Découvrez le 1er chapitre de la Guerre du Péché - Tome 1 : Droits du sang

Uldyssian, Diablo, Rathma, tout ça
JudgeHype | 17/02/2022 à 14h57 - 0

Si vous hésitez à acheter la nouvelle édition des romans de la Guerre du Péché, j'ai peut-être quelque chose pour vous. À l'époque de la première sortie, il y a plus de dix ans maintenant, j'avais fait un partenariat avec Panini afin de vous offrir plusieurs livres. Comble du bonheur, l'éditeur m'avait autorisé à vous proposer le prologue et le premier chapitre du Tome 1 : Droits du sang.

J'ai ressorti le texte afin de vous le proposer en news. Cela vous permettra de le découvrir et potentiellement de craquer pour ces romans. C'est gratuit alors profitez-en ;)


Prologue

En ce temps-là, le monde était encore jeune. Ils n’étaient que quelques-uns à le connaître sous le nom de Sanctuaire, ou à savoir qu’anges et démons existaient bel et bien et que de surcroît, certains d’entre eux étaient à l’origine de la création de Sanctuaire. Inarius, Diablo, Rathma, Méphisto et Baal, tels étaient les noms de ces créatures puissantes et redoutables. Mais aucun d’entre eux n’avait jamais encore été murmuré par un mortel.

À cette époque où tout était plus simple, les humains luttaient et prospéraient, vivaient puis mouraient, ignorant tout de la bataille perpétuelle qui opposait les Hauts-cieux et les Enfers ardents. Comment auraient-ils pu savoir que ces deux factions immortelles jetteraient bientôt des regards de convoitise sur les humains et qu’ainsi débuterait un conflit qui allait embraser les siècles à venir…

Parmi les malheureux qui ignoraient la sombre destinée de Sanctuaire, Uldyssian ul-Diomed, Uldyssian fils de Diomède, fut véritablement le plus aveugle d’entre tous. Aveugle, alors même qu’il allait se trouver au centre d’événements que les érudits de l’histoire secrète du monde appelleraient la guerre du Péché.

Ce ne fut pas une guerre d’hommes en armes, bien que ceux-ci y prirent également part, mais plutôt une épreuve, un questionnement et une domination sur les âmes. Une guerre qui priverait à tout jamais Sanctuaire et ses habitants de leur innocence, une guerre qui changerait tout et tous, y compris ceux qui n’en avaient pas conscience.
Une guerre qui fut à la fois gagnée… et perdue…

Extrait du Livre de Kalan
Premier tome, deuxième feuillet


Chapitre 1

L’ombre enveloppa presque entièrement la table d’Uldyssian ul-Diomed, sa chope de bière à la main. Le fermier blond-roux n’eut pas besoin de lever les yeux pour savoir qui interrompait le répit qu’il s’était accordé pendant sa journée de labeur. Il avait entendu le nouveau venu parler aux autres clients de la Tête du sanglier, seule taverne du village de Séram. Il l’avait entendu et avait prié en silence, mais avec ferveur, pour que l’étranger ne vienne pas à sa table.

La situation était pour le moins ironique, car l’homme que le fils de Diomède essayait d’éloigner par ses prières, celui-là même qui attendait qu’Uldyssian le regardât, n’était autre qu’un missionnaire de la Cathédrale de la Lumière. Resplendissant dans sa robe à col haut d’un blanc argenté, excepté la boue qui en maculait l’ourlet, il suscitait certainement le respect et l’admiration des villageois. Cependant, sa présence ne fit que réveiller des souvenirs douloureux chez le fermier qui, à cet instant, luttait rageusement pour garder son regard fixé sur sa chope.

— Frère, as-tu vu la Lumière ? demanda finalement l’homme en comprenant que celui qu’il essayait de convertir avait décidé de l’ignorer. La Parole du grand Prophète a-t-elle touché ton âme ?

— Trouvez quelqu’un d’autre, grommela Uldyssian en serrant le poing involontairement.

