.

« Il a rêvé de la sorcière, lui aussi. Il m'a raconté : Akara, le Camp, le feu et les démons. Il a vu tout comme toi. »

Les yeux de la rogue, écarquillés, se posèrent sur le nécromancien. La bouche ouverte, tremblante, elle n'arrivait pas à dire quoi que ce soit. Nelheim, qui hésitait visiblement entre rester là à raisonner la rogue et sauter sur son Golem pour l'étrangler, laissa finalement ses mains sur les épaules d'Elly.

« On ne sait pas ce que ça veut dire, dit-il calmement. C'est peut-être à cause de cet air... c'est peut-être la Comtesse qui nous a fait voir ça, tu y as pensé ? Tout va mal, depuis qu'on est entré dans cette foutue tour. Et ça peut n'être qu'une coïncidence. »

Cette dernière possibilité ne le convainquait guère, mais il décida que le coup était à tenter. Il aurait dit qu'un Shaman était venu pendant la nuit pour les hypnotiser, si cela avait eu une chance de marcher - sauf que ce Shaman aurait été tout bêtement coincé avec eux, s'il avait eu l'orgueil de passer par là. Et le Coffre l'aurait vu, lui ou quelqu'un d'autre. Et le Coffre n'avait vu personne.

« Il faut partir d'ici, insista la rogue. Il faut rentrer au Camp.

- On doit d'abord descendre.

- Quoi ? Pourquoi ... »

Et elle se rappela. Ils étaient enfermés dans cette tour. Enfermés à cause du sort qu'avait lancé Akara et qui se dissiperait quand... Quand se dissiperait-il, déjà ?

« Oui, on doit descendre », répéta Elly.

Nelheim hocha la tête et se leva. Il se tourna vers le Coffre et lui lança un regard meurtrier, féroce - il ne se souvenait déjà plus de qui l'avait empêché de se faire griller la veille.

« On n'a plus de temps à perdre », fit-il en donnant un coup de pied dans le verrou de la trappe - ce dernier n'opposa pas de résistance et céda à la première attaque.

« Attention, j'ouvre. »

Il leva la trappe de bois, laissant s'échapper du trou noir une forte odeur de moisissure. Un nuage de poussière monta des ténèbres, accompagné du gémissement lancinant des gonds de la trappe, qui retomba de l'autre côté.
« Laisse la couverture là, ordonna Nelheim à son larbin. Ramasse le reste et rejoins-nous. Et garde-toi bien de prendre du retard. »

_______________


Six étages. Six niveaux sous la surface. Six enchevêtrements de couloirs poussiéreux et labyrinthiques. Et tous aussi vides les uns que les autres. Tout ça ne sentait vraiment pas très bon - et pas seulement au figuré. Elly avait prévenu que leur descente dans l'ombre allait être compliquée, entre autre à cause des monstres et des démons qu'ils croiseraient en chemin, mais cette descente s'était finalement révélée aussi périlleuse que l'exploration du grenier d'un vieux brocanteur. Pour le moment, aucun des trois compagnons n'avait repéré quoi que ce soit qui ait pu tenir lieu d'obstacle à leur progression.

Nelheim donna un coup de pieds dans un tonneau moisi, qui explosa sous le choc.

« Ouais. Ben on a fait plus dangereux, dans le genre repaire du gros monstre.

- Ce n'est pas normal, fit la rogue.

- Non, je me doute. Peut-être qu'il n'y a même pas de Comtesse du tout, en fin de compte ? Auquel cas on serait vraiment dans de beaux draps, hein ?

- Il y a une Comtesse. »

Le nécromancien ralentit le pas pour mieux la dévisager. Il tâtait la garde de sa dague, rêveusement, et avançait dans le même état d'esprit. Autour de lui, le paysage avait quelque chose d'attirant, comme est attirant le fond d'une crevasse - on sait ce qu'on risque à s'approcher du bord, et pourtant on y va, et on se penche pour voir. Nelheim s'enfonçait dans ce lieu qui ressemblait à mille autres lieux qu'il avait déjà visités jusqu'ici, et pour cette raison, il ne lui accorda qu'une attention secondaire. Toute son attention allait à la femme qui marchait à ses côtés, à cette femme qui, en l'espace de quelques heures, avait réussi à le mettre dans tous les états nerveux que peut éprouver un homme normalement constitué.

« Tu étais de la partie, quand les Rogues l'ont enfermée ici ? »

Elly continua un moment à regarder devant elle, parfois au sol, parfois sur les murs, comme si elle n'avait pas entendu la question. Puis elle soupira, se tourna vers Nelheim, et lui répondit :

« J'avais à peine quinze ans, à l'époque, et tu comprendras que l'envie n'y était pas tout à fait. (Hésitant à continuer, elle attendit un instant, et ajouta finalement :) Ma mère a toujours pensé qu'il était nécessaire à une jeune fille de parfaire son éducation en éradiquant les... les créatures maléfiques, je crois qu'elle les appelait comme ça. Et c'est probablement là un trait commun à la plupart des Rogues. On nous inculque la vie comme faisant partie intégrante de la mort - la mort d'autrui, la nôtre, celle de tout un peuple... Et on nous entraîne à y faire face, sans vraiment nous dire dans quels cas cette mort est justifiée et dans quels cas elle ne l'est pas. Nous avons enfermé la Comtesse - j'étais là, je m'en souviens -, mais je n'ai jamais su pourquoi nous ne l'avions pas simplement tuée. »

Elle s'arrêta de marcher en même temps qu'elle achevait sa phrase. Elle prit son arc, tendit la corde à vide et tira une flèche imaginaire sur le sol dallé de la tour. Puis elle regarda l'arme, silencieuse, comme en contemplation devant un artefact sacré.

« Ma mère n'est pas revenue de cette petite expédition. Elle est tombée, avec une trentaine de nos Soeurs, et je n'ai jamais eu ni le temps ni le droit de la pleurer. Celles qui sont mortes ce jour-là... tout le monde au Camps les a oubliées, sauf peut-être les enfants qu'elles y ont laissés en mourant. Les Rogues protègent la Vie, mais ne se soucient pas des individualités. La mort d'une personne n'est rien. Rien qu'une poussière infime dans le grand sablier de la Mort. Quand cette poussière peut servir la Vie, alors tant mieux. Sinon, hé bien tant pis. »

La rogue se tourna vers le nécromancien, qui l'écoutait sans vraiment comprendre où elle voulait en venir. Elle lui sourit tristement et haussa les épaules en soufflant.

« Ce que je veux te dire par là, c'est que j'ai appris ce qu'était la mort de la manière la plus représentative qui soit. Je suppose que ma mère ne comptait pas me l'apprendre de cette manière, et c'est pourtant ce qui est arrivé. J'étais censée voir ce que ça faisait, que de tuer un monstre - un vrai monstre -, et je n'ai finalement vu qu'une poussière s'envoler dans le vent. En plus de ça, le soit-disant monstre vit encore, tout près d'ici, et il y a cette chose troublante... Je crois que je ne lui en veux pas. La Comtesse a tué ma mère - elle ou un de ses sbires l'a fait - mais je ne lui en veux pas. Pas du tout. »

Elle souriait toujours et caressait le bois de son arc.

« On a été envoyés pour la tuer, aujourd'hui. Toi et moi. Mais pour quelle raison ? Parce que tu en es plus capable que nous ne l'étions à l'époque ? Probablement pas. Toute cette histoire de vie et de mort n'est qu'une farce, mais une farce que nous nous racontons comme un précepte. Nous ne sommes pas là pour tuer la Comtesse. Nous sommes là pour mourir. Il m'a fallu du temps pour m'en rendre compte, mais je crois que c'est enfin le cas. La Comtesse a été enfermée dans un seul but, et je viens de le comprendre.

- Moi non », fit le nécromancien, qui s'aperçut que sa gorge était complètement sèche.

Elly le regardait, et son sourire disparut un instant... pour réapparaître plus grand encore.

« C'est marrant. Tu dois être le seul à ne pas t'en être rendu compte. »

Nelheim haussa un sourcil.

« M'être rendu compte de quoi ?

- Hé bien, que tu es un héros. Certaines d'entres nous l'ont su le jour-même où tu es arrivé au Camp. Tu aurais dû entendre parler Aliza !... La sentinelle qui t'as menacé de te "percer le coeur d'une flèche", si tu osais tenter quoi que ce soit contre nous... tu te rappelles ? La nuit de ton arrivée, elle n'a pas arrêté de répéter que tu étais celui que nous attendions - celui que la Vie attendait. La plupart d'entre nous riaient - et je riais moi-même, s'il faut passer aux aveux - mais nous avons toutes fini par admettre ce que Aliza et Akara soutenaient avec force depuis le début. Tu es un héros, Nelheim, et ton passage en Khanduras, ton passage chez nous, tout ça n'a probablement rien de fortuit.

- Sans revenir sur ce qui fait de moi un héros - parce que tout critère objectif permettrait légitimement de m'appeler comme ça, pour le moment -, je voudrais quand même savoir ce que tout ça a à voir avec la Comtesse...

- Akara a tenu à ce qu'elle soit enfermée ici, et non tuée, comme toute logique aurait voulu qu'il soit. Souviens-toi aussi que si une chose est certaine, à propos d'Akara, c'est que ses pouvoirs sont réels. Tu en as d'ailleurs eu une démonstration plutôt convaincante, non ? Mais ces pouvoirs - et la prémonition, entre autres -, Akara n'est pas la seule à les posséder. Beaucoup de ceux que nous considéront comme faisant partie des forces maléfiques en maitrisent des formes plus ou moins évoluées. Il suffirait que l'une d'elle, puissante en son ordre, ait eu vent de ton arrivée, et qu'elle ait décidé d'adouber Akara - de la rallier à sa cause, si tu préfères. En lui promettant une place dans sa propre hiéharchie, elle lui aura demandé de trahir son peuple, et d'envoyer son sauveur - à savoir, toi - à la mort. Un plan monté il y a des années. A l'époque de l'expédition contre la Comtesse, je suppose.

- Tu penses qu'Akara aurait pu enfermer la Comtesse dans cette tour dans le seul but de nous y envoyer mourir ? Tu crois vraiment à ce que tu dis ?

- J'ai bien peur que ce ne soit la seule explication.

- Mais l'explication à quoi ?! Au fait qu'elle n'aie pas penser à ce qu'impliquerait le fait d'envoyer quelqu'un à l'intérieur d'une barrière de protection ? Tu refais peut-être toute l'histoire de ton peuple pour une simple erreur.

- Akara ne commettrait pas ce genre... d'erreur.

- Encore hier, tu ne l'aurais pas non plus pensée capable de trahison, n'est-ce pas ?

- C'est là que tu te trompes, justement. Nous, les Rogues, suivons Akara parce qu'elle nous a toujours été présentée, par nos parents et par nos proches, comme notre chef spirituel - et je dirais qu'elle l'a sans doute vraiment été, en son temps - mais nous ne la suivons pas par pure confiance. Nous la suivons comme un enfant suit les préceptes de son maître : parce qu'on nous a dit que c'était ce qu'il fallait faire. Je crois que Kashya a été la seule d'entre nous à avoir jamais montré quelques réticences à lui obéir les yeux fermés. Ce qu'elle ressentait, nous le ressentions toutes, mais nous n'avions ni conviction profonde, ni preuves réelles de ce que nous pensions d'elle... Mais il y a toujours eu ce sentiment, au fond.

- Alors c'est dit ? Elle nous a eu comme des débutants, et puis c'est tout ?

- Elle nous a envoyés là où elle voulait que nous allions. Jusque là elle a gagné. Mais il n'est pas dit, non, que nous ne nous en sortirons pas, finalement, d'une manière ou d'une autre. Nous ne sommes pas encore morts... Nous avons encore une chance de tirer tout ça au clair.

- Et pour le rêve, alors ? Est-ce que ce qu'on a vu s'est déjà passé ?

- Je ne sais pas. Comme toi, c'est la première fois que ce genre de choses m'arrive. Ca pouvait être une vision du passé, comme ça pourrait très bien être une vision du futur.

- Ou rien de tout ça. »

Elly soupira, comme si cette objection la fatiguait.

« J'en doute. Mais nous n'en aurons le coeur net qu'une fois qu'on sera rentrés au Camp. Sur ce, nous devrions peut-être y aller. Comme tu l'as dit tout à l'heure, nous ne pourrons rien faire tant que nous serons coincés ici.

- Et la Comtesse va finir par s'impatienter. »

Après un moment de flottement, Nelheim et Elly éclatèrent de rire.

Derrière eux, le Coffre, qui n'avait pas écouté un traitre mot de leur conversation, gardait les yeux rivés sur les murs. Il avait l'impression que des bras allaient en sortir pour les saisir, tous les trois, et les tirer loin d'ici. Très loin, vers le bas. Quand les deux autres se mirent en marche, il les suivit à contrecoeur, en jetant des regards méfiants à droite et à gauche.

_______________


Quelques minutes après s'être arrêter pour discuter, Nelheim, Elly et le Coffre se retrouvèrent en face d'un grand et majestueux portail. Ils levèrent la tête et en restèrent bouche bée pendant un instant. Le portail était flanqué de deux rangées de chandeliers, dont les bougies avaient à peine commencé à se consumer avant de s'éteindre avec le reste de la demeure. Sur ses deux immenses portes de bois, deux tapisseries rouges avaient arrêté de flotter depuis des années. Des symboles d'un autre monde avaient été gravés sur tout l'édifice, faisant penser au dernier message d'un emmuré vif à la postérité.

« Pas de doute, fit le nécromancien. Si la Comtesse est quelque part, c'est derrière cette porte. »

La rogue s'approcha et posa la main sur le bois meurtri. Elle sentait une légère vibration, comme si quelque chose courrait dans la matière.
« Je ne me souvenais pas que c'était aussi grand. Et pourtant, à l'époque, je ne devais pas voir beaucoup plus haut que la poignée. »

La poignée, qui arrivait maintenant à la poitrine de la rogue, représentait le visage d'une jeune femme. Elle était parcourue d'une multitude de rayures profonde, comme si quelqu'un avait cherché à en faire disparaître le motif. Elle avait également été repeinte en rouge... à moins que ce n'ait été de la peinture. Sa jumelle symétrique se trouvait sur l'autre porte.

Le visage de la jeune femme regardait la rogue et semblait pleurer en silence. Elly posa la main sur l'objet.

« Tu es sûre de ce que tu fais ? demanda Nelheim.

- Je parierais mon nom qu'elle n'est pas derrière. »

Il avait quand même dégainé son arme. Il sentait la tension entrer dans chacun de ses muscles, les serrer de leur chaude étreinte et les relâcher aussitôt. L'odeur du combat à venir lui montait à la tête.

« Bien, alors vas-y. (Il se tourna vers le Golem.) Toi, tu restes en retrait. J'ai comme l'impression que ça ne se passera pas comme prévu.

- J'y vais, fit la rogue en appuyant sur la poignée. »

S'ensuivit un cliquetis, un souffle léger, imperceptible, puis le grincement violent des gonds qui tournent sur eux-mêmes. Le nécromancien passa sa main sous son nez, renifla, se pencha en avant et guetta l'ouverture imminente du portail. Quand un filet de lumière apparut entre les deux portes, il s'aperçut que la rogue était calme, pas touchée le moins du monde par ce qui le tiraillait, lui. Il allait lui dire quelque chose, mais se ravisa et revint sur l'espace qui se créait et dans lequel commençait à se dessiner le décor d'une salle gigantesque. Quand le souffle vint lui caresser la joue, il se crispa et serra plus fort la garde de sa dague. Et il attendit... Il attendit, jusqu'à ce qu'il se rende compte que la salle qu'il voyait était vide.

« Personne, marmonna-t-il. Il n'y a personne là-dedans.

- Je te l'avais bien dit, rétorqua la rogue avec un sourire timide. C'est la salle des fêtes. »

Après une plainte à voix basse, le nécromancien suivit Elly et le Coffre à l'intérieur. Force fût de constater que cette salle des fêtes était bien plus grande encore que ce qu'il avait imaginé en voyant le portail s'ouvrir sur elle. De chaque côté, des piliers de marbre soutenait le plafond, et Nelheim se demanda comment un tel endroit avait pu être construit sous terre. Tout le long des murs, à mi-hauteur, des tapisseries - comme celles qu'ils venaient de voir sur les portes - étaient accrochées à des épieux de fer. Une des banderoles était tombée par terre. Les toiles d'araignées avaient tout envahi mais ne gâchaient rien au spectacle.

« Derrière cette porte. »

La rogue désignait un point, au fond de la salle, et Nelheim aperçut effectivement une porte. Elle était bien petite, par rapport à cele qu'ils venaient de passer et à l'ampleur de la salle-même. L'écho était assourdissant - la voix de la rogue rebondissait encore sur les murs quand le groupe arrivait au milieu de l'immense hall.

« La salle du trésor se trouve derrière cette porte, répéta la rogue. Elle est beaucoup plus petite et sombre que celle-ci, et je ne saurais pas te dire pourquoi la Comtesse s'y terre. Peut-être qu'elle y est simplement enfermée, je ne sais pas. Quoiqu'il en soit, il n'est plus question de cacher notre présence, maintenant - et quand bien même elle l'aurait été jusqu'à présent. Elle nous a entendu, c'est certain. Et elle se prépare à nous accueillir. »

Nelheim regardait autour de lui, subjugué par le décor plus que par le discours d'Elly. Il imaginait la salle des fêtes comme elle avait dû être, à une époque révolue, avec des dizaines de très longues tables, des centaines de chaises, des meubles sculptés dans du bois précieux, des milliers de visages... Il se demanda d'abord où avait pu passer tout le mobilier, mais se dit assez rapidement que les rogues n'avaient pas dû se gêner pour repartir avec, après leur petit passage dans le coin. Elles avaient simplement décidé de laisser ces immondes banderoles, parce que...
« Bon, vous êtes prêts, tous les deux ? »

C'était Elly. Ils étaient arrivés devant la porte.

Le nécromancien hocha la tête, distraitement, et se tourna vers le Golem. Ce dernier l'imita et ouvrit grand la bouche, pour découvrir des dents qu'il n'avait pas.

« C'est bon pour nous, fit le nécromancien.

- Et bien c'est parti ! »

Elle prit son arc, tira une flèche de son carquoi et donna un coup de pied dans la porte, qui craqua et s'ouvrit. Une odeur putride s'échappa instantanément de la pièce, s'insinua dans les narines de Nelheim - qui poussa un gémissement de protestation -, et avec l'odeur vinrent les ténèbres. Les ombres envahirent physiquement l'espace, et le nécromancien remarqua que même Elly semblait en être destabilisée. Elle avait peut-être songé à ce qu'elle pourrait trouver, le jour où elle pousserait cette porte - n'est-ce pas simplement pour ça qu'elle l'avait accompagné ici, au fond ? -, mais elle ne s'était certainement pas attendu à ça.

Une puissance invisible surgit de l'obscurité et les tira de force à l'intérieur. Nelheim avait l'impression que ses pieds se trouvaient à quelques centimètres au-dessus du sol, mais sentait aussi qu'il marchait normalement, de lui-même, et que l'idée que quelque chose les portait était tout simplement absurde. Il chercha ses compagnons des yeux, mais les ténèbres étaient trop épaisses. Il voulut s'arrêter de marcher... mais n'y parvint pas.

« Elly ! cria-t-il. Le Coffre ! Vous m'entendez ? »

Pas de réponse. En un sens, ce n'était pas très étonnant. D'autant plus qu'il avait eu du mal à s'entendre lui-même. Sa voix lui avait paru vide, irréelle.

Il allait se remettre à crier quand il sentit une espèce de soulagement, comme si l'emprise qu'on avait sur lui se relâchait. Il se sentit tomber - cette fois c'était clair, quelque chose l'avait aidé à se déplacer jusqu'ici - et toucha terre au bout d'une bonne seconde, mettant un genoux au sol. Il regarda de nouveau autour de lui. Il y voyait de plus en plus clairement, et il se dit que ses yeux devaient être en train de s'accoutumer à l'obscurité. Ou bien était-ce l'obscurité qui faiblissait ?

Il aperçut son Golem, sur sa droite.

« Hey, le Coffre ! hurla-t-il en se ruant dans sa direction. Où est Elly ? Tu l'as vue ? »

Le Coffre ne se tourna même pas. Il marchait droit devant lui, très lentement, comme un somnambule au coeur de la nuit. Nelheim le rattrapa, rangea sa dague et lui sauta au cou. Il le secoua, de là-haut, et le fit tomber à genoux. Quand il croisa son regard, il vit que le Golem clignait follement des yeux, égaré dans la pénombre.

La lumière continuait à se refaire une place dans le monde, et Nelheim distingua enfin la silhouette nuageuse d'Elly, à quelques mètres de lui, qui avançait machinalement, sans force ni but.

« Bouge pas de là ! » ordonna-t-il au Golem.

Puis il se remit à courir, vers elle, vers Elly, haletant bruyamment.

« Elly ! Réveille-toi ! C'est un piège ! Elly ! »

Il hurlait à plein poumon, sans même l'espoir d'être entendu.

Quand il l'atteignit, il la contourna et la prit par les épaules. Il la secoua d'avant en arrière, comme un pantin, tout en continuant de crier son nom. Elle finit par reprendre connaissance, difficilement, et se mit à cligner des yeux rapidement, à l'image du Coffre avant elle.

« Qu'est-ce que... Je ne vois rien... Où sommes-nous ?

- Je suis là, lui dit Nelheim. Je suis là, t'en fait pas.

- Je ne vois rien...

- Ca va revenir. Ne bouge pas. (Il se tourna vers le Coffre, qui était resté en arrière.) Viens par là ! Quelque chose va nous tomber dessus ! »
Quelque chose ? Il n'aurait pas su dire ce que c'était, mais il était certain que ça arrivait - et que ça arrivait vite. Tout ça était vraiment trop bizarre. D'abord cette obscurité soudaine, cette perte de connaissance, cette impression d'être tiré en avant, et maintenant cette odeur... cette odeur de...

« Ca pue la mort. »

Il lâcha la rogue, qui retomba à genoux, et tourna sur lui-même. Maintenant il voyait. Les quatre murs de la pièce avaient été intégralement recouverts de cadavres. Et de ces cadavres, il restait quasiment tout. Aucun - ou presque - n'avait subi les dégâts du temps propres aux corps morts. Ils étaient là, tapissés sur les murs, accrochés par des chaînes ou plantés sur des épieux rouillés. Ils étaient là et le regardaient de leus yeux vitreux. Leur peau avait l'aspect lisse de la cire et la couleur orangée du porc grillé.

Nelheim sentit son ventre exprimer son mécontement. Il leva les yeux au plafond, malgré tout, et vit une centaine de membres, des bras, des jambes, éparpillés et pendant au bout de chaines qui tremblaient et claquaient en disharmonie. Au centre, un lustre, magnifique et parfaitement brillant, où une armée de flammes crépitait. Ce détail troublant ne suffit pas à ôter à Nelheim le sentiment impérieux qu'une chose était sur le point de passer à l'attaque.

Elly s'était relevée et tenait son arc dans la main. Le Golem les avait rejoint et regardait dans toutes les directions. Il ne voyait rien que son maître n'avait pas vu, et c'est peut-être ça qui était étonnant, quand on songe à ce qu'ils avaient alors sous les yeux. Ils s'étaient attendu à rencontrer la maîtresse des lieux, dans cette salle - et accessoirement, un trésor -, et se retrouvaient finalement en face d'un cimetière puant de cadavres en stagnation. Il n'y avait aucune trace de vie par ici. Ni comtesse, ni rien.

Et soudain, alors que le Coffre s'était mis à tirer sur la manche de Nelheim, l'Obscurité sembla sur le point de leur jouer un autre de ses mauvais tours. Le lustre commença par s'éteindre - les bougies moururent les unes après les autres -, puis disparut complètement dans les ténèbres. Et les ténèbres grossirent et emportèrent dans l'ombre tout ce qu'elles pouvaient avaler. D'abord un bras pendouillant, puis une jambe, et une autre jambe... Elles continuèrent à grossir à une vitesse prodigieuse, et atteignirent bientôt les murs, qu'elles recouvrirent d'un voile noire, comme un sinistre rideau.

Nelheim rejeta la main de son Golem et se plaça entre lui et la rogue.

« Dos à dos ! hurla-t-il. C'est qu'une illusion ! Mais ce qui se cache derrière est bien réel ! »

Il sortit sa dague, la rogue arma une flèche, visant le vide, et le Coffre serra ses bras contre son corps, bien incapable de faire quoi que ce soit d'autre.

Quand la brume noire les eut encerclés, ils ne pouvaient plus voir à plus d'un mètre autour d'eux. Ils se serraient les uns contre les autres, comme si cela avait pu les aider à rester ensemble et ici, et tremblaient tous plus ou moins. La flèche d'Elly partit, malgré elle, et traça un arc blanchâtre dans l'obscurité, avant de disparaître elle aussi. Nelheim ne se retourna même pas.

« Ca arrive ! fit-il.

- Erreur. »

La voix semblait provenir de partout... et de nulle part. Elle résonnait dans la pièce et dans leur tête, comme si tout ce qui les entourait n'était qu'une image de son esprit. Nelheim regarda nerveusement à gauche et à droite.

« Je suis déjà là. »

Cette fois, il crut discerner d'où la voix était partie. Il se tourna rapidement dans cette direction, mais comprit qu'il avait fait erreur. La voix, maintenant, sonnait son dos.

« Montre-toi ! cria-t-il après s'être retourné. Montre-toi donc, sorcière !

- Comme tu voudras... gamin. »

Un rire, puis une espèce de souffle, comme un énorme courant d'air, et les alentours qui s'éclaircissent. Les ténèbres commencèrent à se dissiper, avec plus de grâce qu'elles n'en avaient eue pour apparaître, et laissèrent se dessiner plusieurs centaines de silhouettes, postées en cercle autour du nécromancien et de ses compagnons. Peu à peu, ce dernier put distinguer des corps, puis des visages. Il n'y avait que des femmes, toutes habillées pareillement, d'une longue robe transparente, et toutes arborant le même teint cadavérique. Elles étaient pâles, maigres et inexpressives.

« Je suis là. » fit la voix.

Nelheim, attiré par le son, jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule. Rien que des visages morts, immobiles.

« Oups, pardon ! Je suis là. »

Le regard du nécromancien revint machinalement se poser devant lui, et cette fois, il la vit. La Comtesse lui faisait face. D'apparence aussi morbide que ses amies, elles paraissait étrangement beaucoup plus vivante qu'elles. Peut-être parce que... parce qu'elle souriait.

« Salut, jeune fou ! » lança-t-elle.

Et elle éclata de rire.

Le Coffre tourna sur lui-même et joint son regard à celui de son maître. La rogue, elle, restait étrangement dos à la Comtesse - sa présence ne semblait pas l'intéresser. Puis elle fit un pas en avant, lâcha son arc, ouvrit la bouche et laissa échapper un murmure :

« Maman... »
[Les Troupes de la Comtesse - Sacrifice - Le Camp]


Une poussière dans l'oeil, une autre devant les yeux. Elly avait reconnu sa mère, parmi les centaines de visages blancs et morts qui les entouraient. Elle la reconnaissait sans difficulté, bien que celle-ci ait pu paraître parfaitement semblable aux autres. Nelheim, par exemple, ne comprenait pas ce qui subjuguait la rogue de cette manière.

« Elly ! Qu'est-ce que tu fais ! »

Il n'osait pas se retourner pour s'en rendre compte. Tout ce qu'il savait, c'est qu'elle n'avait pas les yeux rivés sur la même chose que lui, sur la Comtesse qu'ils étaient venue débusquer au fond de cette tour puante. Il tourna la lame de sa dague en position inversée et se pencha en avant.
La Comtesse partit d'un petit rire.

« Tu ne comptes pas m'attaquer, quand même ?

Puis elle fit un grand geste circulaire, majestueux, pour désigner toutes les silhouettes fantômatiques qui l'accompagnaient.

« Tu ne comptes pas nous attaquer toutes à la fois... et tout seul ?

- Et quoi ! répliqua le nécromancien. Tu expirerais avant qu'un de tes zombies ne fasse un pas en avant ! »

Encore et toujours ce rire, qui volait et rebondissait dans toutes les directions.

« Tu n'es pas sérieux... Regarde autour de toi... Est-ce le destin du héros que tu es - du héros que tu aimerais être ? Tu veux me tuer ? Parfait. Et ensuite ? Tu t'attends à ce que toutes ces charmantes jeunes femmes disparaissent en fumée ? »

Un sourire méprisant se dessinait au coin de ses lèvres.

« Nâpe..! Tu ne peux pas être sérieux. »

Nelheim comprit qu'elle avait raison. En plusieurs endroits de son discours, elle avait raison. Il avait peut-être bien espéré un instant que la mort du chef annihilerait la troupe - hey, n'était-ce pas ce qui était arrivé avec Blood Raven, après tout ? Peut-être avait-il espérer, aussi, qu'il aurait eu une chance de s'en sortir en combattant... quelqu'ait été cette chance. Là où la Comtesse faisait erreur, par contre, c'est qu'il n'avait jamais - mais alors jamais - espérer être un héros.

« Pourquoi ne suis-je pas déjà mort, dans ce cas ? » demanda-t-il.

Le rire se fit plus discret.

« Pourquoi ne pas me tuer, là maintenant ? »

La Comtesse s'approcha de lui, marchant et flottant au dessus du sol. Les pans de son armure s'entrechoquaient, claquaient, à chacun de ses pas aériens. Elle s'arrêta à quelques mètres de Nelheim.

« Tu te figures que je me contenterais de te tuer ? (Il ne répondit pas.) Et bien non, tu vois que tu le devines... La vieille tradition qui veut que les héros soient intelligents est décidement à côté de...

- Qu'est-ce que tu veux ? coupa Nelheim.

- Ce que je veux ? Oh ! Je ne te veux pas toi ! »

Elle leva une main squelettique en direction du Coffre, et plongea ses yeux brûlants dans les siens.

« Toi, approche donc.

- Bouge pas ! ordonna Nelheim.

- Approche, répéta la Comtesse. »

Le Coffre restait immobile.