Il but une gorgée, pensant que sa remarque suffirait à clore la conversation. Mais le missionnaire ne se laissa pas décourager. Le jeune homme au teint pâle posa sa main sur l’avant-bras du fermier, l’empêchant ainsi de porter à nouveau son verre à ses lèvres, puis lui dit :

— Si ce n’est pour vous, pensez à ceux qui vous sont chers ! Laisseriez-vous leur âme…

Le fermier poussa un grand cri de rage, son visage rouge d’une colère qu’il ne pouvait plus contenir. D’un même mouvement, il se leva et saisit par le col le missionnaire interloqué. La table se renversa, entraînant la chope et son contenu sur le plancher, mais Uldyssian n’y prêta pas attention. Dans la salle, les autres clients, y compris quelques rares voyageurs, observaient la scène avec un mélange d’inquiétude et d’intérêt… D’expérience, ils savaient qu’il valait mieux ne pas s’en mêler. Certains habitués qui connaissaient bien le fils de Diomède secouaient la tête ou échangeaient quelques mots sur le choix regrettable du nouveau venu en matière de sujet de discussion.

Malgré son mètre quatre-vingt, Uldyssian était dépassé d’une bonne tête par le missionnaire, mais le fermier aux larges épaules était beaucoup plus lourd que le jeune homme, sa puissante musculature sculptée jour après jour par le travail de labour ou les soins prodigués aux bêtes. Sa mâchoire carrée recouverte de barbe était caractéristique de cette région à l’ouest de la grande cité-état de Kehjan, considérée comme le joyau de la partie est du monde. La fureur de ses yeux marron foncé se reflétait dans ceux, plus clairs, de cet homme étonnamment jeune, aux traits émaciés, prosélyte de la Cathédrale.

— Les âmes de presque toute ma famille sont hors d’atteinte du Prophète, frère ! Cela fera bientôt dix ans qu’ils sont morts, emportés par la peste !
— Je… je prierai pour… pour eux…

Ces paroles ne firent qu’attiser la colère d’Uldyssian, qui avait lui-même prié pour ses parents, son frère aîné et ses deux soeurs pendant les longs mois de souffrance qu’ils avaient endurés. Jour et nuit, et très souvent sans dormir, il avait d’abord appelé de ses prières toutes les forces divines pouvant veiller sur les siens afin qu’ils guérissent puis, quand cette supplique se fut révélée vaine, il avait souhaité que leur mort soit rapide et sans douleur.

Mais cette prière, elle aussi, était restée sans réponse. Uldyssian, éperdu de douleur et impuissant, n’avait pu que les regarder mourir, l’un après l’autre, dans la souffrance. Seuls son frère Mendeln et lui avaient survécu, pour enterrer le reste de leur famille.
À cette époque, des missionnaires étaient présents et, déjà, leur secte proposait des réponses. Ils avaient promis à Uldyssian qu’en suivant leurs préceptes, il trouverait la paix intérieure malgré la perte de ses proches.

Mais Uldyssian, autrefois fervent croyant, avait exprimé sa nouvelle façon de voir les choses à chacun d’entre eux, avec force et véhémence. Leurs paroles sonnaient creux et ses refus s’étaient avérés justifiés quand les sectes de ces missionnaires avaient disparu les unes après les autres, inexorablement.

Mais pas toutes. La Cathédrale de la Lumière, bien que récemment établie, semblait plus solide que la plupart des autres. Dans les faits, cette secte et le Temple du Triune étaient en passe de devenir les deux forces dominantes à la recherche des âmes du peuple de Kehjan. Pour Uldyssian, l’enthousiasme exalté dont chacune faisait preuve pour attirer de nouvelles ouailles s’apparentait surtout à une compétition acharnée, bien éloignée de leurs messages spirituels.

C’était là une autre raison pour Uldyssian de refuser tout contact avec eux.

— Priez pour vous, pas pour moi, ni pour les miens, grogna-t-il.

Les yeux du missionnaire étaient exorbités quand Uldyssian le souleva sans peine par le col.

Le personnage trapu, à la calvitie naissante, qui se trouvait derrière le comptoir s’approcha pour intervenir. Tibion était bien plus âgé qu’Uldyssian et n’aurait pu rivaliser avec lui, mais ils étaient suffisamment proches pour que ses paroles aient de l’effet sur le fermier en colère.

— Uldyssian ! Fais au moins attention à mon établissement, à défaut de faire attention à toi, d’accord ?