« Laisse cet homme, continua la Comtesse. Laisse cet homme qui ne te considère pas plus qu'une pauvre chaise. Approche, et tu seras quelqu'un. Ici, tu seras quelqu'un. Ici, tu auras un nom. Approche. »

Le nécromancien mit un bras devant le Golem.

« Tu ne bouges pas !

- Tu vois ? Il ne te fait même pas confiance. Et que crois-tu qu'il retienne, là ? Son ami... ou son trésor ? »

Le bras que Nelheim avait levé en opposition tremblait. Il ne put s'empêcher de se poser la question à lui-même. Qu'était-il en train de protéger, en ce moment ? Il repensa à tout ce qu'il avait dit au Coffre, depuis le début de cette aventure, depuis son arrivée au Camp des Rogues - tout lui revint en mémoire avec une force surprenante -, et n'arrivait pas à se souvenir d'une seule phrase complaisante, d'un seul remerciement sincère... Mais n'était-ce pas ce que cherchait cette sorcière ? Qu'il ne se rappelle pas ? ... Une image, la plus récente : Comment avait-il remercié son compagnon, quand ce dernier l'avait empêché de passer à travers le bouclier d'Akara - et d'en mourir ? ... Il lui avait hurlé dessus - pas tout de suite, mais un peu plus tard - et lui avait laissé la charge de ramasser leurs affaires, et de le faire sans perdre de temps. Son compagnon à qui il ne laissait jamais prendre aucune décision, à qui il ne laissait jamais émettre un avis... et qui se trimballait avec leur peine commune sur le dos.

Nelheim chercha le regard du Coffre, mais celui-ci était fixement attiré par les yeux de la Comtesse. Son bras ne tremblait plus. Il le ramena à lui, rendant sa liberté au Golem.

« Allez, viens, répétait la Comtesse. Approche donc. Ton maître admet son erreur, tu vois ? »

Le Coffre fit deux pas en avant, s'arrêta et regarda par-dessus son épaule. Il sourit à Nelheim, et ce sourire était si triste qu'il faillit fendre en deux le coeur du nécromancien. Et triste, il l'était lui aussi, finalement, sans comprendre pourquoi. Ne pourrait-il pas recréer son compagnon un peu plus tard, de toute manière ? Que signifiait ce départ ? Est-ce qu'il était vraiment en train de pleurer son trésor, en fin de compte ?... Non, c'était autre chose, mais il ne savait pas quoi - pas encore.

Le Coffre fit face à la Comtesse, réenchassa ses yeux dans les siens, et fit un autre pas en avant. Il s'arrêta, de nouveau, mais sans se retourner.

« Je suis... bredouilla-t-il de sa voix lourde. Je suis le Coffre. Et "cet homme", derrière moi, c'est mon ami. »

La Comtesse en resta bouche bée. Son rire, enterré sous plusieurs couches de désillusion.

« Vous êtes la sorcière, ici. C'est vous la méchante. Vous dîtes des choses pas vraies, pour que je sois trompé et que je vienne avec vous. Mais ça marche pas, parce que vous voulez aussi tuer mon ami. Si je porte toutes nos affaires, c'est parce que je suis très grand et plus costaud que lui, et aussi parce qu'il doit pas porter des choses lourdes pour quand il combat avec des monstres comme vous. Et j'ai même pas peur, vous savez, j'ai même pas peur de vous et de vos fantômes à la noix. Moi je sais que Nel va tous vous écraser, un par un. »

Il commença à marcher à reculons, lentement, s'écartant de la Comtesse et de son emprise sur lui. Nelheim le rejoint d'un bond et passa en avant, encore étourdi par ce qu'il venait d'entendre.

« Qu'est-ce que tu dis, maintenant, sorcière ? Encore envie de rire ? »

Il ne s'attendait pas à ce qu'elle ait vraiment envie de rire. Et pourtant... La Comtesse éclata d'un rire plus sonore et sinistre que jamais. Elle s'avança en voletant vers Nelheim, et avec elle venait une terreur grandissante, le sentiment étrange que quelque chose d'autre s'était mis à aller de travers.

« Qu'est-ce que c'est beau, tout ça ! Ah ! j'applaudirais bien pour vous, les amis, si je pouvais applaudire... Mais regardez donc un peu ce qu'il en est de votre très chère archère. »

Elle s'arrêta à cinq mètres du nécromancien et du Coffre, et leva le menton pour les inviter à regarder derrière eux. Ce qu'ils firent, non sans crainte. Au loin, dissimulée dans une forêt de formes blanches et immobiles, Elly se tenait debout, la tête baissée, l'arc à la main. Elle était tournée dans leur direction, comme pour les regarder, mais avait l'air de leur préférer le sol...
Nelheim ouvrit la bouche pour crier, au lieu de quoi il n'émit qu'un vague soupire.

« Elly. »

_______________


Trop tard pour elle. De toute évidence, Elly venait de passer de l'autre côté. Elle n'avait pas encore perdu ses couleurs - et en apparence, elle était encore la rogue qu'elle avait été jusque là - mais quelque chose de plus profond avait changé, quelque chose à l'intérieur, au fond d'elle, quelque chose qui se reflétait dans son expression. Dans l'expression de ses yeux.

Nelheim pouvait voir ses yeux, bien qu'ils aient été tournés vers le sol, et ce qu'il y voyait, ou plutôt ce qu'il n'y voyait plus, la lumière, la vie tout simplement, tout ça lui permit de comprendre. De comprendre que c'était terminé pour elle. Aussi brusquement ? Et la Comtesse qui ricanait dans son dos... Une vague monta en lui. Une vague de quoi ? De colère, de tristesse, de haine ? De tout ça à la fois ? Il n'aurait pas su dire. Mais il avait chaud, très chaud, et ses bras frémissaient, ses doigts se resseraient sur la garde de son arme.

Il fit volte-face, en un éclair, et bondit sur la Comtesse. Il lui assène un coup rapide, vertical, au niveau du cou. Le femme esquive aisément, d'un pas sur le côté, et tire une épée de son fourreau - fourreau que Nelheim n'avait même pas vu, avant cet instant. Un autre coup, en retour, qui n'atteint pas plus sa cible que le précédent. La Comtesse est rapide. Le nécromancien se demande si tout le monde ici n'est pas aussi rapide que lui, sinon plus encore. Il fait un bond en arrière - elle se met en garde - et met une main en avant, en prononçant des mots qu'il est probablement le seul à entendre. S'ensuit une espèce d'éclair blanc, brillant, jaillissant dans la paume du nécromancien et apparaissant en même temps sur le visage de la Comtesse. Elle comprend ce qui se passe, et au moment où une lance de lumière vive fonce dans sa direction, elle n'y est déjà plus. Le nécromancien voit son projectile finir sa course sur le mur opposé, après avoir transpercé deux fantômes qui, visiblement, ne se sont rendu compte de rien. Il regarde autour de lui et ne voit que le Coffre, immobile comme toutes ses âmes, autour d'eux, visiblement apeuré et préoccupé par autre chose. Mais aucune trace de...

« Joli ! » s'exclama la Comtesse.

Sa voix sembla venir de partout et de nulle part. Elle se répercuta sur les murs, dans les oreilles du nécromancien, dans tout son corps, même, qui se mit à trembler follement. Et soudain, dans son dos, il sentit un souffle, un souffle minuscule mais tellement dérangeant, et se retourna par réflexe. Ce faisant, il se décala légèrement sur la droite, sans vraiment en être conscient, et sans être conscient non plus du statut salvateur qu'avait eu ce geste. La lame de la Comtesse avait entaillé son flanc gauche, dérichant son gilet large et trouant sa cape dans son dos.
Une goutte écarlate vint s'écraser sur le sol, rapidement rejointe par une seconde, puis par un filet. Le sang du nécromancien continuait de couler, mais rien d'autre ne bougeait plus. Nelheim avait attrapé l'avant-bras de la Comtesse, le serrait de toutes les forces qu'il avait encore en réserve, bloquant ainsi ses attaques, et lui donnait à supporter son regard, ses yeux fous, les yeux qu'il avait toujours dans ce genre de cas. Il lui souriait, rictus malsain, et ne recevait en retour qu'une expression éberluée, comme absente. La Comtesse semblait subjuguée. Pas forcément par le geste de Nelheim - n'importe qui d'assez rapide pour ça aurait pu faire la même chose - mais surtout pour ce qu'elle lisait alors dans son regard. C'est du moins ce qu'aurait pu penser un observateur du combat.

« Pauvre folle, fit-il. Quelle chance te donnais-tu contre moi ? »

Sans attendre de réponse plus claire que le borborygme que la Comtesse voulut bien lui communiquer, le nécromancien lui sauta au cou, les yeux vides de tout ce qui faisait encore de lui un humain, et mordit, mordit profondément, jusqu'à ce que le sang vienne arroser son propre menton, recouvrir ses lèvres, inonder sa gorge. Il tira et arracha la chair, puis cracha ce qu'il avait en bouche - un bon morceau de viande saignante - en reprenant sa position.

L'épée de la Comtesse toucha terre en premier, rebondit désagréablement sur le sol carrelé, puis ses genoux suivirent. Combien de fois le nécromancien s'était-il trouvé dans cette position, la dague à la main, en face d'un ennemi à moitié mort et probablement aussi dangereux qu'une statuette de bois ? Il n'aurait pas suffi d'une journée pour en faire une liste.

Il fit un pas en avant, contourna la Comtesse de Rien du Tout, fit tourner la dague dans sa main, attrapa les cheveux qui sortaient en natte par une ouveture du casque, et tira la tête en arrière. A peine un gémissement, pour toute prostestation, et le sang qui s'enfuyait plus rapidement par la plaie béante. Il trancha net dans ce qu'il restait du cou, puis donna un coup de pied dans le dos de l'armure, maintenant habitée par un cadavre - un véritable cadavre -, qui s'effondra. Il passa sa main gantée sous son nez, renifla, et se tourna vers son Golem.

« Tu dors, le Coffre ? »

Ce dernier le regarda, inquiet.

« Les autres sont encore là, fit-il. Et Elly, elle est... »

Nelheim fit un tour d'horizon rapide. Son expression de surprise avait de quoi déranger... C'était comme s'il avait oublié la présence de cette armée de femmes fantômes. Quand ses yeux - ils avaient retrouvé leur contenance habituelle, au moment où la Comtesse avait expiré, et le Coffre ne semblait s'être aperçu de rien - ; quand ses yeux se posèrent sur Elly, Elly qui l'avait accompagné jusqu'ici, Elly qui lui avait sauvé la mise à plusieurs reprises, depuis leur rencontre, Elly qui se trouvait maintenant par terre, aux côtés de ce qu'elle avait appelé sa mère, il y a quelques minutes, et qui ressemblait à s'y méprendre à... à ses soeurs de l'au-delà ? Quand il la vit, là-bas, le sourire qui avait réapparu sur son visage s'éclipsa à nouveau, pour le transformer en un cimetière.

La rogue était couchée par terre, dans une flaque de sang. Le nécromancien n'eut pas besoin de se retourner pour s'apercevoir que la position dans laquelle elle se trouvait était la réplique exacte de celle du cadavre de la Comtesse qu'il avait laissé là, derrière lui, et qu'il avait presque déjà oublié. Le sang, également, semblait avoir coulé après un égorgement. Son arc en bois gisait à ses côtés.

_______________


« Qu'est-ce que ça veut dire ? s'écria le nécromancien en courant vers le corps de la rogue. Qu'est-ce que c'est que ça... »

Le Coffre, derrière lui, restait immobile, comme il l'était la plupart du temps, et plus encore quand les conditions auraient exigé de lui qu'il fasse... quoi ? Qu'il fasse quelque chose, simplement. Il vit Nelheim s'élancer vers le cadavre d'Elly, il le vit haleter, paniqué, il l'entendit crier, rugir, il l'entendit maudire, aussi, maudire la Comtesse, maudire Akara, maudire tout ceux qu'il jugeait responsable de ça.

Nelheim arriva au niveau du corps, sous les yeux vides des fantômes qui ne bougeaient pas. Il ne se souciait même pas d'eux. Son attention, son esprit, son coeur étaient ailleurs, loin d'ici, dans les ténèbres, dans les ténèbres d'une grotte, dans ceux plus aérés d'une forêt, dans ce village qu'il avait quitté dans son enfance, ce village dont le nom-même lui échappait, ce village qu'il avait quitté pour suivre un homme qu'il ne connaissait pas... Il pleura le visage de son Maître, il pleura le visage de son père, celui de sa mère, de son frère, et maintenant il pleurait Elly, il la pleurait comme il avait pleuré tous les autres, tous ceux qu'il avait aujourd'hui oubliés.

« Qu'est-ce que ça veut dire ? répéta-t-il, tenant le corps inerte de la rogue dans ses bras. Pourquoi ? »

Le plus douloureux, dans l'instant, était qu'il comprenait, justement. Il n'avait pas eu besoin de vérifier qu'un morceau de la gorge d'Elly avait disparu, qu'il se trouvait maintenant par terre, entre les pieds d'une ombre blanche. Il comprenait que s'il jetait un coup d'oeil à cet endroit, il se rendrait compte qu'une tranchée saignante parcourait son cou, de long en large, sourire macabre de ses propres fautes.

Quelque chose se posa sur son épaule. Une main, très large, très froide - il sentait cette froideur à travers la triple épaisseur de tissu qu'il avait sur sur le corps. Il tourna la tête, lentement, les yeux totalement vides. Le Coffre était là. Il avait finalement décidé de se bouger. Finalement.
« Il faut y aller, Nelheim. Les fantômes ne resteront pas aussi complaisants très longtemps. Je crois qu'ils commencent déjà à se demander qui tu es. Il faut y aller. Lâche donc ce corps - il n'y a plus rien dedans, crois-moi -, lève-toi et cours. On a besoin de toi au Camp. »

Le nécromancien le regardait, fasciné, et ne trouvait pas les mots qui lui auraient permis de dire à son Golem tout ce qu'il avait sur le coeur. Il aurait aimé trouver la force de lui crier dessus, comme il le faisait trop souvent, mais il n'en avait décidément pas les moyens.

« Lève-toi. » répéta le Coffre, et le ton de sa voix était très légèrement différent de celui qu'il avait habituellement.

Nelheim déposa le corps de la rogue par terre, sans brusquerie, comme s'il avait peur de lui faire mal - de lui faire encore plus mal - et se remit sur pieds. Il regarda rapidement autour de lui, jeta un coup d'oeil au Coffre, qui semblait pressé, puis revint sur le sol. Il fit quelque pas en avant, se baissa et ramassa ce qui avait été l'arme d'Elly, après avoir été celle de sa mère. Il le prit et le passa autour de son épaule. Il se tourna vers la sortie, sembla hésiter quelques instants, puis se mit à courir.

« Attends ! »

C'était le Coffre, resté à hauteur de la rogue. Il tenait une espèce de parchemin dans la main, le tenait en l'air comme s'il venait de le recevoir de quelqu'un - mais de qui aurait-il bien pu le recevoir ici ?

« Reviens ! Il faut utiliser cette formule pour sortir d'ici. Le bouclier n'a pas cédé. C'est le seul moyen. »

Le nécromancien revenait vers lui, aurait bien aimé savoir d'où il tirait ces informations, mais n'eût pas le temps de poser de questions. Le Coffre avait les yeux rivés sur le parchemin et prononçait des mots que Nelheim ne comprenait qu'à moitié - et encore, il n'en était pas certain. Quand il l'eût rejoint, un portail s'ouvrait devant eux, dans cette salle où le supposé trésor resterait dormir encore quelques années, et dont les contours bleutés donnaient une couleur surnaturelle aux visages morts qui les entouraient.

Un léger bourdonnement, venant de la porte ouverte vers un autre monde, démangeait les oreilles du nécromancien.

« Tu es sûr de ce que tu fais ? demanda-t-il. J'ai l'impression de reconnaître la porte du Camp des Rogues, à travers ce... truc.

- On n'a pas le temps de tergiverser, Nelheim. Il faut tenter le coup. »

Nelheim le dévisagea - quelque chose dans ses yeux, dans son sourire, le dérangait - avant de hocher la tête, fébrilement, à plusieurs reprises.
« D'accord, on y va ! »

Sans un regard en arrière, il s'élança, sauta dans le portail et se retrouva de l'autre côté.

Le Golem le regardait trembler, dans ce nouveau décor, le regardait tourner la tête à droite, à gauche... Il sourit étrangement.

« Si on doit ne jamais se revoir... Adieu. Je crois bien que j'étais en train de tomber... »

La réplique mouvante du nécromancien cria, de l'autre côté, sans qu'aucun son ne lui parvienne. Et il lui faisait signe de le rejoindre. Il sortit la dague de son fourreau, regarda à travers le portail, réussit à accrocher les yeux de son compagnon, et lui cria autre chose.

Il lui demandait de l'aide. Le Coffre sauta dans la lumière.
[Bataille au Camp - Coups de Génie du Coffre]


Fin de bataille, plutôt. Le Camp des Rogues, qui n'avait jusque-là que très peu de choses à voir avec un village, n'en avait maintenant plus aucune. Les caravanes, les tentes et tout ce qui avait pu servir de combustible avait brûlé. Ironie du sort, le feu de camp, lui, qui pouvait rester en éveil pendant les tempêtes les plus violentes, n'était plus qu'un tas de cendre, à l'image du reste.

Quand le Coffre passa le portail, Nelheim en finissait avec les derniers démons qui avaient trouvé de bon goût de piller ce qui restait encore à piller dans ce camp mort - à savoir pas grand chose, aux dernières nouvelles. Il faillit trébucher sur un cadavre à moitié dévoré d'une rogue, quand il courut pour rejoindre son maître. Il n'osait pas regarder autour de lui, peut-être aussi parce qu'il en avait assez vu pour la journée, assez de corps morts, assez de fantômes. Pour la première fois de sa vie factice, le Coffre aurait aimé pouvoir fermer les yeux et s'endormir, s'endormir pour fuire ce qu'il avait sous les yeux, justement, ce qui emplissait et rendait détestable sa vie de tous les jours. Il en avait ras-le-bol, comme qui dirait, et n'avançait plus que parce qu'il y était forcé.

Le nécromancien le vit arriver, jeta un coup d'oeil aux alentours, et tira son petit chiffon sale.

« Alors Akara nous a bien eu, fit-il. Et Elly n'est même plus là pour le voir. »

Il commença à essuyer la lame de sa dague, machinalement.

« Tu sais, j'aimerais parfois pouvoir tomber à genoux, pleurer un bon coup, hurler à la nuit, parce que ce qui est là, sous nos pieds, appellerait les gens normaux à le faire. Pourquoi ne pleure-t-on pas, le Coffre ? Est-ce qu'on n'en a même pas le droit ? »

Chez les gens normaux, justement, la mémoire est un outil, une chose mystérieuse et, souvent, utile. Elle ose parfois retenir des événements heureux, en occulte certains autres, et au final représente notre vie comme une bande que l'on regarderait passer à travers un tableau plus ou moins troué. Celle de Nelheim avait quelque chose de particulier, et lui-même ne s'en rendait même pas compte, parce que cette chose était justement faite, présente, pour qu'il ne s'en rende pas compte. La mémoire de Nelheim ne se contentait pas seulement d'une vague sélection des souvenirs, elle ne se contentait pas d'en garder certains et d'en effacer d'autres. La mémoire de Nelheim se créait, d'elle-même, recréait sa vie à partir des caches qu'elle appliquait sur certains faits. Il était même étonnant qu'il se rappela encore d'Elly - qu'il se rappela d'elle comme de la rogue qui l'avait accompagné dans une quête qu'elle savait pertinemment être sa dernière.

« Y'en a marre, conclut-il. Y'en a marre. J'arrête. »

Il se laissa tomber sur l'herbe, à l'endroit où Kashya avait l'habitude d'attendre, d'attendre que quelque chose veuille bien se passer ici, qu'un héros n'arrive, épée à la main, courageux comme pas deux, et qu'il accepte de leur rendre un petit service. Elle avait attendu quelque chose, pendant longtemps, et elle avait enfin eu ce qu'elle voulait. Sauf que le héros n'était pas là pour les aider, mais plutôt pour les tuer.
Pensant à Kashya, il fit rapidement le tour de ce qu'il pouvait voir, dans sa position, à la recherche du corps de la cheftaine. Il ne le trouva pas, ne s'en étonna pas non plus, et se dit cependant que le nombre de cadavres était particulièrement faible, quand on savait le monde qui vivait ici, il y a encore quelques jours. Il se tourna vers le Golem, qui était arrivé à sa hauteur.

« Qu'est-ce que tu fais ?

- Je fais rien, Nel.

- Je vois bien que tu fais quelque chose. Qu'est-ce que t'as dans les mains ? »

Le Coffre, à défaut de regarder au tour de lui, avait les yeux rivés sur un morceau de papier jauni, dont les rebords avaient été maladroitement déchirés.

« C'est la carte. La carte que Elly a trouvé dans l'arbre.

- La quoi ? Fais-moi voir. »

Il lui tendit la carte. Nelheim la prit et l'observa un long moment, en haussant un sourcil. Puis il la jeta distraitement, la laissa aller au vent, comme on jette un os après l'avoir rogné.

« Laisse ça, va. C'est rien qu'un vieux parchemin qu'un vieux encore plus vieux m'a donné quand on trainait du côté de Flaviol, tu te souviens ? Jamais pu mettre la main sur le trésor qu'il m'avait promis, et c'est pas faute d'avoir essayé ! »

Le Coffre ne l'avait pas écouté. Il courrait lourdement après le parchemin, dont le vent s'escrimait à faciliter la fuite.

« Je t'ai dit de laisser tomber ! rugit le nécromancien. Tu m'écoutes vraiment que quand t'en as envie, hein ? Pfffff. »

Il abandonna et s'adossa au petit muret derrière lui. Il aurait pu se laisser aller, s'endormir contre ce petit mur, et mourir ici, pierre parmi les pierres. Il était vraiment prêt, lui, à tout laisser tomber. Il ferma les yeux et imagina ce qu'avait été sa vie depuis que son Maître l'avait autorisé à suivre sa propre voie, au Port des Rois, il y a maintenant dix-neuf ans. Il n'aurait peut-être pas dû l'écouter, finalement.

« Tu sais tout ce que je sais, Nel, lui avait dit son Maître avant de repartir dans l'autre sens, à bord de son grand navire. Tu sais tout ce que je sais, et si nos chemins ne se séparent pas ici, je crois qu'ils se détourneront de ce qu'ils sont censés suivre. Et puis, on se ralentirait, en plus de ça !
- J'ai encore besoin de toi ! avait protesté le jeune Nelheim, garçonnet de quatorze ans.

- Nous n'avons plus besoin l'un de l'autre (avait rit son Maître). Et je crois que c'est déjà le cas depuis un certain temps. Tu as tout pour réussir, Nel. Tu as un grand avenir, et il t'attend juste là-bas, au bout de cette route.

- Y'a le Temple, au bout de cette route... »

Il avait été bougon, ce jour-là, mais finalement pas si malheureux que ça. Il était même fier que son Maître dise de lui qu'il avait tout appris de l'art de la nécromancie.

« Et avec quel brio ! J'ai bien attendu trois ou quatre années de plus pour en savoir aussi long que toi sur la magie.

- C'est parce que t'es un bon Maître, Maître.

- Banalité pour banalité, je dirais que sans un bon disciple, un bon maître peut aussi bien retourner à la pêche - et seul. »

Il s'était esclaffer, et Nelheim avait continué à regarder par terre.

« Je vais pas pouvoir te retenir, hein ?

- Pas plus que je ne pourrais retenir mon bâteau, quand les vents seront levés.

- Pourquoi je peux pas venir avec toi, Maître ?

- Parce les années qu'il me reste pour faire le tour des Mers Jumelles se font de plus en plus rares, et parce que l'eau n'a jamais été ton élément. Tu sais bien à quel point tu es malade... D'ailleurs, il te reste un peu de... »

Riant, il avait approché sa main de l'épaule de Nelheim, où ce qu'il avait vomi à midi s'était particulièrement bien accroché. Mais ce dernier se dégagea violemment.

« Vas-y, Maître. Pars.

- Nel...

- Je suis prêt, Maître. J'ai compris.

- Nous nous reverrons peut-être un jour, lorsque ce pour quoi nous sommes fait aura été accompli. Et si nous devont nous revoir après ça.

- Y'a rien qui décidera de ça, à part nous. »

Un sourire.

« Ce n'est pas à moi de t'apprendre ce genre de choses.

- Alors vas-y. J'apprendrai tout seul. »

Ils étaient restés là, à se toiser, pendant une bonne dizaine de secondes. Puis l'homme s'était retourné, lentement, et s'était avancé sur le pont d'embarquement. Il avait juste levé la main, et Nelheim n'en avait vu que le dos.

Le garçon s'était alors avancé d'un pas, pour crier :

« Je reviendrai te chercher ! Tourne bien en rond dans ton bain ! Et meurs pas avant d'avoir entendu parler de moi. Je reviendrai te chercher, Maître ! »

Son Maître ne s'était jamais retourné, ni même n'avait marqué de pause dans sa marche. Il avait embarqué, comme ça, il avait disparu dans la cale, disparu à tout jamais. Nelheim n'avait pas attendu que les voiles soient levées pour mettre les siennes.

_______________


Un bruit fit rouvrir les yeux à Nelheim. A quelques mètres sur sa gauche, couché en travers du cadavre d'une pauvre vache, le Coffre restait immobile, ne montrant au nécromancien que ses énormes pieds d'argile.

« Qu'est-ce que tu fais ? cria Nelheim. Tu crois pas que c'est pas le moment pour... »

Le Coffre ne lui répondrait pas. Il était même probable qu'il n'ait pas entendu un seul mot, sous cette pluie, cette pluie de nouveau, cette pluie qui ne tarderait pas à rendre ce village aussi puant que... Le nécromancien ne trouvait pas de comparaison adéquate. Il n'y avait rien de plus puant - ni de moins ragoûtant, d'ailleurs - qu'un corps boursouflé, gonflé par la pluie, se décomposant, suintant sa vie comme l'on extrait le pus d'un abscès. La perspective de rester plus longtemps ici, au milieu de tous ses cadavres, ne l'enchantait plus vraiment.

Il se leva et commença à aller en direction de son compagnon, dont l'énorme charge commençait à se dessiner plus clairement. Puis il le vit se redresser à son tour, lentement, la tête baissée. Quand le Golem se tourna vers son maître, Nelheim reconnut dans sa main le parchemin jauni qu'il venait de lancer de dépît.

« Qu'est-ce que tu fais encore avec ça ? Je t'ai dit que...

- Ferme-la, coupa le Coffre. Tu veux pas te taire un peu, des fois ? »

Le nécromancien resta bouche bée, choqué plus qu'autre chose.

« Regarde, je crois que j'ai découvert un truc.

- Tu as quoi ?

- J'ai regardé le dessin - le dessin qui est sur la carte. Et j'ai déjà vu ce dessin, mais dans le vrai monde, avec des vrais objets.

- De quoi tu parles ? Je t'ai dit qu'un marchand m'avait donné ce papier. C'était juste un vieux fou qui m'a...

- C'était quoi, son nom, au vieux ? Tu t'en souviens, Nel ? »

Coupé par deux fois, le nécromancien ne se formalisa pourtant pas comme il aurait pu le faire en d'autre temps. Au contraire, il avait un air intrigué, comme s'il sentait que les questions que lui posait le Coffre pouvaient avoir un sens, une finalité.

« Il s'appelait Ellorn. Il nous a accueilli chez lui pendant au moins une semaine. Mais pourquoi...

- Et où que c'était, déjà ? C'est quoi, la ville où on était ?

- Flaviol.

- Je m'en souviens pas très bien. C'était dans quelle région ? »

Cette fois, Nelheim dût réfléchir pendant une bonne seconde avant de répondre. Mais pas comme quelqu'un qui aurait cherché à répondre un mensonge, mais plutôt comme s'il avait eu du mal à se rappeler d'un détail trop précis pour être atteint sur le coup.

« C'était au Ravendren, je crois.

- Tu crois ? Alors je vais te dire, moi. Je suis sûr de deux ou trois trucs. Ravendren n'existe pas. Flaviol n'existe pas non plus. Et ce sois-disant vieillard, cet Ellorn, pas plus.

- Qu'est-ce que tu racontes ? Tu délires, vieux.

- Tu te rappelles de quand on est arrivé ici, Nel ? Dans ce camps.

- Ici ? Mais on vient juste d'arriver ! J'ai senti une odeur - l'odeur de la mort, je te l'ai dit - tu as entendu des bruits, des cris, aussi, et... et on est tombés dans ce foutu tombeau à ciel ouvert... Qu'est-ce qui te fait sourire ?


- On est arrivés ici y'a presque une semaine, Nel.

- Qu'est-ce que...

- On est arrivés ici, on a découvert ce camp, alors qu'il était pas encore tout mort comme maintenant, et on a écouté une vieille qui, elle, nous a bien bernés. »

Le nécromancien n'osait pas répondre. Il semblait piqué par chacun de ces mots, sursautait sans comprendre à chacune des images qui s'imprimaient sur le léger voile de son esprit.

« On a vu plein de gens, ici, plein de femmes avec des arcs et des dagues - des Rogues. On a dormi dans la caravane d'un gros voyageur qui parlait en dormant, et on est allés dans une grotte, et aussi dans un cimetière, où tu as battu un monstre plus du tout humain qui s'appelait Blood Raven (il appuya sur ce mot), et puis nous a demandé d'aller chercher cette carte, là, on a vu que la rogue Flavie n'était pas où elle devait être, au guêt, et puis on est allés dans une tour... Une autre rogue, Elly, nous a accompagnés, et elle est morte juste à l'instant, et toi tu t'en rappelles plus ! »

_______________


Il fallait bien une nuit à Nelheim pour concevoir tout ça. Et une nuit entière, s'il vous plait. Il n'était pas question de rester au milieu de tous ces morts, de tous ces corps qui meurent encore, à l'heure qu'il est. Ils ne creuseraient pas de fosses pour les enterrer - pas envie -, il ne les entasseraient pas pour tous les brûler - trop de pluie. Ils se borneraient à laisser le tout comme ils l'avaient trouvé en passant ce soit-disant portail dont parlait le Coffre. Nelheim n'avait bien évident pas l'intention de se rendre à l'évidence, de croire sur parole ce que lui disait son Golem, mais avait promis de réfléchir à cette étrangeté dans le seul but d'être laissé tranquille.

Les deux compagnons sortirent du camp dévasté par la porte nord, celle où les traces de sang étaient les moins nombreuses. Si les meurtriers ne sont pas encore rentrés chez eux, autant ne pas risquer de s'en approcher, avait dit le nécromancien. Et puis il y avait cet image, ce sang, tous ces cadavres, encore une fois, qui le dégoutait. Il en avait vu, de sa vie, pourtant, il avait même participé à la transformation en cadavre de certain corps bien vivant - et il avait joué à faire l'inverse, aussi - mais cette fois il sentait qu'il atteignait la limite.

« On trouve un coin pour dormir - une maison abandonnée, un bosquet, un arbre, je serai pas difficile - et on y reste pour la nuit.

- Y'a une maison pas très loin, tout droit.

- Comment tu sais ça, toi ? Je crois pas qu'on soit passés par là, mais tu vas peut-être m'assurer du contraire ?

- Non, mais je le sais, c'est tout. Comme Elly disait - je le sens à l'intérieur.

- Mouais. »

Nelheim aperçut la maison de ses propres yeux, quelques minutes plus tard. Il ne poserait pas de question ce soir, c'était décidé. Trop fatigué, trop mal luné, et pas vraiment pressé d'admettre la vérité, d'admettre que les choses allaient dans un drôle de sens, qu'elles ne tournaient pas rond, comme on dit, et que lui-même tournait probablement en sens inverse.

La porte aurait pu être fermée. Elle aurait pu être ouverte, aussi. Mais elle n'était pas là, tout simplement. La « maison » se résumait à quatre murs de briques meurtris et à un toit qui les protégerait à peine de la pluie. Quand Nelheim entra par le passage dans le mur, il sentit une espèce d'onde, à l'intérieur de lui, qui lui traversa tout le corps, comme si quelque chose s'était trouvé sur son chemin, quelque chose d'invisible et dont l'effet...

« Attends, dit-il brusquement à son Golem, en mettant une main dans son dos. Ne rentre pas ! »

Le Coffre se figea, à deux pas à l'extérieur de la maison. Le nécromancien se tourna vers lui et avança, nerveusement, vers son compagnon. Rien. Il le rejoint, et le soulagement qu'il ressentit était pour lui inexplicable. Et il ne chercherait pas non plus à l'expliquer. Pas ce soir. Il entra pour la seconde fois, et le Golem lui emboîta le pas.

L'intérieur n'avait rien d'étonnant, considérant l'état de la façade qu'ils avaient pu admirer dehors. Il y avait une table, au centre d'une pièce unique, sur laquelle était étendue une grande toile de bure. Sur le mur du fond se trouvait une bibliothèque, sur laquelle les derniers vestiges d'une collection de livres pourrissaient. A plusieurs endroits sur le sol, l'eau de la pluie, qui s'infiltrait par les trous dans le toit, avait formé de large flaque d'eau.

« C'est mieux que rien » marmonna pour lui-même le nécromancien.

C'était même plutôt pas mal, compte tenu des circonstances. Au moins, ils se trouvaient à plusieurs tirs de flèches du camp, et ce simple fait lui faisait voir cette maison piteuse d'un oeil plus indulgeant. Il s'avança vers la table et tira sur la toile, qui était finalement moins lourde qu'elle n'y parassait.

« Je vais me mettre dans le coin. T'as qu'à faire ce que tu veux. Tu me donnes les affaires, s'il te plait ? »

Le Coffre lui donna sans un mot, puis alla s'asseoir dans un coin de la maison, à l'opposé de son maître, si bien qu'il se trouvèrent à... au moins cinq mètres l'un de l'autre. Pour sûr que l'ancien propriétaire avait de quoi organiser de grandes fêtes, pensa Nelheim avant de fermer les yeux.

« Hey, Nel. »

C'était le Coffre.

« Quoi encore ? demanda le nécromancien. J'ai sommeil. »

Le Golem ne répondit pas tout de suite. Il hésitait sur le ton à prendre pour annoncer à Nelheim ce qu'il avait à lui annoncer. Puis il se lança :

« Il fait jour, Nel. Il doit être pas loin de midi.

- Hmmm ? Et alors ? Laisse-moi dormir, s'il te plait. »

Et il s'endormit presque aussitôt, dormit jusqu'au matin suivant.

_______________


« Alors, montre-moi ce que tu as trouvé. »

Le jour s'était levé depuis deux bonnes heures. Nelheim s'était réveillé, avait échangé quelques mots avec le Coffre et était sorti, seul, pour chasser dans les bois. Il avait tué un petit animal dont l'espèce lui échappait - il n'avait jamais été bon pour reconnaître les bêtes, et le nombre important et toujours croissant d'espèces différentes aurait fait perdre la tête au meilleur zoologiste -, un petit animal qui ne rassasirait pas. Il suffisait de le tâter pour le deviner. Le nécromancien devrait s'en contenter. Et puis, de toute manière, cette chasse improvisée n'avait pas eu pour simple but de répondre à sa faim. Ce que Nelheim était parti chercher dans les bois, aux côté de ces arbres qui ne se permettraient pas de lui souffler à l'oreille qui il était, c'était une solitude, une solitude nécessaire à la découverte d'une vérité qu'il connaissait mais qu'il rejetait, et à laquelle il substituait une vie caduque, imaginaire, un passé qu'il s'inventait. Depuis quand était-ce le cas ? Depuis quand sa vie ne se résumait qu'à une suite d'histoire squ'il se racontait à lui-même ? La vie de son Golem avait beau être factice, son passé et sa mémoire, eux, étaient réels - c'est en tout cas ce que l'intéressé prétendait et que Nelheim croyait, au fond, sans pouvoir se l'avouer. Qui aurait pu ?

Le Coffre avait approché deux chaises de la table. Lui et Nelheim étaient assis l'un à côté de l'autre. Le Golem posa le parchemin entre eux.
« Y'a deux jours qu'on est passés par un mont, par un chemin que Elly connaissait. Elly, c'est la rogue qui était avec nous. Elle avait bien l'air de connaître, ou de reconnaître, qu'elle disait, tous les paysages qu'on a traversés. En tout cas, après être descendu de ce mont, on est arrivé dans le Champ de Pierres. Et c'est là-bas que j'ai vu ça. »

Il posa un doigt sur l'une des six formes ovales tracées sur le parchemin.

« Je comprends pas, répondit le nécromancien.

- C'est ça, c'est les pierres. Les six pierres du champs que Elly t'avait montrées, avant qu'on entre dans le passage sous-terrain.

- Et cette Elly, tu dis qu'elle est morte ?

- Elle est morte en nous sauvant, Nel. Elle s'est tuée pour qu'on puisse sortir de chez la Comtesse. »

Il devait avoir entendu cette histoire une dizaine de fois depuis la veille. Il interrogeait le Coffre, toujours les mêmes questions, et le Coffre lui répondait, patient, lui répétait encore et encore la même histoire, les mêmes mots, les mêmes phrases, oubliant, ajoutant parfois des détails, essayant de se rappeler et de comprendre lui-même ce qui s'était passé dans la Tour. Il devrait vraisemblablement faire de même pour tout ce qui s'était passé, tout depuis sa naissance, à lui, ce moment dont il se souvenait assez clairement, d'une horrible manière. Le fait d'être tiré de quelque part, de quelque temps, que sa conscience entre en activité en même temps que sa mémoire, et que tout ce qui précède cet instant-clé n'est que néant. Le Golem devrait raconter à Nelheim tout ce qu'il avaient vécus ensemble, depuis ce jour où il avait été créé, un jour de printemps, sous les yeux émerveillés de son Maître. Les questions viendraient, quand son Nelheim aurait compris. Quand il aurait admis l'évidence.

« J'ai peut-être l'impression d'entrer dans ton jeu, fit Nelheim. J'ai peut-être l'impression de croire à ce que tu me racontes, mais il faut que tu saches que je ne fais qu'écouter. Parce qu'il n'y a plus rien d'autre à faire ici que d'écouter. »

Peut-être n'avait-il jamais aussi mal menti, et il le savait. Le Coffre sourit.

« Si on retrouve les pierres là où j'ai dis qu'elles seraient, tu pourras commencer à te poser les vrais questions. Il y a pas de raison qu'elles y soient, hein ?

- Rappelle-moi juste pourquoi je devrais te suivre ?

- Parce qu'il n'y a plus rien d'autre à faire ici que d'écouter. T'as qu'à m'écouter, pour une fois. »

Et il devrait l'écouter. Quelque part au fond de lui-même, Nelheim avait ce sentiment de devoir le faire, parce qu'il avait convenu, avec sa propre conscience, que le temps était venu de laisser à son compagnon son lot de paroles, de propositions, que le temps où il n'était qu'un laquais, qu'un « porteur », que ce temps devaient avoir échoué le long d'une rive depuis longtemps abandonnée. C'était en partie pour cette raison qu'il était resté là, à l'entendre débiter ce qu'il considérait encore comme des folies - il amait à les considérer comme tel, puisque l'inverse signifierait que la folie l'habitait lui - , en plus du fait qu'il ressentait maintenant assez fort cet appel intérieur, cette espèce de sursaut de conscience qui lui indiquait les défaillances de son propre esprit.

« Je suis prêt à partir, conclut le nécromancien. On n'a plus rien à faire ici, de toute façon. Prends les affaires, on décolle. »
[Pérégrinations - Tristram - Deckard Cain]


Il ne restait plus qu'à faire route dans l'autre sens, vers le Champ de Pierres. L'impression de tourner en rond aurait pu choquer Nelheim, s'il avait eu souvenir des allers-retours qu'il avait déjà fait, entre le Camp des Rogues et un objectif toujours nouveau et parfois géographiquement opposé, pour en arriver là, dans cette maison abandonnée, accoudé à cette table miteuse, à discuter métaphysique avec un être - un être créé - qui ne devait pas en savoir bien plus que lui-même sur ce sujet. Cependant, et comme il n'avait pas grand chose d'autre à faire que de suivre son Golem, il décida de l'écouter et de « re-tourner » au Champ de Pierres, qu'il s'attendait à fouler pour la première fois, en surface, mais qu'il avait, en fait, simplement peur de ne pas « re-connaître ».

Nelheim et le Coffre ne mirent pas plus d'une journée pour rejoindre le mont qu'ils avaient traversé, trois jours plus tôt, avec Elly. Le passage dans les Pleines Gelées, le poste de garde abandonné de Flavie, la grotte dans laquelle ils avaient dormi et devant laquelle ils avaient du combattre le Yéti doré, Tête d'Arbre, rien ne sembla apte à ranimer un quelconque souvenir dans l'esprit du nécromancien. Et pourtant, malgré ça, il semblait se convaincre lui-même, à mesure qu'ils marchaient, se convaincre à chaque pas, à chaque pas physiques, qu'il pourrait, avec du recul, assimiler à des pas psychiques, mentaux, vers la vérité, il semblait se convaincre de la nécessité de la révélation de son compagnon à être vraie.

La pluie avait recommencé à crachoter et Nelheim avait montré des réticences à grimper le mont, ne masquant pas un certain malaise à s'aventurer sur ce sol déjà difficilement praticable en temps normal, et qui plus est, sous une averse. Le Coffre leva la tête vers le sommet, qui ne devait pas se trouver à plus de cent mètres au-dessus d'eux.

« On l'a déjà fait, Nel, et il pleuvait beaucoup plus fort la dernière fois. Tu te souviens pas de cet endroit ?

- Je m'en souviens, répondit le nécromancien. Je me souviens de l'avoir survolé, arnaché à un airfendeur.

- Un quoi ? »

Le Coffre avait les yeux écarquillés de surprise et de terreur mêlées, comme si son maître venait de professer une incantation inconnue. Il avait déjà entendu parler d'« airfendeur», mais l'existence de ces hommes volants n'était soutenue que par quelques contes extravagants véhiculés par des troubadours un peu trop portés sur la bouteille - et quel troubadour ne l'était pas, hey ?

« Un airfendeur, répéta Nelheim.

- Tu veux parler des hommes qui volent ? Avec une aile mécanique ? »

Le nécromancien hocha la tête.

« Ben oui. T'as même refusé de monter, j'ai dû me coltiner les sacs, arnachés à ma ceinture, comme ça, et te recréer à l'arriver. Mais je suppose que j'invente tout ça, hein ?

- On verra bien. »

Ils grimpèrent donc, sous la pluie - pluie qui avait finalement décidé d'être moins embêtante que d'habitude - et arrivèrent à la croisée des chemins où ils avaient également fait halte la première fois, et où Elly avait porté son choix sur...

« C'est celui de droite, fit le Coffre. Y'a un escalier à descendre - très dangereux ! - et en bas il reste plus qu'à passer le col, et on verra les pierres comme sur le parchemin, devant nous.

- Un escalier, hein... »

Et, quand il se trouva au niveau de la première marche :

« C'est pas un escalier, non-non. Faudrait être fou pour... On a vraiment descendu ça sous la pluie ?

- Vous d'abord, moi après, avec une marche d'écart. Pour la sécurité, je crois.

- Bon. »

Le nécromancien sauta, sans un mot de plus, lancé en avant par ce sentiment d'être mû vers quelque chose de véritable, vers un mystère qu'il avait résolu dans sa tête mais qu'il attendait toujours de voir s'écrouler devant ses yeux. Il sauta, et alors que son pied toucha la première marche, rendue glissante par la pluie, il pencha en avant, déséquilibré, à la limite de la chute, leva une jambe derrière lui, par réflexe, en contrepoids du haut de son corps qui valsait dangereusement avec le vide, et se mit à souffler fort, très fort, comme si ç'eut pû l'aider à rester dans cette position précaire, encore lié, par elle, au monde des vivants. Puis une main attrapa son avant-bras, le redressa tout entier, et Nelheim s'apprêtait à remercier le Coffre quand il s'aperçut qu'il n'y avait personne, à côté de lui, et que son compagnon était toujours en haut, effaré, avec dans les yeux un reste de crainte panique.

« Merci ! cria-t-il dans sa direction, rageux. Merci d'être venu m'aider !

- J'ai cru que tu tombais, Nel ! Si j'avais sauté, on serait tombé tous les deux, en tout cas ! Mais comment t'as fait pour remonter...

- Un coup de reins, c'est tout, laisse tomber. »

_______________


« Tu vois les pierres, là-bas ? »

Le Coffre désignait de son gros doigts cinq formes ovales, peut-être effectivement cinq rochers, enfoncées dans le sol et baignant dans un épais brouillard.

« Ouais, répondit Nelheim. Et alors ?

- Alors tu reconnais pas les dessins du parchemin ?

- Tu plaisantes, j'espère ? Ne me dis pas que tu penses les avoir reconnus à cette distance...

- Au moins elles sont là, non ?

- Ouais... »

Le nécromancien prenait peu à peu conscience de ce qu'il croyait déjà depuis un moment. La présence de ces rochers, le fait que le Coffre ait su l'amener à eux aussi facilement, la vérité éclatante, enfin, tout ça ne l'étonna finalement pas autant que quiconque n'aurait pu s'y attendre.
Les deux silhouettes traversèrent le mur blanc d'humidité, marchèrent sur quelques centaines de mètres et ne s'arrêtèrent à aucun moment et pour aucune raison. Rien ne tenta de leur faire obstacle, et tout ce qu'on pouvait dire sur cette terre, à savoir que l'emprise des démons sur toute autre forme de vie était sans égale, se révélait assez fantasque, tant leurs pérégrinations se faisaient sans encombre. Quand ils arrivèrent enfin aux rochers, le Coffre sortit le parchemin de son sac et Nelheim le lui prit des mains sans un mot. Il baissa les yeux sur l'espèce de shéma, gravé - ou dessiné ? - et les releva sur les cinq pierres. Il refit l'aller-retour plusieurs fois avant de dire :

« D'accord. Il se pourrait que tu aies raison.

- Y'avait pas de doute, Nel.

- Ouais, enfin j'aimerais quand même savoir ce que je dois bien croire, moi, maintenant. Est-ce qu'il serait vraiment nécessaire de comprendre ce qui m'arrive ? Je veux dire, j'apprends hier que mon esprit fonctionne à peu près aussi bien que celui d'un stupide ressuscité, et je me trouve aujourd'hui devant une preuve formelle de ce fait, qui, avouons-le, avait déjà fait un bon bout de chemin dans ma tête... Hey, tu m'écoutes ?

- Je sais pas quoi te dire, Nel.

- Non, bien sûr que tu sais pas. J'aimerais au moins avoir un signe. Un signe ! Qu'est-ce que je dois faire, maintenant ? (...) Bon, et comment elle marche, ta carte ? »

Il l'observa à nouveau, comme pour vérifier qu'un détail ne lui avait pas échappé. En fait, il n'était même pas certain de pouvoir remarquer quelque chose de nouveau, avec ce désordre passablement dérangeant, là-haut, mais il se sentait dans l'obligation d'essayer, au moins, de ne pas paraître complètement paumé. Ce qu'il était.

« Je peux jeter un coup d'oeil ? » demanda presque timidement de le Coffre, en tendant la main.

Le nécromancien, interloqué par le ton que venait de prendre son compagnon, ne réagit pas immédiatement et se contenta de le dévisager. Puis il lui tendit le parchemin, sans cesser de le regarder. Son expression aussi semblait étrangement étrangère à sa palette habituelle d'attitudes.

« Tiens, amuse-toi bien.

- Merci. »

Le Coffre imita les gestes que Nelheim avait eu, un instant plus tôt, et laissa ses yeux aller du parchemin aux rochers et des rochers au parchemin à plusieurs reprises. Il changea son point de vue, se tourna sur lui-même, observa le morceau de papier sous un autre angle, cligna des yeux, fit une moue que le nécromancien n'arriva pas à déchiffrer, et s'exprima enfin.

« Il faut toucher les rochers dans un ordre précis - les uns après les autres.

- Comment tu sais ça ? demanda Nelheim sans espérer obtenir de réponse.

- Je le sais, c'est tout.

- Evidemment... Et dans quel ordre suggères-tu que nous les "touchions", alors ?

- Laisse-moi une seconde.

- Zero, un. A y'est. Alors ? »

Le Coffre ne lui répondit pas. Au lieu de ça, il porta une attention soutenue aux rochers, encore une fois, laissant vagabonder ses yeux de l'un à l'autre, sans laisser filtrer aucun fragment de réflexion. Le nécromancien l'observait et sentait monter en lui une impatience nerveuse, résultante logique d'une journée plutôt difficile. Il allait presser son compagnon quand ce dernier prit finalement la parole.

« Un, deux, trois, quatre, cinq. »

En comptant, il avait désigné un à un les rochers, et Nelheim avait suivi le petit manège, n'en demandant pas plus pour passer à l'action. Il s'était alors approché de la première pierre, s'était figé à moins d'un pas d'elle et s'était brusquement retourné vers son Golem, un sourcil haussé et une dose d'appréhension visible dans le regard.

« Je pose la main dessus, c'est tout ?

- Oui. Je suppose qu'on verra tout de suite si quelque chose se passe.

- Ah ben c'est encourageant. »

Il posa la main à plat sur le rocher, le bras tendu, la tête repoussée le plus possible vers l'arrière. Il fermait un oeil et regardait le rocher de côté, attendant une réaction qui ne devrait pas tarder à venir... Et qui tarda quand même, si bien qu'il commençait à se demander si...

Le rocher se mit alors à pulser - le nécromancien sentit clairement la vibration passer dans la longueur de son bras, puis dans tout son corps - et une lumière (assez semblable à celle dont avait été enveloppé l'Arbre d'Iniffus lorsque Elly l'avait touché, d'après le Coffre) vint changer le gris mat de la roche en un blanc étincellant, jusqu'à ce qu'un symbôle apparaisse, se grave par magie dans la pierre, à hauteur du regard de Nelheim. Ce dernier retira rapidement sa main, laissa échapper un « Whaouh » et se précipita vers le deuxième rocher, sur lequel il effectua le même rite.
« Qu'est-ce qui est censé se passer quand j'aurai toucher celui-là ? demanda le nécromancien alors que quatre des cinq rochers scintillaient autour de lui.

- Je sais pas trop. Tu vois cette petite pierre, là ? »

A quelques mètres de lui, une pierre plate, éloignée du reste de l'édifice, faisait tâche dans le décor désertique du champ, et répondait par sa présence en une sorte d'écho à ses cinq grandes soeurs.

« Ouais, répondit Nelheim. Et alors ?

- Et alors je crois que ta réponse viendra de là. Touche le rocher et écarte-toi. »

Le nécromancien obéit sans protester ni faire mine de demander des explications. Cela faisait maintenant un bon moment qu'il ne comprenait plus rien à ce qui se passait, à ce qu'il faisait, et il avait décidé d'écouter le Coffre jusqu'au bout - en plus de sa résolution de lui laisser un droit de parole -, quoiqu'il puisse leur arriver. Il risquait, de toute manière, de ne pas s'en souvenir, alors... Il posa la paume de sa main sur le rocher et n'attendit pas la vibration habituelle pour faire trois pas en arrière, vers le Golem.

La lumière apparut, joua son rôle, le symbôle se dessina sur la pierre, symbôle qui ne n'avait pas plus de signification pour l'un ou l'autre des deux compagnons, et un son fit également son entrée en scène. Ou plus exactement, le son qui s'était jusqu'ici tenu à l'écart, un sifflement long et strident, suraigu, passa subitement au premier plan, forçant Nelheim à se couvrir les oreilles de ses mains.

La pierre plate, à l'écart, rejoignit le choeur vibrant, avant de se mettre à briller plus fortement que les autres - elle semblait disparaître dans un flot lumineux. Une explosion sonore, venant d'en haut, du ciel, se fit entendre, et les gants du nécromancien ne l'aidèrent pas à préserver ses oreilles de leur misère. L'atmosphère s'assombrit, le brouillard disparut, et un éclair blanc, somptueux, descendit de sa demeure célèste pour s'abattre sur l'endroit où la pierre plate se trouvait un instant auparavant. L'éclair se divisa en des flots d'électricité, qui coururent au ras du sol et se dirigèrent vers les cinq rochers, rochers qui furent instantanément recouverts de cette aura vibrante, meurtrière, jusqu'à la recracher en cinq rayons distincts, partant de chacun d'eux et se rejoignant en un halo central, source de lumière et de puissance dont ni Nelheim ne le Coffre n'osèrent s'approcher.

Les deux compagnons restèrent à distance du phénomène - distance qui était dérisoire, tant tout ce qui se trouvait à moins de cent mètres à la ronde aurait pu finir carbonisé, si ledit phénomène avait décidé qu'il en soit ainsi -, l'observant avec un air complètement ahuri. Quand la vibration s'éteignit, que les ténèbres faiblirent, que le sifflement mourut et que le calme fut revenu, Nelheim et le Coffre purent contempler le résultat de toute cette débauche d'énergie : Un portail, identique à celui qui les avait reconduits du sous-sol de la Tour Oubliée au Camp des Rogue, identique sinon par sa couleur - celui-là paraissait blanc, contrairement à l'autre, bleu -, un portail s'était ouvert au croisement des rayons, laissant entrevoir à travers lui un tout autre paysage que celui du Champ de Pierres, un village détruit et désolé, encore en feu, où des ombres démoniaques semblaient se mouvoir à travers les décombres.

Nelheim n'en croyait pas ses yeux.

« C'est quoi encore ? »

_______________


Tristram. Nelheim n'apprendrait le nom de ce village qui n'en était plus un que plus tard, quand Deckard Cain, dont il ignorait encore l'existence alors qu'il se trouvait ébloui par l'étincellance du portail blanc, dans le Champ de Pierres, quand ce vieillard le lui apprendrait, entre autres choses, en échange du sauvetage dont il avait été l'objet et dont le nécromancien avait été l'outil. Pourtant, rien n'aurait dû pousser quiconque à passer un portail menant visiblement sur des ruines enflammées, encore hantées par ceux qui étaient, à en croire tous les signes, responsables de cet état de dégradation des lieux.

La plupart était des squelettes, de visu moins performants que ceux que le nécromancien pouvait, lui aussi, réanimer. Il y avait aussi des taureaux humanoïdes, armés de hallebardes, et plusieurs groupes de démons geignards, souvent accompagnés de leur général chaman. Il semblait faire nuit, de l'autre côté du portail, alors qu'au-dessus de la tête de Nelheim, le soleil était proche de son zénith. L'air y était enfumé, les habitations étaient détruites, les décombres brûlaient et des corps, des cadavres d'hommes et d'animaux gisaient par terre, certains assez dévorés pour qu'on ne puisse distinguer avec certitude l'espèce dont il faisait partie avant de quitter ce monde.

« Qu'est-ce qu'on fait là ? demanda le nécromancien. Est-ce qu'on est censés entrer dans ce truc ?

- C'est ce que Elly voulait, répondit le Coffre.

- Tu ne m'as pas dit que c'était cette... Akara, qui avait besoin de ce parchemin ?

- Si.

- Et on devrait sauter là-dedans, comme ça ? Ca ressemble étrangement à une deuxième chance de nous avoir. T'as vu ce qu'il y a là-bas ? »

Il désigna le portail d'un geste du menton. Le Coffre jeta un nouveau coup d'oeil, mais il n'apperçut rien qu'il n'avait déjà vu.

« On n'a plus le temps de se poser de questions. On est là, on a fait tout ce chemin pour arriver à ça, alors on y va.

- Est-ce que tu sais seulement ce qu'on doit y faire de si important ?

- Comment je saurais, Nel ? On n'a qu'à y aller, tu te débarasses des monstres, et on regarde autour de nous. Y'a quelque chose, j'en suis sûr.

- Hum.

- Toi aussi, hein ? T'en est sûr, toi aussi. »

Le nécromancien ne répondit pas. Il se contenta de fixer le portail et ce qui bougeait, indéfini, de l'autre côté. Ces démons pouvaient-ils les voir, comme eux les voyaient ? Il n'en savait rien, mais se doutait que oui. Et si l'une de ses créatures tournait la tête dans cette direction et alertait son petit monde qu'ils étaient espionnés ? Nelheim n'avait aucune idée de comment il avait fait pour ouvrir ce portail, il n'en avait pas plus quant à sa fermeture en cas d'urgence.

« Bon, y'a pas plus de temps à perdre, alors. T'es prêt ?

- J'suis prêt. »

Nelheim sauta, disparut, répparut de l'autre côté du portail, son image tremblant tandis qu'il dégainait sa dague. Puis le Coffre l'imita, passant à son tour de l'autre côté.

_______________


Le combat - ou plutôt le massacre - ne dura que trois minutes. La première vague de monstres tomba sur les deux compagnons au moment même où ils traversèrent le portail, leur laissant à peine le temps d'observer l'endroit dans lequel ils pensaient maintenant avoir eu tort de mettre le nez. La dague de Nelheim fit un nombre important de victimes, tandis que le Coffre assomait de ses deux mains les rares ennemis qui arrivaient à contourner efficacement le nécromancien. Quand une trentaine de cadavres encore chauds se trouva à ses pieds, ce dernier grimaça en voyant arriver une cohorte bien plus importante, arriver de toute part, de derrière les murs, de l'intérieur des maisons détruites, certains, même, sortant du sol.

« Deuxième vague ! cria le nécromancien. La plus grosse !

- Ils sont nombreux, Nel. Tu devrais peut-être...

- Laisse-moi faire. Le combat, c'est mon domaine. Pas le tien. »

Les créatures s'avançaient lentement vers le nécromancien, qui se vit forcé de reculer vers la limite du village, limite marquée par un petit muret qu'il avait appris à reconnaître, un temps, avant d'oublier. Il fit trois pas en arrière - le portail blanc s'était ouvert dans un coin abrité du village -, tirant avec lui son Golem, et laissa son regard répondre à l'appel de son esprit, lequel lui intimait de jeter un coup d'oeil au-delà des murets. Il n'eut pas vraiment le temps de s'étonner de ce qu'il vit alors, ou de ce qu'il ne vit pas, plus précisément, à savoir que tout autour de ce village semblait s'étirer du néant. Contrairement à ce qu'il avait pensé d'abord, il ne faisait pas nuit. Quand Nelheim leva les yeux au ciel - qu'il ne vit pas, d'ailleurs -, il découvrit qu'il n'y avait même pas de soleil.

« Où est-ce qu'on est tombés ? » demanda-t-il pour lui-même.

De fait, ça ressemblait de plus en plus à un piège qu'Akara aurait pu leur préparer, dans l'éventualité qu'ils survivraient à celui de la Tour. Les démons se rapprochaient de plus en plus, et l'idée qu'ils auraient pu avoir de reprendre simplement le portail dans l'autre sens ne les aiderait plus, à présent.

« Bon, fini la rigolade. »

Nelheim leva les deux mains en direction du groupe qui venait dans sa direction, ferma les yeux et, après avoir conseillé à son compagnon de faire de même, prononça une formule dans une langue qui ne s'éloignait pas tant que ça des sonorités de la Langue Commune de Sanctuary. Le Coffre crut entendre quelque chose comme : « Jey ley kro ».

De la lumière - toujours de la lumière - sembla irradier, au bout des doigts du nécromancien, puis dans sa paume, avant de se transformer en petites piques et de foncer en zigzaguant légèrement vers la deuxième vague de démons, et laissant filer à leur suite une espèce de vague sonore plutôt agréable. Quand elles atteignirent leurs cibles, les piques, qui ressemblaient à des crocs, se désagrégèrent dans une série d'explosions rapide et compacte. Suivit une salve de craquements d'os et de chair disloquée - la re-mort instantanée pour tous ceux qui avaient eu l'idée de s'avancer un peu trop précipitamment.

Nelheim ouvrit un oeil, puis les deux, souffla et se tourna vers son Golem.

« T'as vu ça, mon vieux ?

- J'avais déjà vu. »

Le nécromancien resta figé devant tant d'indifférence.

« Quel rabat-joie tu fais. »

Devant lui, à ses pieds, au moins soixante nouvelles victimes jonchaient le sol crasseux. Il était fatigué, tout d'un coup, et ne se voyait pas relancer un tel sort dans l'immédiat. Il se dit que tout le monde y était peut-être passé, sans y croire cependant, et le portail, qui lui occultait une grande partie du paysage alentour ne l'aida pas à tomber d'accord avec lui-même.