Uldyssian hésita, les paroles du tavernier avaient percé la carapace de sa fureur. Ses yeux se détachèrent de la figure pâle du missionnaire pour se poser sur le visage rond de Tibion, puis se fixèrent à nouveau sur le jeune homme. Frustré, le regard mauvais, il relâcha son emprise sur le missionnaire qui s’effondra, fort peu dignement, sur le plancher.

— Uldyssian… commença à dire Tibion.

Mais le fils de Diomède partit sans écouter la suite. Les mains tremblantes, il sortit à grandes enjambées de la Tête du sanglier, ses bottes en cuir lourdes et usées résonnant bruyamment sur le vieux plancher. À l’extérieur, l’air était vif, ce qui apaisa un peu Uldyssian. Presque immédiatement, il se mit à regretter ses actes. Il ne regrettait pas les raisons qui l’avaient poussé à agir ainsi, mais le fait que la scène ait eu lieu devant des personnes qui le connaissaient… et ce n’était pas la première fois.

Cependant, la présence à Séram d’un adepte de la Cathédrale lui était particulièrement douloureuse. Uldyssian était devenu un homme qui croyait uniquement à ce qu’il voyait et pouvait toucher de ses mains. Il voyait les changements dans le ciel, et savait ainsi quand se dépêcher pour terminer son travail aux champs, ou au contraire, s’il lui restait suffisamment de temps pour finir tranquillement. Les récoltes, fruits de son labeur, le nourrissaient, lui et d’autres. Il avait confiance dans ces choses-là, et non pas dans les prières murmurées des ecclésiastiques et des missionnaires dont la seule réussite avait été de le nourrir de faux espoirs.
Séram était un village de deux cents habitants, petit pour bien des choses, mais de taille raisonnable pour d’autres. Uldyssian aurait pu parcourir le village dans sa longueur en quelques minutes. Sa ferme était située à un peu plus de trois kilomètres de Séram. Une fois par semaine, il se rendait au village pour y trouver ce qui lui manquait, et il s’autorisait toujours un petit moment de répit, un repas et un verre à la taverne. Puisqu’il avait terminé son repas et renversé sa bière, il ne lui restait plus qu’à finir ses courses avant de repartir.

Outre la taverne, qui faisait aussi office d’auberge, il n’y avait que quatre autres bâtiments notables à Séram, l’assemblée, le comptoir commercial, la caserne de la garde du village, et la forge. Ces quatre édifices partageaient la même architecture que les autres bâtiments du village, des toits de chaume pointus et des murs de planches clouées à une charpente reposant sur plusieurs épaisseurs de pierres assemblées à l’argile. Caractéristique de la majorité des régions sous l’influence de Kehjan, chaque façade comptait trois fenêtres en ogive pointue. À dire vrai, vu de loin, il était impossible de distinguer un bâtiment d’un autre.
Ses bottes étaient couvertes de boue, car Séram était un village bien trop provincial pour qu’on y trouve des trottoirs, ou même des rues pavées. Il y avait un petit chemin sec, de l’autre côté de la rue, mais pour l’heure, Uldyssian n’avait ni l’envie, ni la patience de traverser, et pour un fermier, ne faire qu’un avec la terre était bien naturel.

À la limite est de Séram, en direction de Kehjan, se trouvait le comptoir commercial. C’était l’endroit le plus fréquenté après la taverne. Les habitants y déposaient leurs marchandises pour les échanger contre d’autres produits ou même, pour les vendre aux marchands de passage. Quand de nouveaux articles étaient disponibles, une bannière bleue était hissée devant la porte. Et c’est justement ce que la fille de Cyrus était en train de faire, remarqua Uldyssian en s’approchant de la jeune femme aux cheveux de jais bouclés. Cyrus et sa famille possédaient le comptoir commercial depuis quatre générations et ils faisaient partie des notables du village, bien que portant des vêtements tout à fait semblables à ceux des autres villageois. Le commerçant ne regardait pas ses clients de haut, qui, pour la plupart, étaient aussi ses voisins. Serenthia, par exemple, portait une robe marron, coupée modestement au corsage, et dont l’ourlet s’arrêtait juste au-dessus de la cheville. Comme la majorité des autres villageois, elle était chaussée de bottes aussi pratiques pour monter à cheval que pour arpenter les ornières boueuses de la grand-rue.