Après quelques secondes de réflexion, il se décida à avancer, à faire ce que certains appelaient du tourisme, à la recherche d'un quelconque survivant. Le Coffre marchait derrière lui, dans ses pas, en regardant dans tous les sens à la fois, pris du même sentiment de méfiance que son maître. Il suivirent le mur de gauche, s'efforçant de ne pas regarder au-delà, dans le vide, et de ne pas tout simplement y sauter pour en finir une bonne fois pour toute.

Autour d'eux, le feu continuait à lécher tout ce qu'il pouvait encore atteindre, et l'air était difficilement respirable, tant les fumées étaient épaisses et la poussière, envahissante. Quelque part, une planche tomba et rebondit par terre. Du bruit, à un autre endroit, ressemblant au grincement d'une porte. Le vent aurait été le bienvenue, mais il semblait malheureusement avoir pris congé pour l'occasion.

« J'ai entendu un truc » fit soudainement Nelheim.

Il s'arrêta, se tourna vers le Coffre et lui fit signe de se taire.

« Quoi ? demanda ce dernier.

- Toi, à l'instant. (...) Tu veux pas te taire un moment ? »

Il tendit l'oreille.

« Là-bas ! Ca recommence. C'est une voix.

- On devrait peut-être...

- On y va. »

_______________


« Au secours ! criait la voix. Au secours !

- D'où ça vient ? »

Nelheim et le Coffre slalomaient entre les maisons défoncées du village. Ils se dirigeaient vers la voix, bien qu'ils n'aient pas été parfaitement capables de distinguer d'où elle venait, et ils faisaient presque abstraction de tout le reste, si bien que les flammes étaient parfois à deux doigts de les atteindre. Ils ne croisèrent aucun démon, et même si la sensation que quelque chose de dangeureux les attendait au prochain tournant, ils continuèrent ainsi, à marcher à travers la fumée, vers l'appel qui leur parvenait de plus en plus clairement.

« Fais gaffe, siffla le nécromancien. Ca pue le piège. »

Si cette odeur venait de faire son apparition, elle l'aurait peut-être fait réfléchir un temps de plus, le temps nécessaire pour décider de faire demi-tour, de revenir sur le droit chemin. Mais elle ne venait pas d'apparaître. De fait, ça puait le piège depuis un bon moment déjà, et l'impression qu'il avait de foncer droit dedans, sans ménagement, rassurait presque Nelheim. Il se sentait comme chez lui, pour ainsi dire.

La voix se rapprochait. Où plutôt eux se rapprochait d'elle. A leur gauche, il avait une vue imprenable sur un corps calciné, assis pour une dernière fois à la table de sa maison, une assiette posée devant lui. Il - ou elle ? Comment savoir ? - tendait les bras, comme pour implorer la grâce. Peine perdue, songea le nécromancien.

« Au secours ! Par ici !

- Bordel ! Ouesse qu'il est ? »

A leur droite, par terre, une femme était allongée sur son enfant - un nouveau-né. Une flèche était plantée dans son dos, près de l'omoplate, et le minuscule corps drapé gisait sous elle, sans vie. Peu de sang mais des visages terrifiés, des rictus horribles de douleur soudaine. Nelheim jeta à peine un coup d'oeil au couple de cadavres et détourna aussitôt le regard.

Il s'engagea dans une petite rue, si l'on pouvait appeler ça ainsi, et fit signe à son Golem de se plaquer contre le mur d'une maison et de faire silence. Il enchaina avec des gestes des mains, des gestes que le Coffre avait appris à reconnaître : « C'est là. Bouge pas. Ferme-la. Couvre-moi » Les quatre A.

Le nécromancien attrapa sa dague, la frotta machinalement contre son avant-bras, sur la brassière d'armure qu'il avait... Depuis quand avait-il des brassières aux bras ? Peu importe. Il s'avança en silence, longeant les murs des maisons qu'il dépassait, regardant devant lui, vers le puits qu'il appercevait d'ici et qui semblait avoir été construit au centre d'une place publique. La voix venait de là-bas, mais son propriétaire était caché pas trop d'obstacles visuels.

Quand il arriva à la dernière maison, il s'y adossa, jeta un regard à sa gauche, au loin, opina du chef quand il vit que son Golem n'avait pas bougé, puis tourna la tête dans l'autre sens, vers le puits.

« Je suis là ! » cria la voix.

Nelheim risqua un coup d'oeil rapide. Un homme. Perché dans une cage. Agé. Robe grise. Pas d'arme. Pas dangereux.

« Qui êtes-vous ? héla le nécromancien, toujours à couvert.

- Je suis là, je suis là ! s'excita le vieux.
- Qui vous êtes, j'ai dit !

- Prisonnier ! Tristram - le village a été attaqué ! »

Encore un, songea le nécromancien. Puis, après un temps de réflexion :

« Vous voyez quelque chose ? Autour de vous... Un démon, quelque chose ?

- Rien du tout. Se sont tous précipités vers le bruit, quand il y a eu une attaque - la deuxième, la vôtre. J'ai entendu la bataille, j'ai vu la lumière... »

Encore un instant de silence, avant que Nelheim ne fasse signe à son Golem de le rejoindre. Ce dernier se mit à courir dans sa direction, et le nécromancien resta à réfléchir, appuyé contre le mur croulant de la maison, à réfléchir à la dernière fois où il avait pris le temps de réfléchir, justement. Ca remontait trop loin, trop loin dans des souvenirs probablement fictifs, en plus, si bien qu'il arrêta très vite ce petit jeu.

« Vous êtes toujours là ? » demanda le vieux, inquiêt.

Nah, j'ai décidé de fiche le camp d'ici et de te laisser te débrouiller, pensa Nelheim.

« Ouais ! Laisse-moi le temps de voir... »

Le Coffre arriva rapidement à sa hauteur. Le trésor qu'il cachait dans ses sacs faisait un boucan monstre, et l'idée qu'ils avaient pu passer inaperçus jusque là parut soudain lointaine, complètement folle.

« Bon, on y va. »

_______________


Deckard Cain - il se présentera comme ça plus tard - était enfermé dans une cage, montée à trois mètres au-dessus du sol et soutenue par une corde qui devait bien faire cinq centimètres de diamètre. La corde était enroulée autour d'un poteau de bois et fixée au sol par un énorme piquet. Le vieux gémissait dans sa prison et demandait avec un peu trop de zèle qu'on lui vienne en aide. Ses jambes pendaient dans le vide.

« Faut le sortir de là, fit le Coffre.

- Ouais, ouais. » répliqua le nécromancien en observant la corde.

Il commença à la couper avec sa dague et, à côté de lui, le Coffre se mit à tourner en rond. Au milieu de la place, sur le rebord de ce puits qui avait cessé de donner de l'eau depuis un bon moment, demeurait un corps dont n'étaient plus visibles que les jambes et les fesses. Un marteau de forgeron était accroché à sa ceinture. L'homme avait l'air de boire l'eau à même la source - ou bien avait-il tenté, dans les derniers instants, de trouver refuge là-dedans ?

Quand Nelheim arriva à la moitié de la largeur de corde, la cage bascula sur le côté - le vieux se fit entendre une fois de plus, pas loin de la fois de trop - et le bois grinça, la corde menaça de lâcher.

« Accrochez-vous, ça va tomber ! » prévint Nelheim.

La dague fit encore un aller-retour et la corde finit par céder, laissant choir la cage de ses hauteurs. De trois mètres, la chute aurait pu être mortelle. Mais le nécromancien s'était tourné vers l'objet, avait levé une main dans sa direction et avait chuchoté une formule, quelque chose qui, à l'oreille du Coffre, ressemblait approximativement à ça : « Kom tey len ».

Un nuage bleuâtre était apparu, au même moment, entre la cage et le sol. Quand elle passa à l'intérieur, ladite cage sembla entrer dans une autre dimension, ralentie, et les paroles affolées du vieillard parvinrent au nécromancien complètement étirées, comme si l'homme s'était amusé à laisser trainer chaque syllabe : « Voooouuuuuuuus êêêêêteees fouuuuuuuu ! »

La cage se posa bien gentillement par terre, sans dégât, le nuage se dissipa presque aussitôt, et le nécromancien s'en approcha. Le vieux lui lançait un regard ahuri, se taisait enfin, et essayait visiblement de bafouiller un merci. Nelheim donna un coup dans le cadenas de la porte, qui n'opposa pas de résistance, et libéra, pour le meilleur et pour le pire, le viel homme. Il le tira à l'extérieur.

Le vieux faillit tomber à la renverse, se rattrapa, regarda tour à tour le nécromancien et son Golem, et finit par articuler, non sans mal :

« Me-Merci.

- Ouais. Bon, et si on sortait d'ici, maintenant ? J'aime pas trop traîner par ici. »

Toujours cette sensation.

Si une chose est récurrente, dans les histoires qu'on colporte de bouche à oreille, c'est bien le fait qu'un mauvais pressentiment finit toujours devenir réalité, et au moment-même où le héros se croit sorti d'affaire. Nelheim ne pouvait pas en être conscient, et son esprit n'avait pas été assez clair, ces derniers temps, pour noter le fait que le corps qu'il venait de voir, sur le rebord du puits, n'était pas là la première fois qu'il avait vu ce puits, justement, de l'autre bout de la rue. Il fût frappé de cette évidence, pourtant, alors que le vieillard sortait un vieux parchemin de sa robe.

« Le Coffre, écarte-toi du... »

Plus aucun corps. L'avait-il rêvé, à l'instant ? La situation actuelle aurait pu lui faire penser que oui, puisqu'il en était venu à l'évidence que toute sa vie n'était qu'un rêve, et malgré ça il gardait la conviction qu'il y avait bien un corps, un cadavre même, là, à moitié avalé par le puits. Un bruit, à sa droite, le fit se tourner rapidement vers le vieillard, et alors il vit.

C'était juste une ombre, une aura sinistre dégagée par le corps décharné du vieil homme. Puis l'ombre devint une silhouette, dont l'envergure transcendait celle du vieux, et cette silhouette se mit en mouvement, sans que l'homme ne décolle ses yeux du parchemin, et Nelheim s'élança à son tour, vif comme un animal, bondissant et attrapant l'épaule du vieillard pour le balancer à terre. Le marteau - l'énorme marteau de forgeron - s'abattit sur lui, et il eut à peine le temps de faire un pas de côté pour ne recevoir qu'un fantôme de coup, qui lui frôla l'épaule et le genou droits.
Le zombie, qui avait autrefois été forgeron, à en croire la nature de sa masse, était grand, très grand, peut-être plus grand que le Coffre, bien que moins massif. Il était aussi et par-là moins agile, et ses coups ne devraient pas varier de l'horizontale de la verticale pures, si Nelheim lui laissait le loisir d'en asséner d'autres. Ce dernier se redressa en un éclair, malgré la gêne occasionnée par l'attaque qu'il venait d'éviter de justesse, et planta sa dague dans l'avant-bras du démon.

« C'est... C'est Griswold, bafouilla le vieillard, qui peinait à se relever. Qu'est-ce que... »

Griswold voulut hurler, mais c'est un son guttural, plus proche du grognement que du cri, qui sortit de sa bouche puante, tandis que la dague de Nelheim montait jusqu'au pli de son coude. Il essaya d'aggriper le manche de son marteau, mais son bras était à présent véritablement hors d'usage. De l'autre, il asséna un coup de poing que le nécromancien esquiva sans effort, avant de planter son arme dans ce bras qui lui était offert. Puis il le déchira, tira sa dague, l'enfonça dans le torse de Griswold et remonta la lame jusqu'à la base du cou - la variante d'une botte qu'il appréciait particulièrement et qu'il se souvenait avoir apprise de son Maître, il y a fort longtemps.

L'ancien forgeron tomba par terre, mort pour de bon, et Nelheim cracha avant de sortir son torchon de sa bourse. Il nettoya calmement la lame de sa dague en regardant le corps inerte du démon, couché sur le marteau dont il s'était servi, autrefois, pour des tâches autrement plus gratifiantes que celle d'exploser le crâne d'un vieillard sans défense.

« Bon, fit-il à l'intention de Cain, on va s'en aller, maintenant, et vous me direz tout ce que vous savez et tout ce que je voudrais savoir sur ce qui arrive à ce putain de monde. »
[Dernière au Camp - Reprise - Les Hautes Terres de Tamoe]


La discution dura jusque tard dans la nuit. Elle se composa surtout de questions et de réponses, mais parfois le vieux, qui avait dit s'appeler Deckard Cain, s'était laissé aller à de longs monologues, ajoutant à ci et à ça des détails dont Nelheim se serait bien passés. A vrai dire, le nécromancien pourrait se demander plus tard à quoi avait bien pu servir cette interminable palabre. Il n'avait pas appris grand chose qu'il ne savait déjà et se fichait éperdument de la plupart des autres.

Cain et Nelheim se trouvaient maintenant au Camp des Rogues, car le vieillard avait ouvert un de ces portails qui étaient censés vous ramener directement à l'endroit désiré, si seulement vous étiez capable de prononcer correctement la formule adéquate. Et ce dernier semblait avoir eu envie de faire un tour par ici, juste après sa libération de Tristram, et Nelheim n'avait pas eu le temps de le prévenir de ce qu'ils risquaient d'y trouver... Et qu'ils n'avaient pas trouvé, en fin de compte.

Assis près du feu qu'il avait rallumé, le nécromancien contemplait le village, autour de lui, toujours étonné par ce qu'il n'y voyait pas, mais ne le montrant guère. Il avait menti à Cain, lui affirmant qu'il n'était jamais venu ici, ni avant ni après l'exode qu'avaient visiblement entrepris les rogues, et Cain n'avait pas eu de raison de remettre en cause cette affirmation. Il était simplement surpris de ce départ, certain qu'il était de retrouver les rogues dans ce camp. Et ce camp, à la grande stupéfaction de Nelheim, n'était pas seulement vide, mais semblait même ne jamais avoir subi une quelconque attaque. S'il n'avait pas aperçu sur le visage du Coffre le même sentiment qu'il éprouvait alors, il aurait pu penser que sa mémoire lui jouait encore des tours.

Cain se leva difficilement, s'appuyant sur un bâton de marche de fortune - c'était en fait une branche d'arbre, assez grande et solide pour supporter le poids du vieillard - et regarda rêveusement autour de lui, le vent emportant ses longs cheveux blanc en arrière, dans son dos.

« S'il s'était passé quelque chose au Monastère, nous en aurions déjà entendu parler. Les démons ne sont pas du genre à laisser ces secrets moisir au fond d'un trou. Nous devrions peut-être aller faire un tour par là-bas.

- Et si ces rogues avaient juste décidé de changer de décor ? » lança le nécromancien.

Cain haussa un sourcil dans sa direction. Nelheim crut un moment qu'il était découvert.

« Je ne vois pas de raison logique à ça. Nous avons actuellement les pieds sur ce qui est probablement l'endroit le plus sûr du Khanduras. Dans cette direction (il aurait aussi bien pu montrer le Sud que le Nord-Ouest, d'après l'intuition du nécromancien) vous avez la mer, qu'on appelle encore de nos jours les Mers Jumelles. Et par ici, des deux côtés (le vieux écartait maintenant les deux bras et désignait sa gauche et sa droite) vous avez une série de fleuves et de rivières, dont les noms m'échappent et dont vous ne vous souciez certainement pas. Et devant nous s'étendent des plaines, des plaines et d'autres plaines, où le moindre oiselet ne pourrait voler sans être vu à plusieurs kilomètres.

- Et tout ça pour en venir à ? »

Nelheim savait parfaitement où Cain voulait en venir. Les démons voyageaient rarement en bateau, partageant avec lui son inimitié pour l'eau. Passer ne serait-ce qu'un petit cours d'eau représentaient pour la plupart d'entre eux une perte de temps considérable, et toute perte de temps se transformait nécessairement en un point pour l'adversaire, qui pourrait ainsi les cueillir sans difficulté à leur sortie. De fait, le Camp des Rogues était parfaitement à l'abri de toute attaque démoniaque, là où il était - et si les données géographiques du vieux étaient justes, bien entendu,

Il aurait été à l'abri, pensa le nécromancien, si un traître ne s'était pas amusé à agir dans le dos des rogues.

« Tout ça pour en venir au fait qu'elles n'avaient aucune raison de quitter cet endroit, continua Cain, sinon pour regagner le Monastère. Et je crois que c'est ce qui s'est passé. »

Nelheim se leva à son tour. Il chercha le Coffre des yeux, l'aperçut qui farfouillait au loin, pensa un moment à le héler puis se ravisa. Il se tourna vers Cain - sa silhouette courbée sur son bâton avait quelque chose de pitoyable et de pourtant étrangement vénérable -, se demanda encore une fois pour quelle raison il lui mentait, en ne lui racontant pas ce qui s'était réllement passé ici, et finit par lui demander :

« Vous connaissez la route pour le Monastère ?

- Vous ne trouverez pas un meilleur guide que moi dans tout le Khanduras », répondit-il en riant.

Le visage du nécromancien s'assombrit un peu, et Cain ne manqua pas de s'en apercevoir. Il ne dit rien, cependant, pas vraiment excité à l'idée de partager les problèmes superflus de celui qui lui avait sauvé la vie, et peut-être pressé, aussi, d'en finir au plus vite avec cette discution qui ne rimait à rien. Il avait très vite compris que ni lui ni cet homme, ce Nelheim, ne pourrait prendre une autre route que celle qui s'ouvrait devant eux et qui les mènerait directement au Monastère des Rogues, pour le meilleur et pour le pire.

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Dans certaines histoires que Nelheim avait entendues étant enfant, il arrivait que des Magiciens, qu'on aurait crus incapables de se défendre au corps-à-corps, sortent de leur long manteau gris une grande épée brillante et en fassent tournoyer la lame avec un brio insoupçonné. Deckard Cain avait tout de l'allure d'un de ces serviteurs de la magie, tels que Nelheim les imaginaient - des rides plein le visage, au moins aussi nombreuses que les plis de son manteau hors d'âge, les cheveux au vent et la barbe blanche... même l'espèce de bâton de pèlerin, que Nelheim imaginait déjà se transfomer en une arme redoutable, en une seconde.

A chaque fois qu'un groupe de démons leur tombait dessus, le nécromancien ne pouvait s'empêcher de se dire que le vieux se déciderait, cette fois-ci, à faire jaillir le fer de sa cachette. Il ne l'avait encore jamais fait, cependant, et la raison en était peut-être que Nelheim n'avait jamais eu réellement besoin que quelqu'un lui vienne en aide. Il était à même de se défendre et de défendre son petit groupe, et si son nouveau compagnon rechignait à montrer de quoi il était capable, et bien c'était son droit, et personne n'essayerait de le forcer à passer à l'action. Malgré tout, ce sentiment que Cain lui cachait quelque chose le taraudait, et il se demandait de plus en plus souvent s'il ne serait pas plus intelligent d'essayer de le faire parler plutôt que de marcher à ses côtés comme si de rien n'était. Mais cette alternative l'obligerait à dire ce qu'il savait, lui aussi, et c'est peut-être ça qui le retint, pendant toute leur marche.

Le groupe repassa par des endroits que Nelheim et le Coffre avaient déjà visités, ces derniers jours, des endroits que Nelheim semblait pourtant découvrir pour la première fois. Les Plaines Gelées, le mont, encore une fois, puis le Champ de Pierres, le passage sous-terrain, le Bois Obscur et le Marais Sombre, autant de lieux que le nécromancien comptait ne plus avoir à re-traverser, même s'il n'avait pas le moindre souvenir claire de la moitié d'entre eux. Il se demandait si le Coffre ne ressentait pas cette lassitude qui commençait à le prendre à la gorge, puisque lui disait se rappeler parfaitement avoir déjà fait ce chemin au moins une fois, seulement quelques jours plus tôt.

Au moment de passer devant la Tour Oubliée, le nécromancien éprouva comme un pincement au coeur, vit l'édifice comme un ennemi, une chose à fuir au plus vite, et détourna rapidement son regard d'elle. Ils marchaient à plus de cinquante mètres de la tour, la brume épaisse la rendait presque invisible, et pourtant ce sentiment opressant était aussi vif qu'une blessure à chair ouverte. Il demanda au Coffre si c'était bien l'endroit où ils avaient failli mourir, et quand ce dernier hocha la tête, sans un mot, Nelheim baissa les yeux au sol et regarda la boue recouvrir ses bottes, comme il ne se rappelait pas l'avoir fait en compagnie d'Elly, la première fois qu'il avait marché dans ce marais.

Cain allait en tête, lentement, et se retournait de temps en temps pour s'assurer que les autres ne l'avaient pas abandonné - ou pour vérifier que lui ne les avait pas abandonnés. Il évitait de trop se rapprocher des petits arbustes qui bordaient plus où moins leur chemin de boue (comme le remarqua Nelheim) et ne s'arrêtait que rarement pour reprendre son souffle. Et quand il le faisait, c'était bien souvent pour laisser le temps au nécromancien de se reposer un peu.

« Ces ronciers sont dangereux, n'est-ce pas ? demanda Nelheim, assez fort pour que Cain l'entende.

- Pas seulement dangeureux, répondit le vieillard sans même se retourner. Faite-vous piquer par un seul de ces aiguillons et votre vie vous semblera bien légère. Vous n'aurez plus qu'à sentir votre âme s'envoler et - toc toc, vous pourrez mendier votre place au Paradis.

- Charmant. »

Cain parlait autant avec les bras qu'avec la bouche, et le fait de le voir gesticuler de dos avait quelque chose de franchement comique - et surtout quand ce qu'il racontait n'avait rien de drôle. Nelheim lança un regard au Coffre, lui sourit, et ce dernier haussa les épaules. Il avait fait son possible pour ne pas trop regarder dans la direction de la Tour Oubliée, mais son esprit, bien qu'il ne fût pas hautement génial, avait ça de plus que ses yeux qu'il n'avait pas besoin de voir pour se rappeler.

« On arrive », fit Nelheim sans n'avoir aucune idée de l'endroit où ils arrivaient, et encore moins de quand ce serait le cas.

Une quinzaine de minutes de marche silencieuse plus tard, le groupe s'arrêta aux frontières du Marais Sombre, où la boue avait cédé la place à une terre humide mais solide. Les arbres faisaient une réapparition timide, alentours, et l'air semblait être bien plus frais qu'il ne l'avait été depuis la veille - et depuis bien plus longtemps, pour ce qui était des sensations subjectives du nécromancien. Cela faisait maintenant trois jours qu'ils avaient quitté le Camp des Rogues, et cet arrêt à quelques pas des Hautes Terres de Tamoe (comme les avait présentées Cain) leur permettait de s'en rendre compte. Ils avaient fait du chemin, et s'ils savaient pertinemment que le pire restait à venir, ils n'en étaient pas moins heureux de pouvoir enfin quitter ces plaines de malheurs. Pour de bon.

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Les Hautes Terres de Tamoe présentèrent un danger conséquent, plus grand que tous ceux que Nelheim avait eu à combattre jusqu'ici. Les monstres, démons et abominations qui s'opposèrent à son passage n'étaient pourtant pas véritablement plus forts que ceux qu'ils avaient combattus précédemment... ils étaient simplement plus nombreux. Ils avaient l'air d'apparaître au milieu du décor, comme ça, par magie, de pouvoir se dissimuler par groupe entier derrière un arbre ou dans un petit bosquet et sauter sur le groupe quand celui-ci était le moins apte à se défendre. Il suffisait qu'un des marcheurs eut l'idée de se pencher en avant - pour s'étirer le dos ou pour ramasser quelque chose - pour qu'un groupe hostile ne lui tombât dessus, émergeant du néant et le menaçant de cris et de piques.

Il fallut ainsi au groupe deux bonnes heures pour traverser ces Terres en ligne droite, quand une seule suffisait à parcourir les Plaines Gelées de long en large, ces dernières étant par ailleurs de loin plus vastes. Ils furent attaqué par une centaine d'ennemis, divisés en différents groupes et dont la variété de nature avait de quoi amuser - Nelheim eût donc à loisir de découper de la femme en armure, du hérisson piquant, du squelette fébrile...

Autour d'eux, le paysage ressemblait de plus ou moins près à tout ceux qu'ils avaient visités jusque là, au point que Nelheim le vit pendant un moment comme un mélange, une résultante de tout ce passé décoratif. Les arbres, malgré la mauvaise pluie qui ne cessait de les arroser, paraissaient robustes. L'herbe donnait la même impression, même si elle dis-paraissait, par endroit, laissant à découvert des pans entier de terre noire boueuse. Comme tout le reste, la végétation avait appris à faire avec les aléas du climat.

La brume, présente elle aussi, avait gagné en épaisseur depuis leur entrée sur les Hautes Terres de Tamoe. Elle rendait à présent la vue difficile à plus de cinq mètres devant les trois marcheurs. Ils restaient donc collés les uns aux autres, afin de ne pas se perdre, de rester aussi compacte que possible au cas où ils auraient à tirer les armes. Le nécromancien avait hésité à ressuciter quelques squelettes, dans la perspective de rendre leur groupe un peu plus épais, un peu plus résistant et, pourquoi pas, un peu plus effrayant, mais il avait finalement décidé de ne rien en faire. Si Cain devait un jour montrer de quoi il était capable - et Nelheim avait acquis l'absolue conviction que le vieillard serait à même de préserver la vie de chacun d'eux, si lui ne le pouvait plus -, une telle occasion de le faire à juste titre ne se représenterait pas de si tôt.

Ils traçaient leur chemin à travers l'énorme nuage laiteux, lentement et difficilement, et l'entêtement de Nelheim à attendre les prouesses de Cain - prouesses qui ne viendraient apparement jamais - le faisait puiser dans ses ressources. Il était essouflé, un peu plus à chaque attaque qu'il arrivait à essuyer sans revers, et essayait en vain de le camoufler. Le regard du Coffre, notamment, se portait de plus en plus souvent sur lui, et plusieurs fois il avait été tout près de lui dire ce qu'il pensait de ses facéties, pour finalement ne même pas ouvrir la bouche. A quoi cela servirait-il ? Quand Nelheim avait une idée en tête, la seule réponse qu'on obtenait à vouloir l'en faire sortir, c'était un coup sur la sienne. Et le Coffre n'avait pas envie que son maître s'en prenne à lui. Pas comme il s'en prennait à quiconque se mettait en travers de son chemin.
Ce n'est qu'au moment où la brume commença à se laisser percer de quelques rayons de lumières que Cain se mit à parler, en regardant toujours devant lui :

« Monastère, droit devant. »

Le nécromancien ne se tourna pas tout de suite vers lui, sortant peut-être d'une espèce de catatonie ou croyant tout simplement que le vieillard s'était remis à parler pour lui-même. Il finit par quand même par se tourner, cependant, et remarqua que le Coffre portait déjà son attention sur l'homme, sur cet homme gris qui ne pouvait qu'avoir une arme, une épée ou autre chose, sous son manteau, ou du moins une lame dans son coeur insondable, prêt à déchirer de ses gestes et de ses mots un ennemi indéfini. Son ennemi.

« Je ne vois rien, comment pouvez-vous...

- Regardez par terre », le coupa Cain.

Et « par terre », c'était à peu près tout ce que le nécromancien pouvait voir correctement. Il s'arrêta et baissa les yeux au sol, regarda ses bottes, puis revint sur le sol - de la terre marron, dure, parsemée ça et là de petits rochers gris. Et plus un seul brin d'herbe.

Depuis quand ne marchaient-ils plus sur de l'herbe ? Nelheim n'aura pas pu le dire. Cela faisait un moment que son regard et son attention étaient irrémédiablement attirés par la brume et par ce qui pouvait s'y dissimuler, fatal. En se raccrochant à cette idée que son costume de protecteur - qu'il s'était attribué sans broncher - avait été parfaitement porté, il ne fût pas plus touché que ça par le fait d'avoir complètement oublié d'observer ce qui se passait vraiment autour de lui. En fait, il avait pris la brume comme elle était venue et ne s'était même pas posé la question de savoir si elle disparaitrait quelque part.

« Vous voyez ? continua Cain. La texture du sol a commencé à changer. Et quand nous sortirons de la brume - quand elle sera littéralement derrière nous, j'entend -, vous verrez que tout aura changé. Le sol, bien entendu, mais aussi l'air, le vent, et tout le reste. Mais je préfère ne pas trop parler tant que nous ne serons pas à l'abri. Encore une dizaine de mètres et nous pourrons nous voir comme à la belle lumière du printemps. »

Il se remit à marcher, sans attendre. Après un instant d'hésitation, Nelheim l'interpela, mais sans conviction :

« Comment savez-vous tout ça ? Qui êtes-vous, à la fin ? »

Il n'obtint pas de réponse, d'abord, puis lui vint celle-ci, de très loin, comme si elle lui était parvenue au travers d'une épaisseur de coton :

« Je suis Deckard Cain, je vous l'ai déjà dit. Et je vous attend.

- Où ça ? demanda le nécromancien, agacé.

- Ici.

- Ici où ?

- Ici là-bas. »

Que répondre à ça ? Probablement rien. Nelheim se tourna vers le Coffre, qui n'avait pas bougé, et se heurta à un nouveau haussement d'épaules.

« T'es fort pour faire la leçon une fois qu'on est tous les deux, mais alors quand il y a quelqu'un d'autre...

- Qu'est-ce que tu veux que je dise, Nel ? Je suis jamais venu ici, pas plus que toi. »

L'ambiance était à la fête, bien que l'air fût un peu frais, et ils se remirent à marcher ensemble, côte à côte, vers la voix de Cain qui recommençait à geindre comme il l'avait fait à Tristram, le jour où ils l'avaient descendu de sa cage - et Nelheim se demanda s'ils n'auraient pas dû l'y laisser, finalement.

Quand ils le rejoignirent - il ne leur fallut pas plus d'une minute pour ça -, leur froideur passagère fondit en un éclair sous l'effet de la surprise. L'atmosphère était soudainement devenue toute autre, la lumière était à nouveau maîtresse des lieux, et la brume semblait avoir complètement disparue. Leur réflexe fût de se retourner, immédiatement, sans même jeter un coup d'oeil à l'immense bâtiment qu'ils avaient eu juste le temps d'aperçevoir, et en sachant d'instinct ce à quoi ils allaient faire face.

La brume, qui avait accompagné le groupe depuis plus d'une heure, n'avait pas disparue. Nelheim et le Coffre l'avaient simplement dépassée, en fait, et en était sorti d'un coup, au lieu de la voir décroître progressivement, comme c'était le cas en temps normal, et comme ils s'étaient presque attendu à ce que ce soit le cas cette fois-ci. Il y avait comme un mur blanc, devant eux, parfaitement vertical, et Nelheim ne résista pas à la tentation de passer sa main au travers. Une légère sensation de fraîcheur traversa son avant-bras et il le ramena brusquement à lui.

« Plutôt amusant, non ? demanda Cain, rigolard.

- Qu'est-ce que c'est ? tenta Nelheim.

- Et bien, c'est de la brume. Mais ce n'est pas ça qui est important. Regardez encore une fois par terre. »

Nelheim s'exécuta. Cette fois, il n'avait plus aucun doute, la terre nouvelle qu'il avait cru découvrir à l'intérieur de la brume n'était bien qu'un ersatz, une sorte d'illusion, un rappel de ce qu'il avait maintenant sous les pieds : une terre claire et belle, parfaitement naturelle, entretenue par elle-même et par le beau temps ; une terre que nul démon ne saurait avoir foulée. Et pourtant...

« Voilà ce qui reste de la protection magique qui entourait jadis le Monastère. »

Cain tendait les bras, désignant grossièrement l'espace qui séparait le mur de brume des parois de l'édifice géant - ledit Monastère de l'Oeil Aveugle, repaire ancestrale des Rogues. Nelheim leva les yeux, enfin, se demanda comment il avait fait pour rater un tel batiment alors qu'il l'avait eu sous les yeux, un instant plus tôt. Le mystère du mur de brume avait été plus fort que la découverte du Monastère, tout simplement, alors même que ce Monastère avait été la destination finale, le but ultime de la quête qu'il suivait maintenant depuis une semaine - whaouh -, de toute son âme, et en l'honneur de la mémoire de ceux - et de celle - qu'il avait oubliés.

« Allons donc nous faire ouvrir, proposa Cain en montrant du doigt une gigantesque porte en bois. J'ai hâte de pouvoir m'entretenir avec Akara. J'ai d'importantes nouvelles pour elle. »

Nelheim opina, suivit le vieillard qui s'avançait vers la porte, mais son esprit n'était déjà plus là, pris dans ces toiles d'araignée de reflexion dont on ne tire généralement pas grand chose, sinon une perplexité supérieure à celle qui nous y avait emprisonné. Il se demandait ce qu'il faisait vraiment, pourquoi il était là, en ce moment, à aller là où il savait qu'il ne trouverait rien d'autre que la mort et la déception, à se laisser guider par son instinct défaillant et par un Golem qui l'était plus encore... Il se demandait aussi ce que cherchait vraiment ce Deckard Cain, cet homme qu'il avait écouté avec trop d'avidité, depuis qu'il l'avait sauvé de ce village, Tristram, dont il ne savait finalement rien que le nom, cet homme dont il avait bu les paroles sans même les goûter au préalable et qui l'avait tiré dans ses filets jusqu'ici, jusqu'à ce Monastère, cet homme qui s'apprêtait à parler à Akara et qui pourtant avait l'air d'être tout à fait au courant de l'absence des Rogues, et peut-être même de la traîtrise de leur « guide spirituelle » ...

Nelheim avançait, avançait encore, mais sans savoir pourquoi, ni où il allait. Il ne savait qu'une chose : il ne pouvait plus faire marche arrière, maintenant qu'il était arrivé là. Ca n'aurait eu aucun sens.
[Le Monastère - Des Portes aux Catacombes]


Voilà donc que Nelheim, le nécromancien à la mémoire fantasque, mettait le pied dans l'endroit qu'il avait cherché pendant des jours, et enfin atteint, dans le but de le libérer du joug d'un ennemi qu'il ne connaissait pas, de le libérer parce qu'il avait été la demeure de droit d'un peuple aujourd'hui annihilé, et parce qu'il avait fait une promesse à une femme, sinon orale, au moins intérieure, et que cette promesse pour quelqu'un s'était finalement transformée en une promesse pour lui-même, quand cette personne avait décidé de disparaître de sa vie. Il entrait dans le Monastère de l'Oeil Aveugle, le Monastère des Rogues, ce lieu ancestrale dont lui avait longuement parlé Kashya, une nuit, et dont il découvrait pourtant l'apparence avec une surprise non feinte. Les Grandes Portes, qui se trouvaient maintenant derrière lui et ses compagnons, ne s'étaient pas ouvertes quand ils y avaient frappé, ni quand ils avaient commencé à crier pour qu'on les entende. Nelheim et le Coffre n'en avaient pas vraiment été surpris, et quelque chose leur faisait penser que le vieux schnock s'était attendu à la même chose qu'eux : que personne ne viendrait leur ouvrir, qu'ils devraient trouver un moyen de le faire par eux-même. Et ils avaient donc forcé le coup, poussant la porte avec tout ce qu'il leur restait d'énergie, n'arrivant au final qu'à l'entrebaîller pour leur ouvrir un passage.

Ils pénétrèrent d'abord dans un couloir, large et haut, dont le plafond de pierre était soutenu par de gigantesques piliers blancs. Derrière un petit muret craquelé s'étendait un grand jardin, dans lequel plusieurs espaces avaient été érigés pour y planter - et pour y laisser grandir - de nombreux arbres, dont certains semblaient aussi croulant que l'arbre d'or du Bois Obscur. L'herbe poussait librement et personne n'était passé pour la couper, ces derniers temps, donnant à l'ensemble un aspect étrangement enchanteur, brillant de naturel. Un oiseau était posé sur la branche d'un arbre, cria au passage des étrangers et s'envola au loin, au-dela des murs de la bâtisse. Il ne manquait qu'un peu d'eau et de soleil, songea Nelheim, pour que tout ça ressemble d'assez près à un Paradis accessible.

Le groupe n'osa pas entrer dans le jardin, chacun ayant probablement sa propre raison de ne pas le faire, et le contourna par la droite, restant à couvert dans le couloir blanc. Des gravures parsemaient les murs et chantaient en une langue inaudible de longues romances. Les toiles d'araignées, bien que particulièrement grosses, ne gâchaient rien au décor, lui donnant au contraire un cachet plus animal, plus plus vénérable. Il aurait suffit d'un pas de travers pour que Nelheim ne tombe dans ce piège, ne se laisse aller à une rêverie incompatible avec le destin que les Rogues et lui-même ne s'étaient fixé. Il ne ferait jamais ce pas traître, cependant, marchant consciemment dans cette béatitude hébétée.

Au bout d'un moment, une autre porte leur coupa la route. Peut-être un peu plus petite que celle qui avait ouvert sur le Cloître, elle n'en restait pas moins très imposante, et le nécromancien s'imagina un instant qu'elle n'irait pas aussi facilement dans leur sens que ne l'avait fait l'autre, qu'elle serait bloquée, peut-être, et que leur chemin ne passerait pas par là. Il se rendit compte qu'il se trompait avant même que Cain ne mette la main sur la poignée et ne la tourne, faisant céder par ce simple geste la résistance risible de l'obstacle. La porte s'ouvrit donc, mais pas sur un jardin.

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Quelques marches d'un escalier poussiéreux et le groupe arriva dans un compartiment souterrain du Monastère. La première chose qui les marqua fut le manque de lumière, laquelle semblait avoir disparue alors qu'eux-même s'engouffraient dans l'ombre de la Caserne. Cain raconta que ce lieu servait autrefois de débarras général, et Nelheim n'émit aucune contestation, bien qu'il douta encore une fois que le vieillard ait dit l'entière vérité. Il ne pensait pas que Cain leur mentait - et d'abord parce qu'il ne pouvait pas avoir de raison de leur mentir - mais avait la sensation qu'il ne leur disait pas tout, qu'il leur cachait une bonne partie de ce qu'il savait, pour une raison qui, depuis le début, lui échappait - et de cette raison-là, il ne doutait de l'existence.

Les couloirs et les pièces qu'ils traversèrent étaient sombres, austères, et Nelheim se rappela vaguement avoir déjà visité un endroit de ce genre. Il ne se souvenait plus de cet « endroit », bien entendu, mais le simple fait d'avoir cette sensation avait une force réconfortante, comme s'il s'approchait enfin de la pleine conscience de sa vie et de son passé. Pas à pas, il avait l'impression de se rapprocher d'une ligne du temps à peu près stable. Il aurait aimé ralentir un peu le pas, se délecter pour profondément de ce tout nouveau plaisir, mais revint à la nécessité d'avancer, sans perdre de temps, nécessité qui lui était tombée dessus sans prévenir et sans donner la moindre explication. Les lieux défilaient donc à une vitesse folle, devant ses yeux, incapables par-là de pré-voir, tout juste assez rapide pour remarquer et mettre en mémoire les détails grossiers de l'environnement.

« Vous ne croyez pas qu'on aurait déjà vu quelqu'un, si quelqu'un il y avait eu ? »

Il avait risqué cette question, malgré tout ce qu'il savait de l'insignifiance de celle-ci, et ne s'attendait presque pas à ce que Cain lui réponde. Ce dernier, qui jusque là avait respecté le silence imposé par la nature de leur exploration, se tourna toutefois vers le nécromancien et lui parla calmement, maître de lui-même.

« Et que pouvons-nous faire d'autre qu'espérer les trouver plus loin ? Vous savez maintenant aussi bien que moi que tout ce qui se trouve derrière nous n'a plus aucun rapport avec ce que vous devez, vous, être ; plus aucun rapport avec votre avenir, que vous percevez, j'en suis sûr, plus clairement que votre passé. Est-ce que je me trompe ? Auquel cas je pourrais vous raccompagner à la sortie et vous laisser retourner à vos occupations - si seulement vous en trouviez une de plus importante que celle que nous sommes en train d'accomplir. »

Le nécromancien tomba de haut. Ou du moins en eut-il l'impression. Il savait que les paroles de Cain n'avait aucun sens, qu'il fonçait juste tête baissée dans un mur, écoutant trop sérieusement les dires d'un vieillard sénil plus fou encore qu'il ne l'était lui-même, mais il ne savait pas quoi répondre à cette attaque - parce que c'était une véritable attaque, fourbe et traitre - et resta donc bouche bée, aussi immobile qu'une biliothèque.
« Bien, fit Deckard Cain en se retournant. Je n'avais aucun doute sur le fait que vous sachiez parfaitement où se trouvait votre intérêt. »

Nelheim resta encore un temps sans bouger, regardant d'un oeil lointain la silhouette frêle s'éloigner. Il se dit que s'il baissait les yeux vers ses mains, vers ses poignets, il ne pourrait qu'y voir deux bracelets de fer, attachés et l'attachant à une chaîne tirée sans effort par cet être sinistre, ce magicien qui ne devait répondre au nom de Cain que sous son apparence humaine... Il finit par vérifier, luttant contre sa volonté, et crut bien discerner pendant une fraction de seconde ces entraves, matérialisées par son envie de ne plus se sentir artisan de son propre esclavagisme. Mais il n'y avait rien, en fait, simplement les brassières qu'il avait toujours portées. Il était libre de ses mouvements et de ses choix. Au moins en apparence.

Après un moment de réflexion, il se remit en route. Il s'aida du bruit sourd des pas de son guide pour le ratrapper, l'ayant perdu de vue pendant que son esprit vagabondait sur les terres stériles de son imagination. Pendant combien de temps était-il resté dans cet état ? Il n'aurait pas pu le dire et ne préférait pas le savoir.

Le Coffre le suivait comme son ombre, ombre parmis les ombres.

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« Par ici ! faisait la voix de Cain. Paaaar iciiiii ! »

La montée sur le « i » final de « ici » était insupportable, et elle ébranla les derniers remparts de l'esprit de Nelheim face à la folie. Le mur resta debout, pour cette fois, mais il était probable que le nécromancien n'aurait pas cette chance la prochaine fois que le vieux se déciderait à faire ses vocalises.

« Ouais, ouais, soupira-t-il. J'arrive. »

Il tranait les pieds, laissant derrière lui deux tranchées noires dans l'épaisse couche de poussière qui recouvrait le sol. Il avançait maintenant à pas lents, comme il l'avait désiré un instant plus tôt, mais il n'en retirait pas du tout les effets qu'il avait cru, alors, pouvoir en tirer. Son envie d'aller de l'avant venait de prendre un coup, et sa motivation était au plus bas. Il rejoignit son guide, tant bien que mal, et souffla en regardant ses pieds.

Cain était assis sur le sol, adossé à l'épais mur de bois, et il aurait pu sembler mort s'il n'avait pas levé la tête au moment où Nelheim entrait dans la salle. Il se releva lentement, épousseta son manteau et fit un large sourire en désignant un escalier qui mènerait le groupe un peu plus bas sous terre. Il prononça un mot qu'il fut le seul à entendre, quelque chose comme un mot de contentement, et s'avança vers les marches, sa colonne vertébrale rechignant bruyamment à l'exercice.

Deux torches depuis longtemps éteintes, pourries par le poids des ans, hornaient les parois de l'escalier en spirale. Nelheim toucha du bout des doigts un de ces artéfacts endormis et sursauta quand celui-ci tomba en cendre. La seule lumière qui leur parvenait à présent semblait venir d'en bas, faible lueur rendue plus présente par l'acuité naturelle de l'oeil à s'accoutumer aux ténèbres.

« Voilà la Prison, lança Cain une fois sur place. C'est ici qu'étaient enfermés tous les ennemis de l'Oeil. Humains et démons, tous dans les mêmes cages. Les seconds prenant souvent le pas sur les premiers, il est fort probable que nous ne croisions aucun homme dans les parages.

- La mort en cage, hein ? L'odeur me rappelle vaguement la seule fois où j'ai pu visiter la fameuse Tristram... Oh, mais vous étiez de la partie, vous devez vous en rappeler... »

Nelheim vint se mettre à côté du vieillard, posa ses mains sur ses hanches et lâche un soupire moqueur, presque aussi fier de sa blague qu'il était en droit de l'être.

« Je m'en rappelle même très bien, répondit Cain avec un sourire. Je me rappelle aussi les jours qui ont précédés celui-ci. Et vous ?

- Ha-ha. Très bonne. »

Très bonne, oui.

Il fit un pas en avant, boudeur, presque aussi honteux de sa réplique qu'il était en droit de l'être. Le Coffre rôdait déjà dans son coin, regardant à l'intérieur d'une cellule au travers de barreaux tordus. Tout ici avait l'air aussi vide que cette cellule, d'ailleurs. Cain avait suggéré qu'ils ne rencontreraient probablement pas d'humains dans cette prison - et Nelheim était d'accord avec lui, sur ce point - mais il n'avait peut-être pas prévu qu'il n'y aurait personne, personne du tout, ne serait-ce que pour leur souhaiter la bienvenue.

Il appela son Golem, quand le vieux se mit en route, et marcha en silence à ses côtés. Il avait décidé de suivre Cain à la trace, cette fois, ne comptant pas lui laisser la joie de reprendre son avance pour le narguer encore une fois, au final. Et si aucun mot ne passa la barrière de sa bouche, pendant la marche, c'est parce que tous les mots auxquels il était capable de penser s'escrimaient à former des pensées cohérentes dans sa tête. Tout devenait de plus en plus étrange, à commencer par le but même de ce périple au Monastère. Il était maintenant évident que ni lui ni Cain n'espérait plus trouver quiconque de vivant, non seulement dans la prison mais aussi à cent kilomètres à la ronde, et il avait beau cherché au plus profond de son esprit, la raison de sa présence ici lui échappait. Une promesse ? Oui, il avait promis. Mais promis quoi, quand, et surtout à qui ?

Tu es là pour tuer Andariel, lui disait une voix. Tu ne sais pas qui c'est, tu ne sais pas pourquoi tu dois le faire, mais le simple fait de savoir qu'elle n'hésiterait pas à te tuer si elle en avait l'occasion devrait te mettre sur la piste.

On en est souvent réduit à tuer la moindre personne qui a le malheur d'avoir une tête qui ne nous revient pas, répondait une autre voix. C'est ce que tu fais depuis que ton Maître a eu la joyeuse idée de te laisser dans la nature, non ? Elle pourrait te tuer parce qu'une mèche de cheveux te tombe sur le front... Elle aurait autant de légitimité que toi qui découpe tout ce qui est trop proche d'un trésor que tu envies.

Si elle t'attaque, attaque-la. C'est aussi simple que ça.

Elle ne t'attaquera pas si tu n'y vas pas.

« J'ai promis » souffla-t-il.

Le Coffre, qui ne savait pas de quoi il parlait, se tourna vers lui, perplexe.

« C'est bien de tenir les promesses. »

Pas convaincu, le nécromancien lui sourit néanmoins. Les vérités sortent parfois de la bouche de ceux qui en savent le moins sur le sujet en question. Avoir le soutien de son Golem, c'était un peu comme entendre les voix de tous les compagnons que Nelheim n'aurait jamais, qui lui indiqueraient le chemin à prendre sans s'occuper des conditions de route, qui lui dirait quoi faire dans des cas de figures qu'il ne pourraient même pas imaginer... Le soutien du Coffre était si naïf et innocent qu'il avait en cela plus de force que n'importe lequel de ceux qu'il pourrait obtenir de personnes qui se diraient de son côté, et agissant pour son bien.

« Ouais, c'est bien. »

Il continuèrent à marcher comme ça pendant quelques minutes, en silence et à quelques pas de Cain, jusqu'à ce que ce dernier se décide à leur annoncer qu'ils arrivaient bientôt au « deuxième sous-sol de la Prison, qui est comme celui-ci mais plus petit ». Il ajouta qu'ils devraient vraisembablement y croiser des vigies actives et encore dangereuses.

« Des sculptures mi-minérales mi-démoniaques. De grandes pierres enchantées, vous voyez, qui crachent des flammes sur tout ce qui bouge. Nous devrons les éviter autant que nous le pourrons. On dit qu'elles peuvent transformer l'air en un brasier compact, et que tout ce qui s'y trouve se transforme en cendres en un instant.

- Ah ouais, quand même. Et qui est-ce qui vous a donné tous ces tuyaux, si je puis me permettre ?

- Je me suis donné ces tuyaux. »

Un peu plus tard, le groupe se trouvait devant une autre série de marches - et un énième passage vers les profondeurs.

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Si Cain avait eu raison sur la présence de ce qu'il appelait les « vigies », il s'était toutefois montré plus qu'approximatif sur le chemin à prendre pour les éviter. De même, ce qu'il avait dit de leur capacité à embraser l'air était un brin exagéré : tout juste étaient-elles capables de cracher une boule de feu une fois par seconde - possédant quatre visages sculptés dans une matière que Nelheim ne reconnaissait pas, elles pouvaient quand même attaquer dans toutes les directions cardinales d'une rose des vents. Il suffisait qu'une seule face ne repère le nécromancien, cependant, pour que l'ensemble s'écroule sous le flôt d'une lumière vive qui fonçait vers elle en piqué. La plupart du temps, la vigie n'était pas assez rapide pour ouvrir sa gueule et laisser exploser sa colère, mais il était arrivé une ou deux fois où Nelheim avait dû rejoindre Cain et le Coffre, à l'abri derrière un mur, pour ne pas finir calciné.

Le décor, quant à lui, était parfaitement morose et ennuyeux. Quand tout devenait trop sombre, Nelheim invoquait ce que les nécromaciens appelaient un Esprit d'Os, qui brillait de sa propre lumière et éclairait les alentours. Les murs, le plafond et le sol étaient gris. Tout était gris, gris et morne, en fait, du barreau brisé d'une cellule au chandelier accroché au mur, en passant par les dizaines de leviers commandant l'ouverture et la fermeture des portes... Pourtant, le plus important n'était pas de savoir que tout ce qu'ils voyaient avaient l'air d'être sorti d'un même bloc grisâtre. Le plus important - le plus étrange - était cette impression de vide, impression déjà pressentie un étage plus haut, et même quelques parcelles de terre et de temps auparavant. Les monstres manquaient tout simplement à l'appel, comme s'ils avaient tous décidé en même temps de répondre à l'appel de la liberté. Et il n'y avait rien, pas de cadavres ni de restes de corps, brûlés ou pas, à l'intérieur des cellules ou dans les couloirs étroits de la Prison. Les vigies, qui n'avaient pas pu suivre le flôt général vers la sortie, devaient avoir laisser filer leurs prisonniers, pas de leur propre gré - Cain soutenait que c'était impossible - mais sous le commandement d'une entité supérieure. Et si les Rogues n'étaient effectivement pas revenues au Monastère depuis leur départ, alors cette « entité » ne pouvait être qu'Andariel, nouvelle maîtresse et instance première des lieux.

Le groupe continuait à avancer, traversant des couloirs de plus en plus vides et de plus en plus sombres, croisant parfois une vigie mais s'en tenant pour la plupart du temps à leur propre présence. Ils n'avaient pas peur, se disaient qu'il aurait pourtant été tout à fait naturel d'être apeuré, ou du moins méfiants envers ce qui risquait de leur arriver, mais n'y arrivant pas. Ils marchaient comme si quelque chose de plus haut qu'eux les y exhortait, comme s'ils étaient tirés par une destinée prescrite plutôt que poussés par leur propre volonté.

Et tout ceci en silence. Ils partageaient en quelque sorte une pensée commune, ou une manière commune de ne pas penser, justement, et ne se donnaient pas les moyens de le savoir - plus personne ne parlait à voix haute, se réservant égoistement leurs pensées. Quand Nelheim devait faire face à un de ces obstacles immobiles, il se contentait d'une formule, à voix basse, et de gestes assez équivoques pour être compris rapidement de ses compagnons, avant de reprendre calmement sa route vers les profondeurs - puisqu'il s'attendait, à tort, à descendre un peu plus bas encore dans la Prison. Aucun des trois marcheurs ne savait vraiment où il allait, mais tous semblait décidés à y aller sans attendre, d'un pas ferme et mécanique.

Un carré de lumière sur le sol, au fond d'un couloir, et les premiers mots de Cain depuis une bonne heure (« On sort, droit devant.») suffirent à éclairer un tant soit peu l'esprit engourdi du nécromancien. Il leva la tête, surpris, et aperçut ce signe du ciel, cette chose qu'il avait tendance à chercher partout et à tout moment - cette lumière - et sourit comme un enfant devant une merveille de la nature. Il crut se rappeler qu'il avait souri pareillement le jour où, sous le regard paternel de son Maître, il avait donné vie à son Golem.

Le groupe arriva bientôt à un autre escalier, qui montait, celui-là, et qui semblait même mener directement à la surface. Cain s'approcha, mis un pied sur la première marche, puis se tourna vers les autres.

« Oubliez toute idée de cages, à présent. Laissez tout ça derrière vous et soyez prêts à entrer dans ce qui devrait être ni plus ni moins que la dernière ligne droite. J'ai le sentiment que les démons ne seront pas beaucoup plus nombreux qu'ici, mais nous devons quand même rester sur nos gardes. On ne sait jamais, comme on dit. »

Le nécromancien ne répondit rien.

.Parle pour toi, mon vieux. Si quelqu'un est sur ses gardes, ici, c'est surement pas toi. J'espère seulement que tu te rendras compte, un jour, de ce que tu fais aujourd'hui.

Deckard Cain gravit deux à deux les marches grinçantes de l'escalier, laissant flotter derrière lui son long manteau gris. Le nécromancien le suivit, toujours en silence, comme si le moindre mot qu'il pourrait dire était susceptible de briser le charme de l'instant. Et tandis qu'il montait, son visage reprenait des couleurs, ses yeux faisaient l'effort d'adaption nécessaire à ce nouveau décor, à toute cette lumière, et il souriait, souriait toujours, souriait à la fin qui s'approchait de lui en sens inverse.

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Le Cloître Intérieur était la copie conforme de son homologue de l'Extérieur... à la différence près que tout ce qui était vivant dans le premier jardin était mort - ou mourrant - dans celui-ci. Les grands arbres, notamment, enfermés dans leur enclos de pierres, détonnaient méchamment avec ceux que le groupe avait pu admirer dans le Cloître Extérieur. Ils étaient noirs, secs, et quelques-uns semblaient même sur le point de s'écrouler sur les autres. Il n'y avait pas d'oiseaux sur les branches, non plus, seulement de petits squelettes lamentablement endormis dans l'herbe malade. En fait, et en y regardant de plus près, Nelheim se demandait bien ce qui avait pu lui faire faire le lien entre les deux cloîtres. Le couloir d'enceinte, peut-être, parfaitement identique au premier, avec ses énormes piliers ronds et ses toiles d'araignées.

Il firent le tour par la droite et se retrouvèrent une fois de plus nez à nez avec une porte en bois particulièrement imposante. Et le nécromancien se dit, avec toute l'ironie accablée dont il était encore capable, que ce ne serait certainement pas la dernière fois qu'un tel obstacle, aussi inoffensif pour le corps que dangereux pour le moral, leur barrerait la route. Il y avait encore tout un tas de portes, devant lui, qui ne demandaient qu'une poussée pour céder et pour l'emmener un peu plus loin de chez lui.

Et moi je joue leur jeu, songea le nécromancien. Je joue leur jeu parce que c'est bien le seul jeu auquel je puisse encore jouer. Ouvrir des portes, aller de l'avant et se perdre à chaque fois un peu plus.

Ladite porte s'entrouvrit dans un terrible grondement. Nelheim jeta un coup d'oeil dans l'ouverture et, par le minuscule espace, put deviner l'intérieur d'une cathédrale. Le lieu de culte des Soeur de l'Oeil Aveugle, de toute évidence. Malgré l'obscurité ambiante, il arriva à distinguer deux rangées de bancs, de chaque côtés de la pièce, et une petite estrade, au bout, sur laquelle trônait une cuve, élément apparemment central du décor. Le mur du fond était orné de plusieurs dizaines de chandeliers, dont certains, au grand étonnement du nécromancien, étaient encore allumés - la flamme n'était pas assez puissante, cependant, pour éclairer à plus d'un mètre autour d'elle.

« Y'a rien, déclara le nécromancien en se tournant vers Cain. On peut y aller. »

Rien que ces foutues bougies qui me disent rien qui vaille, ajouta-t-il pour lui-même.

Il poussa un peu plus sur la porte, qui émit encore un affreux gémissement de douleur, et l'immensité de la salle dans laquelle ils s'apprêtaient à pénétrer lui coupa le souffle. Il n'avait pu en voir qu'une infime partie, alors que la porte n'était qu'entrouverte, et il se rendait maintenant compte de l'erreur d'appréciation qu'il venait de commettre. Les deux rangées de bancs - qui devaient bien compter une bonne dizaine de bancs chacune - n'étaient que les rangées centrales, flancées de part et d'autres par trois autres de même longueur. L'estrade, au fond, était également bien plus grande que ce que le nécromancien avait imaginé. Ce dernier commençait à avoir une idée assez précise de l'importance qu'avait eu la religion pour les Rogues.

J'espère au moins que leurs lubies leur avait préparé une sortie de taille, au cas où elles finiraient toutes dans le trou en même temps. Risque d'y avoir un sacré embouteillage à la porte de leur Paradis.

Le groupe s'avança en silence dans l'allée, Nelheim prenant naturellement la tête des opérations. Ils allaient lentement, essayant de prendre le plus possible de ce que leur offrait ce décor, peut-être - et surement - le dernier décor où le passage de l'Homme était encore visible et qu'ils auraient le loisir d'admirer calmement. La civilisation humaine, qu'elle ait été ou non fondée sur des valeurs fausses et des erreurs, avait quelque chose de rassurant, quelque chose que n'aurait plus les lieux vers lesquels leurs pas les amenaient en ligne droite. Une fois passé ce dernier repaire de lumière, ils s'exileraient dans le monde démoniaque des forces du mal. Ils en étaient tous parfaitement conscients et profitaient comme ils le pouvaient des derniers moments « en haut ».

Nelheim passa sa main sur le dossier d'un banc quelconque. Il s'arrêta, fixa un prieur qui n'était plus là depuis longtemps et ôta son gant de cuir. Il reposa sa main nue sur le bois et ferma les yeux. Froid. Le bois était froid - quelle étrange et belle sensation que cette froideur - et ce froid se propagea à sa main, à son corps entier, puis à son esprit. Les autres le regardaient sans rien dire, comprenant son geste et n'étant finalement que très loin de simplement entrevoir ce que lui voyait, à travers ses paupières clauses.

Quand Nelheim revint dans le monde des vivants - il aurait pu être resté dans cette position pendant des heures, selon lui, tellement la revigoration qu'il ressentait était forte - Deckard Cain et le Coffre se trouvaient sur l'estrade, à regarder au fond du bassin qu'il avait cru deviner tout à l'heure. Il soupira, leva les yeux au plafond, s'étonna encore une fois de sa hauteur et les rejoignit au pas lent - sa vitesse de croisière, depuis quelques temps.

Le bassin devait faire un peu plus d'un mètre de hauteur. Il avait été sculpté dans la même pierre blanche que celle qui rendait les couloirs d'enceinte des deux cloîtres si brillants, et les motifs qui le décoraient, ces motifs gravés d'une précision inouïe, rappelèrent à Nelheim ceux qu'il avaient vus dessinés sur de longues tapisseries, un jour qu'il visitait les ruines d'un chateau. Aujourd'hui que le monde avait changé, ce bassin qui avait dû être un élément fondamental de la messe, en son temps, était rempli d'un liquide rouge, visqueux, liquide que Nelheim n'eût pas de mal à reconnaître. Il avait assez saigné dans son existence - et il avait assez fait saigner, également - pour reconnaître au premier coup d'oeil la texture si particulière du sang humain. Il se doutait que l'usage n'avait pas toujours été de vider une personne de son sang dans cette petite baignoire sacrée, mais il se trouvait bien loin d'en avoir cette conviction qui lui aurait permis de continuer sa route sans arrière-pensées.
« Je suppose que vous ne me direz pas ce que ça signifie, fit-il à l'intention de Cain, qui regardait déjà ailleurs.