— Des choses intéressantes ? demanda-t-il de loin à Serenthia, essayant d’oublier l’incident à la taverne et les images du passé qui lui étaient revenues à l’esprit.

La fille de Cyrus se retourna au son de sa voix, ses cheveux longs et épais voletant autour d’elle. Uldyssian était convaincu qu’avec ses yeux bleu clair, sa peau couleur ivoire, et ses lèvres d’un rouge vif naturel, il ne manquait à Serenthia qu’une belle robe pour pouvoir rivaliser avec les plus belles jeunes femmes de la noblesse de Kehjan. La robe sans ornement qu’elle portait ne dissimulait pas ses courbes féminines, et ne l’empêchait pas non plus de se déplacer avec une grâce toute particulière, quel que soit le terrain.

— Uldyssian ! Tu es là depuis longtemps ?

Il y avait ce quelque chose dans la voix de la jeune femme qui mettait légèrement mal à l’aise le fermier. Il était de plus de dix ans son aîné, et il l’avait vue grandir et devenir une femme. Il la considérait presque comme l’une de ses défuntes soeurs. Cependant, Udyssian représentait pour elle beaucoup plus qu’un frère. Elle avait repoussé toutes les avances de fermiers plus jeunes et plus aisés que lui, ainsi que les tentatives de séduction des marchands de passage. Achilios, ami proche d’Uldyssian et le meilleur chasseur de Séram, était le seul autre homme envers qui elle semblait montrer de l’intérêt ; quant à savoir si cela était dû à l’amitié entre le chasseur et le fermier, difficile à dire.

— Je suis arrivé une heure après le lever du soleil, répondit-il. (En approchant, il aperçut au moins trois chariots derrière l’établissement de Cyrus.) Un peu grande cette caravane, pour un village comme Séram. Que se passe-t-il ?

Elle finit de hisser la bannière bleue, puis noua la corde. Elle jeta un coup d’oeil par dessus son épaule puis annonça :

— À dire vrai, ils se sont perdus. Ils avaient prévu de passer par Tulisam.

Tulisam était la deuxième colonie la plus proche, une ville au moins cinq fois plus grande que Séram. Elle était aussi sur la route entre Kehjan même et la mer, où étaient installés les principaux ports.

Uldyssian grogna.

— Leur guide doit être un novice.
— Eh bien, quelle qu’en soit la cause, ils ont décidé de faire affaires ici. Père essaie de cacher son enthousiasme. Ils ont des choses magnifiques, Uldyssian !

Pour le fils de Diomède, des choses magnifiques se résumaient à des outils solides et de bonne facture ou à un jeune veau bien portant. Il allait répondre, quand il remarqua quelqu’un qui marchait près des chariots.

Elle était vêtue comme une des nobles des différentes Maisons qui cherchaient à prendre le pouvoir en occupant les places laissées vacantes par les clans de mages à la suite des récentes querelles internes. Son abondante chevelure dorée était retenue à l’arrière de sa tête par un ruban argenté, dégageant ainsi son visage noble au teint ivoire. Elle regardait autour d’elle, de ses yeux verts étincelants. Elle portait une robe vert émeraude qui semblait flotter autour d’elle, et ses épaules étaient couvertes d’une fourrure. Ses lèvres fines, parfaitement dessinées, s’entrouvrirent lorsqu’elle vit le paysage à l’est de Séram.

Le corset de sa robe était très serré et, bien que ses atours fussent l’expression parfaite de son appartenance aux castes dirigeantes, ils ne laissaient aucun doute quant à la féminité de celle qui les portait.

Au moment où cette apparition saisissante porta son regard vers Uldyssian, Serenthia prit ce dernier brusquement par le bras.

— Tu devrais entrer et voir tout cela de tes propres yeux, Uldyssian.

Tandis qu’elle le tirait vers les portes battantes du magasin, le fermier jeta un coup d’oeil derrière lui, mais de la noble dame, il ne vit aucune trace. Si Uldyssian n’avait pas été convaincu de son incapacité à imaginer de telles chimères, il aurait presque pu croire à un tour joué par son esprit.

Serenthia le tira franchement dans le magasin, puis elle claqua la porte, assez violemment. À l’intérieur, son père, en pleine conversation avec un marchand à la tête couverte par un capuchon, leva les yeux vers eux. Les deux hommes semblaient débattre du prix d’un ballot qui contenait, apparemment, un tissu violet assez luxueux.

— Aah ! Mon bon Uldyssian ! (Le commerçant s’adressait à tout le monde de cette manière, excepté aux membres de sa famille, et c’était là une habitude qui faisait toujours sourire Uldyssian. Cyrus ne semblait même pas être conscient de son tic de langage.) Comment vous portez-vous, ton frère et toi ?
— Nous… nous allons fort bien, maître Cyrus.
— Bien, bien.

Et sur ces mots, le commerçant retourna à sa conversation. Pour le fermier, les quelques cheveux argentés implantés en cercle autour de son crâne chauve, et ses yeux d’érudit, donnaient à Cyrus une prestance beaucoup plus religieuse que ceux-là mêmes qui portaient des habits cléricaux. D’ailleurs, Uldyssian avait entendu des paroles beaucoup plus sensées de la bouche de cet homme. Il respectait beaucoup Cyrus, en particulier parce que le commerçant, plus instruit que quiconque à Séram, avait pris Mendeln sous son aile.

À la pensée de son frère, qui passait plus de temps dans ce lieu qu’à la ferme, Udyssian regarda autour de lui. Bien qu’ils soient tous deux pareillement habillés, d’une tunique en toile, d’un kilt et de bottes, et qu’ils aient en commun leurs yeux et leur large nez, les deux frères n’en étaient pas moins totalement différents physiquement. On pouvait même se demander si Mendeln était bien fermier. En réalité, même s’il aidait un peu à la ferme, travailler la terre n’était visiblement pas du goût de Mendeln. Il s’intéressait beaucoup plus à l’étude des choses, depuis les insectes enfouis dans le sol, jusqu’aux mots inscrits sur les parchemins prêtés par Cyrus.

Uldyssian savait lire et écrire, lui aussi, et il en était fier, mais il ne voyait que l’aspect pratique de la chose. Parfois des pactes devaient être conclus, il était alors nécessaire d’en écrire les termes et de s’assurer qu’ils exprimaient bien ce qui était prévu. Cet aspect des choses, l’aîné des deux frères le comprenait bien. Quant à lire pour le plaisir de lire ou étudier pour apprendre des choses inutiles pour les tâches quotidiennes, Uldyssian n’en voyait tout simplement pas l’intérêt.

Il ne trouva pas son frère qui, cette fois-ci, était venu avec lui au village, mais autre chose attira son attention, le ramenant immédiatement et douloureusement à l’incident dans la taverne. À première vue, il pensa que la silhouette appartenait à un compagnon du missionnaire qu’il avait rencontré, mais, lorsqu’elle se tourna un peu plus dans sa direction, le fermier remarqua qu’il s’agissait d’une jeune femme dont les robes étaient totalement différentes. Ces robes-là étaient d’un bleu azur profond, ornées sur la poitrine d’un bélier stylisé aux longues cornes en spirale. Sous le bélier était représenté un triangle bariolé dont la pointe était toute proche des sabots de l’animal.

Les cheveux bouclés de la femme lui arrivaient aux épaules, encadrant son visage rond, plein de jeunesse et très attirant. Cependant, il manquait quelque chose à cette jeune femme pour qu’elle soit désirable aux yeux d’Uldyssian. Pour lui, elle n’était qu’une coquille vide, pas une personne à part entière.

Il en avait déjà vu, des gens comme elle. Fanatiques, éperdument portés par leur foi. Il connaissait ce type de robe également, et le fait qu’elle semblât seule lui fit reconsidérer les lieux avec une appréhension nouvelle. Ils ne se déplaçaient jamais seuls, toujours par trois. Un pour chacun de leurs ordres… Serenthia essayait de lui montrer des babioles, mais Uldyssian n’entendait que sa voix, il n’écoutait pas ses paroles. Il envisagea de quitter la pièce.

À ce moment-là, une autre personne rejoignit la première. C’était un homme d’âge moyen, à l’allure musclée et aux traits séduisants, avec un menton à fossette et un front puissant. Il devait être tout aussi attirant aux yeux du beau sexe que la jeune femme l’était aux yeux des hommes. Il portait une robe dorée au col serré, sur laquelle figurait aussi le triangle qui était surmonté, cette fois-ci, d’une feuille verte.