- Vous êtes bien à même de vous rendre compte que cela ne signifie strictement rien. Ce lieu a été souillé, comme tous ceux que nous allons être invités à visiter à présent. A partir de là, plus rien ne nous rattachera à la surface, et mieux vaut ne pas y laisser une quelconque pensée, ni bonne ni mauvaise. Emmenez votre esprit - votre esprit entier, j'entend - avec vous. Vous en aurez besoin, probablement plus que la dague que vous portez si fièrement à votre ceinture. Nous ne sortirons pas des Catacombes. En tout cas pas par-là. Ne laissez rien trainer que vous ne vouliez perdre à jamais.

- Par où, les Catacombes ? »

Le Cathédrale formait une croix, ou un T, à laquelle Nelheim ne pouvait raccrocher aucune signication. Le vieillard désigna des escaliers qui se trouvaient à l'extrémité droite de la branche horizontale de cette croix, à une vingtaine de mètres du groupe. Le nécromancien fût alarmé de ne pas les avoir remarqués plus tôt. De toute évidence, sa capacité à enregistrer en un coup d'oeil les moindres détails d'un environnement n'était plus ce qu'elle était. Ou ce qu'il croyait qu'elle avait été... Le plus surprenant était que les chandeliers qui éclairaient lesdits escaliers étaient tous en état de marche, une bougie quasiment neuve brûlant sur leur socle métallique.

« Andariel se terre tout au fond, ajouta Cain.

- Et elle sait que nous arrivons, visiblement. »

Après un moment de vide, le vieux partit d'un rire tonitruant. Nelheim et le Coffre, qui ne trouvaient vraiment pas ça drôle, ne l'imitèrent pas. Et quand Cain se mit à marcher vers les escaliers, ses épaules sautaient encore en saccades, comme s'il était pris de convulsion. Les mains dans le dos, il semblait aller à la mort armé d'un fou-rire diabolique.

Irrité, Nelheim l'arrêta dans son élan.

« Une dernière question. »

Cain se retourna vers lui, un large sourire aux lèvres.

« On ne cherche plus les Rogues, n'est-ce pas ? demanda le nécromancien. On ne les a même jamais cherchées, en fait. »

Pour toute réponse, le vieux hocha les épaules et laissa échapper un petit hoquet désespérant. Puis il fit volte-face, encore une fois, et s'avança avec assurance vers les Catacombes.
[Andariel]

Après avoir descendu quatre séries d'escaliers et marché à travers trois étages des Catacombes, Nelheim, Deckard Cain et le Coffre avaient enfin rencontré la femme qu'ils étaient venus cherchée ici, au fin fond du monde. Ils l'avaient alors combattue, dans l'espoir de la renvoyer chez elle en compagnie de tous ses bons amis démoniaques. A présent qu'ils n'étaient plus que deux à pouvoir y repenser, ils se rendaient compte de l'énormité de cette quête, de la bêtise dont ils avaient fait preuve en s'aventurant trop précipitamment dans la gueule du gros monstre.

Andariel était morte et Nelheim se trouvait seul, accoudé à un bar miteux de Lut Golhein, bourré jusqu'au coeur des os et discutant sans envie avec Geglash, son nouveau meilleur ami, presque aussi fait que lui et grand bavardeur à ces heures. Leurs discours avaient quelque chose de semblable, dans la manière qu'ils avaient de se remémorer et de partager avec l'autre leurs souvenirs plus ou moins vagues - et rendus encore plus vagues sous l'effet de la boisson.

Geglash posa sa pinte de bière, se leva et donna un coup de pied dans sa chaise. Atma, du fond de la salle, le regardait d'un air lugubre, tandis qu'il s'escrimait à donner corps à son récit.

« Ouais ! Moi j'te l'dis, y'a des fois où je comprends pas bien ce qui m'arrive, à cause de ça, tu vois, et parce que trop d'fois les démons ont préféré me taper là-haut plutôt que tout en bas, et j'ai perdu pas mal des... capacités ? Ouais, des capacités que j'avais à réfléchir... j'sais pas trop, y'a bien longtemps que je retourne plus les voir, ces monstres-là. Moi, mon ennemi, aujourd'hui, il est au fond de cette chope. Et laisse-moi te dire que j'le mate à tous les coups ! ha ha. »

Nelheim avait les yeux rivés sur l'homme devant lui, sur ce Geglash, et pourtant son esprit avait filé, encore une fois, filé loin, très loin d'ici, dans les méandres de son âme, dans les épaisses ombres de sa mémoire. Il n'entendait plus ce que l'autre racontait, il ne le voyait plus non plus, il n'était tout simplement plus là, à Lut Golhein, mais ailleurs, en compagnie de tout ceux qu'il avait laissé sur son chemin et dont l'existence avait finalement due être acceptée par son esprit malade. Ses parents étaient là, devant lui, souriant à leur rejeton, les pieds baignant dans une brume grise et froide. Son frère, Nelgard, avait les bras croisés et le regard dur, dur mais aimant, le regard qu'il lui avait toujours connu... A côté de lui, son Maître, de dos, qui ne daignait pas répondre à ses appels de détresse. Tous les autres étaient là aussi, immobiles et muets, et il les regardait tous un à un, s'excusant à n'en plus pouvoir de les avoir laissé mourir... Elly, Nate, Kaz, Cuthbert et tous les enfants de Arnet - ceux qui lui avaient enlevé son frère et frappé très fort « là-haut », emportant son esprit sain avec leurs rires de fous... Ils étaient tous là, dans cet autre monde, et ils - « Hey, hey, t'es avec moi ? »

Geglash le secouait par l'épaule. Oui, il était là, il était de nouveau là, à Lut Golhein, assis à se fendre la gueule en compagnie du plus gros lourdeau dont sa mémoire n'avait pas fait abstraction.

« Ouais, fit-il.

- Ben dis-donc, j'ai bien cru qu'on te perdait, cette fois !

- Ca va. »

Nelheim regarda au fond de sa chope, la secoua de manière à faire tourner son reste de bière et regarda les bulles monter, éclater à la surface et disparaître de ce monde.

« Hey, ma belle ! cria Geglash en se tournant vers la femme derrière le bar. Une autre pour mon ami ! (Il revint sur Nelheim.) Tu m'avais promis une histoire, tu t'souviens ?

- Ouais. »

Il ne se souvenait pas d'avoir promis quoi que ce soit de la sorte, mais il avait appris à acquiesser sur tout ce que cet homme pouvait lui dire. Qui plus est, il ne se rappelait pas non plus n'avoir rien promis du tout.

« Sur comment tu as tué cette Andariel... continua Geglash. Tout le monde est au courant de tes exploits, ici, et on peut pas dire que ce soit toi qui te soit mis en avant...

- Ouais, répéta Nelheim. »

Il avait le regard sombre, baissé sur le bois abîmé du long bar. Il aurait aimé être pris d'une autre absence, être transporté encore une fois dans son « autre monde », celui où tous les autres l'attendaient pour lui dire, enfin, à quel point ils lui en voulaient.

« C'est pour aujourd'hui ou pour demain ? » demanda Geglash, faisant trainer chacun de ses mots.

Nelheim lui jeta un regard, se rendant compte qu'il ne s'adressait pas à lui mais à la femme qui s'occupait de leur entrouvir les portes
(du Monastère) de leur « autre monde ». Chacun en avait un, c'était bien connu, et son accès était bien souvent permis par ce genre de « mauvaises distractions », telles que l'abus d'alcool ou la prise de champignons de voyages. Nelheim, notamment, avait toujours été très réceptif aux effets salvateurs de l'alcool, et il avait trouvé en ce lieu - dans ce bar - une ouverture vers une réalité qui n'en était pas une mais qui ressemblait plus ou moins à ce qu'il aurait attendu de sa vraie vie, de sa réalité rejetée de toutes parts.

La femme - Jena ? Jelly ? Jarel ? - lança une chope pleine en direction de Geglash. L'objet glissa sur toute la longueur du bar, perdant à plusieurs endroits de son contenu et éclaboussant au passage un vieil ivrogne qui ne s'en formalisa pas.

Gleglash tendit le bras et épargna à la chope un vol plané jusqu'au sol.

« Hey, pas mal, hein ? T'as vu ?

- J'ai vu, fit Nelheim.

- Alors, cette histoire ? »

Il attrapa la pinte à pleine main, la souleva et la reposa brusquement devant Nelheim. Le bruit qu'elle fit en tapant le bois (des portes qui claquent) résonna longtemps dans la tête de celui qui avait un jour été nécromancien, et imprima à son esprit des images qu'il aurait aimé ne plus jamais voir sortir de leur repaire. Son « autre monde » le tirait vers lui, encore une fois, et il se trouvait l'envie de se laisser faire, parce qu'au moins là-bas il n'aurait plus à pleurer, parce que là-bas il n'aurait plus à commettre d'erreurs, et que plus personne ne pourrait plus y mourir par sa faute.

« Je ne peux plus y échapper, hein ? demanda Nelheim à voix haute.

- Hey, ça fait un mois que t'y échappes.

- Ouais. Un mois. »

Nelheim passa le dos de sa main sur sa joue. Sa barbe, qui n'avait pas été rasée depuis qu'il avait rencontré un certain Deckard Cain, (La mort, droit devant) donnait la touche finale à l'apparence de vagabond qu'il n'avait cessé d'entretenir durant ses longues années d'errance.

Un mois, hein ? pensa-t-il. Tu parles. J'ai échappé à cette histoire toute ma vie. J'ai échappé à ma vie depuis qu'elle m'a fait l'honneur de me prendre...

Nelheim ne savait pas vraiment pourquoi il s'apprêtait à raconter ça, à ressortir le démon de sa boîte - une boîte bien fragile, il est vrai -, à partager avec quelqu'un d'autre ce qu'il avait déjà du mal à partager avec lui-même... C'était peut-être ça, après tout. Le besoin d'expulser, une bonne fois pour toute. Il n'avait pas spécialement envie de le faire ici, maintenant, et devant un homme qu'il avait encore du mal à considérer autrement que comme un meuble qui parle - et qui parle trop ! - mais il se disait aussi qu'il arrivait à saturation, maintenant, que ces simples images étaient sur le point de le faire littéralement imploser (et il savait cette chose possible, l'ayant lui-même provoquée par le passé). Il se sentait d'humeur à rassembler tout le monde, à s'adresser à eux du haut d'une gigantesque estrade (au fond de la Cathédrale) sur la place publique, mais se retrouvait là, aux côtés de Geglash, lequel serait certainement son seul auditeur. Et quel auditeur...

« Bon, commença-t-il. Je ne dirai cette histoire qu'une seule fois. Qu'on ne me demande pas de la répéter, ni de m'expliquer sur quoi que ce soit. Je ne parle pas de gaité de coeur, et je te prierai donc de ne pas me couper. C'est d'accord ?

- Parfait'ment. »

Il y eut un petit silence. Nelheim but une gorgée de bière, s'essuya la bouche d'un revers de manche et sortit la dague du fourreau qu'il tenait toujours à sa ceinture. Il posa l'arme sur le bar, ne provoquant aucune réaction chez les autres clients.

« Je savais bien que quelque chose n'allait pas, commença-t-il, et il paraissait parler d'une voix qui ne lui appartenait pas, qui venait d'ailleurs. Tout ce qui se trouvait dans la Cathédrale nous invitait à ne pas descendre, nous disait que ça n'allait pas, justement, et tout à fait à l'écoute des signes, on a quand même décidé de descendre, tu vois. On était là, à quelques pas de notre destination finale, et l'envie d'aller de l'avant était supérieure à la peur - et à la conviction - que les choses pourraient déraper... J'imagine même que cette peur a joué, qu'elle nous a poussé vers le bas, -

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...vers l'ombre des Catacombes. Plus ils descendaient, et plus les étages étaient vides de bruits, d'odeurs et de sens. Les murs, pour ce qui tenaient encore debout, étaient poussiéreux au possible - mais qu'est-ce qui ne l'était pas, ici ? Le sol, dallé, semblait avoir été foulé par des hordes humaines et démoniaques depuis la nuit des temps : Il n'avait plus que de « sol » la propriété de pouvoir supporter des pas. Des bougies, ça et là, venaient éclairer le passage du groupe, l'enveloppant d'une aura mystérieuse.

Deckard Cain marchait en tête, les mains croisées dans son dos, comme s'il ne s'attendait plus du tout à pouvoir croiser un quelconque ennemi sur leur chemin. Et Nelheim, malgré la dague qu'il tenait fermement dans sa main droite, commençait à ressentir la même chose. La prochaine attaque, le prochain combat - son dernier, peut-être - se ferait tout en bas, là où Andariel les attendait déjà, assis sur son trône faits de crânes et d'os humains. Elle les attendait, depuis maintenant un bon bout de temps, et elle avait rappelé à elle la plupart de ses troupes, s'octroyant le droit de décapiter de ses mains le fameux « héros », le seul à avoir été assez fou pour ne pas mourir avant de se présenter devant elle.
Le Coffre, à quelques pas de son maître, ne trouvait pas autant de charme aux murs des Catacombes qu'il avait pu en trouver à ceux des cryptes, autour du cimetière, ou bien à ceux de la Tour Oubliée. Il marchait, suivait simplement les deux autres, ne vivant plus que pour les suivre. Toute idée de découvrir, d'apprendre et de vivre par lui-même semblait avoir déserté son esprit. Et n'était-ce pas normal, après tout ? Un Golem n'est fait que de matière. De pensées, parfois, mais certainement pas de pensées propres, ces dernières appartenant en fait à celui qui avait donné la vie à un double factice de sa propre personne.

Le matin-même, Nelheim aurait pu raconter avec exactitude le jour où il avait « fabriqué » son premier Golem. L'apparition, qui s'était aussitôt dissipée - pour ainsi dire - lui avait laissé une empreinte profonde, très profonde dans le coeur. Il avait presque quinze ans. Il avait regardé au fond des yeux de ce Golem et avait cru y voir quelque chose de bien différent de ce dont il aurait été en droit d'attendre de voir au fond des yeux de n'importe qui d'autre. Il avait eu l'impression dérangeante de regarder au plus profond de lui-même, ne voyant en l'autre que son propre reflet. Quand son Golem s'était subitement déformé pour revenir à son état d'argile, son Maître lui avait expliqué que son énergie vitale était encore trop faible pour la partager avec une entité extérieure. Nelheim, lui, n'avait pu s'empêcher d'y voir un signe, un message de son inconscient, ou bien même une vision de l'avenir.

Maintenant qu'il se trouvait là, marchant machinalement dans les Catacombes, l'un d'eux, l'un des membres de leur groupe allant droit à la mort, il ne souvenait plus de ce jour, de cet instant fatidique où sa santé mentale avait déjà manqué de chavirer. Peut-être son esprit lui cachait-il ce souvenir - il était si fort, à ce jeu-là - pour qu'en aucun cas le nécromancien ne puisse se trouver de raison de faire demi-tour.

Tout en occultant la majorité des éléments extérieurs et présents, les décors qui l'entouraient et les raisons de sa quête, par exemple, Nelheim repensait comme jamais à certains événements de son passé qu'il considérait comme parfaitement réels. Peu importe ce que disait le Coffre, il savait bien ce dont il se rappelait, et quelques souvenirs, en particulier, se montraient plus forts, plus persistants, et de ceux-là ils n'osait pas encore se méfier. Il se souvenait d'un jour, entre autres, où son Maître l'avait emmené au bord de la longue crevasse d'Ameretti, à la lisière du désert d'Anaroch. Encore une fois, il n'était qu'un enfant, et de le lancer par dessus une ligne de vide de plusieurs kilomètres de long et de plusieurs mètres de large n'avait pas été une épreuve, ni physique ni morale, pour son Maître. Ce dernier l'avait attrapé par la taille et l'avait tout bonnement balancé de l'autre côté, sans une once de remord sur le visage lorsque Nelheim avait réussi à le regarder, fébrile. Ils s'étaient fixés comme ça pendant plusieurs minutes, l'un attendant que l'autre ne parle et l'autre ne se décidant visiblement pas à rompre le silence. Puis Nelheim avait explosé, tout d'un coup, et avait demandé à son Maître ce que signifiait cette plaisanterie. L'homme lui avait alors vaguement parler d'une « épreuve », lui conseillant de se dépêcher de revenir à son bord, l'informant par ailleurs que le soleil ne tarderait pas à taper assez fortement pour lui faire exploser la tête. « Je m'en fous ! avait crié Nelheim sans y croire. Je vais retourner en ville, et tu ne me reverras jamais. » Il n'avait aucun moyen de se retrouver, dans ce désert, et il le savait. En outre, il savait que son sens de l'orientation minable ne serait que le cadet de ses soucis, s'il se décidait quand même à tenter une traversée.

Son Maître leva en l'air une gourde de peau que Nelheim reconnut immédiatement. Il n'eut pas besoin de regarder à sa ceinture pour se rendre compte que c'était la sienne. Il n'avait plus rien à boire et ni remparts de ville ni caravane ne semblaient se profiler à l'horizon. Sauter la crevasse était sa seule chance de ne pas faire de vieux os dans ce désert. Sauter ou supplier son Maître (il ne pouvait imaginer, en effet, que l'homme qui l'avait sauvé de la mort, quelques années plus tôt, aurait pû le rendre à ce sort, ici et maintenant). Mais il avait trop d'amour propre, et trop d'amour et de haine pour son Maître, également, pour se mettre à genoux. Il fit quelques pas en arrière, ne lâchant pas l'homme des yeux, et s'arrêta à dix pas du bord de la crevasse. L'air n'entra soudain plus en lui, n'en sortant guère plus non plus, mais devenant simplement une extension de son corps. Et il s'élança, sachant bien ce qui l'attendait. Il arriverait de l'autre côté, il en était certain, mais quelque chose, une partie de lui, de sa peur, de son enfance, tomberait dans le vide et y resterait enfermé à jamais. Quand ses pieds décolèrent, il n'eut plus l'impression d'être lui-même, mais simplement un fragment de temps sur la longue ligne de sa vie. Il ne regarda pas en bas, ferma les yeux un moment et les rouvrit sur le visage de son Maître, la moitié du chemin laissée derrière lui. Le reste se fit de la même manière - Nelheim avait l'impression de voler - et l'homme dû se retourner pour voir son élève atterrir. Lequel, dès qu'il le pût, se releva et se jeta, en pleurs, dans les bras de son Maître.
« La mort, droit devant », souffla Cain, tirant Nelheim de son rêve éveillé.

Le nécromancien ne se trouvait plus dans le désert d'Anaroch, mais de retour dans les Catacombes du Monastère. Et une porte lui faisait face. La dernière.

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Le groupe se trouvait à présent dans une espèce d'antichambre. Ils venaient de descendre un autre escalier, et Nelheim se rendit compte qu'il avait fait cela sans même y penser, sans même voir - ni savoir - où il allait. C'est peut-être à ce moment-là que son idée sur l'existence d'autres mondes, d'autres réalités, naquit dans son esprit. Il n'était plus prisonnier de sa vie, de sa ligne du temps, mais pouvait s'en détacher, s'en évader. Les souvenirs ne sont pas simplement les unités composantes d'un présent, mais bien une porte ouverte sur une autre vision des choses et sur une manière différente de vivre - et de ressentir cette vie.

« Une fois cette porte ouverte, il ne sera plus question de faire marche arrière, continua Cain. Je crois avoir le souvenir - pour avoir visité les lieux une fois - que nous tomberons sur une autre pièce, derrière, qui pourrait aussi bien être vide qu'emplie de la plus grosse troupe de monstres que vous aurez la chance de combattre dans votre vie.

- Vous auriez pu en parler avant, répondit Nelheim. Je leur aurais préparer une petite surprise de mon cru. Mais je suppose que ça n'a plus d'importance, à présent.

- Non, vous avez raison, ça n'a plus d'importance du tout. Et ce n'est pas comme si je n'avais pas essayé de vous en parler. Seulement, vous n'étiez pas vraiment d'humeur à m'écouter, je crois. Tenez, vous n'avez qu'à demander à votre ami, il vous dira à quel point vous étiez ailleurs.

- Je croyais que nous n'avions plus le temps de discuter.

- J'ai dit ça ? (Il rit.) Très bien, alors on y va. »

Le vieillard ouvrit la porte. Il ne tremblait pas d'un poil, et Nelheim comprit qu'il n'y aurait rien, derrière cette porte, sinon une autre porte. Il comprit aussi qu'il avait su ça avant même d'arriver dans cette antichambre et de voir avec quelle décontraction Deckard Cain exécutait le geste qui, selon lui, aurait pu être son dernier. A présent, tout se déroulait dans la tête du nécromancien comme si les événements avaient déjà eu lieu par le passé. Son instinct s'était affuté au point de ressembler de très près à de la clairvoyance, et il avait comme l'impression de ne pas vivre tout ça, mais de le re-vivre.

La deuxième salle, qui n'était qu'une seconde antichambre, était cependant bien plus grande que la première. Grande et... habitée ? Non, Nelheim ne voyait rien ici de vivant. Rien qui puisse habiter les lieux. Il avait pourtant une sensation étrange, comme si quelque chose était là, terriblement proche, les observant en secret et attendant le bon moment pour leur tomber dessus. Il fit un tour rapide de la pièce, comme il le faisait toujours, avec l'impression, néanmoins, que son regard n'avait jamais été aussi trompé qu'en cet instant.

Rien ici ne paraissait réel, ni même réaliste. Des bougies géantes, de plus d'un mètre de haut, éclairaient parfaitement les moindres recoins visibles de la salle. Les murs étaient parsemés d'inscriptions mystérieuses, gravées en d'anciens caractères - c'est en tout cas ce qu'il semblait - que Nelheim ne reconnaissait pas. Et il ne prit pas le risque de demander l'avis de Cain, effrayé par cette certitude que lui saurait les déchiffrer. Une série d'alcôves trouaient également les murs, comme autant de tombeaux - dans chacune d'elle reposait des ossements ayant probablement fait partie du squelette d'aventuriers trop prétentieux. Par terre, où avait dû s'étendre une grande étendue de carrelage blanc, en un autre temps, se pavanaient maintenant des dizaines et des dizaines de corps blancs et durs. Des formes et des squelettes monstreux s'extirpaient également du sol, comme si l'Enfer ne leur plaisaient pas autant qu'ils l'avaient souhaité. Au quatre coins de l'antichambre avaient été plantés des drapeaux qui ne flottaient pas et sur lesquels étaient dessinés des symboles que Nelheim avait déjà aperçu, trainant sur les Landes.
Il était censé se rendre à l'évidence. Il n'y avait rien. Ou plus exactement, il n'y avait personne. Et pourtant l'inquiétude, la méfiance envers ses sens ne le lâchait pas. Il avait tendance à écouter ce que lui intimait son coeur, à l'intérieur, et non ses yeux. Quelque chose ici n'allait pas, et il allait bientôt apprendre quoi. Bientôt, mais trop tard.

Cain se mit lentement en marche, se dirigeant vers la porte (la dernière ?) qui occupait bien un quart du mur de droite. Nelheim et le Coffre le suivirent sans broncher, les deux voulant parler - dans le seul but d'étirer le peu de temps qu'il leur restait - mais restant imperturbablement silencieux. L'air devenait lourd, très lourd, à mesure qu'ils avançaient, comme s'il se concentrait autour d'eux, les étouffant dans leurs propres peurs. Il étaient à trois mètres de la porte quand Nelheim, prit d'une panique soudaine, fit volte-face, sautant presque pour pouvoir regarder derrière lui. Il ne vit rien, à part le Coffre, et ne s'en étonna pas.

« Ca va, lui fit ce dernier en lui posant une main sur l'épaule. C'est bientôt la fin. »

Le nécromancien ne trouva pas quoi répondre. La fin de quoi ? La fin pour qui ?

Puis il finit par dire :

« Tu trouves pas que notre façon d'aller à "la fin" est bizarre ? Je veux dire... On s'apprête à combattre un démon qui a chassé un peuple entier de chez lui - un gros monstre, probablement le plus gros que nous ayons jamais combattus... Et on y va, comme ça, tranquilles, comme si c'était pas la mort qui nous attendait, mais le sommeil. Le vieux, là, il marche, et nous on suit... »

Cette fois, c'était au tour du Coffre de ne pas savoir quoi répondre. Cain, qui se trouvait déjà au niveau de la porte, se tourna vers eux. Nelheim n'attendait qu'un mot de lui, une mise en garde, une petite pression, une réprimande, rien qu'un mot, un seul, pour lui fermer le clapet à tout jamais. Il fixait son vieux compagnon dans les yeux et attendait que lui, pour une fois, dise quelque chose. Mais le Coffre se contenta de lui sourire et de resserrer l'étreinte de sa main. Alors Nelheim continua :

« J'ai poussé le vice trop loin pour ne serait-ce qu'espérer m'en sortir, à présent. Une fois qu'Andariel sera morte, on remontera à la surface et on enterrera ton sac tous les deux. La chasse au trésor, c'est fini. »

Le Coffre hocha la tête.

« Bien, fit le nécromancien. Alors on y va. Pour la dernière fois. »

Il se retourna et couru vers Deckard Cain, qui avait réussi à ne rien dire au moment où le contraire aurait pu lui coûter la vie. Et pour ça, Nelheim lui en voudrait jusqu'à la fin de ses jours.

« J'ouvre », fit Cain.

Et il poussa sur la poignée, qui lui arrivait au niveau de la tête. La porte s'ouvrit, laissant échapper un courant d'air puant.

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Il aura suffi d'un moment d'inattention. Que ce qui arrivât alors ait sauvé la vie de Nelheim ou l'ait, au contraire, annéanti, il ne le devinera que plus tard.

A peine le groupe eût-il pénétré dans l'antre de la bête - et avant même que l'un d'entre eux n'ait pu faire le compte des cadavres de rogues qui les accusaient du regard - que le souffle qui leur caressait le visage, un instant auparavant, disparut. Ou plus exactement, ne fut remplacé par un autre, plus puissant, plus vivant, et venant leur fouetter le dos. Il y eut un bruit de pièces qui s'entrechoquent, d'abord, puis le claquement désagréable du métal qui cognent sur le marbre - les dalles qui recouvraient approximativement le sol. Puis le souffle qui grossissait, littéralement, et devenait rauque. Et un cri, un semblant de cri, pas plus fort qu'un soupir.

Nelheim se retourna finalement, sachant bien ce qu'il s'apprêtait à découvrir. Le Coffre fermait la marche - il l'avait toujours fait, depuis que Nelheim et lui voyageaient ensemble - et c'était lui qui avait pris le coup, ce coup venu de nulle part.

Le Coffre ! aurait voulu hurler Nelheim.

Mais son souffle était coupé, sa voix, enfoncée bien loin au fond de sa gorge ne lui parvenait plus. Le Golem devait bien se trouver à deux mètres au-dessus du sol, les bras ballants et les pieds battant inutilement l'air. Il avait les yeux et la bouche grand ouverts, et son expression était celle de quelqu'un qui découvrait enfin ce qu'il avait cherché durant toute son existence. A la place du coeur qu'il n'avait pas, ressortait de son corps d'argile une excroissance organique, une espèce de bras qui aurait troqué sa main pour une énorme griffe blanche. Rien ne coulait, au lieu de la blessure, et c'est peut-être ce qui dérangea le plus le nécromancien, habitué qu'il était à voir du sang se déverser de la moindre entaille.

Le Coffre, dont le sac se vidait rapidement de son contenu, gigotait pathétiquement, pendu à ce membre mortel. Il réussit à baisser ses yeux vers son maître, bafouilla quelque chose, se reprit, et parvint à parler assez disctinctement pour que Nelheim le comprenne :
« J'ai toujours cru que ça ferait... pas mal. »

Le Golem essayait de sourire tandis qu'une larme glissait sur la joue du nécromancien.

« Ben pourtant... continua difficilement le Coffre. Pourtant ça fait mal. »

Un instant plus tard, son corps d'argile fut bazardé dans un coin de la Chambre, par un mouvement brusque de la griffe dont Nelheim n'avait pas encore vu - pour ne pas avoir voulu la voir - la propriétaire, qu'il savait être Andariel. La masse se cogna contre un mur, et le choc produisit un bruit sourd, une résonnance horrible que le nécromancien n'oublierait plus jamais, avant de s'écraser mollement par terre. Nelheim tourna la tête, par reflexe, et aurait pourtant préféré ne pas voir ce qui s'ensuivit. Le Coffre, tout comme son premier Golem l'avait fait, des années auparavant, perdit peu à peu de sa forme et redevint ce qu'il avait toujours été, en substance : Un tas d'argile inanimé, flaque marron et putride s'étalant comme une bouse sur le sol.

Puis tout disparut. La Chambre d'Andariel, que Nelheim n'avait pas eu le temps d'observer, perdit peu à peu de sa consistance, de son réel. Les ténèbres recouvrirent les murs, le plafond, le sol, et tout ce qui aurait pu gêner à sa conception de l'autre monde, de sa « réalité travaillée ». Il se souvenait, à présent, du jour où le Coffre, Elly et lui-même avaient été tirés de force dans la salle du trésor de la Tour Oubliée. Des voiles noires et opaques s'étaient substitués au décor, rendant la situation critique, hors de contrôle, tandis qu'il essayait encore de comprendre ce qui se passait. Aujourd'hui, tout étant différent. Nelheim était le metteur en scène et dirigeait par son esprit tout changement d'ambiance dans l'action. Les ténèbres, aujourd'hui, était une feuille de papier qu'il apposait lui-même sur les choses. Et seule Andariel, sa dernière ennemie, le dernier obstacle, transparaissait. Nelheim avait décidé de tout occulter du monde, sauf elle. Et il avait décidé de l'emmener dans son monde à lui.

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A quelques exceptions près, l'anatomie d'Andariel avait tout de l'anatomie féminine classique. Si on ne considérait d'elle que son tronc et ses cuisses, extraordinairement musclés, l'on aurait même pu penser avoir affaire à une femme géante et particulièrement sportive. Simplement, et en élargissant notre point de vue, on se rendait rapidement compte qu'elle n'avait rien, mais alors rien à voir avec un être humain, sinon le côté pudique que certains associent à un soit-disant « péché originel » - malgré tous ces cris sauvages et ses appels à la violence barbares, Andariel semblait réticente à l'idée de dévoiler ses parties intimes, cachant le bas d'un crâne humain et dissimulant le haut derrière un minuscule vêtement de peau, attaché dans son dos par des chaînes. Elle avait aussi de petites et fines épaulières, et Nelheim se dit que grâce à ça elle se préservait au moins des attaques en piqué des plus frêles oiseaux du monde.