Le troisième membre du groupe n’était visible nulle part, mais Uldyssian savait qu’il ou elle n’était pas loin. Les serviteurs du Temple du Triune ne se séparaient jamais très longtemps. Contrairement aux missionnaires de la Cathédrale qui travaillaient souvent seuls, les adeptes du Triune agissaient toujours de concert. Ils prêchaient la parole des Trois, celles des esprits-guides, Bala, Dialon et Méfis qui, soi-disant, veillaient sur les mortels tels des parents aimants ou des précepteurs bienveillants. Dialon était l’esprit de la Détermination, d’où le bélier têtu. Bala représentait la Création, symbolisée par la feuille. Méfis, dont le serviteur manquait, incarnait l’Amour. Les adeptes de cet ordre portaient sur leur poitrine un cercle rouge, emblème du coeur selon l’usage à Kehjan.

Uldyssian, qui avait déjà entendu les prêches de chacun des trois ordres et qui voulait à tout prix éviter la débâcle de la taverne, essaya de se dissimuler. Serenthia réalisa finalement qu’Uldyssian ne l’écoutait plus. Elle posa ses mains sur ses hanches et lui lança le regard qui, autrefois, le faisait céder à ses caprices de petite fille.

— Uldyssian ! Et moi qui croyais que tu voulais voir…

Il lui coupa la parole.

— Serry, je dois partir. Sais-tu si tes frères ont rassemblé ce que j’avais demandé ?

Elle fit la moue en réfléchissant. Uldyssian jeta un coup d’oeil aux deux missionnaires qui étaient plongés dans leur conversation. Ils semblaient tous deux désorientés, comme si quelque chose ne s’était pas déroulé de la manière prévue.

— Thiel ne m’a rien dit, autrement j’aurais su que tu étais à Séram. Je vais le chercher pour lui demander.
— Je viens avec toi.

Il lui fallait éviter à tout prix les chiens du Triune. Le Temple avait été créé quelques années avant la Cathédrale, mais maintenant, tous deux exerçaient une emprise assez comparable sur la population. On murmurait que le hautmagistrat de Kehjan s’était converti au premier des deux mouvements, tandis que d’après la rumeur, le seigneur général de la garde de Kehjan était devenu un adepte de la Cathédrale. Le désordre au sein des clans de mages, qui tendait presque à la guerre ces derniers temps, avait entraîné bien des conversions à l’une ou l’autre de ces religions.

Mais avant que Serenthia et lui n’aient atteint l’arrière de la maison, Cyrus appela sa fille. Elle regarda Uldyssian d’un air désolé.

— Attends-moi ici. Je n’en ai pas pour longtemps.
— Je peux chercher Thiel moi-même, suggéra-t-il.

Serenthia remarqua sûrement le petit coup d’oeil qu’il jeta aux missionnaires. Elle afficha une expression de reproche.

— Uldyssian, ça ne va pas recommencer.
— Serry…
— Uldyssian, ces gens sont les messagers des ordres sacrés ! Ils ne te veulent aucun mal ! Si seulement tu acceptais de t’ouvrir à eux et de les écouter ! Je ne dis pas que tu devrais rejoindre un ordre plutôt qu’un autre, mais le message que chacun prêche mérite d’être écouté.

Elle l’avait déjà réprimandé de la sorte auparavant, suite à la dernière visite d’un missionnaire du Triune. Il avait alors longuement exposé son point de vue sur l’inutilité des gens de cet acabit dans la vie du peuple. Les adeptes proposaient-ils leur aide pour la tonte des moutons ou pour rentrer la récolte ? Participaient-ils à la lessive des vêtements maculés de boue ou à la réparation des clôtures ? Non. Uldyssian avait alors fait remarquer, comme à d’autres occasions auparavant, que la seule chose qu’ils venaient faire, c’était murmurer à l’oreille des villageois que leur secte était beaucoup mieux que l’autre. Ils faisaient cela auprès de personnes qui comprenaient à peine les concepts d’anges et de démons, et qui y croyaient encore moins.

— Ils peuvent dire ce qu’ils veulent, Serry, mais tout ce que je vois c’est qu’ils se disputent pour savoir qui sera déclaré vainqueur, en ayant réussi à marquer au fer rouge le plus de monde.
— Serenthia ! appela Cyrus à nouveau. Viens ici, ma fille !
— Père a besoin de moi, dit-elle d’un air contrit. Je reviens tout de suite. Uldyssian, s’il te plaît, tiens-toi bien.

Le fermier la regarda partir d’un pas rapide, puis essaya de fixer son attention sur certains articles à vendre ou échanger. Il y avait des outils de toutes sortes qui pourraient être utiles à la ferme, des binettes, des pelles et plusieurs types de marteau. Uldyssian passa son doigt sur le tranchant d’une faucille en fer toute neuve. Ce niveau de qualité était ce qu’il y avait de mieux dans un village comme Séram, mais il avait entendu dire que dans certains domaines agricoles proches de Kehjan même, quelques seigneurs faisaient utiliser à leurs paysans des faucilles en acier. Une telle notion impressionnait beaucoup plus Uldyssian que n’importe quel discours sur les esprits et les âmes.

Quelqu’un passa rapidement à côté de lui, en direction de l’arrière du magasin. Il aperçut des cheveux blonds attachés et l’esquisse d’un sourire qui, il l’aurait juré, lui était destiné.

Sans même s’en rendre compte, en tout cas au début, Uldyssian lui emboîta le pas. La noble dame disparut derrière la porte du fond, comme si elle eût été chez elle.

Il sortit peu après… et ne vit d’abord aucune trace d’elle. Il remarqua cependant que son chariot avait bien été chargé. Thiel n’était pas là, mais cela n’avait rien de surprenant. Le frère aîné de Serenthia était sans doute occupé ailleurs.

Comme la question du paiement avait déjà été réglée, Uldyssian se dirigea vers son chariot. En approchant, il vit un éclat vert près de son cheval.

C’était elle. La noble dame était de l’autre côté du cheval, elle lui murmurait quelque chose à l’oreille en lui caressant le museau de sa main fine. Le cheval d’Uldyssian semblait hypnotisé par cette femme, il était aussi immobile qu’une statue. Ce vieux mâle était une bête mauvaise, seuls ceux qui la connaissaient pouvaient l’approcher sans risquer de se faire mordre. Pour le fermier, le fait qu’elle puisse faire cela en disait long sur sa personne.

À son tour, elle remarqua sa présence. Un sourire éclaira son visage. Uldyssian eut l’impression que ses yeux rayonnaient.

— Pardonnez-moi… est-ce là votre cheval ?
— Oui, madame… et vous avez de la chance d’avoir encore vos deux mains. Il aime bien mordre.

Elle caressa à nouveau le museau du cheval. L’animal resta totalement immobile.

— Oh, il ne me mordra pas, dit la femme en approchant son visage du museau. N’est-ce pas ?

Udyssian était sur le point de se précipiter vers elle, craignant soudainement qu’elle n’ait tort. Mais, là encore, rien ne se passa.

— Jadis, je possédais un cheval qui ressemblait beaucoup à celui-ci, continua-t-elle. Il me manque tellement.

Brusquement, Uldyssian se rendit compte du lieu où ils se trouvaient et dit :

— Madame, vous ne devriez pas être ici. Vous devriez rester près de la caravane.

Parfois, des voyageurs cheminaient avec des marchands pour bénéficier de la protection de leur escorte. Uldyssian pensait que c’était le cas de cette personne, bien qu’elle ne semblât pas escortée par qui que ce soit. Mais même sous la protection d’une caravane, une jeune femme qui voyageait seule n’était pas en sécurité.

— Mieux vaut les rejoindre avant qu’ils ne s’en aillent.
— Je ne pars pas avec la caravane, murmura-t-elle. Je ne vais nulle part.

Il n’en croyait pas ses oreilles.

— Madame, vous devez plaisanter ! Il n’y a rien à Séram pour une personne de votre qualité…
— Il n’y a rien pour moi, nulle part… alors pourquoi pas Séram ? (Sa bouche forma un sourire hésitant.) Et ce n’est pas la peine de m’appeler « madame ». Vous pouvez m’appeler Lylia…

Alors qu’il allait répondre, Uldyssian entendit la porte s’ouvrir et la voix de Serenthia qui l’appelait.