Le nécromancien aurait pu se mettre à rire, mais ce qui complétait l'anatomie de l'horreur ne l'y invitait pas vraiment. Andariel n'avait pas à proprement parler de jambes, puisque celles-ci se transformaient, au niveau du genoux, en une espèce de croisement entre le membre postérieur d'un cheval et celui d'un taureau. Elle était montée sur d'immenses sabots, certainement partisans particulier de la destruction des lieux. Au lieu de mains, elle avait des serres de harpies, prolongements logiques de ses avant-bras écaillés. Dans son dos avaient poussés quatre immondes membres supplémentaires - des espèces de bras terminés par une griffe blanche - dont l'un d'eux avait transpercé le Coffre de part en part. Et pour accentuer un peu plus le côté fantasiste de son physique, Andariel avait trouvé de bon goût de faire tenir ses cheveux rouges en l'air, dernier désir, finition parfaite d'une décadence elle-même finie.

Nelheim ne savait pas d'où pouvait bien sortir un pareil monstre, mais il lui prit l'envie pressante de lui faire faire un long voyage de retour, de la renvoyer illico presto dans son petit patelin démoniaque. Seule ombre au problème, et pas des moindres : Andariel était grande, terriblement grande. A vue d'oeil, elle devait au moins l'être autant que Tête d'Arbre, le monstre géant qu'il avait mis à terre avec l'aide d'Elly.

« Viens te faire tirer les oreilles par papa ! » arriva-t-il à coasser, tandis qu'Andariel semblait danser sur place, se balançant sans raison de haut en bas.

Et la démone, qui ne devait pas se sentir d'user d'une telle rhétorique, attaqua aussitôt. Elle sauta vers le nécromancien et, un coup à gauche, un coup à droite, lui lança plusieurs assauts de ses membres mutés. Nelheim réussit à esquiver sans souci, se faufilla entre les jambe de la démone et, après avoir jeté un discret coup d'oeil vers le haut afin de satisfaire sa curiosité, enfonça sa dague dans son jarret. Les écailles, qui recouvraient également cette partie du corps d'Andariel, étaient épaisses, si bien que la lame ne s'introduisit pas à plus de quelques centimètres dans la chair de la bête.

Andariel, piquée, fit rapidement volte-face et dut, pour la première fois de sa vie, se rendre à l'évidence que sa taille pourrait ne pas être un atout, mais justement un handicap. Elle était lente et, coup du sort, le petit homme qui lui tournait autour était particulièrement rapide, et même pour quelqu'un de son espèce. Ainsi, alors qu'elle se retournait vers son ombre, le nécromancien en profita pour suivre le mouvement, pour monter dans le manège, et se retrouva une fois de plus, dans l'immobilité de l'action, en position de force, derrière son adversaire. Il sauta sur une pointe dure - une griffe, encore fois - qui ressortait à l'arrière du genoux d'Andariel et s'accrocha d'une main à celui de ces quatre membres dorsaux qui avait eu la mauvaise idée de descendre assez bas pour ça. Il coupa à l'endroit qui lui semblait le plus fragile et, en instant, se retrouva au niveau du sol, à regarder numéro un tomber et s'écraser lamentablement au sol. Andariel hurla de douleur, alors que l'hémorragie commençait, et se retourna encore une fois, ayant peut-être déjà compris que le nécromancien ce que le nécromancien était en train de faire - lui passer entre les jambes, là où elle était la plus vulnérable. Ce qu'il fit.

Encore une fois dans son dos, Nelheim leva les bras en l'air et cria quelque chose que lui seule pouvait entendre et comprendre, une vieille formule que son Maître avait prononcée devant lui, un jour, et qu'il lui avait demandé d'écrire sur un parchemin parce qu'il n'arrivait pas à la visualiser, et qu'il n'arrivait pas non plus, par là, à dire correctement. Deux lances de lumières - une pour chaque main - virent perforer l'espace, éclairant pour un temps les ténèbres totales qui entouraient les deux combattants, et transpercèrent autant des bras qu'Andariel avait « en trop ». Numéro deux et numéro trois tremblèrent, se mirent à saigner et, sous les cris toujours plus stridents de leur triste et ancienne propriétaire, tombèrent au sol pour rejoindre numéro un dans le bain de sang.

« Hey, la moche ! Je suis là ! »

La moche mit du coeur à l'ouvrage et se retourna plus rapidement que les fois précédentes. Plus rapidement peut-être, mais toujours et beaucoup trop lentement. Numéro quatre ne tarda pas lui faire faux-bond, participant activement à sa déchéance. Pas de jaloux, de cette manière.

Prise au dépourvu, s'étant certainement montrée trop confiante depuis le début, Andariel se trouvait maintenant dans la position du « héros trop prétentieux » qu'elle avait cru pouvoir attribué à Nelheim. C'est au moins une chose qu'elle aurait faite rapidement - et vraiment trop rapidement, pour le coup. Si un de ses sous-fifres, particulièrement débrouillard, avait pu couper un bras à cet homme, lui crever un oeil ou l'estropier d'une manière ou d'une autre, Andariel aurait finalement bien apprécié qu'il ait pu le faire. Mais c'était trop tard, désormais, et elle n'avait plus qu'une chose à faire. Elle devait admettre ses erreurs et payer jusqu'au bout le prix de sa bêtise. La mort qui l'attendait serait même peut-être plus douce que la raclée qu'elle prendrait si elle paraissait dans cette tenue devant ses méchants alliés.

Elle se retourna donc, encore une fois, se préparant à ne pas le voir et a subir une autre amputation, encore une douleur, quand il aurait réussi à se faufiller dans son dos, à son insu - si l'on pouvait parler d'insu, dans ce cas. Mais il était là, finalement, et levait les yeux vers elle. Il était recouvert de sang - de son propre sang, qui ne s'arrêterait plus de gicler dans son dos - et se léchait les babines.

Nelheim souriait. Il n'avait plus vraiment conscience de ce qu'il faisait depuis un moment, déjà, et ce sourire lui était venu tout naturellement, tandis qu'il découpait son adversaire en morceau. Autour de lui, les quatre anciens membres dorsaux d'Andariel gisaient par terre, se tremoussant encore faiblement dans leur lit rougeâtre.

Il mit la main dans son dos, souleva sa cape et détacha quelque chose de sa ceinture.

« C'est de la part d'une amie, fit-il en découvrant l'objet. Je crois qu'elle aurait aimé te la mettre là où ça fait mal. »

Andariel fixa un instant - une fraction de seconde, seulement - les deux fioles, ne comprit pas d'où pourrait venir le danger et s'élança, rapidement, les griffes de sa serre droite en avant, comme si elle avait voulu déchirer le paysage factice, cette réalité, même, factice, que cet homme avait mis en place, et approcha son visage un peu trop près d'un Nelheim toujours aussi vif. Ce dernier escriva, d'un pas en arrière, et, dans un moment de flottement, réussit quand même à placer quelques mots :

« Double dose pour triple mocheté. »

Il lança les deux fioles explosives au fond de la bouche grande ouverte d'Andariel et ne prit pas la peine de se couvrir le visage, quand la tête de la démone se désintégra à quelques centimètres de lui, l'aspergeant de sang, d'os et de morceaux de cervelle dont elle n'avait pas dû se servir bien souvent.

Il resta comme ça, pendant plusieurs minutes, à regarder la dépouille du « plus gros monstre » que le Coffre et lui avaient jamais combattu. Puis il tomba à genoux, tandis que la Chambre de feu Andariel commençait à réappaitre autour de lui. Il eut juste le temps d'apercevoir Cain qui courait vers lui avant de tourner de l'oeil. Et de se réveiller -

_______________


...ici, à Lut Golhein. Je crois que le vieux a trouvé un moyen de nous faire sortir tous les deux du Monastère. Je doute qu'il m'ait porté sur son dos, ceci-dit. Quoi qu'il en soit, un caravanier qui passait par là a penser que j'aurais plus de chance de survivre ici, où des gens pourraient m'aider, que là-bas, à Khanduras, d'où même l'espoir avait fait ses bagages. »

Nelheim s'arrêta de parler. Il avait la gorge sèche et une demi-douzaine de chope vide devant lui. Geglash l'observait, fasciné, entouré de tous les curieux qui s'étaient joint à l'auditoire pendant qu'il racontait son histoire - ils étaient maintenant près d'une vingtaine de personnes, attroupées autour de Nelheim, et celui-ci ne semblait pas y trouver de quelconque réconfort.

« Je vais y aller, maintenant. J'espère que l'histoire vous a plue. A vous maintenant d'en faire ce que vous voudrez, je n'en suis plus le dépositaire. »

Il se leva, majestueux, et personne n'osa objecter quoi que ce soit. Même la femme du bar, à qui il n'avait pas payé son coup, ne s'y risqua pas. Il marcha comme ça, en se balançant de droite à gauche, jusqu'à la porte. Puis il se retourna, sembla faire un décompte sommaire de toutes les têtes qui étaient alors tournées vers lui, et baissa les yeux au sol. Il revint sur la rue, sans dire un mot, s'encapuchonna avant de s'enrober complètement dans sa grande robe et s'y engagea, lentement.

La rue était sa demeure, à présent, et il connaissait celles de Lut Golhein comme sa poche. Il dériva, s'engouffra dans certaines d'entre elles, en longea d'autres, pénétrant et ressortant de toutes sous son air de faux moine, de sombre et veillissant voyageur. Il avait fait son temps, et si la plupart des habitants de cette grande cité du désert le prenaient pour un héros, il n'en restait pas moins que Nelheim, cette homme qui avait autrefois été un nécromancien émérite, n'était plus qu'un mendiant, un mendiant parmi la multitude d'autres qui peuplaient les rues. Ses rues.
Il arriva près d'une impasse, en face de laquelle un guignol s'amusait à jongler avec des potions. D'une certaine manière, il aurait aimé retrouvé l'innocence de ce guignol d'alchimiste, qui manipulait des potions comme certains manipulent les poignards et les boules de feu, mais qui n'imaginent pas un jour devoir s'en servir contre quiconque - pas même contre un monstre qui ouvre grand la gueule pour vous attraper, vous mâcher, vous déchiqueter et vous broyer... et préférant, plutôt que de les avaler, recracher vos restes sur la chaussée et les laisser pourrir, dans la chaleur bienveillante du soleil de Sanctuary.

Nelheim regarda Lysander jouer avec ses potions et s'assit par terre, à l'endroit où il ferait probablement sa nuit. Un homme marchait dans sa direction en boitant, et Nelheim leva la main à son intention, ne découvrant qu'une intime parcelle de son visage.
[Ras d'amante ?]

Il lui suffit d'ouvrir les yeux. Il lui suffit d'ouvrir les yeux pour savoir que tout était sur le point de recommencer.

Quand Nelheim se réveilla, cette nuit-là, quelque chose le préoccupait - et l'impression que cette chose le préoccupait depuis déjà un certain temps avait un je ne sais quoi de désagréable.

Il se leva, laissa tomber sa cape à ses pieds et s'avança dans la rue. Lut Golhein somnolaient, et avec elle tout ses habitants. Tous, sinon deux. Le soleil était encore loin sous la terre, et seules les quelques torches allumées et disséminées ça et là montraient un quelconque signe de vie. Du moins, c'est tout de que Nelheim aperçut, pendant qu'il remontait lentement vers la place du marché. Ses bottes tapaient sur les dalles du chemin, et la nuit rendait ce son plus puissant qu'il n'aurait dû être, tandis que les dizaines de murs qui l'entouraient les lui renvoyaient, l'entourant de sa propre présence. Et si Nelheim avait bien appris à exécrer une chose, depuis qu'il était vivait ici, à Lut Golhein, c'était bien sa propre présence.

Il clopina ainsi, faisant fi de ce qu'il voyait, de ce qu'il entendait - et presque pareillement de ce à quoi il pensait, - pour arriver, d'un pas trainant et exténué, sur la place du marché. Il entendit un bruit étouffé, au loin, comme un éclaboussement, passager et faible - une ombre de bruit, dissimulé derrière le mur qu'il avait lui-même monté autour de lui. Il continua d'avancer, ouvrant un oeil et une oreille, jeta un regard sur sa droite, puis sur sa gauche. Sans surprise, Fara et Lysander - armurier et alchimiste de Lut Golhein, - piliers de la ville et de la place, n'étaient pas là.
Nelheim passa son chemin, faisant vagabonder son regard sur ce qui manquait à l'endroit, pendant la nuit, et qui rendait justement l'endroit si vivant, le jour. Les gens, les êtres, tout sujets et bras de la mort qu'ils sont, n'ont pourtant pas leur pareil pour faire vivre les choses du monde, et le monde lui-même. Mais quelque chose, chez Nelheim - un goût, une attirance infaillible, - lui avait toujours fait préférer cet autre côté de la vie, cette vie qui n'en est pas... n'était-ce pas pour cela qu'il avait été, à une autre période de son errance sur terre, nécromancien ?
Il contourna une sorte d'étalage marchand, passa sa main au ras de la flamme d'une torche posée sur le sol, baissa les yeux vers elle, vers cette source de chaleur qui ne lui en apportait plus, et n'eut pas besoin de les relever, ces yeux, quand une ombre le recouvrit tout entier. Il amena la main à sa cuisse - c'était un geste qu'il faisait encore, dont l'habitude ne l'avait pas abandonné, quand tout le reste avait fui, - mais il ne rencontra qu'un fourreau vide, plus froid encore que l'air de la nuit.

« Que me voulez-vous ? » demanda-t-il, sans quitter la flamme des yeux.

On ne répondit pas, mais le bruit de pas qui venaient vers lui confirma son impression : il n'y aurait pas de casse ce soir.

« Atma, je crois ? »

Silence, toujours.

« Je vous ai vue, continua-t-il doucement, je vous ai vue me tourner autour... Je ne suis plus de la partie, si c'est ce qui vous intéresse. »

Il s'accroupit et tourna son visage vers la torche - cette chaleur, toujours cette chaleur, cette chaleur qui n'en était pas une...

« Cette flamme, c'est la vie, fit-il à voix basse, en se sachant pour le moins entendu. Le froid qu'elle dégage - ou ce vide, cette chose qu'elle ne dégage pas, - c'est moi. Et vous, Atma, vous êtes entre les deux, vous les fixez. Vous vous voulez flamme, aussi chaude qu'elle, mais vous me laissez de glace, froid comme elle, justement... »

Il n'avait probablement aucune idée de ce qu'il était en train de dire. L'ombre grossissait - il la regardait grossir, imparfaite et vacillante, sur le sol dallé, - mais se refusait encore à en voir la propriétaire.

« S'est-on seulement déjà parlés ? ... Je ne crois pas.

- Je vous ai déjà écouté parler. »

Nelheim releva finalement les yeux. Une silhouette, que la nuit ne permettait pas de préciser au-delà de cette appellation, se tenait droite, à quelque mètres de lui. Derrière elle, la pleine lune, aussi blanche que... que ses propres mains, peut-être... la pleine lune, au sommet de son temple, là-haut dans le ciel étoilé, peinait à éclaircir la situation.

« Avancez donc, que je vous voie un peu mieux, proposa Nelheim.

- Je ne fais que cela, depuis tout à l'heure, répondit la voix. Pourquoi n'avanceriez-vous pas, vous-même ? »

Nelheim, toujours accroupi, sourit vaguement à ses bottes. Au bout d'un instant de flottement, il finit par se relever, faisant craquer quelques os de son dos, et se tourna vers l'entrée du marché qu'il avait prise pour venir. Il désigna du doigt un point, dans l'ombre, et, lançant un regard à Atma, lui dit ainsi :

« Je pourrais très bien m'avancer par là-bas... »

Fier de sa réplique, il laissa à son interlocutrice un temps de réflexion - mais encore une fois se cassa les dents sur un mur. Il la devinait à peine, dans l'ombre, mais dû se rendre à l'évidence qu'elle ne bougeait plus, et qu'elle ne bougerait certainement pas plus qu'elle ne l'avait déjà fait jusque là. Pas avant, du moins, que lui-même ne fasse un geste dans son sens. Il laissa retomber son bras, sembla hésiter quelques secondes, puis commença d'aller vers ce fantôme de femme qui, pouvait-il simplement se l'avouer! l'attirait irrésistiblement. Non pas qu'il ait jamais ressenti à son égard aucune attache, depuis qu'il la croisait dans les rues de Lut Golhein, mais plutôt que la situation présente, avec tout ce qu'elle avait d'affreusement poétique, la rendait proprement ensorcelante - elle que Nelheim, de fait, ne devait pas connaître plus que de nom.
Il s'avança vers elle, donc, jusqu'à ce que ses traits lui soient parfaitement visibles. Elle avait la tête baissée, mais aucune des facettes de son visage n'échappa à Nelheim, qui avait acquis cette faculté de pouvoir regarder les gens sans que ceux-ci, en retour, ne le regardent. Peut-être y avait-il là quelque place laissée à l'interprétation, mais le fait était que Nelheim, la plupart du temps, aurait pu dire d'une personne tournée si elle souriait, rien qu'en observant son dos. Et, en cet instant, Atma ne souriait pas.

« Pourquoi pleurer ? lui demanda-t-il en grimaçant. À quoi bon ?... Votre seau est déjà plein, si c'était le but de la manoeuvre. »

Derrière la femme, à quelques pas, le puits de la ville renvoyait au ciel son éclat morbide. À ses pieds, un seau, dans lequel stagnait l'eau claire qu'elle venait d'y puiser. Une larme glissa sur sa joue et alla s'écraser à la surface de l'eau, qui n'en demandait pas tant.

« Pleurer ne résoudra jamais rien, fit Nelheim.

- Je ne cherche pas à résoudre quoi que ce soit, répondit Atma. Ce n'est pas... Ce n'est pas pour ça.

- Pourquoi, alors ?

- Je pleure... parce que vous allez m'aider. »

Atma portait une longue robe mauve, dont les énormes parures, sur les manches et sur le col, ressemblaient à de l'or. Sur son front, un diadème brillait de la même lumière. Elle le prit, le tint une seconde à bout de bras, et, d'un geste compulsif, le jeta loin derrière elle. Le bijou rebondit à plusieurs reprises sur le sol, avant de se briser contre un mur. Un homme, qui dormait à proximité sur une espèce de tapis, sursauta et se redressa brusquement. Il regarda autour de lui, les yeux exorbités, et aperçut l'objet qui luisait à la lueur de la lune. Il rampa en silence jusqu'à lui, le ramassa discrètement, le cacha sous sa chemise et disparut au derrière d'un autre mur.

« Vous aider à quoi ? demanda Nelheim en haussant un sourcil.

- La vengeance... on dit que la vengeance a un goût amer...

- Hmm ? Je ne comprends pas... »

Et pour cause, Atma semblait se parler à elle-même - et marmonnait maintenant plus qu'elle ne parlait vraiment.

« Il va falloir être plus claire, fit Nelheim en s'approchant un peu.

- Mon mari... et mon fils... massacrés... Radament...

- Votre mari a tué votre amante ? »
Mais Atma ne l'entendait pas - et peut-être était-ce mieux ainsi. Elle renifla, s'essuya le nez avec la manche dorée de sa robe et leva les yeux sur le visage de Nelheim.

« Il faut que vous descendiez dans les égouts, fit-elle d'une voix rassérénée. Vous devez descendre, et rendre à l'enfer ce démon... Radament...

- Radament, répéta Nelheim.

- Radament monte... il vient ici, en ville, et prend tous ceux qui s'approchent trop près de son repaire. Il les prend et les emmène chez lui, en bas - très, très bas, dans les égouts... et qui sait ce qu'il leur fait, une fois chez lui ?... (Elle renifla bruyamment.) Il a pris ma famille... Mon mari... hurlait quand... je... je...

- Je ne me bats plus, coupa Nelheim, implacable. Ce temps-là est révolu. »

Atma, l'entendant parler ainsi, se jeta sur lui. Elle lui attrapa les épaules et fit mine de le secouer - mais Nelheim, droit dans ses bottes, ne broncha ni ne bougea d'un poil. Puis, excédé de cet excès de sentiments, il la repoussa aussi violemment qu'elle s'était jetée sur lui. La femme tomba au sol, et Nelheim, la voyant ainsi, lui jeta un regard qui n'appelait aucune réplique, et lui dit, en se retournant de moitié.

« Vous n'auriez pas dû venir. »

Atma se redressa, se mit à genoux et baissa les yeux au sol.

« Vous devez m'aider, dit-elle. Je l'ai vu... Vous ne pouvez pas... »

Mais elle ne put terminer sa phrase ; Nelheim, sans un bruit, s'était évanoui dans l'ombre de la nuit.

Un instant plus tard, Nelheim était de retour dans sa ruelle. Sa cape trainait par terre, et un rat avait eu la mauvaise idée d'y venir fouiner. Quand Nelheim approcha, l'animal tenta bien de s'enfuir, mais finit salement broyé sous la semelle d'une vieille botte crasseuse. Il finirait bientôt dissout dans l'estomac d'un nécromancien - mais ceci est une autre histoire, qui sera contée une autre fois.

Une lueur scintillait, dans un coin, fichée entre deux briques pourries d'un mur, que Nelheim n'eut aucun mal à reconnaître. Qui l'avait donc mise là ? Et qui avait bien pu la récupérer, après tous les efforts qu'il avait mis en oeuvre pour s'en débarrasser - à jamais ?

Ce soir-là, il suffit à Nelheim de fermer les yeux.

« Et merde. »
[Chalan]

La lueur, dans le coin, scintillait toujours, grandissait et commençait de chanter, et les ténèbres, dans lesquelles Nelheim s'efforçait de l'oublier, n'y résisteraient plus très longtemps. Dans sa tête, une voix - la sienne propre, peut-être, - le mettait en garde, en garde contre lui-même, et tentait comme elle pouvait de le prévenir du danger que courait sa tranquillité, sinon sa vie, à penser à ce à quoi il était alors en train de penser. Il avait envie de se lever, de laisser briller cette lumière, se lever et partir, sortir de ce trou dans lequel il n'était qu'une ombre parmi d'autres ombres, ombre aussi de tout ce qu'il n'avait jamais été, et...

Il prit sa tête entre ses mains... mais cela pouvait-il être suffisant, quand le mal était déjà à l'intérieur ? Le monde se refermait, le prenait, le pressait, et l'obscurité l'enfermait avec lui-même, avec lui-même... Et c'était bien pire, peut-être, qu'avec le monde. Il leva les yeux au ciel - ses yeux qui, à force de ne plus rien voir, avaient fini par virer au gris, - et hurla en silence à la lune. Mais la lune ne lui répondit pas.
Rien ne lui répondit. Rien - ni personne.

Il leva une main, la fit tourner devant son visage, et fixa son regard sur sa paume.

« Tu es là ? demanda-t-il d'une voix suppliante. Je sais que tu es là... »

Son gant, sa main tremblaient, comme la ville à l'entour, et les milliers de dunes de sable du continent. Tout tremblait, et plus rien ne bougeait.

Une larme invisible coula sur la joue du nécromancien.

« Pourquoi m'as-tu laissé ? Dis-moi au moins ce que je dois faire... »

Au lieu de recevoir une réponse - réponse qu'il n'attendait plus vraiment, depuis le temps que ce genre d'implications, qu'il s'amusait à répéter chaque jour, se révélaient inefficaces, - il entendit un bruit de pas, qui s'approchait lentement. Il releva la tête, perça la nuit de son regard, et tendit l'oreille. Il était assis par terre, dans une étroite ruelle, adossé à un mur pourri. Les ronflements silencieux de Lut Golhein lui permettaient d'entendre tout ce qui se passait autour de lui, et que ces choses aient été commises sous un toit, sous plusieurs couches de mortier ou avec la simple approbation muette de la lune. Quelque chose, quelqu'un venait ici, vers lui - pour lui.

Il mit sa cape de côté, se leva et jeta un coup d'oeil vers la lueur, dans le mur, tandis que de la main il caressait le fourreau vide se balançant à sa ceinture. Le pas était irrégulier, humain, lourd - ce n'était pas celui d'Atma, qui aurait eu le malheur de le suivre jusqu'ici, - et était suppléé d'un bruit plus vif, plus court, moins vivant : le bruit du bois qui frappe contre la pierre.

Alors Nelheim se souvint - et c'était là une chose assez rare pour l'en laisser parfaitement interdit. Il se souvint de ce vieillard, de ce Deckard Cain, qu'il avait, pour sa propre chute, sauvé d'une cage... Où cela s'était-il passé ? Et quand ? Nelheim n'aurait pas su le dire, mais ne doutait pas pour autant de la véracité de ce souvenir, de cette vision ; il sentait le souffre, le feu, la chair pourrie et la mort, et il voyait, consumées par les flammes, habitées par les ombres, les ruines d'une ville, d'un village ou d'autre chose... Il était transporté, littéralement, hors de Lut Golhein, et se retrouvait physiquement (car une braise lui embrassait la joue) à Tristram. Il se retourna - pas plus étonné que ça de se trouver ici et maintenant, - et, lui arrachant un sourire, son Golem ouvrit de grands yeux, visiblement plus surpris que son maître de cette rencontre. Alors Nelheim esquissa un geste dans sa direction et ouvrit la bouche pour dire quelque chose ; mais rien, aucun son n'en sortit, juste l'écho affaibli d'un ancien cri, avant que l'ombre ne retombe, que le village ne reprenne vie, sang et couleurs, et que Tristram ne redevienne Lut Golhein, et les landes le désert...

Nelheim avait les deux mains sur le mur et marmonnait quelque indistincte parole, quand il se réveilla et prit conscience de l'endroit où il se trouvait. Ses larmes, pas moins invisibles que tout à l'heure - mais beaucoup plus nombreuses, - ruisselaient sur ses joues et tombaient sur le sol putride de la ville, dans cet endroit plus miteux encore que le reste et qui l'abritait maintenant depuis trop longtemps. Il tomba à genoux, tremblant de tout son corps, et commença de se lamenter, ne faisant plus du tout attention au bruit qui se rapprochait, ne faisant plus attention à quoi que ce soit, à quoi que ce soit qui ne soit pas lui. Et ainsi, il parla pour lui-même, d'une voix à peine audible :

« Ces larmes ? Pourquoi ces larmes ?... À quoi bon ?... Pleurer ne résoudra jamais rien.

- Mais je VEUX pleurer, se répondit-il.

- Tu vas prendre cette dague, tout de suite, et...

- Je ne suis plus de la partie !

- Je suis désolé de te dire ça, mais... tu y es bien - et jusqu'au cou. »

Il prononça ces mots et, comme si tout était oublié, il se leva, ajusta ses gants de cuir, et se retourna - cherchant du regard la lueur qui, la veille, n'avait fait que l'interpeler, mais qui, à présent, l'appelait clairement. Sa dague criait son nom, et Nelheim ne pouvait plus ne pas lui répondre. Il s'avança donc vers elle, mit un genoux à terre, attrapa la poignée de la dague, la serra aussi fort qu'il pouvait, et tira.

Il tira, ne se rendant plus vraiment compte de ce qu'il tirait (car tout lui était devenu parfaitement neutre et indicible) et là quelque chose passa en lui, et de lui se propagea aux alentours, puis au monde entier. Son arme glissa facilement du mur, mais n'en glissa pas seule. Un courant d'air, d'idée, une vie, des souvenirs - un monde, tout un monde vint avec elle et traversa la main du nécromancien, parcourra de même tout son corps, heurta son esprit - et finalement s'y fixa.

Quand Nelheim se tourna vers la ville - et vers celui qui venait à lui, - ses yeux vibraient dans leurs orbites.

_______________


« Bonsoir, vieux ! » fit une voix.

Nelheim ne connaissait pas cette voix. Du moins ne la reconnaissait-il pas.

Il apercevait une ombre, au bout de la ruelle ; l'ombre d'un homme, voûté et appuyé sur une espèce de bâton, dont la pointe brillait à la lumière de la lune. La silhouette tremblait, et Nelheim, qui se trouvait à une vingtaine de pas de là, pouvait la voir trembler, aussi parfaitement que s'il s'était trouvé à portée de souffle d'elle... et ce souffle, d'ailleurs, il croyait bien le sentir, d'où il était ; c'était une odeur d'alcool, trop forte pour être claire, et celui qui l'émettait ne devait pas l'être, lui non plus...

« Hey, y'a quelqu'un ? » brailla la voix.

Et il s'approchait, car il y avait effectivement quelqu'un - quelqu'un qu'il ne pouvait pas voir, qu'il devinait à peine, et, au delà de ça, quelqu'un qui ne semblait pas vouloir lui répondre. Sa démarche était hésitante, ses jambes étaient fébriles, et son bâton, qui pliait sous son poids, menaçait de se briser à tout moment.

« Oooooh !... Si vous croyez que je ne vous vois pas... »

Il y eu un bruit, un léger frottement, au loin, et l'homme, qui s'était arrêté, dû se rendre à l'évidence que ce qu'il croyait avoir vu n'était plus là, ou, plus simplement, qu'il ne l'avait jamais été. Pourtant, il n'avait pas cessé de regarder dans cette direction, et n'avait perçu aucun mouvement, sinon un vague sursaut des ombres, comme celui que l'on voit faire, parfois, au vent : rien de réellement visible, en somme, mais tout de même quelque chose... et cette fois, néanmoins, l'homme restait perplexe devant le phénomène, ne sachant pas bien quoi penser de ce qui avait, et de ce qui n'avait pas été.

Et il y eut un second bruit, dans son dos.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-on.

L'homme sursauta, puis se retourna.

Nelheim était là, véritablement à portée de souffle, à présent, et l'homme, voyant le visage du nécromancien si près du sien, ouvrit la bouche pour hurler ; mais il ne le put pas, car la main de Nelheim vint la lui fermer brusquement, faisant claquer ses dents à l'intérieur.