— Te voilà ! As-tu trouvé Thiel ?

Il la regarda par-dessus son épaule.

— Non, mais tout est en ordre, Serry.

Son cheval s’ébroua subitement, et s’éloigna de lui. Saisissant le licol, Uldyssian fit de son mieux pour calmer l’animal irascible. Il avait le regard fou et les naseaux gonflés, comme s’il était effarouché ou effrayé. Tout cela n’avait aucun sens : ce cheval aimait encore plus Serenthia que son propre maître. Quant à la noble dame, elle…

Elle avait littéralement disparu. Udyssian regarda discrètement autour de lui, se demandant comment elle avait pu s’éclipser si rapidement et sans un bruit. La vue était bien dégagée, mais il ne voyait rien de plus que quelques chariots. À moins qu’elle ne se soit dissimulée à l’intérieur d’un des chariots bâchés, le fermier ne comprenait tout simplement pas où elle pouvait être. Serenthia s’approcha de lui, intriguée par son comportement.

— Que cherches-tu ? Il te manque quelque chose, finalement ?

Il se ressaisit et lui répondit:

— Non… comme je te l’ai dit, tout est là.

Une silhouette familière et déplaisante apparut à la porte. Le missionnaire regarda autour de lui, comme s’il cherchait quelque chose, ou quelqu’un, en particulier.

— Oui, frère Atilus ? demanda Serenthia.
— Je suis à la recherche de frère Caligio. Est-il ici ?
— Non, frère, il n’y a que nous deux.

Frère Atilus regarda Uldyssian sans la ferveur religieuse qui animait habituellement les gens de son espèce. Au lieu de cela, le regard du missionnaire exprimait presque… le soupçon ?

Inclinant sa tête à l’attention de Serenthia, Atilus se retira. La fille de Cyrus se tourna alors vers Uldyssian.

— Dois-tu vraiment déjà partir ? Je sais bien que frère Atilus et les autres te mettent mal à l’aise, mais… ne peux-tu pas rester un peu plus longtemps avec moi ?

Sans qu’il puisse se l’expliquer, Uldyssian se sentait perturbé.

— Non… non je dois rentrer. Au fait, en parlant de chercher quelqu’un, as-tu vu Mendeln ? Je pensais le trouver avec ton père.
— Oh, j’aurais dû te prévenir ! Achilios est passé un peu plus tôt. Il voulait montrer quelque chose à Mendeln, ils sont partis tous les deux vers la forêt, à l’ouest.

Uldyssian grogna. Mendeln lui avait promis d’être prêt à l’heure du départ pour qu’ils rentrent ensemble. Généralement, son frère tenait parole, mais Achilios avait dû trouver quelque chose d’inhabituel. Le plus gros défaut de Mendeln était son insatiable curiosité, et Achilios aurait mieux fait de ne pas l’encourager. Une fois plongé dans ses études, le fils cadet de Diomède perdait toute notion du temps.

Mais si Uldyssian n’avait aucune envie de rentrer chez lui sans le seul membre encore vivant de sa famille, il refusait de rester à proximité des disciples du Triune.

— Je dois partir. J’irai jusqu’à la forêt avec le chariot en espérant les trouver. Si Mendeln revient sans que je le voie…
— Je lui dirai où tu l’attends, d’accord.

Serenthia n’essaya pas de cacher sa déception.

Le fermier, mal à l’aise, mais pour une raison normale cette fois-ci, la serra brièvement dans ses bras, comme un ami, et monta dans son chariot. La fille de Cyrus recula de quelques pas tandis qu’Uldyssian faisait avancer son vieux cheval.

Alors que le chariot démarrait, il regarda en arrière, en direction de Serenthia, et son expression redonna le sourire à celle-ci. Uldyssian n’y prêta pas attention, car ses pensées n’étaient pas dirigées vers la jeune femme aux cheveux de jais.

Non, le visage imprimé dans son esprit était celui d’une autre, une femme dont les cheveux, comme les blés, étaient dorés.
Une femme qui appartenait à une caste bien supérieure à celle d’un simple fermier.

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