« Je ne suis pas sourd, fit Nelheim. Ce n'est pas la peine de crier... Qui êtes-vous ? Et que voulez-vous ? »

L'homme baissa les yeux et vit, dans la main de son agresseur, une dague, dont la lame, qui ne semblait plus de prime jeunesse, devait receler d'autant de poison que de sang. Il se maudit donc une ou deux fois, se demandant ce qui avait bien pu lui faire prendre ce chemin et pénétrer dans ce qui devait être le territoire de cet homme fou et dangereux... car c'était bien de la folie qu'il croyait voir dans les yeux nouvellement bleus du nécromancien, et le danger qu'il représentait, armé de la sorte (car l'homme considérait aussi bien l'arme que celui qui la portait) était bien plus grand, à n'en pas douter, que tous ceux auxquels il avait eu à faire face, au cours de sa trop courte carrière de... et alors il pensa que lui-même était bien armé, et esquissa le geste de lever sa lance ; mais il ne le put pas, car sa lance avait disparue. En cherchant bien, il s'aperçut qu'elle était passée de sa main à celle du fou, sans qu'il ait senti quoi que ce soit se passer.

« D'accoooord. »

Il ouvrit grand la bouche, sans pour autant crier, et fit deux pas en arrière. Et, aussi discrètement que sa main tremblante le put faire, il la fit glisser sur sa hanche, sous son épaisse ceinture de tissu, puis dans son dos. Son visage, progressivement, se vida.

Nelheim s'avança vers l'homme, le regardant lourdement - fixant sur lui son empreinte, - l'obligeant à rester là, incapable, et à ne pas s'enfuir. Dans sa main qui, un instant auparavant, tenait sa dague, se balançait à présent une épée à lame courbée.

« Est-ce que vous allez finir par me répondre, oui ou non ? »

L'homme hocha la tête, mais de toute évidence ne faudrait-il pas attendre de lui plus que ce genre de réponses simples.

« Ton nom ? demanda Nelheim.

- Je, je... je m'appelle...

- Oublie donc les phrases, va. Quel est ton nom ?

- Cha... Chalan... C'est mon nom.

- Que fais-tu là à une heure pareille, Chalan ? N'as-tu pas entendu les rumeurs qui courent à mon sujet ? Ou au sujet de Radament ?... (Puis, revenant sur son idée première, et parce que l'autre ne répondait pas :) Tu sais qui je suis ? »

Il continuait d'approcher, très lentement, tandis qu'il parlait ; et la lame, dans sa main, dansait langoureusement sur la mélodie qu'il chantonnait à part lui.

« Vous... Vous êtes le nécromancien, hésita Chalan. Vous avez tué Andariel.

- Je suis Nelheim, répondit-il en hochant la tête. Et toi, Chalan, tu es par terre. »

Il tendit la main en direction de l'homme, qui, de peur, tomba à la renverse.

« Prends-la. Elle est là pour ça. »

Chalan, quelque peu hésitant, finit par attraper la main du nécromancien, tout en gardant les yeux rivés sur son épée, que ce dernier tenait dans l'autre.

« Que fais-tu ici, donc ? demanda Nelheim - et sa voix était redevenue calme, presque bienveillante. N'es-tu pas censé dormir ?

- Je suis censé... ne pas dormir, justement. »

Lui aussi semblait retrouver son calme. Ou du moins se disait-il qu'il n'était plus besoin d'avoir peur, qu'aucune peur ne le sauverait plus, si Nelheim décidait de lui sauter à la gorge. Mais le nécromancien, au lieu de ça, se contenta de lui rendre ses armes.

« J'ai pensé que tu pourrais faire une bêtise avec ça, fit-il. Qu'est-ce que tu veux dire par 'ne pas dormir' ?

- Greiz, le chef des mercenaires (vous devez le connaître), m'a mis à la porte ce soir...

- Un mercenaire, hein ? Quel âge as-tu ?

- J'ai... dix-neuf ans.

- Dix-neuf ans ? Ha ha... Pour qui me prends-tu ?... Non, franchement ?

- Quinze.

- Quinze ?

- Dans trois jours.

- Quinze ans, et déjà plein comme une anse. Et tes parents ?

- Pas loin de la soixantaine, à tous les deux... »

Chalan sourit timidement, et Nelheim, un instant, crut lire sur son visage ses propres traits - ceux qu'il avait eus à son âge, - et douta de l'importance de savoir où étaient les parents de ce jeune homme - car c'était ce qu'il avait vraiment voulu savoir, - ce jeune homme qui faisait remonter à sa mémoire les vestiges de sa propre enfance.

Il éclata de rire, et le Chalan le regarda faire, n'osant l'imiter.

Puis, après s'être remis, le nécromancien, caressant la poignée de sa dague, lui demanda :

« Une partie de chasse, ça te dit ? »
[Trappe - Renaissance]

« Tu es sûr qu'il n'y a personne ?

- Franchement, je ne suis plus sûr de rien... pas même d'avoir envie de descendre là-dedans.

- Qu'est-ce que tu racontes ?

- Je ne sais pas si c'est une bonne idée. Peut-être que, si je vois le piège, c'est justement pour que je l'évite, non ?

- Tu veux devenir un héros, oui ou non ?

- Je ne vois pas le rapport...

- Bon. Et ta lance ? Et ton épée ? C'est juste pour la décoration, ou est-ce que tu comptes t'en servir un jour ? »

Pour un peu, Chalan aurait répondu que, effectivement, ses armes n'étaient là que pour décorer, donner un peu de couleurs à sa vie paresseuse et parfaitement ennuyeuse. Depuis son enfance, ses parents n'avaient toujours fait que le couver, le préservant de tous les dangers de l'extérieur, et lui avaient, en ce sens, fermer les yeux sur tout ce qui faisait que le monde était. À la première occasion, il en avait donc profité pour s'enfuir - en sautant adroitement par la fenêtre de sa chambre, se cassant une jambe au passage, mais y gagnant des ailes. Il avait passé plusieurs jours dans les rues, sans que ses parents ne fassent le moindre geste vers lui, désireux, peut-être, de le laisser prendre lui-même conscience de son erreur, et d'attendre tranquillement son retour à la maison. Cette attitude, Chalan ne la comprit pas, et décida que ce serait là le prétexte qu'il avait toujours attendu pour s'en aller, au contraire, pour de bon. Il quitta donc la ville, traversa le désert à bord d'une caravane, visita plusieurs cités des environs, et finalement atterrit ici, à Lut Golhein.

« Est-ce que je suis censé croire à cette histoire ? pesta Nelheim, ne sachant trop quoi choisir entre la grimace et le sourire.

- Non, en effet, répondit Chalan. N'empêche, je ne me suis encore jamais vraiment servi de ça. »

Il montrait sa lance.

C'était une grande lance, plus grande même que le garçon, et, apparemment, tout juste assez solide pour tenir en place et ne pas tomber en morceaux au moindre mouvement. Au premier contact, néanmoins, il était à peu près certain qu'elle ne tiendrait pas le coup.

« Je vois ça, fit Nelheim. Écoute, si tu préfères rester ici, reste donc. Mais ne reparaît plus jamais devant moi après ça. Si l'on se sépare maintenant, c'est pour toujours. Qu'est-ce que tu choisis ? Parle, et vite, parce que moi j'y vais. »

Le nécromancien se tournait déjà vers la trappe, comme s'il s'apprêtait réellement à descendre seul. Bien entendu ce n'était pas le cas, et il ne doutait pas un instant que-

« Je viens, dit Chalan.

- Bien, fit Nelheim. Et Greiz, alors, où est-il ? Et tous tes collègues ?

- Je ne sais pas, il devrait être là. Il est toujours là. Peut-être qu'ils se battent encore quelque part. Mais qu'importe ? On n'a pas besoin de lui, si ?

- Non, en effet. Allez, on y va. »

Ce disant, Nelheim se baissa, attrapa l'une des deux poignées de la trappe et jeta un regard à Chalan, qui prit l'autre ; et, à son signal, ils tirèrent tous les deux. Un nuage de poussière s'éleva de l'ombre - comme à chaque trappe qu'il ouvrait, et de chaque ombre qui s'y trouvait, - et un escalier de pierre apparut. L'un derrière l'autre, Nelheim et Chalan gravirent les marches une à une, se noyant dans les ténèbres.

« Pourquoi avoir refermé la trappe ? demanda Chalan. On n'y voit rien, ici. Et on aurait pu nous envoyer du secours, si on ne ressortait pas, d'ici quelques heures... »

Dans le noir, le nécromancien esquissa un sourire. Lui voyait à peu près correctement, et distinguait quasiment chacune des briques du mur, chacune des fissures qui les parcouraient... s'il souriait, cependant, c'était pour cette évocation naïve des secours, comme Chalan avait dit, songeant probablement à Greiz et à ses incapables compères : s'ils ne remontaient pas d'eux-mêmes, personne ne viendrait les aider à le faire.

« Je préfère que nous allions, nous, nous baladez chez les monstres, plutôt que l'inverse. Cette trappe ne paye peut-être pas de mine, mais un simple morceau de bois - une porte, une trappe ou autre, - représente parfois l'obstacle de trop, et te permet de ne pas aller là où tu n'aurais finalement pas aimé aller, ou de faire ce que tu ne devrais pas faire.

Il se tourna vers Chalan, qui se trouvait à quelques marches derrière lui, et le garçon s'étonna de la clarté des yeux du nécromancien, qui brillaient dans cette pénombre.

« Je suis sûr que tu comprends, fit Nelheim. Et tous ces monstres, en bas, quoi qu'on en dise, ne sont pas aussi courageux que toi, qui a décidé de leur rendre une petite visite. De la même manière, je parierais que Greiz n'a jamais mis un pied là où tu poses le tien, en ce moment. »

Chalan resta interdit un instant, en l'entendant parler ainsi. Le nécromancien, lui, reprit sa marche, satisfait de l'effet qu'avait eu son petit discours sur son nouveau disciple. Il le sentait, dans son dos, imaginait (ou entendait ?) le rythme irrégulier de son coeur, et le tressaillement généralisé de son corps. Alors, dessinant un geste dans l'air devant lui, il se mit à prononcer bien distinctement trois ou quatre mots, à l'attention indirecte de Chalan ; mots que le garçon nota bien soigneusement dans son esprit, et qu'il ne serait pas nécessaire de lui rappeler plus tard.

La main gantée du nécromancien se mit à trembler, et le bout de ses doigts commença à luire, avant que cette lumière ne se crée, parfaite, dans sa paume. Puis elle grossit, grossit... et enfin se mit à bouger, et s'éleva, tourbillonna dans les airs. Sur l'une des faces de cette sphère lumineuse (ou peu importe ce que c'était), Chalan crut apercevoir un visage squelettique.

« Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il à Nelheim.

- La lumière ! répondit le nécromancien. »



À force de descendre ainsi, Nelheim et Chalan finirent par toucher le fond. Ils arrivèrent dans un long couloir, éclairé difficilement par des torches, alignées de chaque côté et espacées les unes des autres sur plus de cinquante mètres - plus loin, même Nelheim n'y avait pas accès, tant les ténèbres étaient profondes. Il n'y avait pas un bruit, aussi Chalan s'interdit de respirer, comme pour ne pas déroger à la règle des lieux. De même, l'Esprit d'Os disparut, devinant sa nouvelle inutilité.

« Détends-toi, fit le nécromancien. Il n'y a personne.

- Il faut bien que quelqu'un rallume ces torches de temps en temps, non ?

- Il n'y a personne dans les parages. »

Le plafond était soutenu par des dizaines et des dizaines d'arches de pierres rouges. Certaines d'entre elles s'étaient écroulées, et d'autres menaçaient de le faire d'un moment à l'autre. Sur les murs, des anneaux de force et des chaînes retenaient, par les pieds ou par les mains, des cadavres - pour la plupart des squelettes, - qui, s'ils avaient pu, aurait probablement préféré retourner à la poussière, comme cela leur avait été obtenu, en des temps éloignés et oubliés de tous. En voyant tous ces corps immobiles, tous ces yeux vides, Nelheim ressentit une gêne, à l'intérieur de lui, l'appel de quelqu'un de proche... qu'il fit taire.

« On y va, dit-il à Chalan. Pas de temps à perdre. »

Tu as plus que du temps à perdre, reprit la voix dans sa tête. - La ferme, se répondit-il en silence. - La mort te pourchasse, toi et tes amis. Tous ceux qui t'entourent y ont droit, et toi tu seras là, à chaque fois, pour les voir mourir sous tes yeux. Te souviens-tu de... - La ferme, j'ai dit ! - Tu peux encore faire demi-tour. Ne fais pas payer à ce garçon le prix de ton insolence. - Assez, assez ! Je te dis de-

« Ça va ? lui demanda Chalan en s'approchant. Vous n'avancez plus.

- Depuis quand me vouvoies-tu, toi ?

- Depuis toujours, répondit Chalan avec un mouvement de recul.

- Hé bien dans ce cas, cesse. »

Et ils se remirent en marche, traversant nombre de couloirs semblables au premier, sans qu'aucun signe de vie - ni même de mort, d'ailleurs, - ne viennent les mettre en alerte. Plusieurs fois, pourtant, Nelheim s'était retourné, jetant un regard effrayé derrière lui, mais ne disant mot, de sorte que Chalan n'en connut jamais la raison. De fait, le garçon avait appris à ne plus demander grand chose au nécromancien, quand celui-ci avait décidé de ne plus parler de lui-même. Néanmoins, quelque chose le chagrinait, le faisant soupirer plus que de raison, et il avait empoigné sa lance, tandis que tout se passait autour de lui et qu'il ne pouvait pas le voir - que c'était tout juste s'il pouvait le ressentir. Le décor, autour d'eux, ne bougeait pas, pour ainsi dire, et rien dans l'odeur ou dans le bruit ne venait lui donner vie. Ils étaient seuls, depuis trop longtemps, et c'était peut-être ça, justement, qui lui avait fait lever son arme devant lui.

Ou pas. Quelques minutes plus tard, au tournant d'un couloir, quelque chose, finalement, se passa. Le sol, fait des mêmes briques rouges que les murs et les arches, perdait en netteté, et une bosse, ça et là, un accroc ou un affaissement, venait régulièrement gêner leur avancée.

« Tu as remarqué comme cet endroit est... impeccable ?

- Oui, répondit Nelheim. Et ça a changé. Ça continue de changer. Peu à peu.

- C'est sordide.

- D'où tiens-tu ce mot ? demanda Nelheim en se tournant, un sourire aux lèvres, vers le garçon.

- Sais pas. Je l'ai entendu dans une histoire, je crois. »

Nelheim hocha la tête et revint sur le couloir, ne se souciant pas vraiment de la réponse.

« Ce qui est sordide, reprit-il, c'est moi. Je n'aurais jamais dû t'amener ici.

- Mais si, fit Chalan. Je ne me suis pas amusé comme ça depuis... »

Le nécromancien, intrigué, s'arrêta. Cette fois, il attendait une réponse.

« Je ne me suis probablement jamais autant amusé.

- Parce que tu t'amuses ? demanda Nelheim.

- Oui. Et cette lance est mon jouet. »

Le nécromancien le regarda attentivement, et Chalan supporta l'épreuve sans broncher. Comment avait-il pu embarquer un enfant dans cette galère ? Comment avait-il pu embarquer cet enfant-là, cet enfant qui, nous l'avons vu, lui ressemblait tant que, pour peu, il se serait littéralement reconnu en lui ; cet enfant qu'il voyait comme une réminiscence de sa propre personne, de son innocence passée ; cette réminiscence, cette renaissance qu'il s'apprêtait à mener à la mort ?

Un instant, Nelheim songea à remonter. Pourquoi était-il là, dans les égouts d'une ville qui le dégoutait plus que lui-même ? Pour Atma - parce qu'une femme qu'il ne connaissait pas lui avait demander de venger sa famille ? Pour Lut Golhein - parce que la mort, qui hantait ces lieux, s'amusait à faucher ses pauvres habitants dans leur sommeil ?... Est-ce que ça valait le coup, de les sauver, eux ? Est-ce que cela valait le coup, de les sauver, au prix d'une seule vie - la vie de ce garçon ?

« J'ai passé la trappe, lui dit Chalan en fronçant les sourcils. Je suis de ce côté ; j'ai choisi. Et je n'ai pas peur. »

Ce que Nelheim ressentit alors, il n'est pas de mon devoir - ni de mon pouvoir, - de vous le révéler. Je me contenterai de vous dire qu'il resta comme ça, devant le garçon, encore plusieurs minutes, parfaitement muet, et que le garçon, de son côté, le regarda pareillement, en silence. Quand le nécromancien prit sa dague, le monde, encore une fois, se mit à trembler. Il chuchota une formule (ou peut-être était-ce une prière ?) et se tourna vers les ténèbres - les vraies.
[Grande bataille du cul-de-sac - Radament indisposé - Revenant]

Ce n'est qu'en atteignant le bout de ce couloir, après en avoir vu et visité chaque part, et arrivés dans une grande salle qui, dans son immensité, était plus un cul-de-sac qu'une véritable salle, que nos deux compagnons et aventuriers, Nelheim et Chalan, commencèrent de se poser les questions évidentes quant à leur situation présente.

« Est-ce que c'est pas à ce moment, dans les histoires, que les héros font face à la grosse bête ? »

Chalan suivait Nelheim, qui s'avançait lentement vers le mur du fond, la dague à la main et les yeux levés vers le plafond. Il ne répondit pas, visiblement aussi troublé que le jeune homme de l'absence de Radament qui, en effet, aurait dû se trouver ici-même, suivant la logique des aventures qu'il avait déjà vécues, si nombreuses, jusque là. Le plafond était bas et menaçait, par endroit et comme beaucoup d'autres choses ici, de s'effondrer au moindre embarras des lieux. En un sens, le fait que Radament ne se soit pas présenté à eux dans cet endroit précaire et inadapté à l'action avait son côté bienheureux. Quand le nécromancien se trouva à un pas du mur et avec Chalan à sa gauche, il tendit une main vers ce mur, comme s'il avait voulu le pousser, et resta dans cette position, en silence, le visage marqué par la concentration qui le prenait d'un coup. Au bout d'un moment de flottement, sans bouger d'un pan de chemise, il s'adressa à Chalan en ces termes :

« Ne bouge plus. »

Et dans les mêmes soucis d'immobilité et de discrétion, le garçon lui répondit :

« Il est là derrière, hein ? »

Le nécromancien lui fit signe d'approcher ; et quand Chalan se fut exécuté, il lui chuchota comme à l'oreille, toujours tourné vers le mur.

« On s'est fait avoir. On se fait avoir à chaque fois, tu verras. Mais rajoute donc un s à il, s'il te sied, car je crois qu'il n'est pas seul. Et laissons donc l'est pour sont, par la même occasion.

- Combien sont-ils ? demanda Chalan.

- Trop, fit Nelheim.

- Est-ce que tu comptes creuser un trou dans le mur ? »

Ce disant, il désigna du menton la main de Nelheim, qu'il tenait encore lancée vers le mur. Quand ce dernier s'en rendit compte, il la baissa.

« Creuser un trou ? Pour quoi faire ?

- Pour s'enfuir, peut-être.

- Il n'est pas question de s'enfuir.

- Je plaisantais... Mais dis-moi, qu'est-ce qu'on fait, là ? On attend quelque chose ?

- On pourrait. Ça se passe comme ça, à tous les coups : au moment où on se retournera, la grosse bête, comme tu as dit, poussera un hurlement, grognera, aboiera, fera n'importe quoi pour nous effrayer - du moins, c'est ce que je crois qu'il fera, parce que ce sont les règles. D'ici là, il ne nous fera rien ; ni lui, ni ceux qui l'accompagnent. Mon maître appelait ça le temps du gentil : car il n'est pas un méchant qui oserait en rompre le charme, qu'il disait. Si tu as quelque prière à faire (ou autre sort, à jeter) c'est le moment. Pour moi, je m'en vais observer un peu ce joli mur. »

Et sur ce le nécromancien fit un ou deux pas chassés vers la droite, puis vers la gauche, ne quittant pas son joli mur des yeux et attendant que Chalan ne lui donne le signal. Quand vint le moment, le garçon tenait sa lance des deux mains, assez maladroitement selon Nelheim, mais pas trop, assurément, pour que ce dernier ne prit pas la peine de le lui faire remarquer.

« C'est bon, fit le garçon en hochant la tête. J'ai demandé à ma dame de me venir en aide.

- Qu'est-ce que tu me chantes là ? Je ne t'entends pas.

- C'est dans ces instants-là que le héros de l'histoire demande assistance à la dame de ses pensées, qui veille sur lui d'où qu'elle se trouve... J'ai entendu des histoires, moi aussi.

- La seule dame qui risque de venir ici pour toi, Chalan, c'est la Dame Nation. Et j'aimerais que tu évites de l'y appeler, car elle ne ferait pas le tri et me prendrait avec toi, comme le bon compagnon que je suis. Mais laissons là ces traits : allons-y. »

Mais, alors que Chalan esquissait le mouvement de se retourner, Nelheim le retint par l'épaule ; et, lui lançant un regard plus sombre que tout ceux qu'il avait pu lui lancer jusque là, il ajouta, d'un ton tout à fait sérieux et grave :

« Et surtout ne t'avise pas de mourir, car je n'aurais aucun mal à venir te tirer des enfers pour t'y renvoyer aussitôt - et par moi-même. »

_______________


Aussitôt retournés, Nelheim et Chalan eurent effectivement droit à un hurlement de bienvenu, qui marqua le début d'un combat aussi court dans le temps que sanglant dans l'action. Radament, accompagné d'une armée de laquais, avait donc attendu de voir leur visage, avant que de pousser son effroyable cri, ce cri qui n'effraya probablement que les plus peureux desdits laquais ; car, pour nos deux héros, il n'y avait plus rien de ce monde qu'ils aient encore pu entendre, sinon leurs propres encouragements.

À la surprise de Nelheim, ce ne fut pas lui, d'abord, qui s'avança, mais son compagnon, celui-là même qui, quelques minutes plus tôt, hésitait à descendre se battre. Chalan, dès qu'il le put, se jeta dans la mêlée, sa lance tournoyant dans ses mains à une vitesse incroyable, déchirant l'air au-dessus de sa tête et tout autour de lui, déchirant l'air et le colorant de rouge, à mesure que les corps - tout ceux qui avait eu le malheur de se trouver à sa portée, - se faisaient impitoyablement découper. Il se passa comme cela une bonne minute, pendant laquelle Chalan sembla le seul être à se mouvoir, tandis que tous les autres (et Nelheim y compris) ne purent que le regarder faire, le voir venir et, surtout, le sentir passer. Le garçon eut le temps de briser plusieurs dizaines de corps, de découper autant de têtes et quelques trois fois plus de membres, avant que Nelheim puisse esquisser son premier mouvement, qui vu d'esquiver une moitié supérieure de corps qui fonçait, raide, sur lui. Il ne sut jamais vraiment combien de temps il était resté interdit de la sorte, à regarder son pauvre disciple tracer son chemin dans la pourriture de cette armée de revenants ; et ce qui se passa ensuite, jusqu'à l'irruption de la seconde surprise, fut si court qu'il l'oublia quasi pareillement.

Après avoir végété pendant une éternité, Nelheim se mit à courir vers Chalan, tout en criant indistinctement quelque chose qui ressemblait à une formule, et qui en était probablement une. Il cria donc à qui voudrait bien l'entendre ; et ceux qui l'entendirent en effet prirent visiblement grande peur, car pendant un temps leurs mouvements, qui jusque là n'avaient pas été très vifs, se firent plus lents encore, comme si chaque effort leur était devenu surhumain (et là les auditeurs attentifs m'objecteront à juste titre que ces monstres n'étaient justement pas humains). Plus les ennemis étaient lents, et plus Chalan paraissait rapide et terrible ; aussi, le nombre de cadavres au sol avait plus que doublé, en un instant. Quand le nécromancien rejoint son compagnon, ce dernier cessa sa furie, afin de le laisser approcher. Il ne donnait pas l'impression d'avoir fait le moindre effort, et Nelheim découvrit avec stupeur qu'il souriait - qu'il souriait de plaisir. Il échangèrent un regard, mais pas un mot.

Puis, le carnage s'étant arrêté tout à fait, le cercle puant se referma autour d'eux. Ils étaient maintenant entourés de centaines de squelettes et de zombies, dont la salle était pleine à craquer. Nelheim repensa à la fragilité de cette salle, justement, qu'il avait notée en arrivant, avec ses murs, ses piliers et ses arches de soutiens affaiblis et branlant. Puis il chassa ce songe, qui n'apporterait rien de plus qu'une inquiétude inutile. La situation présente était déjà assez préoccupante pour se soucier de ce qui pourrait arriver plus tard. Des cris se levèrent dans la foule, comme autant d'ordres d'attaque - car les rangs étaient hiérarchisés chez les monstres, - ordres qu'on hésitait visiblement à suivre. Pourtant, tout indiquait que la bataille reprendrait d'un moment à l'autre.

Le nécromancien, qui sentait bien que les vagues commençaient de remuer tout autour de lui, chercha Radament des yeux. Il ne le trouva pas. Il demanda à Chalan s'il l'avait vu ou tué, mais le garçon se contenta de secouer la tête. En continuant sa recherche vaine, Nelheim nota néanmoins un détail, dans les rangs ennemis, et cette découverte lui fit se demander si, vraiment, Chalan n'avait jamais utilisé son arme auparavant (comme il l'avait soutenu), ou s'il n'était pas, en fait et malgré son âge, passé maître dans cet art... Le garçon, en fonçant dans le gros des troupes en début de combat, avait, à première vue, frappé à l'aveuglette, prenant pour cible tout ce qui se présentait à lui et sans mettre d'ordre dans son avancée. Et pourtant, à y regarder de plus près, le nécromancien s'aperçut que, outre le cercle que formaient les monstres debout autour d'eux, s'était dessiné un autre cercle - formé de cadavres, en un ou plusieurs morceaux, couchés par terre, sous les pieds et entre les jambes des premiers. En se rapprochant de leurs proies, les membres de la deuxième vague avaient piétiné leurs anciens compagnons, et continuaient de le faire, sans y prendre garde... Nelheim se tourna vers le mur, pour vérifier que c'était également le cas de ce côté ; et ça l'était. Il voulut féliciter Chalan, mais en fut empêché par un grognement qui s'envola d'une des trop grandes gueules de cette armée d'incapables.

Alors il rangea sa dague - qu'il n'avait pas même eu besoin d'utiliser, - et leva les mains de part et d'autre de son corps. Il ferma les yeux - et par là ne se rendit pas compte que, dans son dos, Chalan imitait son geste, - et cria quelque chose, autrement plus fort que son cri de tout à l'heure. C'était une formule, qu'il hurla tant qu'il n'entendit pas que, là encore, Chalan lui rendit l'écho. Et en un instant, il n'y eu plus rien. Un bruit, une explosion sourde, monstrueuse, et tout ce qui s'était tenu debout une seconde auparavant avait rejoint le sol, dans l'explosion des corps sur lesquels ils se tenaient. Et tout ce beau monde s'éparpilla en morceaux, dans un bain de sang, d'os et d'organes pourris. Tout, sauf une ombre.

À quelques pas de là, réfugié dans le couloir que Nelheim et Chalan avait pris pour arriver dans cette salle, se tenait Radament, la main partiellement levée devant le visage, comme s'il avait essayé de ne pas voir ce qui venait de se passer sous ses yeux. Le nécromancien le vit, le fixa, et Radament, de son côté, vit le nécromancien le voir, et... s'enfuit. Le monstre prit ses jambes à son cou, et Nelheim le prit en chasse, suivi de près par Chalan, qui, lui, prit le temps de se débarrasser d'une jambe violette, qui était restée coincée dans son capuchon.

_______________


Il remontèrent le couloir au pas de course, ne s'apercevant pas de l'état désastreux de leur mise, qui tenait plus du zombie, pour le coup, que de l'être humain vivant ; ils étaient recouverts de sang et de chair de toutes les couleurs, mais n'en avaient cure. Radament, lui, continuait de courir, et les deux compagnons le filaient, aussi rapides l'un que l'autre et plus rapides, ensemble, que le monstre. Ils le rattrapaient donc, petit à petit, bien qu'une règle commune veuille que le gibier court toujours plus vite qu'il n'en a l'habitude, lorsqu'il est poursuivi. La course dura comme ça un bon moment, et le trio avait bientôt rejoint l'entrée des égouts, quand, au tournant d'un coude que Radament prit un peu au devant des autres, il fut accueilli par un bon gros coup, donné là où même un démon n'aime pas être frappé. De fait, Radament était tellement grand que cette partie sensible de son corps arrivait, devant un homme de taille standard, au niveau de la tête de ce dernier. Mais celui qui l'avait si joliment cueilli était loin d'être un homme standard.

Nelheim et Chalan, après avoir vu Radament disparaître au derrière d'un mur, le virent donc réapparaître, à reculons, et avec sur le visage une expression si pitoyable qu'elle leur inspira, à tous les deux, une très grande pitié. Ils avaient entendu un bruit, semblable à celui d'un coup, et la position défensive de Radament (il avait les mains là où vous savez), leur confirma cette hypothèse. Le nécromancien s'approcha en courant, aussi intéressé par le fait d'achever le monstre que de voir qui leur était ainsi venu en aide, et de quelle manière! et commença par assouvir cette seconde envie, Radament s'étant plaqué contre le mur, pleurant quasiment. Il prit donc le coude qui avait été fatal à Radament, en s'apprêtant à félicité celui ou celle qu'il découvrirait là. Et cette image - cette personne qu'il retrouva et qui lui faisait face, - est probablement le seul souvenir clair qu'il garda de toute cette aventure.

Chalan, qui était resté un peu en retrait pour garder un oeil sur le démon - ce démon qui les avait fait descendre aussi bas, - fut chargé de le mettre à mort. Ce qu'il fit avec grand plaisir, et sans une once de scrupule, malgré la pitié qu'il lui avait inspiré précédemment. Une discussion s'ensuivit, qui ne sera pas retranscrite ici pour avoir eu lieu à l'identique et à plusieurs reprises, dont une fois, un peu plus tard, quand tous les trois furent de retour en ville, et couronnée d'une aventure qui, elle, sera contée, et qui aurait donc impliqué la répétition de ladite discussion.
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